
Le Démon des armes/Gun Crazy, Joseph H. Lewis | King Brothers Productions
Evolution des usages dans le cinéma américain visant à filmer une séquence mettant en scène des acteurs placés dans un véhicule en marche
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Table :
Les films en noir et blanc avant la couleur (du cinéma muet aux années de guerre) : le règne de la transparence
- Avant la transparence, on improvise
- La transparence, solution de facilité (on se replie dans les studios)
- Focus sur le début des années 40 avec le basculement progressif vers le film noir et l’occasion manquée d’un cinéma résolument réaliste tourné en extérieurs
Intermède : le néoréalisme
Les films en noir et blanc d’après-guerre (1945-1955) : hésitations, tâtonnement et entêtements
- Les limites du procédé dans les productions d’après-guerre
- La révolution éphémère et inachevée de Gun Crazy
- L’étrange cas de la motocyclette
- L’ère de la modernité et prémices lointaine du Nouvel Hollywood
- Le paradoxe Sabrina
Milieu des années 50 : séries A ou séries B, grosses productions ou petites et moyennes productions, drame ou cinéma de genre, cinéma en couleurs ou en noir et blanc
- La transparence face au défi de la couleur
- La nouvelle approche réaliste dans le film noir
- C’est dans les plus gros pots qu’on voit les meilleures voitures (l’exemple de Ben-Hur)
Fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations à l’heure des nouvelles vagues européennes
1967-1969, le Nouvel Hollywood : révolution des usages & fin progressive des transparences à l’ancienne
——————– Deuxième partie (suite) ——————–
Les films en noir et blanc d’après-guerre (1945-1955) : hésitations, tâtonnement et entêtements
La révolution éphémère et inachevée de Gun Crazy
Gun Crazy (Joseph H. Lewis, 1950)
Le film raconte la cavale d’un couple à la Bonnie and Clyde après un hold-up. C’est ce hold-up qui vaut la réputation du film. En effet, toute la séquence est filmée en un plan, en pleine ville, depuis la plage arrière du véhicule. Idée lumineuse au réalisme implacable. Malheureusement, Lewis ne va pas au bout de son idée, signe qu’il pense sans doute que le dispositif astucieux mis en place s’imposait uniquement par l’impossibilité de produire une telle séquence en studio avec des transparences. Car quand il peut user de transparences, Lewis ne s’en prive pas. Le film étant une longue cavale, la voiture tient un rôle primordial à l’écran. Cette séquence de hold-up n’est pourtant pas la seule filmée sur la voie publique depuis l’arrière du véhicule, et surtout, en rase campagne, Lewis s’autorise un autre dispositif cette fois pour filmer ses acteurs de face avec la caméra probablement posée sur le capot. C’est furtif, mais le dispositif sera bien plus tard généralisé (avec un angle tourné presque toujours vers l’intérieur). Comme souvent, les inventions qui naissent par hasard, par contrainte ou par nécessité ne durent pas, car elles ne sont pas perçues encore par leurs initiateurs comme de réelles innovations. Si personne n’en perçoit les avantages, elles peuvent tomber dans l’oubli et finir par être réinventées par d’autres.















À vous de jouer : où sont les transparences ? où sont les plans tournés en extérieur ?
Le Rôdeur (Joseph Losey, 1951)
Rien ne dit si Joseph H. Lewis s’est inspiré des quelques plans tournés par Nicholas Ray depuis la plage arrière d’une voiture, et rien ne dit que Joseph Losey ait vu Gun Crazy pour placer sa caméra au même endroit dans la poursuite finale du film. Avant qu’il puisse expérimenter plus en longueur cet usage dans ses films européens, Losey profite ici du désert pour filmer ainsi, pour deux ou trois plans bien trop brefs cependant (en marche avant et en marche arrière).

(Ida Lopino reprendra en 1952 le même principe pour un ou deux plans furtifs dans Le Voyage de la peur, road movie tourné dans le désert ; le reste étant reconstitué en studio.)
La Ville enchaînée (The Captive City, Robert Wise, 1952)
Impossible de savoir si Robert Wise a vu Gun Crazy, quoi qu’il en soit, en dehors du plan séquence, il en adopte certains principes du film sorti deux ans plus tôt. Le film étant inspiré de faits réels, il profite des facilités que lui offre la réalisation d’un film dans une petite ville (peu de trafic, des décors intérieurs baignés de lumière naturelle, des grands espaces où éventuellement tourner la nuit, etc.), ainsi que la mise à disposition d’une nouvelle génération d’optiques nécessitant moins de lumière inventée par Ralph Hoge. La fonction de journaliste du personnage principal film permet surtout à Robert Wise de disposer d’un véhicule adapté qui possède une large plage arrière dans laquelle une caméra peut tenir. Plan vers l’arrière, vers l’avant, même de biais filmé sur une route de campagne, voire de nuit, le film aurait tout autant pu être filmé lors du Nouvel Hollywood. Par la suite, Wise reproduira certains de ces dispositifs dans ses films, mais aura aussi recours à nouveau et sporadiquement à des transparences.

L’étrange cas de la motocyclette
L’Équipée sauvage (Laslo Benedek, 1953)
Une quinzaine d’années avant Easy Rider, le cinéma américain avait l’occasion de changer ses usages. Difficile de tricher avec une motocyclette, pourtant, alors que le film multiplie les séquences tournées sur place, Benedek (ou la production de Stanley Kramer) préfère les gros plans sécurisés tournés en studio et transparence. Un dispositif proche de ce qu’il utilise pour filmer les plans larges sur la route aurait sans doute été possible, mais c’est vrai que si on veut y insérer des dialogues, cela complique largement la chose… (On rappelle qu’en Europe, Dreyer avait filmé une course-poursuite avec une moto dans Ils attrapèrent le bac, et cela sans la moindre transparence en 1948 — ce qui avait été déjà fait au temps des fous du muet.)

L’ère de la modernité et prémices lointaine du Nouvel Hollywood
Sur les quais (Elia Kazan, 1954)
Elia Kazan est l’homme par qui le réalisme s’est fait une place à Hollywood. Venu de New York où il a participé à l’épandage de la méthode de jeu stanislavskienne, il a réalisé ses premiers films pour Hollywood à la fin de la guerre. Dès 1951, il propulse Marlon Brando sur le devant de la scène dans Un tramway nommé Désir. Mais adapté de la pièce de Tennessee Williams, le film est révolutionnaire par le jeu de quelques-uns de ses acteurs, mais encore de la manière de filmer. Et c’est donc avec Sur les quais, aidé du directeur de la photographie russe Boris Kaufman qui avait mis en lumière les films de Jean Vigo, qu’il pousse comme jamais le réalisme à l’écran. La majeure partie des séquences sont filmées dans les rues et sur les lieux de l’intrigue. Ce n’est ainsi plus seulement le jeu des acteurs (cette fois, tous des acteurs de la « method ») qui change la donne, mais toute la mise en place, l’« art direction », et par conséquent tout l’aspect visuel du film. Pour ce faire, on imagine bien que les transparences, par leur manque de réalisme, sont à bannir. Ce qui est le cas. Plus intéressant encore : le film met en scène une longue séquence entre Marlon Brando et Rod Steiger prenant place sur la banquette arrière d’une voiture. Comment Kazan et Kaufamn règlent le problème de la transparence ? En fermant toutes les ouvertures vers l’extérieur et en resserrant suffisamment ces plans pour montrer les fenêtres sur le côté. Quelques techniciens pour remuer discrètement le tout, et le tour est joué. Peut-être la séquence la moins réaliste et la moins caractéristique du film, mais elle démontre bien de la volonté de Kazan de se contenter d’autre chose que des facilités de la transparence. À d’autres le soin désormais d’imaginer des dispositifs permettant de ne pas se passer de séquences en voiture. Et cela ne se fera pas en une fois. Lui aura été radical : tout le monde sur les quais.

Le Sel de la terre (Herbert J. Biberman, 1954)
La même année que Sur les quais, Herbert J. Biberman, n’a pas les moyens des grands studios pour réaliser Le Sel de la terre. Ni les moyens de se payer des séquences de transparence en studio, encore moins d’imaginer des dispositifs mobiles à la Gun Crazy. Biberman a donc une solution toute trouvée pour résoudre le problème : il y aura bien des séquences prenant place dans une voiture, mais celle-ci sera arrêtée. On touche au naturalisme social et l’automobile fait même figure d’attribut symbolique du propriétaire face à ceux qui n’ont rien. Tourné hors des grandes villes, Biberman n’a aucun souci pour contrôler tous les aspects visuels de ses plans pour la plupart tournés « on location ». Rien pour autant de statique dans ces séquences : à l’image du personnage de Edward G. Robinson dans Les Dix commandements supervisant depuis sa chaise de porteur le travail des esclaves, les riches propriétaires d’usine contemplent ici depuis leur véhicule le piquet de grève des travailleurs. Aucun dispositif savant mis en place, mais une représentation du réel qui s’affirme : loin des studios, avec cette image de personnages conversant dans une automobile dans un espace bien réel (on pense à La Dernière Séance, par exemple).

Le paradoxe Sabrina
Sabrina (Billy Wilder, 1954)
Quand on additionne Humphrey Bogart, Audrey Hepburn et Billy Wilder, on redoute de voir un assemblage sans fin de séquences tournées en studio, pourtant, il y a dans Sabrina un paradoxe qui mérite d’être relevé. Le film fait la part belle aux extérieurs. On ne parle pas d’extérieurs urbains, mais d’extérieurs avec jardins et grand ciel bleu des milieux huppés. Dans ces milieux aussi, la voiture tient un rôle central. Elle ne sert souvent que de vecteur spatial pour passer d’un lieu ou un autre, mais Billy Wilder ne semble pas trop se soucier de présenter au public un certain nombre de séquences dialoguées se déroulant dans une voiture. Et là, attention, paradoxe, car le film propose à la fois le meilleur de ce qui peut être produit en studio, et le pire. L’idée qui semble prévaloir dans toutes les situations, au contraire de Sur les quais où on ferme tout pour ne pas avoir recours à la moindre transparence, c’est d’ouvrir au maximum. Deux cas de figure dans le film : dans certaines séquences dans la voiture de monsieur, un soin tout particulier a été donné aux interactions subtiles des éléments extérieurs aperçus en arrière-plan avec l’espace intérieur du véhicule. Les ombres des arbres sont reproduites, les lignes de fuites des bas-côtés apparaissent de la fenêtre à la vitre arrière. On s’y croirait presque. Et puis, dans d’autres séquences, avec des décapotables, l’effet devient trop évident : les superpositions sont grossières et le véhicule semble flotter sur l’air (les autos étaient particulièrement instables à l’époque).


La suite, page 6 :
Troisième partie : le milieu des années 50 : séries A ou séries B