Mustang, Deniz Gamze Ergüven (2015)

Quatre mariages, un enterrement… et un cheval qui fait vroum vroum pour délivrer les deux dernières de Troie…

Note : 3 sur 5.

Mustang

Année : 2015

Réalisation : Deniz Gamze Ergüven

Très belle mise en scène (direction d’acteurs parfaite, du naturalisme efficace, et de jolies lumières), mais beaucoup de réserves quant au scénario et aux personnages. La force du sujet cache pas mal les bugs monstres de la trame ; on se retrouve assez comme devant un film écrit sur un fait divers avec un même sujet qui accapare toute l’attention et qui laisse de côté pas mal d’incohérences ou d’étrangetés que dans une fiction, d’habitude, on accepte mal.

La situation de départ assez confuse, mal amenée et assez peu crédible : on sait peu de choses de leur passé, tout juste qu’elles vivent chez leur oncle et leur grand-mère ; aucun lien n’est jamais évoqué avec leurs parents, comme s’ils n’existaient pas. On voit alors la famille cadenasser d’un coup, pour une sortie sur la plage montrée pourtant de façon anodine, et très tôt dans le récit (jamais on ne comprend au moment de le voir, que c’est une scène qui aura de telles conséquences ; si c’est voulu pour jouer sur l’effet de surprise, c’est surtout mal fichu). Sauf que ce revirement familial paraît peu crédible quand on considère la manière dont elles vivaient jusque-là. Des motivations, des craintes, des convictions de l’oncle et de la grand-mère, on n’en saura pas beaucoup plus pour justifier, au fil du récit, ce changement soudain.

On enchaîne les mariages comme dans un film à élimination sans souci de cohérence. Parce qu’on a affaire à des gamines très libres. Mais jamais ne nous est expliqué ce hiatus entre leur mode de vie (sans doute lié à leurs parents disparus) et celui de leurs parents restant souhaitant leur faire adopter un autre. D’ailleurs, on ne connaît pas plus les motivations et les sentiments des jeunes filles : tout ce qui donnerait du sens et de la profondeur à leur personnage demeure un peu vague, puisque les séquences alternent entre des scènes de rencontres avec les familles des prétendants à qui il faut offrir le thé, et de nombreuses autres où les filles s’amusent (sans que l’on sache ce qu’elles pensent de leur sort) ou tentent de s’évader de leur prison (ce qui ne vaut plus que pour les deux dernières). D’accord, rien ne vaut l’action pour faire comprendre qu’elles veulent recouvrer leur liberté, et on cherche peut-être à éviter les répliques explicatives, mais ce n’est pas si simple : certaines se résignent, et aucun signe ne nous le laisse penser, vu qu’aucune séquence, ou simples répliques, ne vient éclairer ce qu’elles pensent au fond d’elles, ou bien les différends qu’elles pourraient avoir, les différences de vues même si elles partagent le même objectif (ne serait-ce que s’interroger sur leur situation, leur acceptation de la vie qu’on cherche à leur imposer, leurs envies réelles, la manière dont elles pensent pouvoir s’en sortir, dont elles appréhendent ces mariages forcés, etc.). Ça paraît assez bancal cette affaire, et ça n’aide pas à rentrer dans le film, malgré l’excellente mise en scène, laissant une impression de fausseté (il n’y a pas que les mariages qui sont forcés).

L’aspect Virgin Suicides pourrait séduire, c’est toujours réjouissant de regarder de jolies filles ou de mettre des enfants pour amadouer comme on le fait en publicité, mais on serait peut-être en droit de se demander en quoi justement c’est crédible. Il y a une sorte de mélange des genres qui me paraît là encore assez bancal : d’un côté, on choisit un sujet fort qui sert un peu de véhicule à un message quasi politique, et de l’autre, une volonté de faire joli et finalement de dénoncer avec force le carcan d’une société pour s’enfermer dans les codes d’une autre société consumériste et… un peu à cheval sur des principes par franchement féministes (le diktat de l’esthétique féminin essayant d’expliquer aux petites filles, que pour être une femme, il faut être féminine, et que pour être féminine, il faut être jolie comme un cœur). Je voudrais voir le même film avec des laiderons et une empathie mieux entretenue par le sort réservé à ces gamines, à leur abnégation, leur caractère, que véhiculée par leur seul joli minois.

Il faut peut-être voir par là, à travers le choix de ce sujet, un appel à l’émotion (ou à la politique pro-occidentale) trop facile. Un peu comme un documentaire US dénonçant les guerres sales des États-Unis en adoptant un point de vue “européen” (pour faire court). Le film a disposé de fonds européens (et en particulier français), or il va justement dans le sens de la “politique” européenne. C’est du soft power qui va peut-être dans le bon sens, mais il ne faudrait pas être naïf et y voir dans ce sujet soit une forme de courage pour celles qui l’ont fait ou déjà d’un signe de leur talent. Enfoncer des portes ouvertes, ce n’est pas franchement le propre des grands artistes. Ce genre de films sont nombreux à se faire, grâce à l’appui de fonds européens, et je doute franchement qu’ils servent à faire autre chose que nous donner une mauvaise image des situations dans ces pays : le regard qu’ils portent adopte une vision européenne des choses (voire métissés ou hybrides) et pourrait être vu en retour par ceux qui les regardent en Europe comme une nouvelle forme d’exotisme flattant leur mode de vie. Après celui un peu daté qui nous plongeait autrefois dans des jungles imaginaires peuplées de sauvages incarnés par des acteurs grimés et hurlants, « world films » coproduits par l’Europe.



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Rester vertical, Alain Guiraudie (2016)

En chien de fusil

Note : 2 sur 5.

Rester vertical

Année : 2016

Réalisation : Alain Guiraudie

Avec : Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiéry

Quand la savonnette t’échappe au milieu d’une meute de loups…

Dommage que cette histoire de loup solitaire ou de brebis égarée se répande peu à peu dans le trash retenu parce qu’il y a quelque chose d’au moins regardable quand on échappe aux provocations ou aux rebondissements poilants. De regardable, autant que peut l’être un film de la nouvelle qualité française avec ses ellipses, son ton feutré, son rythme rapide. J’avoue que devoir si se farcir une scène de cul entre un homme et une femme dans un film, en général c’est déjà rarement poilant, voir une séquence similaire entre un homme et un vieux plouc, ce n’est pas bien plus passionnant. Ça force un peu la normalité et l’acceptation de l’autre, comme une sorte de sophisme cinématographique qui essaierait de nous convaincre que si c’est possible entre un homme et une femme pourquoi ça ne le serait pas entre un homme et un vieux… Sauf que ce n’est pas “normal”, c’est embarrassant, parce qu’une scène de cul montrée sur la durée, ç’a autant d’intérêt dramatique qu’une scène de cabinet ou une autre dévoilant en longueur un homme en train de couper du bois. C’est moins une question de “genre” que de situation hors sujet. Et je n’aime pas trop qu’on me force la main d’ailleurs, surtout si c’est pour me faire comprendre de telle banalité. « Ah, vous avez vu, c’est normal. »

Le détour le plus ridicule, il est encore ailleurs, celui de concentrer son récit autour d’une même poignée de personnages : si bien que quand un petit ami apparaît à la blonde, ça ne peut être qu’un de ces personnages déjà vus. Ça ne mange pas de pain, on profite d’un effet spectaculaire, mais c’est surtout une coïncidence ridicule et difficile à avaler. Au final, on se retrouve étrangement avec le bon goût d’une série B qui se donne l’apparence d’un film d’auteur.

Pour le positif, il y a une lenteur dumontielle qui attire l’œil, dans un premier temps toutefois (on retrouve un bon principe bressonnien également, qui est de ne jamais expliquer, tuer les rapports de cause à effet, afin d’amener le spectateur à s’interroger). Et les acteurs s’en tirent plutôt bien.

Assez caractéristique, j’insiste, d’une nouvelle qualité française. Pour copier Bresson, Dumont ou les autres, il y a du monde, mais si la forme est entendue, le signe d’un certain savoir-faire naturaliste, pour le contenu, c’est rarement ça. À ce compte, je préfère encore voir un Dardenne ou un Loach, pour qui la forme ne surprendra plus personne, mais le sujet au moins est clair, on est dans un cinéma qui se propose de constater l’air d’une époque. Là, ou dans nombre de ces films de la nouvelle qualité française, rien. La forme qui devrait aider à illustrer un sujet, fait tout le contraire et se noie souvent derrière un dispositif pourtant léger et simple à mettre en œuvre.

(Un film « Cahier », Les Films du losange et « Cannes officiel », ça ne surprendra personne.)


 


 

 

 

 

 

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Les Parents terribles, Jean Cocteau (1948)

Note : 4 sur 5.

Les Parents terribles

Année : 1948

Réalisation : Jean Cocteau

Avec : Jean Marais, Gabrielle Dorziat, Josette Day, Yvonne de Bray

— TOP FILMS

Il y en a encore qui utilise l’adjectif théâtral comme péjoratif (sans y être probablement jamais allé au théâtre), quand on n’aurait pas idée de dire d’une adaptation de roman qu’elle est romanesque… Qu’est-ce que le cinéma ? (Bazin ©) Faire un gros plan de « Sophie » quand son fils tombe dans les bras de sa Madeleine chérie. Au cinéma, on monte, on découpe, on choisit. Même dans un espace grand comme un dé à coudre, c’est le hors-champ qu’il faut faire exister. Parce que certes, c’est très bavard, mais le découpage de Cocteau est remarquable (nombre de raccords dans le mouvement, de panoramiques ou de travellings d’accompagnement, très importants, sans qu’on voie quoi que ce soit ; le bonhomme fait même des plongées, bien avant que certains voient Scorsese l’utiliser pour la première fois en criant au génie).

Au-delà de ça, le nœud tendu par Cocteau au milieu de ses personnages, sorte de mélodrame vaudevillesque tournant à la tragédie (et finissant au fond comme un Cocteau, par une morale certes élégante mais un peu chiante), c’est tout de même quelque chose. Et toujours cette idée qu’on retrouve souvent chez lui autour de la question du mensonge (j’aime la vérité, mais la vérité ne m’aime pas, etc.) : le plus réussi ici étant que Madeleine est peut-être la seule à se refuser au mensonge, et qu’elle s’y trouve prise malgré elle. La moralité d’ailleurs de la vérité absolue dans laquelle toutes les vérités se font face n’est pas celle de Cocteau. On peut ne pas être d’accord, mais il est au moins fidèle à la sienne de morale. La vieille crève et un autre amour peut maintenant commencer, pour que les roues de la charrette de l’amour continuent de tourner…


Les Parents terribles, Jean Cocteau 1948 | Les Films Ariane

Gone Baby Gone, Ben Affleck (2007)

Prétoire sur trottoir

Note : 4 sur 5.

Gone Baby Gone

Année : 2007

Réalisation : Ben Affleck

Avec : Casey Affleck, Michelle Monaghan, Ed Harris, Morgan Freeman

Polar inspiré. On y retrouve certains éléments de Mystic River (adaptés tous deux de Dennis Lehane). Pas friand du tout des multiples rebondissements finaux ni de certains partis pris (il aurait été plus avisé, pour éviter le ton sur ton, ou le stéréotype, que du duo de détectives, ce soit Kenzie qui préfère ne pas remuer le passé, laisser les choses en l’état et que la voix de la raison vienne comme d’habitude de sa copine, sinon Gennaro semble trop jouer les utilités ou les faire-valoir).

En revanche, l’exécution est particulièrement brillante. Et le thème de la justice, comme toujours quand il est bien traité, propose des questions qui dépassent le cadre du cinéma.

La mise en scène de Ben Affleck montre déjà qu’il a tout compris, adoptant des techniques efficaces sans être tape-à-l’œil ou racoleuses. En dehors des plans d’introduction et de conclusion du film faisant documentaire et de quelques montages-séquences* de transition trop conventionnels, la maîtrise est impressionnante. Le ton et le rythme sont toujours parfaits. Et si c’était encore à prouver, en dirigeant ici son frère Casey, Ben Affleck démontre une nouvelle fois qu’il n’y a pas mieux qu’un excellent acteur pour en diriger d’autres. Il aurait été particulièrement difficile de représenter des camés, des brutes, des pervers, en en faisant trop, pourtant ses acteurs sont toujours dans le ton, justes. Les mauvais acteurs (et les mauvais spectateurs qui pensent qu’un bon acteur c’est celui qui fait une « performance ») préfèrent l’esbroufe, donc le grotesque, l’ostentatoire, à l’authenticité ou la simplicité. Un bon directeur d’acteurs sait canaliser ça et leur demander d’en faire toujours moins. Des stars (Morgan Freeman et Ed Harris) aux rôles secondaires (en particulier le dénommé Slaine jouant ici l’indic et l’ami), tout le monde joue la même partition.

Au niveau de la thématique. Le jeu des apparences est fascinant et a le mérite de poser un certain nombre de questions récurrentes en ce début de XXIᵉ siècle. A-t-on le droit de transgresser volontairement les lois pour rendre une justice qu’on estime déficiente et pas assez protectrice ? A-t-on le droit alors de proposer une forme de justice alternative non légitime et personnelle ? Autrement dit, peut-on tromper la justice pour protéger les plus faibles (en l’occurrence ici une enfant) ?

Ces interrogations se posent au moins trois fois dans le film. Chaque fois (avant la décision finale), les personnages prennent le parti du plus faible pensant « détordre » ce qui a été à l’origine « tordu » par les manquements de la justice. Et chaque fois, cela semble au contraire entraîner une chaîne d’événements tragiques et de nouveaux mensonges sans fin. Dès qu’il est question de protéger l’intégrité des enfants, il semblerait que l’on soit plus prompt à tomber dans la justification d’idées extrémistes, dans les certitudes rassurantes et bien-pensantes (du moins, on voudrait le croire, qu’y a-t-il de plus noble que de défendre les plus faibles ?). Et c’est compréhensible. Mais compréhensible ne veut pas dire acceptable. Ou juste.

Note spoiler et pour mémoire : le premier tournant, c’est quand les personnages décident de se servir du magot retrouvé comme monnaie d’échange avec la petite, ce qui précipitera sa « perte » ; le deuxième, quand Kenzie exécute le « monstre tueur d’enfants », ce qui lui vaudra la pleine reconnaissance de la police et le maquillage des pièces à conviction afin de faire passer ça pour de la légitime défense ; et enfin quand Kenzie comprend que tout est une vaste manipulation dans le but de tirer la fillette des mains de sa mère indigne, ce qui peut paraître au début être une action plutôt noble, mais une magouille qui fera beaucoup de morts, y compris ceux en partie qui en avaient eu l’idée…, et qui fera éclater notre couple de joyeux détectives. Toute action, a fortiori illégale, et même quand elle vise à réparer une injustice, produit une chaîne d’événements incontrôlables. CQFD. Brillant.


Gone Baby Gone, Ben Affleck 2007 | Miramax, The Ladd Company, LivePlanet


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Article connexe : l’art du montage-séquence

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Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini (1969)

Couvrez ces pommes que je ne saurais croquer

Ce merveilleux automne

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Un bellissimo novembre

Année : 1969

Réalisation : Mauro Bolognini

Avec : Gina Lollobrigida ⋅ Gabriele Ferzetti ⋅ André Lawrence

TOP FILMS

Deux scènes pour illustrer le talent de mise en scène de Mauro Bolognini.

Mettre en scène, c’est choisir, et souvent aussi oser, dans les limites du bon goût.

Quand les deux jeunes reviennent du jardin où ils se sont envoyés en l’air, ils trouvent l’oncle et la mère de la gamine à l’entrée de la villa familiale. Les regards suggèrent qu’ils ont compris, ou qu’ils pourraient comprendre ce qui vient de se passer. On suggère, on ne résout rien. En passant devant eux, la jeune fille parle à son oncle qui la trouve un peu pâle. Et derrière au second plan, sa mère sifflote d’un air désabusé, et quand sa fille entre, elle l’ignore. Il faut oser, c’est un comportement pour le moins étrange de la part d’une mère. C’est vrai que ce sont tous des dégénérés ou des névrotiques dans cette famille, c’est vrai aussi que rien ne lui ferait plus plaisir de voir sa fille tomber dans les bras de son cousin ; reste que le ton qui pourrait être aussi enjoué, est assez hermétique à toute interprétation. Pourtant, ça illustre bien la folie de ces personnages, surtout de cette mère sur laquelle on s’attarde finalement peu, et comme tous les autres qui gravitent autour du duo principal. Mais ça participe à créer une ambiance. La mise en scène doit proposer une histoire qui n’apparaît pas dans les mots. Une situation doit être complexe, et on doit comprendre que chaque personnage même minime a sa propre vie. Montrer ce genre de comportements aide à créer cette atmosphère. Les relations entre les deux personnages principaux ne feront que répondre à la menace de ce monde extérieur. S’ils ne se sentent pas épiés, jugés, si ce monde n’est pas dévoilé, aucun relief n’est possible et on montre les choses brutalement. La mise en scène est affaire de proportions, de tact, de bon goût. Osare, ma non troppo.

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (2)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (3)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (4)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (5)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (6)_

Sur la question du choix, tout le film est construit sur une succession de plans à longue focale permettant de ne saisir qu’une portion restreinte d’une scène. Le gros plan comme arme principale. Bolognini établit d’abord un cadre, une scène, une situation (qui correspond à l’ambiance citée dans mon premier point) et qui finalement a assez peu d’intérêt. C’est classique, on passe du plan d’ensemble et on se rapproche. Autour de ça, ou plutôt à l’intérieur de ça, Bolognini peut alterner son attention sur le regard, les désirs, principalement de ces deux personnages que sont la tante et le neveu. Une fois qu’il se désintéresse du reste pour se concentrer sur eux, il peut les faire rencontrer dans un montage logique : le plus souvent, lui la regarde, et elle se sent regardée par lui, l’évite, le regarde, etc. Jeu de regard, de désir, de répulsion, de tension, de réserve. À chaque seconde, un seul enjeu moteur de l’action : ces deux bêtes vont-elles se toucher, se retrouver, se bouffer. Bref, le choix, il est là. C’est la focalisation. Du plan d’ensemble insipide mais nécessaire car envahissant (c’est la norme, la morale, la règle qui pèse sur leur tête), on passe au détail qui dit tout. Les mots ne sont rien, accessoires (c’est d’ailleurs après le passage à l’acte qu’on retrouve une scène dialoguée un peu laborieuse). Tout passe à travers le regard et le montage. Dans une scène notamment, celle à l’opéra, la caméra n’adopte qu’un angle moyen auquel il ne franchira la ligne (de mémoire) que pour un gros plan en contrechamp du neveu. Pour les condamner tous les deux dans leur intimité incestueuse, en opposition au monde extérieur (impression d’autant plus forte qu’on n’est plus au milieu des bavardages familiaux, mais au théâtre où on entend sans rien voir — là encore l’action d’ambiance, hors-champ, est envahissante, mais anecdotique), il fait intervenir le mari à l’arrière-plan, assis à côté de Gina Lollobrigida, et qu’on ne voit, pour ainsi dire, pas beaucoup. On l’entend discuter de choses insipides avec sa femme, pourtant il s’agit du même plan où on continue de voir le neveu au premier plan (et que Bolognini n’avait jusque-là coupé, de mémoire encore, qu’avec un plan rapproché des deux amants, mais sur le même axe, pour rester de leur côté, et non de celui du mari). Les échelles d’intérêt sont respectées, les choix parfaitement mis en relief : la discussion de la tante avec son mari n’a aucun intérêt, ce qui compte, c’est ce qu’on a au premier plan. Et pour unir tout ça, pour créer une sorte de lien artificiel entre les coupes pour augmenter encore l’impression de connivence entre les deux personnages principaux déjà ressentie grâce à ces scènes d’ambiance, Bolognini utilise la musique d’Ennio Morricone. C’est la musique commune de leur cœur, de leurs désirs. Deux âmes qui s’accordent, qui chantent à la même fréquence à l’abri de tous. Et c’est bien sûr également la nôtre (parce qu’adopter sans cesse le point de vue de l’un ou de l’autre — surtout celui du neveu — qui regarde, ou qui se sait regardé, c’est s’identifier immédiatement à eux).

En plus de la musique pour unir les cœurs, Bolognini sait utiliser ses cadrages. On a une situation, le neveu qui regarde sa tante avec son mari ou un autre soupirant. D’accord, mais montrer ce qu’il regarde n’est pas suffisant. Que regarde-t-il ? Sa tante exclusivement ? Sa tante et l’homme qui l’accompagne ? Même principe de focalisation. Le cadre peut englober les deux personnages, l’axe de la caméra, donc le regard du neveu, est tourné, vers Gina Lollobrigida. Une seule perspective : les intentions de Gina. « Va-t-elle arrêter ? Va-t-elle enfin me voir ? » Tout ce qui gravite autour d’elle, est par définition, accessoire. Mais c’est l’accessoire qui permet de mettre en évidence un choix. J’ai une pomme. Bien, et alors ? Rien. J’ai deux pommes. Ah ? Oui, eh bien ? Eh bien, l’une d’elles, je la croque déjà des yeux, tu devines laquelle ? Gina Lollobrigida ! Eh oui ! Je t’avoue maintenant qu’entre les deux pommes de Gina Lollobrigida, je ne sais plus à quel sein me vouer. Ah oui, le concours de nuisette mouillée t’a un peu tourné la tête… Il y a certains choix plus difficiles que d’autres.

Sur cette même idée de choix, un autre exemple. Quand le neveu, jaloux, vient retrouver sa Gina dans la paille d’une grange abandonnée après un entretien courtois et enthousiaste en compagnie d’un ami de la famille, Bolognini évite la grossièreté d’une scène entendue ou l’évidence de la surprise de la femme prise sur le fait (ou sur le vit). Le montage fait tout. Si on entend Gina Lollobrigida s’exclamer « Nino ! », cela reste hors-champ. On ne voit pas encore son visage, et on attendra d’être dans une plus grande intimité pour les montrer à nouveau tous les deux en gros plans. Le gros plan de coupe sur la surprise aurait été fatal, et d’un goût douteux. On ne souligne pas ce qui est évident et attendu. Le choix de montrer ou de ne pas montrer. Porter son regard sur un détail, faire en sorte que ces détails soient toujours les plus pertinents possibles, voilà ce qui est la mise en scène. Ça paraît évident parce que la mise en scène éclaire le sens, nous rend une situation compréhensible grâce à ces parfaites mises en proportion des choses. Et bien sûr, il n’y a rien de plus compliqué. Surtout quand il est question d’un tel sujet, plutôt propice à toutes les vulgarités.

Le bon goût, Monsieur.

À noter que le film préfigure les jeux de regards de Mort à Venise qui viendra deux ans plus tard. On y reconnaît aussi la même thématique du désir défendu ; et la même musique continue, qui vient se superposer aux images (au contraire des musiques hollywoodiennes qui commentent, soulignent, expliquent les situations, une musique d’ambiance répond, parfois ironiquement, à ce qui est montré ; elle propose autre chose pour éviter le ton sur ton, l’exagération et l’évidence).

De Mauro Bolognini, en dehors du Bel Antonio (filmé dans la même ville de Sicile apparemment), Selinità et Ça s’est passé à Rome valent aussi le détour.

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (1)_

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre | Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés


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Que la bête meure, Claude Chabrol (1969)

Croissant mécanique

Que la bête meure

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1969

Réalisation : Claude Chabrol

Avec : Michel Duchaussoy, Jean Yanne, Caroline Cellier

— TOP FILMS

Mon premier (et probablement le dernier) amour avec Claude Chabrol. D’une violence psychologique presque jouissive. À la fois drôle et cruel. De cette étrange cruauté qui fait sourire, rendent sympathiques les personnages les plus tordus et qui seraient, dans la vie, insupportables (principe des monstres), jusqu’à ce qu’ils se livrent aux pires crimes (même quand le crime ici est la cause de tout et arrive donc à la première scène).

La nouvelle vague mettait en avant les auteurs, mais ils leur coupaient l’herbe sous le pied. C’est bien un film d’auteur ici, mais il serait un peu idiot de faire de Chabrol, « l’auteur » de ce film, même s’il faut d’abord saluer à un metteur en scène sa capacité à se mettre au service d’une histoire, et parfois d’acteurs. Pour tuer la « qualité française », on aurait pu tout aussi bien adapter des romans noirs américains, et voilà !… Merci Claude.

L’idée d’opter pour un son non direct apporte une saveur particulière au film, le décalage nécessaire, paradoxalement, qui permet une identification avec une crapule à travers une technique de distanciation (même si la personnalité de Jean Yanne suffit). André Duchossoy, la jeune Caroline Cellier et Maurice Pialat sont aussi très bons d’ailleurs.


Que la bête meure, Claude Chabrol 1969 | Les Films de la Boétie, Rizzoli Film

Le Roman de Mildred Pierce, Michael Curtiz (1945)

Les enfants ne sont pas des anges

Le Roman de Mildred Pierce

Mildred Pierce

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Mildred Pierce

Année : 1945

Réalisation : Michael Curtiz

Avec : Joan Crawford, Jack Carson, Zachary Scott

Joan Crawford se sépare de son mari et doit prendre un travail pour satisfaire aux bons goûts de sa fille aînée. Elle crée sa chaîne de restaurants (« Fine food ») et fait fortune (auparavant, ils avaient beau être pauvres, ils vivaient tout de même dans un joli pavillon de banlieue de Los Angeles avec palmiers et tout ce qui va avec… Code Hays oblige, même les pauvres paraissent riches). Mais sa fille en veut toujours plus. Crawford se marie avec l’un de ses associés, mais il la roule… sur tous les tableaux. Crawford vient dans sa maison au bord de l’océan pour taper sa crise, et y trouve sa fille… dans les bras de son mari. Elle est belle la jeunesse… La fille (qui déteste sa mère) lui avoue qu’elle le fréquente depuis le début, qu’il a promis de divorcer et de l’épouser à son tour… Le mari se défile. Crawford s’enfuit, son mari tente de la rattraper mais la fille le tue… en vidant carrément le barillet de son revolver… La mère pense à se suicider, puis les circonstances l’amènent à piéger un autre de ses partenaires qui lui court après depuis des années… en l’enfermant dans la maison au bord de l’océan et en appelant la police… Tout le film est ainsi en fait un long flashback pour tenter de découvrir qui a réellement tué le mari, à travers les gardes à vue de tout ce petit monde.Cliquez mettre à jour

Le Roman de Mildred Pierce, Michael Curtiz 1945 | Warner Bros

On aura rarement vu un personnage aussi vénal et antipathique que celui de la fille de Crawford. Le genre de garce qui doit se trouver à la pelle en Amérique. Un film noir dans le joli LA, ça change des rues sombres de New York, et j’avoue que c’est un contraste qui me plaît assez bien (ça a pas mal réussi aux Griffes de la nuit, Hollywood boulevard, le Dahlia-de-Palma, le Privé ou LA Confidential par exemple). Un bon film, tout au plus, parfaitement mise en scène et interprété. Mais après…, comme toujours quand le pognon est au centre de tout, ça le fait moins. Le personnage le plus intéressant du film, c’est la fille. Elle a sa part de mystère, de contradictions, de folie même. Mais pour être moins antipathique, elle aurait dû être au centre du film. Le second mari aussi est intéressant… Un type qui se tape la mère et la fille en même temps (et là censure alors ?) c’est plutôt original, mais on ne peut éviter le grossier et le manichéisme si on ne développe pas assez le personnage… Parce qu’il est bien là le problème. Tout tourne autour de la Crawford. Trop parfaite, trop lisse, trop larmoyante. On croit voir une étincelle de vice en elle, de remords, donc de conflit intérieur, quand pendant un temps, elle renie sa fille. Mais au lieu d’assumer, le récit la fait partir en voyages pour la retrouver quand elle décide de pardonner l’effrayant attrait de sa fille pour l’argent… C’est un peu comme si on éteignait la lumière quand ça devenait enfin intéressant.

Qualité Hollywood : du rythme, des décors, des stars. Ils savent mettre en valeur le papier et les rubans quand le cadeau ne vaut pas un clou. Pour assumer des idées un peu plus subversives, poussant à l’intelligence du spectateur, là, en revanche…



Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1945

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Ice Storm, Ang Lee (1997)

Avant Marvel

Ice Storm

Note : 4 sur 5.

Année : 1997

Réalisation : Ang Lee

Avec : Kevin Kline, Joan Allen, Sigourney Weaver, Tobey Maguire, Christina Ricci, Elijah Wood

Ice Strom, de Ang Lee… avec Spiderman, Frodon, lieutenant Ellen Ripley, Otto, Mercredi Adams, Joey Potter… Ce n’est pas les quatre fantastiques, mais ça y ressemble.

Je préfère de loin ce Ang Lee là, celui qui fera plus tard Le Secret de Brockeback Montain, que celui de Hulk ou de Tigre et Dragon

Comme souvent dans les bons films, il y a un savant mélange des genres. Un petit côté doux amer… On rit beaucoup (en repérant dans ces familles de banlieue des comportements qu’on connaît chez nous…) et bien sûr, on est ému — pas aux larmes parce que ce n’est pas un film tire-larmes.

C’est le genre de films intimistes dont a la réputation de faire le cinéma français. Une mauvaise réputation, parce que le cinéma français, c’est souvent un cinéma parisien basé sur l’individu seul, sur la misère (humaine le plus souvent, sociale aussi). Les vrais bons films intimistes, ils se font encore aux USA (là aussi) ou ailleurs, finalement. Que ce soit pour les films à la psychologie lourde comme Des gens comme les autres, de Redford, le premier film de Clint Eastwood, Un frisson dans la nuit, et plus certainement pour les films « intimistes » à valeur ajoutée avec des sujets moins creux, moins masturbatoires, en recherche de moins de naturalisme. La famille comme thème au lieu de l’individu (ah, du Rastignac, on en bouffe dans la culture française et pourtant il n’y a rien de plus antipathique…), la banlieue (celle d’American Beauty, de Desperate Housewives) au lieu des ghettos (riches, le plus souvent, si, si). Il n’y a rien à dire, même dans ce type de film les Ricains sont plus forts que nous pour raconter des histoires… Quelle misère. (Je ne suis pas un fan de Truffaut, mais lui, il savait faire ça ; heureusement qu’il y a parfois quelques films qui sortent du lot — avec tout ce qu’on produit, c’est sûr que ce serait étonnant qu’il n’y ait jamais rien de bon, mais bon, nos films moyens sont des daubes).

C’est tout de même étonnant que pour revoir ce que j’ai vécu en gros dans ma banlieue, qu’il faille trouver ça dans un film ricain et non français… La banlieue (la vraie, pas celle des cités qui ne représente finalement pas grand-chose dans les banlieues françaises), on n’en parle pas en France. C’est soit Paris, soit les autres villes, soit la campagne perdue, jamais la banlieue (si, il y en a eu deux : Série noire et Buffet froid, deux des meilleurs films français).


Ice Storm, Ang Lee (1997) | Fox Searchlight Pictures, Good Machine, Canal+ Droits Audiovisuels


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