Civil War, Alex Garland (2024)

Assaut sur la capitale

Note : 2.5 sur 5.

Civil War

Année : 2024

Réalisation : Alex Garland

Avec : Kirsten Dunst, Wagner Moura, Cailee Spaeny, Nick Offerman, Stephen McKinley Henderson

Les récits de road movie apocalyptiques se multiplient ; j’ai l’impression de ne plus voir que ça en ce moment (Finch, la série The Last of Us, rien que ces dernières semaines). Celui-ci se distingue des autres : la réalité sombre d’une société assistant à l’ultime chapitre de son effondrement proposée ici ne paraît désormais plus si éloignée de ce qui pourrait advenir dans un futur proche. Chaque année, une nouvelle région du monde plonge dans le chaos (Syrie, Gaza, l’Est de l’Ukraine, Birmanie, Soudan…), alors pourquoi pas la plus grande puissance du monde ?

Alex Garland a de toute évidence écrit son film en écho à l’assaut du Capitole en janvier 2021. Avec les menaces et tensions liées à la candidature de Trump et avec son retour éventuel à la Maison blanche ou à une contestation des résultats, rien n’interdit plus de penser à la possibilité d’une guerre civile. Le film du réalisateur d’Ex Machina propose un monde dans lequel le Rubicon aurait sans doute déjà été franchi avec le maintien au pouvoir du président et la sécession de la Californie et du Texas. Avouons-le : dans n’importe quelle production du genre (que ce soit un film apocalyptique, d’horreur ou de science-fiction), le spectateur se rue dans les salles, appâté par la promesse que lui soit soumise une série d’événements, d’évocations ou de simples images illustrant un théâtre des « possibles ». Dans la série B ou le cinéma de genre, le contexte et le sous-texte priment presque toujours sur le texte. Le temps du récit n’est pas le futur, mais bien le conditionnel. On examine d’un œil un peu obscène ces histoires terribles, et l’on évalue ensuite dans ces propositions des possibles, celles qui valent le coup d’œil. La curiosité de celui qui regarde prime cette fois sur la qualité de l’objet ainsi « jugé ». C’est cette même appétence pour le gouffre qui nous attend et nous angoisse, mais auquel on espère encore échapper, qui nous incite sur les réseaux sociaux à partager des fausses nouvelles : là encore, nos réactions conditionnent notre inclination naturelle envers tout ce qui nous fait peur, en sécurité derrière nos écrans. « Si c’est vrai, c’est grave. »

Peu importe alors si un film s’égare dans ses incohérences, si les personnages répondent un peu trop facilement à des stéréotypes. On veut en avoir pour notre argent.

Moi, mon argent, je le gagne à démonter les films.

(Comme une seule fleur ne fait pas une Garland, merci de penser à remplir mon assiette en faisant un don.)

Or, après avoir suivi le cahier des charges des propositions apocalyptiques faites et comptabilisées dans le film, j’avoue rester quelque peu sur ma faim. Se livrer à l’exercice du road movie immersif en compagnie d’un groupe de photographes pouvait représenter la solution idéale pour se faufiler à hauteur d’homme dans l’univers chaotique d’une guerre civile. En réalité, en dehors de quelques séquences-chocs mettant en lumière la violence absurde de la situation, les propositions faites censées contextualiser l’effondrement de la société en cours s’avèrent pour le moins décevantes.

Le récit ne se risque pas à trop en révéler sur la situation politique, et les allusions pour se l’imaginer restent rares : j’ai même eu du mal à saisir au début si les deux États sécessionnistes le faisaient chacun de leur côté ou s’ils s’unissaient contre le gouvernement fédéral (et quand on comprend qu’ils se sont unis, on se demande par quel miracle un des États les plus conservateurs se serait allié à un autre parmi les plus progressistes). Un road movie, qu’il soit apocalyptique ou non, sert habituellement à développer des personnages forts et des histoires personnelles qui illustreront ce précieux contexte pour lequel on a payé notre place.

Mettant ainsi de côté toutes les allusions des possibles et la curiosité mal placée, la structure mal fagotée du récit, son incohérence ou l’élaboration défaillante des personnages, que nous reste-t-il à nous glisser sous la dent ? Eh bien, un autre genre qui s’impose de lui-même et finit par prendre toute la place : le film de guerre. De nombreux films de guerre font reposer leur trame sur une forme de road movie (à travers une mission ou une opération militaire, une incursion en territoire dangereux, etc.). Mais paradoxalement, l’action y reste en arrière-plan, et les confrontations, les attaques ponctuent le récit à des moments clés. Pas lors de chaque séquence. Si la violence armée, militaire, assure le séquençage du récit, ce n’est plus spécifiquement un film de guerre, encore moins un « récit de voyage », mais un film d’action. Et tout le temps que vous perdrez à faire exploser des voitures ou à vous cacher des balles ne sera pas alloué au développement des relations entre les personnages et par conséquent à la contextualisation attendue des « propositions politiques et apocalyptiques ». Le chaos ne se montre pas ; il s’illustre par le dialogue, par la crainte et les attentes des personnages, il se commente et s’évoque dans un récit à l’intérieur d’un récit qui n’est plus cette fois au conditionnel, mais au passé.

Et tout cela devient d’autant plus préjudiciable pour la cohérence du film que Garland s’essaie à un dernier genre. Entre deux fusillades, c’est la poésie qui pointe le bout de son nez lors de séquences plus lentes et volontairement hors du temps. Quand un film dure moins de deux heures et qu’on s’attarde sur les pâquerettes au lieu de retourner à ses personnages et les faire interagir, j’aurais tendance à penser qu’on fait plutôt fausse route.

Se pose aussi la question de la cohérence avec laquelle ces photographes se retrouvent plongés dans l’enfer de la guerre : non seulement, cette guerre, telle qu’elle est illustrée, échoue à convaincre (ce n’est pas comme si l’on manquait de modèles de guerre civile dans le monde), mais j’ai du mal à saisir comment des troupes peuvent accepter d’intégrer la presse à leur assaut contre la Maison blanche alors qu’ils y multiplient les crimes de guerre. Je veux bien croire au chaos et à la possibilité des exécutions sommaires (une manière hypocrite de dire pour Garland qu’il ne prend pas parti dans les événements récents alors que son film ne peut évidemment que faire écho aux dérives qui sont exclusivement le fait des partisans de Trump) ; dans ce cas, pourquoi rester attaché à la préservation du droit de la presse ? Dans une guerre qui ne respecte plus le droit, la première chose qui disparaît, me semble-t-il, c’est le droit d’informer.

Et que dire de cette fin pathétique en forme de passage de relais à la fois cynique, prévisible et plutôt hors de propos ? Qu’est-ce qu’a pu se dire Garland encore à ce moment : « Ah, tiens, il faudrait que ce soit un film initiatique et de passage de relais aussi. » On dirait moi quand j’écris une critique. À force de partir dans tous les sens, ça ne ressemble plus à rien.

Vous venez voir l’illustration de toutes sortes de propositions sur l’avenir craint des États-Unis ? Vous serez servis, mais rationnés. Il y a plus de sous-genres dans Civil War qu’un « théâtre des possibles » réellement stimulant, effrayant, révélateur ou un tant soit peu créatif. Gageons que la réalité se montrera plus féconde…, au moins pour éviter le pire. Jusqu’à présent, le pays a connu des tentatives d’assassinat, des menaces, un assaut avorté contre la démocratie. Avant de tomber dans le chaos, le réel peut encore nous inventer bien des stratagèmes.

Reste un détail tout bête : si la réalité est amenée à ressembler de plus en plus à la fiction, Alex Garland ne pourra pas profiter de la situation en voyant le titre de son film cité en référence comme on peut le faire avec Idiocracy. Au moins, tirer son épingle du jeu du chaos, merde. En français, on parle de « guerre de sécession ». « The new Alex Garland’s film, soon, in theater! Secessionny! »

Where are you from? Are you unionist or sesesse… cesesseson, sessessessecon…

 Just shoot him.


Civil War, Alex Garland 2024 | A24, DNA Films, IPR.VC


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Everything Everywhere All at Once, Dan Kwan et Daniel Scheinert (2022)

Watrix

Note : 4 sur 5.

Everything Everywhere All at Once

Année : 2022

Réalisation : Dan Kwan, Daniel Scheinert

Avec : Michelle Yeoh, Stephanie Hsu, Jamie Lee Curtis

Mélange plaisant et non subtil entre Scott Pilgrim contre le reste du monde et Matrix. Un Watrix en quelque sorte… Il va bientôt falloir créer un genre particulier pour ce type de films baroques pleins de références, sans règles sinon celles, convenues, de devoir passer par toutes sortes de passages obligés renforçant chez le spectateur l’identification et le plaisir immédiat (du happy end incontournable aux montages-séquences lacrymaux où chacun, comme dans les tragédies antiques, se dévoile, en passant par les séquences d’apprentissage). On y ajoute une bouillabaisse de politiquement correct du moment dans laquelle toutes les inclusivités ethniques et sexuelles, comme dans The Boys ou dans For All Mankind, par exemple, doivent trouver leur place (une vieille Chinoise mère d’une championne multiverselle lesbienne, ça doit être une composition qui compte triple dans le Scrabble des altérités cinématographiques).

Malgré tout ça, je suis bon spectateur, tout simplement parce que c’est drôle. On frise souvent le burlesque et l’absurde, on se rapproche même un peu du nihilisme, et puisque c’est en plus bien exécuté, on digère assez bien cet ensemble baroque qui ose tout. En dehors d’une fin heureuse (passage obligé pour satisfaire tous les publics), le film tient beaucoup mieux ses promesses baroques, voire confusionnantes, qu’un film comme Ready Player One qui, dans mon souvenir, redevenait vite classique une fois l’univers installé (Spielberg oblige).

Là où Scott Pilgrim réunissait sans doute ses dernières forces baroques dans son absurdité crétine et son audace sans limites, Everything Everywhere me semble mieux tenir cette promesse que tout est possible, surtout dans la déconstruction, l’audace, la mise à distance (toujours la bonne alliance entre la distance et l’identification qui m’est chère) au fil du récit. Le finale manque alors peut-être d’une apothéose à la hauteur des promesses jusque-là promises, mais c’est bien le burlesque, pour moi, qui fait la différence sur l’ensemble du film. Affaire de mariage là encore : un peu comme un bon hot-dog, il faut juste assez de moutarde. Trop de burlesque risquerait d’être pénible et lourd. Quelques petites tranches qui pendouillent dans l’univers des mains en hot-dog et je suis comblé.


Everything Everywhere All at Once, Dan Kwan et Daniel Scheinert 2022 | A24, AGBO, Hotdog Hands


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Moonlight, Barry Jenkins (2016)

Effleurages mignons

Note : 3 sur 5.

Moonlight

Année : 2016

Réalisation : Barry Jenkins

Avec : Mahershala Ali, Naomie Harris, Trevante Rhodes

Assez inoffensif. La mise en scène est élégante, la photographie jolie, l’interprétation parfaite… mais l’histoire est presque aussi parlante que son personnage principal.

On ne peut que louer les intentions, quoi…, inclusives, du film, mais réaliser un film qui se révèle exclusivement illustratif, sans réelle opposition ni évolution autour d’un thème central, réduit les possibilités de s’enthousiasmer pour lui. On ne fait jamais qu’effleurer les choses, les évoquer, sans jamais rentrer dans le vif. Après 45 minutes, je me demandais encore quand l’introduction prendrait fin.

Si l’idée est de tendre vers la chronique, celle-ci ne se limite jamais à la seule illustration d’un sujet. Dans ce cas, elle dévoile toujours autre chose derrière l’absence apparente de continuité dramatique : une densité dans la description sociale ou psychologique, dans l’introspection et le mouvement poétique. Or, Barry Jenkins filme comme un thriller ou comme une romance (on sait depuis Hitchcock que c’est la même chose), et le film s’arrête sans doute là où il aurait pu commencer à devenir une histoire d’amour. Le choix d’un récit éclaté sur plusieurs époques présente un souci : l’impossible de s’identifier aux personnages et de creuser leur relation dans la longueur (l’ellipse viendra toujours vous couper dans votre élan).

L’élégance de la mise en scène laisse entendre que le film aurait pu insister un peu plus vers cette possibilité poétique ou introspective (l’élégance du montage à travers ces rares propositions d’images « hors continuité temporelle » peut être un facteur de distanciation efficace dans un tel récit, pas relever simplement d’une sophistication vaine, à peine développée, comme ici), mais le fait de rester dans cet entre-deux, sans réelle prise de risque, rend surtout le film trop inoffensif.

En réalité, on a probablement matière ici pour un moyen métrage. On pourrait même craindre qu’en faire si peu, en montrer si peu sur des relations supposées interdites dans un tel milieu, soit une manière de ne pas assumer son sujet… Un paradoxe. Et le film est si inutilement précautionneux et allusif qu’il donnerait presque à penser qu’il aurait pu être réalisé dans les années 60-70 où un tel sujet aurait été autrement plus commenté par la communauté visée. En cela, le film rappelle l’approche minimaliste de Loving de Jeff Nichols, avec cette impression de voir un cinéaste chercher peut-être à être subversif en traitant d’un sujet qui au vingt et unième siècle n’a plus aucune raison de l’être en l’absence d’une réelle proposition permettant de poser un regard unique sur lui. Dans la société américaine actuelle, ou dans la communauté noire dépeinte dans le film, cette seule évocation de l’homosexualité, peut-être cela suffirait-il. Au cinéma, pour un public plus général habitué à bien autre chose, certainement pas : en un siècle, il a eu le temps d’évoquer toutes les questions possibles à l’avant-garde des sociétés. Il faut donc être naïf pour penser qu’une simple illustration, sans angle ou proposition esthétique supplémentaires, puisse suffire. À moins que l’on soit un conservateur refoulé qui s’amuse à feindre la subversion pour mieux finir par retourner d’où il vient.

C’est un peu le drame des films réalistes américains de ces vingt ou trente dernières années à la sauce Sundance : on pense faire étalage d’une réalité sale et brutale quand on ne fait en fait qu’illustrer une nouvelle forme de politiquement correct. Ce n’est pas un cinéma « indépendant », c’est un cinéma universitaire. Donc de riches pour les riches. La caméra prétend se tourner vers les petites gens, celle de l’Amérique profonde, loin des quartiers riches de Californie ou de la côte Est, omniprésents dans les « films de studio ». Pourtant, rien ne dépasse, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Même les dealers enlèvent leurs fausses dents en or pour manger une petite salade cubaine et raccompagnent leur date sans oublier de mettre le clignotant avant de tourner à droite. C’est mignon, c’est inoffensif. Parfait pour les Oscars.


 

Moonlight, Barry Jenkins (2016) | A24, PASTEL, Plan B Entertainment


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Faut-il pour autant choquer au cinéma ? : L’audace au cinéma

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Midsommar, Ari Aster (2019)

Voilà ce qui vous attend quand vous vous improvisez anthropologue

Note : 2.5 sur 5.

Midsommar

Année : 2019

Réalisation : Ari Aster

Avec : Florence Pugh, Jack Reynor, Vilhelm Blomgren

Il faut un certain temps avant de se rendre compte qu’il s’agit d’un thriller. Et ce n’est pas une mauvaise chose. Mais ça brouille pas mal les pistes, et les habitudes. Ce n’est pas plus mal de voir de temps en temps des films qui changent la donne et proposent réellement une approche singulière. Il n’y a que comme ça qu’on fait avancer les choses, c’est certain…

Le film commence donc habilement comme un drame, avec une mise en scène assez lente, mais bien exécutée, sachant se faire oublier le plus souvent, avec des acteurs parfaits. Certaines notes d’humour s’invitent étrangement à la fête, et on ne sait déjà plus sur quel pied danser. Est-ce qu’on concourt encore pour Sundance ou se rapproche-t-on d’American Pie ? Mystère. Jusque-là, on n’a encore rien vu, mais le mélange rend une atmosphère plutôt convaincante. De mon côté, j’ai ensuite pas mal déchanté. En arrivant dans la communauté, c’est certes original comme film, on ne s’ennuie jamais, mais à mesure qu’on voit venir le film à élimination et que l’humour, du fait de la disparition un à un des petits rigolos, disparaît au profit d’hallucinations ou de délires sectaires, le lieu, censé dans ce genre de film (justement celui-ci proposait une autre approche) jouer sur le cloisonnement, l’impossibilité d’échapper à ses bourreaux, ne fait jamais que démontrer séquence après séquence son incapacité à tirer de l’horreur ou de la peur de ce lieu si particulier et des situations qu’il engendre. C’est peut-être une volonté de l’auteur, mais force est de constater que c’est moyennement efficace. Le fait d’être également pris entre deux chaises par le style du film, entre thriller, spectacle gratuit, et film intello cherchant à dénoncer les dangers des sectes, ne nous aide pas à nous y retrouver. On trouve juste ça un peu… bizarre.

On remarque aussi, côté thriller, la peur de l’étranger, toujours au centre de la culture américaine. Il y avait ça dans Hostel si je me rappelle. On ne peut plus utiliser des indigènes comme autrefois pour utiliser le mythe du bon Américain civilisé, ignare et naïf, corrompu par des communautés maléfiques de l’extérieur, alors on se retranche sur la vieille Europe, ses mythes païens et ses sectes.

Dommage aussi que toute la longue présentation d’avant-générique perde tout son sens par la suite. On aurait pu croire que notre reine de l’été, du fait de ce traumatisme, puisse représenter une cible facile pour une secte, mais étant donné qu’elle vient avec son petit ami et que le récit se focalise surtout sur leurs difficultés relationnelles, le traumatisme original perd peu à peu le sens dramaturgique annoncé. Pour la forme, le réalisateur nous ajoute quelques hallucinations des membres de la famille de la fille, mais ce n’est pas du tout exploité dramatiquement, un peu comme pour justifier après-coup de l’importance de cette longue présentation. C’est bien de créer un traumatisme initial qui lance la “quête” d’un héros (l’hamartia préconisée par Aristote), encore faut-il que l’expérience qui suit se réfère sans cesse à lui dans le récit. Si aucun dialogue ne s’opère entre ces deux époques du récit, ça n’a plus aucun intérêt. Et c’est d’autant plus malhabile que la relation entre les deux amoureux devient par la suite trop envahissante (pour y échapper, une possibilité aurait été de tuer le petit ami à la place de l’intello assommé pour avoir piqué des photos du livre sacré).

La durée du film n’aide pas non plus. Elle laisse la mauvaise impression que certaines scènes s’étirent. Aussi, comme on peine à ressentir l’enfermement de la communauté dans un espace si ouvert (en dehors des deux British aucun n’émet l’idée de quitter les lieux, même quand ça commence à devenir franchement louche). Le traitement du temps me paraît problématique : on ne bouge pas, et le film s’étire sur trois ou quatre jours. Crédible sans doute, mais alors que tout ça devrait créer une forme de tension, on ne la sent en fait jamais. Un film d’horreur, c’est censé faire un peu peur quand même, non ? Ce qu’on ressent ici est presque toujours « wow, c’est bizarre » (j’avais un peu ressenti la même chose lors du film de Skolimowski, Le Cri du sorcier, mais autrement plus réussi parce qu’on y ressentait quelque chose de gothique malgré le côté là encore païen — so Brithish le Sko — qui rapprochait le film du Dieu d’osier, avec un vrai malaise, qui est à un niveau supérieur du simple “bizarre” ressenti ici).

Paradoxalement, je trouve le film très européen. Pas du tout à cause de son lieu de tournage ou des acteurs, mais parce qu’on sent trop bien que c’est le film d’un seul homme. Quand on écrit seul, il n’y a personne pour remettre en question une orientation donnée à son récit, à demander à chaque scène ou réplique pourquoi on fait ou dit telle ou telle chose. Quand on est seul, il n’y a plus que les acteurs qui jouent, et qui ont eux une approche bien différente : ils questionnent le cinéaste pour trouver une cohérence psychologique chez leur personnage pour pouvoir au mieux le retranscrire à l’écran. Si une séquence est inutile ou mène à rien, ils s’en foutent et n’auront pas ni l’intuition de se le demander à la lecture ni l’audace de remettre en question ce qui fait partie de « l’univers » de l’auteur. Or, c’est précisément ce dont ce film avait besoin. De cohérence, non pas psychologique, mais dramatique. C’était peut-être inévitable en naviguant ainsi à vue dans un genre assez mal défini, et au final, c’est à la fois la singularité et la faiblesse du film.



 

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The Lobster, Yorgos Lanthimos (2015)

Note : 2.5 sur 5.

The Lobster

Année : 2015

Réalisation : Yorgos Lanthimos

Avec : Colin Farrell, Rachel Weisz, Jessica Barden

Charia crypto-spéciste vue par Rostropovitch…

Si le concept du film d’anticipation dénonçant une société totalitaire à la 1984 peut au début surprendre, et si l’idée d’en voir le moins possible est plutôt bien vue (on évite les écueils inhérents à la représentation, rarement convaincante, du futur), je trouve tout ça finalement assez vain et mal mis en scène. La représentation d’un futur dans lequel les célibataires seraient littéralement chassés et transformés (kafkayennement) en animal, trouve assez vite ses limites : la première moitié dans l’hôtel me paraît moins ennuyeuse que la suivante, mais la seconde est peut-être justement moins fascinante parce qu’on cesse de chercher à répondre aux questions posées, ou aux pistes levées, dans cette première partie…

La mise en scène donc. Par certaines touches, certains choix ne convainquent pas vraiment, et on sent bien que les acteurs sont eux-mêmes assez peu convaincus de ce qu’ils font. La lenteur d’accord, le jeu distancié voire robotique ou niais, aussi. Seulement, il n’y a guère que Colin Farrell qui limite la casse, dans un rôle pourtant pleinement de composition… Les autres semblent perdus ou jouent carrément mal.

Bref, l’impression parfois de se retrouver face à un montage de prises ratées d’un film de Roy Andersson. Mais c’est singulier, pour sûr.


Sur La Saveur des goûts amers :

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Room, Lenny Abrahamson (2015)

Note : 3.5 sur 5.

Room

Année : 2015

Réalisation : Lenny Abrahamson

Avec : Brie Larson

Il y avait à peu près tout dans ce film pour me rebuter. Pourtant, si je sors du film satisfait, avec la conviction que malgré quelques défauts, c’est un bon film, c’est un peu parce que je lui reconnais l’incroyable exploit de ne pas me hérisser. La prouesse, c’est bien la somme de talent à déployer pour éviter le nombre faramineux de pièges qui se dressent devant vous quand vous décidez de vous attaquer à un tel sujet.

Reconnaissons pour commencer une première qualité de l’auteure du scénario (et du livre) : le fait de ne pas se concentrer uniquement sur la détention avec un récit concentré sur les diverses tentatives d’évasion. On échappe ainsi au thriller claustrophobe d’un goût douteux. Le récit décide ensuite de ne plus s’intéresser du tout aux poursuites ou aux recherches du ravisseur, et c’est encore à mon avis un excellent point. Le film se concentre alors sur la difficile reconstruction de la mère et de son fils, et ça, c’est plutôt un angle original parce que si le point de départ du film ressemble à certains faits divers glauques, au-delà très souvent de la sidération « biger than life » de voir que de telles situations peuvent exister, s’il y avait un sujet de film, il était bien de se concentrer sur l’après. Ce qui ne veut pas dire pour autant que cela en devienne moins casse-gueule. Dès qu’on touche aux faits divers, ou à ce qui en a l’apparence, à des événements à la fois aussi ancrés dans le réel mais difficiles à croire, la fiction n’est probablement pas le meilleur médium pour illustrer son horreur (disons que les faits divers ne sont jamais aussi bien placés — pour le public quel qu’il soit — sur la place publique, préservés des artifices vulgaires de la fiction dans les dernières pages qu’un journal quelconque). Jusque-là, bravo.

Ça se complique ensuite. Si on échappe au thriller séquestré dans une boîte à chaussure, on pourrait craindre d’un autre côté le drame calibré pour Sundance, avec ajout de poussière et de crasse sous les doigts désignés dans un lavabo d’effets spéciaux, avec les pires chemises à carreaux qui soit (neuves). C’est peut-être parce que le film est canadien qu’on échappe à ce nouvel écueil, mais force est de constater que malgré l’emploi de certains usages américains, on pourrait tout autant avoir affaire à un film européen (sorte de téléfilm Arte pour le sujet, mais qui pour sa maîtrise volerait à des hauteurs rarement atteintes par la petite chaîne franco-allemande). Ce n’est pas pour faire de l’antiaméricanisme primaire, mais plutôt parce que pour des raisons (esthétiques) qui me regardent, j’ai du mal à encaisser les films calibrés Sundance (ceux avec des stars dedans, qui ont accepté de baisser leurs tarifs, mais qui en plus de Sundance rêvent d’une petite nomination pour les Oscar). Il ne m’a pas échappé que l’actrice est une future vedette de chez Marvel, mais ne la connaissant pas, j’ai pu regarder sa performance sans souffrir d’un énorme hiatus plastique concernant sa présence dans un film crasseux où elle tire massivement la tronche.

La performance, c’est parfois important quand il apparaît dans la quasi-totalité des scènes, et forcément, dans ce type de films, c’est aussi un point potentiel sur lequel tout le film peut d’un coup faire fuir le public. Là encore, il faut le reconnaître, compte tenu du fait qu’on a affaire à un sujet des plus sensibles (casse-gueule), je trouve qu’elle s’en sort merveilleusement bien. Son jeu est contenu tout en restant expressif, et ça, ce n’est pas rien quand il aurait été si facile de se rouler par terre en pleurant ou, au contraire, de se dire qu’on aurait mieux fait de jouer tellement “contenue” qu’on exprimerait au final plus grand-chose. Chapeau donc. Parce que si certaines scènes sont compliquées à jouer par leurs excès intrinsèques, la difficulté est alors de trouver un juste milieu vers le “moins” qui fera qu’on parviendra à rester crédible. Je n’ai pas non plus vu d’effets trop tire-larmes ou d’appels trop évidents au pathos : même si on y a un peu recours, on échappe bien au pire.

On peut même dire la même chose au sujet du môme. Non seulement il est crédible, mais il arrive à ne pas trop taper sur le système comme c’est bien trop souvent le cas des acteurs en herbe si dévoués et “professionnels” au point de perdre toute spontanéité, fantaisie ou bêtise propres à leur âge. C’est d’ailleurs à travers lui que passe un des effets narratifs peut-être les plus lourds, “américains”, et forcément un peu inutiles, du film : on suit le film à travers le regard (en passant par la voix off) de son personnage. Le récit n’insiste pas trop sur le procédé, on échappe donc encore là au pire…

J’ai pu lire çà et là que le récit comptait trop d’incohérences. De mon côté, j’ai vite mis ces incohérences sur le compte du “naturalisme”. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le sujet se rapportait tellement à des faits divers connus que tout en échappant au rebutant « d’après une histoire vraie », on sait par expérience que dans la réalité, les gens ne réagissent pas forcément comme attendu, et que les détails les plus invraisemblables sont parfois les plus “réels” (combien de fois s’est-on entendu dire « ce serait dans un film on n’y croirait pas ? »). Alors, il ne faut pas multiplier les facilités ou les raccourcis (la mansuétude dont il m’arrive de faire part à l’égard de certains objets filmiques ayant ses propres limites), mais justement, je crois qu’on y échappe pas mal, et je pense même que certains détours ont réellement été choisis pour leur légère incohérence, et pour l’incrédulité qu’ils pouvaient susciter chez le public (vous êtes terriblement incrédule face à cet argument, n’est-ce pas ?). Un risque à prendre parfois : il faut alors faire appel à l’expérience et à la confiance du spectateur, à sa bienveillance aussi, afin d’éviter qu’il ne vous accorde plus aucun crédit face à de nouvelles incohérences qui seraient pour lui de trop (c’est un peu comme faire le pari de se foutre sous une guillotine et de faire confiance au public pour qu’il ne l’actionne pas…).

Écueil après écueil, c’est donc surprenant d’être passé à travers tout ça. Sans être brillant, le film me paraît maîtrisé, et je crois qu’on peut même dire qu’il arrive à changer en or ce qui se présentait à première vue comme du plomb.

Reste un dernier écueil. À quoi bon ? Et là, on retourne au piège du film écrit d’après un « fait divers ». Un fait divers vaut pour lui seul. On le raconte sur la longueur, et ça perd pas mal de son sens. Un fait divers qui s’étale sur la durée, c’est rare, et c’est presque toujours lié à une situation inchangée qui s’étale dans le temps. Faire le récit d’un événement assimilable à un fait divers et poursuivre sur autre chose, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a malgré tout là quelque chose de bancal ou d’injustifié (paradoxale, puisque c’est aussi un atout du film). Un peu comme il y a aucun intérêt à étaler une blague Carambar sur un film de deux heures. L’angle choisi qui est de se concentrer sur l’après est intéressant, assez bien exploité, mais si ce n’est ni divertissant, ni révélateur de ce que nous sommes, ni puissamment émouvant ou dépaysant, à quoi bon ? Certains y trouveraient en fait, je suppose, un certain attrait émotif, mais ma petite idée qu’ils se seraient en fait beaucoup plus portés par le sujet et que le reste aurait été le seul fruit de leur imagination (si dans la vraie vie, à l’écoute de tels événements, on est assez prompts à nous faire tout un film derrière les seuls faits entendus, on en est encore plus capables sur la longueur de tout un film). Parce que je n’ai justement pas l’impression que le film tombe dans les excès de pathos. Je le trouve même, sur la forme, assez froid et discret. Manque le génie, mais après tout, pour avoir échappé à une cascade de problèmes, il est peut-être là le génie. Et il faut sans doute s’en contenter.


 


 

 

 

 

 

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Ex Machina, Alex Garland (2015)

L’Ex-Fiancée de Frankenstein

Note : 2.5 sur 5.

Ex Machina

Année : 2015

Réalisation : Alex Garland

Avec : Alicia Vikander, Domhnall Gleeson, Oscar Isaac

Bien pâlot pour un film qui est censé fournir une histoire de haute volée. Rien de neuf sous le soleil SF rayon IA. La problématique n’a pas évolué depuis Asimov, voire depuis Frankenstein, en pire.

L’IA progresse, en vrai, mais de tout ça, on ne saura rien. On prend du vieux, et on le sert à la mode 2015. Le savant fou n’est plus inspiré des personnages de Jules Verne (reste le côté “entrepreneur” dans sa tour d’ivoire), mais du yuppie (c’est comme ça qu’on dit ?) : forcément intelligent avec un QI hypertrophié (à la sauce anglo-saxonne, sorte de mythe de l’intello touche à tout, capable autant de créer sa boîte à treize ans, que de citer Oppenheimer), forcément cool et adepte de la gonflette. Musk en must. Le personnage est insupportable, mais les autres ne font pas mieux.

Depuis vingt ans, on ne peut plus voir un film sans l’indispensable twist. Il a au moins le bon goût de se pointer assez tôt et de réserver le dernier acte à une séance de facepalm fatiguée. Avant ça, la manière dont les deux “amoureux” sont amenés à s’intéresser l’un à l’autre se fait en un claquement de doigts. J’ai même peiné à comprendre l’intérêt d’illustrer le test de Turing. C’est à la fois incompréhensible et pas franchement susceptible de provoquer des situations dramatiques. On cause, on cause, et on cause. Le tout derrière une vitre… C’qu’on s’emmerde. Le film est d’ailleurs censé être un thriller en lieu clos, et rarement j’aurais vu une telle idée aussi mal exploitée. Faut dire que si le rythme est plutôt lent (façon « on va faire un film pesant, avec du mystère »), le montage est un gros bordel insupportable. Difficile dans ces conditions de jouer avec un lieu clos. (Un choix par ailleurs parfaitement gratuit. Disons que ça fait beau pour la cave postale.)

Pour montrer à quel point l’illustration du problème IA paraît un peu aujourd’hui rétrograde, il suffit d’y voir comment le corps de la femme y est systématiquement exploité. On se croirait replongé tout d’un coup dans les années 50, avec un vague assaisonnement cronenbergien (période post-porno oblige). Une IA, les mecs, c’est top, mais parlons plutôt des pin-up aux viscères électriques, aux ovaires stroboscopiques, au poil juvénile, et aux yeux de toutous dociles… Attention toutefois, les mecs, c’est un jouet pouvant se révéler castrateur !… Ouais, tu sais, comme toutes les femmes…

Bref, une horreur. Rien de mieux sur le sujet, que de se replonger dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? K Dick était déjà passé au niveau supérieur, la question n’était plus de savoir si une IA était possible, mais quel regard porterions-nous sur eux, et comment eux-mêmes se regarderaient-ils, et considéreraient-ils leurs “créateurs” ? Voilà un sujet plus bien profond qu’un vulgaire « Aurai-je un jour une copine avec des hanches chromées qui fait tchou-tchou quand je lui tire le sifflet… ? Oh, mais attends, suis-je vraiment le mécanicien ou la machine est-elle vouée à se révolter contre son créateur ?… » Allô, Mary Shelley ? On a retrouvé votre machin, ça fait deux siècles qu’il se balade dans nos coursives à fantasmes…


Ex Machina, Alex Garland 2015 | A24, Universal Pictures, Film4


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