No Lies, Mitchell Block (1973)

Note : 4 sur 5.

No Lies

Année : 1973

Réalisation : Mitchell Block

Avec : Shelby Leverington, Alec Hirschfeld

Un petit chef-d’œuvre du cinéma vérité traitant de la question du viol et de sa perception avec une mise en abyme pouvant rappeler le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache ou de quelques autres. Le film français reposait sur un exercice de style explicite de reproduction de la « vérité ». Aucun moyen ici de savoir ce qu’il se cache derrière la conception du film : s’agit-il d’une improvisation, d’une improvisation dirigée, de la reproduction d’un texte créée pour l’occasion, d’un témoignage réel ? La réponse à cette question reste ouverte. Et l’intérêt de ces quinze minutes repose sur le renoncement à y répondre.

Faut-il que les questions des spectateurs soient aussi obscènes que celles posées par un idiot de cameraman à une femme qui lui avoue avoir été violée ?

Un homme muni donc d’une caméra suit une femme chez elle alors qu’elle se maquille. Sorte d’interview impromptue comme on peut en faire quand on n’a rien préparé, ils plaisantent et cherchent un sujet de conversation digne d’être évoqué. L’extrait qui semblait alors sortir d’un catalogue des grandes banalités prend un tour inattendu quand la femme évoque tout à coup le viol qu’elle a subi la semaine précédente. Les questions du cameraman se font alors insistantes, obscènes, malvenues. Et l’on assiste, consternés, à l’épouvantable mise à l’épreuve de la parole livrée. Instant volé, séquence préparée ? Mystère.

Les victimes de viol souvent placées face au dilemme de parler, de témoigner, de porter plainte, d’être crues sans savoir comment, voient les conséquences cruelles de ce dilemme s’ajouter à leur traumatisme initial. Parler au risque de devoir se justifier, forcer les autres à se déterminer sur une vérité à laquelle ils n’ont pas accès ? Subir la suspicion, l’incrédulité, les maladresses ?

Cette courte séquence illustre bien ce dilemme de la victime craignant une forme de double peine si elle parle. Et à cela s’ajoute, pour nous, spectateurs, un double sens qui questionne : la place de la caméra peut tout aussi bien servir de facilitateur, aider à faire jaillir la vérité, que représenter un exercice de pure mise en scène. Au même titre qu’une femme qui témoigne de son viol et dont le récit est mis en doute, on ne sait ici si l’on peut croire ce que l’on nous raconte. La perception de la fiction et de la réalité devient trouble : le spectateur doit-il croire ce qu’il voit ?

Imaginons par exemple que le récit de ce viol soit exact et non une histoire racontée par nécessité du moment, non une improvisation (dirigée ou non) : en dehors de la situation un peu clichée et statistiquement moins vraisemblable qu’un viol commis par une personne connue de la victime (sauf si aux États-Unis à l’époque les viols pouvaient plus arriver dans un recoin sombre avec un inconnu brandissant un couteau pour vous menacer), le récit contient nombre d’éléments propres aux témoignages effectués par les victimes de viol. Incrédulité et mise en doute de la violence subie face à la manière dont la victime réagit ; difficulté à aller porter plainte et à fournir des preuves de son agression ; réactions déplacées de la personne à qui la victime se confie accentuant son traumatisme ; la peur ou la lassitude de ne pas être crue ; injonction à se comporter de telle ou telle manière, etc. En ce sens, on aurait tout lieu de croire que le film puisse aujourd’hui servir de support informatif dans le cadre de l’éducation à la sexualité, au consentement et au viol…

Reste le double sens du film : rien ne dérange plus que cette mise en abyme du doute. Notre incapacité, en tant que spectateur, à déterminer le vrai révèle immanquablement notre impuissance à réagir face à de tels aveux. Ce confusionnisme renforce, par analogie, le malaise et l’incertitude de la situation dans laquelle le vrai demeure insaisissable. Suspendre son jugement, mais à quel prix ? Si les doutes exprimés du cameraman frôlent l’indécence et s’ajoutent au traumatisme du viol, qu’en est-il des doutes du spectateur ?

En plus du film d’Eustache précédemment cité, il faut rapprocher No Lies du Symbiopsychotaxiplasm de William Greaves (1968) et du Bébé de Mâcon de Peter Greenaway (1993). Le court métrage de Block diffère des deux films expérimentaux (d’Eustache et de Greaves) dans le sens où l’on ne saura jamais le sens réel du film, de sa part de réalité et de préparation. Le film de Greenaway joue, lui, de la même manière, et grâce à la mise en abyme, avec la perception du réel ; le viol n’est plus seulement évoqué : il se produit devant les yeux du spectateur (mais lequel ?). Dans le film de Block, des questions demeurent. S’agit-il d’une séquence préparée entre l’actrice et le cinéaste ? Dans ce cas, le récit est-il authentique (l’un n’étant pas directement lié à l’autre : ils auraient pu se mettre d’accord pour raconter une expérience bien réelle) ? La séquence filmée n’est-elle que le résultat d’une improvisation dans laquelle tout serait inventé pour les besoins du film ou le fruit d’un aveu spontané et sincère (comme un appel à l’aide) ? Faut-il savoir pour comprendre ?

En matière de faux documentaires, de films d’improvisation, le spectateur (voire le critique) se sent souvent investi d’une étrange mission : picorer des informations dans le but de répondre à toutes ses questions. La suspension de jugement procure une forme d’inconfort qui doit être étouffé : certains savent forcément le « vrai ». Mais les questions de spectateurs sont-elles toutes légitimes ? L’inconfort doit-il sans cesse être combattu ? Et quand dans la vie, vous vous trouvez face à l’impossibilité de juger, sans « exégètes » pour aiguiller votre jugement, que faites-vous ? L’inconfort altère-t-il l’expérience et le sens que l’on donne à une œuvre ? Puisque l’art est essentiellement fait de malentendus, pourquoi aller courir aux nouvelles, après les vérités, et prendre le risque de dénaturer un film quand la réussite de celui-ci consiste justement dans le fait qu’il n’intègre aucune résolution capable d’étancher notre soif de vérité.

Il n’y a pas à croire : suspendre son jugement n’impose pas de méjuger les implications traumatisantes d’un crime. Si dans le réel, la formule performative « je te crois » peut s’adresser aux proches d’une victime qui se confie, face à un film, a fortiori face à un film vieux de plusieurs décennies, aucune intimité ne nous oblige à de telles précautions. L’ami, le parent, voire la simple personne à qui une victime ferait part du viol qu’elle a subi, n’est ni juge ni avocat. Il peut « croire ». Dans ce cas, le cameraman dans cette séquence est-il, lui, un paparazzi ?… Libéré de cette obligation de croire, le spectateur peut s’autoriser à questionner le vrai et mettre à l’épreuve sa capacité à suspendre son jugement (croire ou savoir si le dispositif proposé relève du mensonge de la création ou de la sincérité). Son ignorance ainsi mise en perspective avec celle du proche (ou du cameraman) qui exprime ses doutes doit lui faire prendre conscience du dilemme auquel sont confrontées les victimes quand elles font face à l’incrédulité de leur entourage ou quand elles préfèrent ne rien dire. Son privilège à lui, spectateur, il est de pouvoir éviter les maladresses et les indélicatesses. Ce confort relatif (confort du spectateur qui n’a pas à « croire », relativisé par l’inconfort de ne pas savoir si une séquence « dit le vrai ») doit le forcer à s’interroger non plus sur la réalité des faits, mais sur la manière dont lui réagirait face à un tel témoignage. Un film, littéralement, expérimental.

Pas mal pour une séquence d’un quart d’heure prise sur le vif (ou pas).

Revisionnage après des années à chercher parfois la référence de ce film indispensable (il figure d’ailleurs dans la liste de 1973). Le film a été placé à la banque des films du Congrès (The National Film Registry). Disponible ici.


No Lies, Mitchell Block 1973 | Direct Cinema Limited

Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi (2020)

Note : 1.5 sur 5.

Divertimento

Année : 2020

Réalisation : Keyvan Sheikhalishahi

Puzzle narratif pour un thriller en quasi-huis clos dans une production à la fois cosmopolite et familiale. Rien de particulièrement bien prometteur, mais il faut saluer, quand elles se présentent, les tentatives visant à réanimer en France un genre qu’on n’associe guère plus aux productions de l’hexagone depuis… Jean-Pierre Melville ? Le Trou ? Clouzot ?… Depuis… la Première Guerre mondiale et les serials… ? (On a connu quelques tentatives laborieuses au cours de ce siècle, avec les mêmes moyens, et je n’ai pas souvenir qu’aucune d’entre elles n’ait jamais été couronnée de succès. J’ai un triste souvenir de 13 Tzameti par exemple.)

Les intentions dans le sujet et l’argument pour un film au format si particulier (trente minutes) ne brillent pas pour leur originalité, mais c’est rarement, voire jamais, ce qu’on réclame à un film de ce type. Pour des raisons de coûts, on peut facilement deviner que le quasi-huis clos s’impose de soi (le tournage de nuit et le château — sauf si laissé à disposition par des amis — un peu moins), et on peut voir ça comme un exercice de style auquel tout jeune réalisateur ou scénariste devrait se plier.

À ce stade, et de ce que je peux en juger pour être loin de pouvoir prétendre être un expert en écriture de thriller, la structure en puzzle apporte du dynamisme et du mystère à un récit forcément condensé en trois fois dix minutes. Le principe permet de délivrer des informations au compte-goutte, passer d’un temps de récit à un autre, jouer de la voix off, avancer, pas à pas, pion après pion, jusqu’au basculement final qui aura vocation à vous casser les reins. Après une entrée en matière convenable (je parle de l’écriture uniquement ici ; je reviendrai plus en détail sur la mise en scène des premières secondes), le reste de l’exposition n’avance pas idéalement. Peut-être que c’est aussi une impression laissée par les autres défauts du film. Une fois qu’on entre plus avant dans le récit et que l’action se met en place, que les zones d’ombre s’éclairent (comme cela était à craindre dans ce genre d’exercice), ça se gâte. Je passe sur les incohérences éventuelles qu’un tel récit (jouant sur différents niveaux de réalité) provoque inévitablement (je mets rapidement de côté les défauts structurels et de cohérences quand mon attention est accaparée par ce qui m’est plus familier et évident), mais certains éléments du dénouement sont loin d’être convaincants. Premier twist : « c’était pour ton anniversaire ! » (pourquoi pas, ça vaut « ce n’était qu’un rêve », mais soit), suivi du second : « je me venge et je fais tout exploser ! ». Le double twist, c’est comme les biscottes qu’on tartine de beurre des deux côtés. Si tu tiens bien la tranche : bon courage, et assume le cholestérol. Mais au moindre écart, tu es dans la sauce. Et pour le coup, une incohérence est difficile à avaler, quel que soit le niveau de réalité qui rentre en jeu : non, on ne peut pas en deux minutes exploser tout un château en ouvrant… le gaz. À moins d’avoir une arrivée de gazoduc en guise de gazinière dans sa cuisine. Et encore.

Passons les incohérences, c’est le genre de détails qui sont susceptibles d’être gommés quand on s’entoure de scénaristes ou de relecteurs, si toutefois, on met les moyens pour ce faire, et si on accepte surtout de déléguer, de recevoir des critiques et faire siennes les propositions des autres. Ce n’est, par définition, pas une priorité dans une boîte de production familiale et indépendante. Quels que soient les moyens dont on dispose au départ, savoir et vouloir s’entourer de professionnels plus compétents que soi, réfréner ses envies de faire plaisir à son entourage n’est sans doute pas donné à tout le monde. Même l’indépendance a un prix. On peut même supposer qu’elle a un coût, car les investissements de départ ne seront alors jamais rentabilisés. On peut supposer ici que la réussite est ainsi la combinaison de cinq facteurs : la volonté, l’asset (les fonds propres), le talent ou le savoir-faire, l’exigence et la chance (souvent « conditionnée » par l’épaisseur du carnet d’adresses). La majorité des productions indépendantes ne remplissent pas plus d’un de ces critères.

Restons sur le savoir-faire : ce qui saute aux yeux dès les premières secondes du film, c’est son manque de maîtrise sur le plan de la mise en place et de la direction d’acteurs. Le découpage technique est globalement propre (peu créatif, mais propre), mais comme c’est souvent le cas, la gestion des acteurs réduit tous les efforts de la mise en scène (avec la caméra) à pas grand-chose. Réaliser un film, ce n’est pas seulement décider du cadre, c’est ainsi contrôler ce qu’on veut y mettre à l’intérieur. Et ça me paraîtra toujours aussi cocasse de voir des réalisateurs se lancer dans le grand bain sans n’avoir jamais appris à travailler avec un acteur. C’est une chose de maîtriser l’emplacement de la caméra, décider quand et quel type de musique d’ambiance adopter, c’en est une autre de savoir choisir, diriger, corriger des acteurs, et éventuellement, amender ses propres idées en fonction de ce que proposent les acteurs, les circonstances, en fonction de leurs possibilités ou, plus souvent encore, en fonction des fausses bonnes idées qu’on identifie au fil d’un tournage, ou les bonnes qui seront trop difficiles à mettre au point sur un plateau (ajustement de la distance, de la lumière, du rythme, du positionnement des acteurs entre eux, etc.). Au bout d’un troisième court, on devrait avoir appris de ses expériences passées. Sauf si comme souvent, on n’a que des retours positifs de la part d’un public déjà acquis à son talent ou si on pense que courir les festivals donne un quelconque gage sur la qualité d’un film. Il en va de même des films et des « hyperdocteurs » : multiplier les apparitions à des festivals sans jamais décoller comme d’autres multiplient les « doctorats » sans jamais rien publier, ce serait plutôt indicateur qu’il y a anguille sous roche.

Voici comment débute donc le film : plan fixe sur le sol dans un intérieur, bruits de pas jusqu’à présent hors-champ, voix off traînante d’un personnage qui parle du passé (code bienvenu évoquant le film noir), jeux sonores, puis la caméra s’élève. Une femme apparaît à l’écran. Et là, tout s’écroule. On devine un plan en vue subjective (confusion, à mon sens, plutôt malhabile parce qu’on peut être amené à penser que la vue, comme la voix off, est celle du personnage principal) : la femme file droit sur la caméra. Problème : quelque chose cloche dans sa démarche, dans sa présence, dans son mouvement. Ce n’est pas seulement que sa démarche paraît trop peu naturelle, c’est surtout qu’on sent que c’est précisément ce qu’on lui demande. Marcher à un certain rythme. Et que ça ne lui est pas naturel. On devine l’intention : marcher lentement, ça participe à l’ambiance générale.

Ça peut aussi la casser net.

Ce qu’on espère se matérialiser à l’écran en l’imaginant et en en écrivant la description précise dans un scénario, si ça ne marche pas lors du tournage, c’est fichu. Surtout si on ne s’y est pas préparé.

En l’occurrence, dans ce genre de situation, je dirai que neuf fois sur dix, c’est une question de choix d’acteur et de direction. Les mauvais acteurs… ne savent pas marcher quand on leur demande de marcher. On le comprend en assistant à un premier cours de théâtre : aller d’un point A à un point B sur un plateau ou une scène, cela n’a rien d’évident. Il y a des acteurs plus habiles que d’autres qui vont comprendre les intentions à ce moment de leur personnage. D’autres auront besoin qu’on les conditionne, qu’on essaie dix fois, en adoptant tel ou tel subterfuge pour tirer d’une manière ou d’une autre ce qu’on attend d’eux… Et puis, il y en a d’autres qui, mal guidés, perdus, n’arriveront à rien, ne serait-ce qu’avancer vers une caméra. D’autant plus qu’un acteur a besoin d’un cadre, d’un contexte : une femme qui marche vers un homme et lui tourne autour, ce n’est pas une situation. Si c’est une forme de danse, il faut alors insister.

Et puis, une fois sur dix, c’est plus qu’une simple question de direction d’acteurs. Disons que le cadre est posé, on sait dans quelle ambiance on veut que le spectateur se trouve dans les premières secondes du film, on a la chance d’avoir les meilleurs acteurs du monde, on lui demande d’agir, en apparence, de manière anodine, mais qui ne l’est pas (marcher), et là, patatras, ça ne marche toujours pas (supposition). Pourquoi ? Parce qu’on montre rarement les acteurs en pied. C’est une des premières astuces qu’on a inventées pour éviter d’avoir l’impression d’être au théâtre au cinéma. On montre les acteurs en pied quand ils évoluent en plan général et quand ils sont en mouvement en dehors de l’axe de la caméra, mais quand ils « passent à l’action » et que le plan cesse d’être purement illustratif, on préfère passer alors, au minimum, au plan américain. On coupe les pieds, et avec ça, les maladresses des acteurs. Le cinéma avait une de ses premières astuces qui fera illusion et amassera les foules dans les salles. (Bien sûr, on trouvera toujours des exceptions comme dans les films de Rohmer pour trouver des contre-exemples.)

« Ah, oui, mais, je veux jouer sur les pas ! C’est le sens de mon introduction ! »

On les entend les pas. Pas la peine de la voir si longtemps marcher vers la caméra si l’actrice n’est pas à l’aise et si le rendu est si peu cinématographique. L’image ne fera qu’écho avec la piste sonore. Le cinéma est parcimonieux : le spectateur n’apprécie guère qu’on lui répète une information (mes lecteurs adorent). Insister ? Pourquoi ne pas le faire autrement ? On entend les pas, on voit la femme arriver, s’avancer vers la caméra, et très vite on propose un autre angle, plus rapproché. Les gros plans, voire les inserts (et on ne peut pas dire qu’un insert sur des pieds qui marchent n’appartient pas au code du genre), c’est restrictif : montrer une chose, c’est souvent cacher le reste. La puissance du hors-champ. Fond sonore + image, plein pied, d’une femme, plein cadre, qui avance vers la caméra ? Trop d’informations qui se répètent trop longtemps, trop d’informations anodines. Alors, si en plus, l’actrice donne l’impression d’enfiler pour la première fois de sa vie des chaussures à talon… (À la limite, plein pied, il aurait fallu tenter un flou, autre chose qu’une vue subjective ou apparentée, multiplier les gros plans et choisir au montage ceux qui, combinés, marchent le mieux. Se donner la possibilité de faire des erreurs, revoir sa copie, ce n’est pas la même facture… Mais c’est malheureusement sur ces détails que se joue tout le reste.)

On comprend ensuite dès le plan suivant (même situation, on sort de la vue subjective et la femme tourne autour d’un homme, on ne sait pas bien pourquoi) que ce genre de manque de maîtrise se retrouvera pendant tout le film. On se rapproche des acteurs (on ne voit plus les pieds !), mais l’homme esquisse un geste vers la femme qui s’éloigne. Une nouvelle fois, rien de naturel dans ce geste. Vu que c’est une sorte de danse, rien n’oblige à forcer le réalisme, le naturel, la spontanéité, mais dans ce cas, si on joue sur le caractère mystérieux, comme une sorte de parade mortuaire ou comme des souvenirs épars qui s’agitent dans la tête du narrateur, ça se dirige, ça s’accentue, et malgré le fond sonore, malgré la voix off, il me semble difficile de faire l’économie, soit de plans plus rapprochés habilement intégrés à la situation au montage, soit d’un ou deux plans jouant beaucoup plus sur la lenteur ou la difficulté d’appréhender les motifs agissant dans le cadre (l’information majeure est donnée en voix off, tout le reste n’est qu’illustration). Dans tous les cas, quand un acteur intègre à son jeu un geste censé être spontané et qui ne l’est pas (peut-être pensé par le réalisateur, c’est souvent le cas quand un mauvais acteur manque d’aisance), soit on refait une prise, soit on propose autre chose (en l’occurrence ici, il n’y avait pas grand-chose à faire).

Tout le reste est du même niveau. Les acteurs sont loin d’être au point, mais ils ne sont pas forcément bien aidés non plus par la mise en place ou les éventuelles indications de celui qui est aux manettes. Autre signe d’un manque de maîtrise globale au rayon de la direction d’acteurs (récurrent dans les films de genre) : le ton sur ton. Un acteur, c’est bête et docile. Le plus souvent, il comprend des intentions des personnages et de la situation à travers les lignes de dialogues qu’on lui donne. Résultat : tout est joué au premier degré et toutes les expressions faciales s’alignent sur ce que le personnage exprime à travers les mots au moment où il les dit. Même principe qu’avec les bruits de pas : on les entend déjà, il est inutile de perdre son temps à nous les montrer. Ou, au contraire, on insiste. Parce que c’est un point qui mérite d’être mis en avant. Réaliser, jouer, c’est faire des choix. Et un acteur qui exprime deux fois la même chose, c’est un acteur qui fait le choix de la médiocrité. Il ne choisit pas, il balance. Certains acteurs médiocres peuvent s’en sortir et faire illusion à l’écran : quand ils sont bien dirigés. Mais un directeur d’acteurs peut difficilement faire illusion (avec un bon casting, peut-être) : c’est à lui de savoir quoi dire à un acteur pour qu’il n’en rajoute pas, d’identifier les moments où l’acteur ne comprend pas ce qu’il fait, se trompe ou quand les indications qu’on lui donne ne mènent nulle part et nécessitent qu’on revoie l’angle sous lequel on voulait d’abord montrer la situation pour en trouver une approche, parfois après plusieurs essais, qui soit enfin convaincante.

Je suis un spectateur difficile, comme d’habitude. Mais très vite, on repère les petits défauts qui illustrent d’un manque de maîtrise. Le jeune réalisateur peut manifestement compter sur sa famille qui possède un restaurant en plein Paris. C’est une bonne chose. Comme aux belles heures du cinéma d’avant-garde où la bourgeoisie (pour ne pas dire « l’aristocratie ») jouait les mécènes dans le cinéma français. Les familles des beaux quartiers auront toujours mon soutien de spectateur sans-le-sou si elles préfèrent monter des boîtes de production de cinéma indépendant et si tous les passionnés de la famille, éventuellement les amis, en profitent pour assouvir une passion. C’est une situation bien plus préférable (et a priori rare) que celles où il suffit « d’en être » à des familles déjà installées dans le milieu pour se voir ouvrir toutes les portes (sauf peut-être celles… des cinémas). On est peut-être loin des ambitions de l’avant-garde, mais adopter un type de film qui ne fait pas recette en France (le thriller), c’est déjà une belle ambition. Surtout que choisir une distribution cosmopolite parlant invariablement anglais dans un château français comme dans un monde parallèle, voilà qui pourrait bien faire écho un siècle plus tard aux velléités surréalistes de leurs aînés… Ma foi, why not ?


Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi 2020 | Amitice


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In a Heartbeat (2017)

Pontage coronarien

In a Heartbeat Année : 2017

Réalisation :

Beth David et Esteban Bravo

2/10  
 

Petite leçon sur l’art par Douglas Sirk (celui dont les mélodrames acidulés se passaient de petits cœurs animés et des caricatures antipathiques) :

 

Raconter une histoire, ce n’est pas faire de la politique. Exemple parfait donc en quatre minutes de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’art (en matière publicitaire, c’est parfait). In a Heartbeat, c’est encore l’illustration de ce qu’est la pollution dans « l’art » du politiquement correct,

L’art n’est pas un prospectus publicitaire. Il se montrera peut-être efficace en termes de propagande pour prêcher des convaincus, se donner bonne conscience une fois que la guerre sera finie ou sur le point de l’être, comme d’autres changent de camp à la fin des guerres pour être toujours du côté des vainqueurs. Parce qu’on ne défend pas (réellement) une cause (qu’elle nous soit personnelle ou qu’on croit juste, peu importe) en prenant l’art comme moyen de lutte idéologique.

Certains films de propagande sont amusants à voir cinquante ans après, on rira peut-être de celui-là, un jour. En attendant, c’est du terrorisme, de la dictature, pro-LGBT, comme il y a des terroristes de la bonne conscience gauchiste, antiraciste, féministe, végétaliste. Qu’importe la cause. Aucune cause n’est juste quand on choisit l’art comme étendard. “Nous” et “eux”, les “bons”, et les “méchants”. Si « tu n’es pas avec nous, tu es fasciste, intolérant, or whatever ». Ben non, comme dirait Douglas Sirk, il faut faire confiance à l’intelligence et à l’imagination du spectateur, pas se faire le reflet de la bonne conscience d’une époque. Une œuvre d’art questionne, pose parfois certains constats mais jamais n’y répond, met en lumière les contradictions des discours, la difficulté de tenir une idéologie, bref, met sous le feu des projecteurs tous nos petits travers, les dilemmes de nos basses existences, nos nécessaires imperfections, avec parfois des morales qui s’imposent pour chaque spectateur mais que jamais l’œuvre ou son auteur n’auront cherché à imposer, sinon en lui faisant croire.

Seules la propagande et la publicité brossent le spectateur dans le sens du poil, définissent des archétypes manichéens pour nous plonger dans un monde simplifié, rassurant, où nous n’aurions plus à réfléchir, à forcer notre intelligence.

Le meilleur film sur l’homosexualité ne peut être qu’un film avec des homosexuels, sans tenir de discours, sans forcer de morale. Un bon film, quand sa conclusion et sa morale paraissent évidentes, ne sert, là, que des lieux communs, mais les seuls dont l’humanité et le spectateur aient finalement besoin depuis la nuit des temps : c’est compliqué, mais il faut être tolérant, s’aimer, ne pas succomber à la facilité, etc. Et on fait tout le contraire dans ce film. Le sujet est montré de manière niaise, montre de gentils homos contre de méchants intolérants, et la facilité, c’est précisément tomber dans ce piège de l’amour idyllique contre lequel tout, et tous, s’oppose. On prend le spectateur par la main, on lui dit « nous », et on montre du doigt « eux », ceux qui ne pensent pas « comme nous ». Il n’y a aucune différence avec la haine de l’autre parce qu’il est homo, juif, petit, gros ou laid : la question est de toujours voir les choses de manière binaire et de montrer du doigt des coupables, des individus différents, des méchants.

Un film vulgaire, niais, abêtissant, faux-cul, gonflé comme un foc : le vent pile poil dans le dos et en avant toute. Pire que tout, il est inefficace comme une pub de la sécurité routière et sert ceux qui les commanditent, pas ceux qu’il est supposé défendre.

Deux films au hasard, parmi tant d’autres, à préférer à ces quatre minutes d’intolérance correcte : La Rumeur et Thé et Sympathie.

À lire également : la notion de « message invisible » dans Family Life (ainsi que son contre-exemple, au rayon « message visible et mal compris » dans Tueurs nés).


In a Heartbeat, Beth David et Esteban Bravo 2017 | DreamWorks, Imagine Entertainment, Ringling College of Art and Design


Da Vinci, Yuri Ancarani (2012)

Da Vinci

Da Vinci da-vinci-2012-yuri-ancarani Année : 2012

Réalisation :

Yuri Ancarani

9/10  

Da Vinci est un documentaire qu’on pourrait qualifier de science-vision puisqu’il utilise des effets sonores et de montage propres au cinéma SF pour illustrer le déroulement d’une opération chirurgicale assistée par l’une de ces machines bien réelles « Da Vinci ».

Récit et mise en scène démontrent une maîtrise technique assez rare (cadrages, montage) et une certaine audace qui touche au génie. Une chorégraphie contemplative pleine de références (Alien, Robocop, Solaris, 2001, THX).

Autre court-métrage de Yuri Ancarani à voir Piattaformaluna, avec le même talent du montage, du mixage, des effets, et des ambiances.

Je meurs d’envie de voir ce que pourrait donner ce réalisateur avec une histoire sur la longueur et en se frottant aux acteurs.


Da Vinci, Yuri Ancarani 2012 | Museo Marino Marini 


Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

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Hotline London (2014)

Hotline London (2014)

On peut commencer par les points positifs. La photo et les moyens investis. C’est bête à dire mais on sent qu’au moins techniquement les efforts ont été faits pour proposer quelque chose de professionnel (même à l’échelle du court). On n’est pas dans un projet d’étude ou un film réalisé « sur le pouce » (« tiens, on se fait un voyage à Noirmoutier ? »), et ça se sent, et se voit, principalement à la qualité de l’image, mais aussi aux accessoires, et au décor (ce qui au pluriel devient à mon avis plus sujet à commentaires : « les décors »). Allez à Londres (à moins d’y être déjà), faire appel à des techniciens et acteurs locaux, c’est une initiative et une expérience qui est déjà le signe d’une audace qui n’est pas donnée à tout le monde…

J’en viens aux quelques points qui ont soulevé mon attention ou qui m’ont laissé circonspect.

À lire la présentation, le film fait référence à un jeu vidéo. Ça expliquerait sans doute de nombreux choix mais c’est aussi probablement le principal défaut du film. La référence, il faut pouvoir s’en détacher pour que le film puisse s’adresser à tous. Si certains éléments propres aux jeux vidéo peuvent être réutilisés dans un film, si trop de ces éléments apparaissent à l’écran, ce n’est plus du cinéma. On voit par exemple le parti pris de ne pas utiliser de dialogues, ou de prise de son (en dehors de la fin), semble aller dans le sens d’un univers gamer, et ce vers quoi la musique permanente semble aussi aller. Je pense que ça aurait pu marcher si le rythme du film était d’un bout à l’autre haletant (c’est peut-être ce qui a voulu être fait d’ailleurs). Or le film semble être pris par une volonté de créer une ligne “dramatique” en forme de fuite, ou de ligne droite, si commune aux jeux, avec peu d’ellipses, et un récit qui suit un seul personnage de bout en bout. Il y a 3 m 30 d’intro par exemple où on joue des ellipses mais ça ne fonctionne pas dans le rythme, la direction d’acteur et le montage, et quand on arrive dans le vif du sujet, dans l’immeuble, là où ça devrait pouvoir s’enchaîner rapidement ça patine. Le film fait douze minutes mais il aurait gagné à en faire deux fois moins et aussi, paradoxalement à avoir plus de plans.

D’abord sur l’intro, si sur le papier on comprend qu’une scène, puis une autre, évoque et fasse comprendre au spectateur de quoi il est question, certains plans ne me semblent pas nécessaires, et très souvent, au niveau du montage, tu te retrouves avec des « images arrêtées », une espèce de vide où une fois l’information donnée, il ne se passe plus rien. Il y a une difficulté à produire de la lenteur évocatrice sans tomber dans le vide et le « heu, il se passe quoi là, pourquoi il ne coupe pas ? ». Ça tient parfois purement au montage, à l’idée véhiculée dans le plan (certaines actions peuvent s’étirer d’autres une fois montrées doivent pouvoir s’effacer rapidement au profit d’une autre), à la liaison sonore qui n’est pas assurée par la musique, ou d’autres fois, comme ça arrive très souvent plus tard, à la direction d’acteurs (en gros l’acteur ne sait pas bien ce qui se passe, ce qu’il doit faire, et il « fait ce qu’on lui dit de faire » sans entrer dans une logique d’ensemble, sans créer une situation, en cassant toute possibilité d’intensité ou d’ambiance avec des gesticulations ou au contraire un « stop c’est ma place, je bouge plus, j’attends le cut »).

Dans l’immeuble, on retrouve le même problème de rythme et une utilisation de la musique qui à mon sens ne colle pas. On sent à partir de l’ascenseur, la volonté de créer une ambiance, une attente, mais la tension ne naît jamais à cause d’un manque de rythme. Le rythme, ce n’est pas la rapidité, c’est l’alternance des tempos et la capacité de ralentir ou accélérer quand il le faut ; être dans un entre-deux hésitant est à la fois pratique parce qu’on a jamais à décider du tempo, mais c’est aussi se cacher et ne rien montrer. Le rythme permet de faire des choix qui sont censés orienter le spectateur vers une compréhension de la situation, et lui faciliter son immersion dans l’histoire, approfondir en quelque sorte l’impression de vraisemblance (« on y est »). Le passage dans le couloir par exemple est trop découpé pour le montage et pas assez pour les acteurs et la continuité de la scène : une scène qui ne marche pas jouée par des acteurs dans la continuité ne marchera pas au montage (à moins de disposer d’un matériel — nombre de plans — assez important, mais même là je doute du résultat). Si la musique a changé ici, et si on peut penser qu’on commence une musique « d’ascenseur » rapide, rappelant celles des jeux, il me semble qu’elle va à contresens de l’idée de la situation. L’idée du contrepoint pourrait marcher mais étant donné qu’avec le découpage et la direction d’acteurs ça cloche déjà, la musique ne fait qu’appauvrir encore la vraisemblance et l’immersion.

Dans les scènes qui suivent, on retrouve là encore les mêmes défauts. Si le personnage principal peut aller lentement « à sa tâche », le rythme pourrait être plus rapide. Les temps où il ne se passe pas grand-chose ne sont pas interdits, c’est même mieux pour construire une ambiance, faire apparaître une situation, mais là encore, on ne s’en sert pas pour ça et les acteurs se retrouvent à ne pas savoir bien quoi faire (surtout les personnages secondaires). On le voit notamment avec les brutes dans la chambre avec une fille : ils attendent, comme dans un jeu vidéo. La référence pourrait être amusante sauf qu’utiliser les défauts des jeux vidéo dans un film ça paraît un peu grossier. Pour donner l’impression au spectateur qu’il entre réellement dans un immeuble avec des filles séquestrées, il doit pouvoir voir ces brutes en train de vaquer à leurs tâches habituelles. Si certaines doivent pouvoir « faire le guet », ils doivent faire le guet. Ce n’est pas ne rien faire, ou attendre. D’autres, il faut pouvoir leur faire faire quelque chose, leur préparer des accessoires, leur dire quoi en faire, bref, leur inventer une situation ; parce que si certains acteurs sont assez habiles pour comprendre la situation ou proposer d’eux-mêmes quelque chose pour ne pas avoir l’air « d’attendre que ça passe », la plupart des acteurs sans indications seront perdus et se contenteront de faire ce qu’on leur dit (« tu restes là et tu attends »). La première fille par exemple a une réaction typique d’actrice un peu laissée à elle-même, qui voudrait bien proposer quelque chose mais n’ose pas, qui attend le cut, qui ne sait pas… Et du coup, quand tu vois ça au montage, il faut être capable de couper le plan plus tôt (la réaction « une fois que c’est fini » de la fille, ça peut être utile, en un plan, une seconde, c’est inutile de s’attarder une fois qu’on a compris, surtout pour une “info” si peu essentielle »). Il paraît aussi très étrange, qu’on ait des bruitages, mais que les acteurs restent aussi muets. On peut difficilement jouer la panique (ce que les filles jouent) tout en s’interdisant de pousser des petits cris, lâcher des mots, des interjections, etc. Là encore, je veux bien que ce soit comme ça dans un jeu, mais c’est encore un défaut des jeux vidéo qu’il est inutile de recopier (surtout parce que ça passe pour une absence de direction d’acteurs).

Je continue sur le rythme en prenant un exemple. Quand le “lapin” file une veste (ou je sais plus très bien quoi) à la seconde fille, qui était shootée, non seulement la musique empêche toujours de pouvoir changer de tempo et profiter d’un ralentissement avant de repartir sur une autre scène de massacre, mais les acteurs sont mal à l’aise. On sent que leur a été demandé (ils en donnent l’impression en tout cas) de jouer lentement, seulement on ne peut jouer lentement que quand on y colle une tension. La tension ici ne passe pas pour x raison, peut-être parce que l’idée de faire passer ça à travers un accessoire n’est pas bonne, peut-être parce que les gestes ne sont pas assez naturels, ou peut-être l’actrice peine à jouer à la fois la peur (c’est presque aussi dur à jouer que de jouer les « larmes après les larmes », c’est-à-dire de montrer qu’on a « pleuré » ou ici « eu peur » et que la tension redescend). Peut-être aurait-il fallu lui conseiller d’insister sur l’interrogation, l’incrédulité, la méfiance, parce que ce qu’elle propose là ne colle pas à la situation attendue (on peut penser aussi que le réalisateur s’est fait une idée d’un prémontage trop précis, avant de voir si les acteurs étaient capables de proposer de retranscrire la situation dans sa continuité ; le faire à la Hitchcock, prévoir tout à l’avance, c’est une assurance pour le réalisateur, parce qu’il sait déjà ce qu’il va faire, mais parfois, ça ne colle juste pas, et il faut s’adapter et en revenir à la base : la situation). Quand le “lapin” va ensuite vers l’arme, le jeu de changement de “point” est intéressant mais là encore l’acteur n’y est pas (il récite scolairement ce qu’il sait ce que le directeur attend de lui mais son rythme n’est pas naturel, en tout cas pas légitimé par un état d’esprit, et il traduit mal l’évolution des objectifs du personnage — tout ça avec le corps et les mains oui… un acteur avant tout chose, apprend à marcher, c’est dire).

Le plan suivant avec le type qui “rampe” dans le couloir ne marche pas. Si l’angle et la photo sont bien trouvés, l’acteur n’y est toujours pas. Ce qui n’est d’ailleurs pas forcément de sa faute. Si on prévoit une caméra trop proche par exemple et qu’on lui demande de ramper tout en restant sur place parce qu’on n’a pas de recul, c’est un peu normal qu’il se trouve un peu empoté et soit incapable de retranscrire quelque chose. Soit il rampe, blessé, et est capable d’aller plus vite, soit il rampe agonisant et il peut « faire du surplace » mais dans ce cas il n’aurait pas la présence d’esprit « ou les reins » pour se retourner pour voir Monsieur Lapin arriver pour l’achever. La fin du plan quand il part dans la profondeur aurait peut-être pu nécessiter un autre plan parce que ça raconte autre chose. Tu aurais pu rester dans le même plan si l’acteur avait eu quelque chose à montrer entre-temps, or là il va directement à la place indiquée (« hop, c’est ma marque ») et il attend. Question de rythme et d’objectif, toujours. Parce qu’on sent l’idée de ralentir avant de replonger dans une autre scène mais l’accent n’est pas assez visible (on pourrait même se demander si le plan est nécessaire ou si le lapin n’aurait pas eu intérêt à arriver de derrière, face au type qui rampe, aller vers l’autre pièce, se retourner, le buter, repartir… tout ça presque dans un même mouvement). Et si le plan est joli comme ça, caméra au sol et en légère contre-plongée, ça ne s’impose pas (on aurait sans doute gagné à reculer la caméra si c’était possible, garder l’angle, repousser un peu l’acteur vers le fond pour éviter le plan rapproché, et faire entrer le lapin donc de derrière).

Je passe la dernière séquence de baston, elle possède en gros les mêmes défauts à mon sens que les précédentes. Tu as peut-être encore une fois là voulu changer de rythme, mais ce n’est pas très clair et la situation est assez mal rendue.

Globalement, je pense qu’il y a un souci au niveau du matériel, du nombre de plans, à disposer en vue du montage. Quel que soit le rythme qu’on ait voulu imprégner au film, il y a des passages violents qui réclament le plus souvent un grand nombre d’inserts, de plans de coupe, de plans rapides. Il y a sans doute des impératifs financiers, mais il faut pouvoir dans un film de genre (puisque c’est ce que c’est) disposer d’assez de matériel, surtout si on n’est pas encore à l’aise avec la direction d’acteurs (ou si eux sont un peu perdus). Le montage pourra alors peut-être pallier les difficultés à créer une situation et une ambiance, mais c’est bien d’avoir les deux…

Le plan du crachat est inutile, en tout cas montré comme ça (direction encore trop hiératique et ça semble un peu anecdotique). Le plan final clôture bien le tout, mais il y a encore quelque chose qui cloche, toujours un acteur mal à l’aise et si on est dans un apaisement, là encore, la musique me semble mal traduire ce virage narratif.

Je reviens sur « les décors ». Disposer d’une bonne diversité de lieux pour filmer c’est bien, ça apporte de la densité (qu’il aurait fallu donc mettre au profit avec plus de plans et une meilleure concision), mais la difficulté est de les remplir avec un peu de vie. Même un immeuble (ou un étage) totalement occupé par des criminels, il faut pouvoir y insuffler de la vie, à travers des accessoires, des figurants, tout ce qui pourra aider à se représenter au mieux un espace réel, cohérent. Le jeu des ellipses par exemple, ça peut permettre parfois de couper ce qui n’est pas utile, mais ça peut aussi aller à la facilité et s’interdire des fragments de “vie”, le plus souvent en arrière-plan, capables de créer un espace vraisemblable : on ne voit rien du rez-de-chaussée ni des autres étages : est-ce que tout l’immeuble est occupé par les méchants (comme c’est fréquent dans les jeux vidéo et pas très crédible) ? On ne peut pas faire toujours l’économie de ces questions : par exemple, comment le type arrive sur le toit ? Même si on était au dernier étage, il manque peut-être un plan pour faire le lien. Le côté trop décomposé paraît un peu trop commode pour s’éviter de montrer ce qui est pénible à montrer mais qui pourtant aide le spectateur à rentrer, à croire, à ce qu’il voit. L’art du hors-champ en quelque sorte.


Thriller, Michael Jackson (1982)

Le Poltergeist des waters

Thriller, Michael Jackson (1982)
 

Le plus important pour moi quand j’écoute de la musique, c’est le rythme. Il faut que je bouge mon petit cul ou que je remue la tête quand le corps est appelé à d’autres occupations. À l’école, on disait que je devais être sourd pour n’écouter que les chanteurs aveugles comme Ray Charles ou Stevie Wonder. T’as le rythme ou tu l’as pas. Aussi, quand on passe son enfance à l’hôpital ou sur le pot, on se moule des goûts de chiottes. Pourquoi devrais-je donc avoir honte d’aimer Tommy Faragher et son diurétique Look Out For Number One * quand il m’a comme libéré et maintenu en vie en 1983 ? Et pourquoi devrais-je renier celui qui m’a le premier fait lever de mon pot une fois ma mission achevée, après un si long thriller ? Dragées Fuca, c’était de la merde, les poires, c’était pour les pommes, ET (sorti en 82) et son étron magique ne me faisait déjà plus d’effet, non, il me fallait trouver autre chose. Et là, se pose une question tout existentielle pour un blondinet autiste du cul (qui ne voulait rien voir entrer ni sortir de son corps étranger) : Thriller fera-t-il longtemps de la résistance ? Eh ben, oui, depuis 1983, année où se sont cristallisées toutes les diarrhées symphoniques de mes passions musicales, Thriller reste premier, Tommy Faragher n’a qu’a bien se tenir (mais il frétille toujours avec son t-shirt jaune au cas où).

*

J’écoute rarement Thriller, remarque. Plutôt les Jacksons Five. Ce n’est pas moi qui commande, mais ma chère et tendre clé USB.

Thriller donc, c’est la révolution, pas forcément qu’en bien d’ailleurs. L’album est lancé comme un blockbuster. Michael Jackson est déjà une immense star depuis une dizaine d’années, et il produit ici un de ces machins rares où un artiste arrive à élever encore son niveau alors qu’il était au top. Un peu comme quand les enfants stars arrivent à s’affirmer une fois adultes : Fred Astaire, qu’il adulait, avait eu la même trajectoire, et c’est plutôt rare. Jackson avait une sorte de génie qui s’était révélé évident dès ses premières apparitions. Un touche-à-tout qui pouvait s’exprimer dans tous les aspects de la scène et en faire un événement, un blockbuster (comme Le Parrain et Jaws, qui, dans la décennie précédente n’avaient pas déçu quand on a voulu en faire des bombes commerciales).

Thriller, le clip, est à lui seul déjà un événement. Réalisé par John Landis, (qui venait de faire Le Loup-garou de Londres), le clip est aussi et surtout le début de la révolution MTV. Mais pour ma part, il s’agit d’un de mes plus anciens souvenirs. Et pour cause, comme je l’ai expliqué plus haut. Il a fallu une danse des zombies les tripes à l’air pour me faire la leçon et me faire prendre conscience de mon corps. À cinq ou six ans, chez des amis de mes parents, un soir, le clip passe à la TV et je reste scotché et fasciné par ce que je vois, debout à trois mètres de l’écran, façon Poltergeist (c’est l’époque, 1982). Je n’ai même pas eu à me dire que j’aimais Michael Jackson, il s’est imposé à moi, comme un monstre sacré, un totem, un dieu, une évidence. La poire magique. Je crois avoir eu deux idoles, enfant, Bruce Lee et Michael Jackson. Les deux purgeaient à leur manière les affaires courantes. J’ai voulu marier les deux dans une vaine tentative de créer une danse faite de coups de pied retournés et de postures ridicules, mais ça n’a pas marché. 1982-83, toujours, désolé, j’ai été nourri à ces années, et Tom Cruise (qui me ressemble en tout point sauf pour le génie — il ne peut pas tout avoir), n’était pas le seul à se la raconter dans Risky Business. Il y a des phénomènes étranges…, faites gaffe à ce que vos enfants écoutent ou voient à cinq ou six ans, ça s’imprègne durablement dans nos petits cerveaux. (J’ai dit que mon film préféré c’était Blade Runner ? 1982)

Mais Thriller, ce n’est pas qu’un clip (ou les clips), c’est aussi l’événement d’un moonwalk ressorti des placards pour en faire un gimmick, un lazzi, qui sera la marque Michael Jackson. Le mouvement existe depuis les années 30, mais puisqu’il n’a jamais été exécuté avec une telle épure, une telle perfection, l’effet est immédiat. Il faut se rappeler où et quand il a été exécuté pour la première fois. Durant un gala de la Motown, avec un public de connaisseurs. Rares dans la salle sont ceux sans doute qui connaissent le pas magique, et pour cause, il n’a pas été reproduit depuis des années. Le génie de Jackson, il est autant d’être capable d’exécuter à la perfection un tel mouvement, de se l’approprier, que de savoir faire confiance à des pros qui eux connaissaient le pas et l’ont retravaillé avec lui (sur le plan musical, il ne fait pas autre chose avec Quincy Jones à la production). Le petit Michael, quand il dansait au tout début, il singeait beaucoup James Brown. Ça remue, ce n’est pas un numéro structuré comme on l’entendait à Broadway ou ailleurs dans les années 20-30. Michael Jackson et donc Thriller, c’est ça, l’ambition, et la réussite, d’un art total. À la fois une performance du chant, de la composition, mais aussi de la danse. Pour en mettre plein la vue à ce public de connaisseurs, il fallait sortir un véritable numéro sorti de nulle part, qui tenait un peu aussi de la performance de magicien et d’archéologue. Il n’invente rien : il pille ce qui a disparu depuis des décennies, les meilleurs, pour réadapter la chose à sa sauce. Et ce jour-là donc, il y a quelque chose qui se passe et qui crée la légende Michael Jackson. Quand il exécute sur scène et devant les caméras Billie Jean le public est déjà aux anges. Avant le moonwalk, c’est déjà l’hommage et le “travestissement” des danses héritées de Broadway des années 20, avec une routine tout à fait particulière, unique, personnelle, une rigueur infaillible, des footworks, des gimmicks qui « prennent des poses », et tout ça qui donne à voir. Une performance. Rien de neuf là-dedans, il n’a cessé depuis son adolescence à aller de plus en plus vers ça. Et puis enfin, bien sûr, le climax. Même si Michael est moins concerné par le public que d’habitude, sans doute concentré sur ses pas et ses postures (et peut-être aussi par l’émotion propre qu’il veut donner à son interprétation), même si le playback enlève un peu de spontanéité (ça rajoute en fait au côté robotique de son numéro, qui tient donc à la fois de la danse de Broadway, du mime ou du théâtre), eh bien quand “il” s’arrête de chanter, que la musique s’attarde un peu, c’est là qu’il se lance, relève presque sa queue-de-pie et… recule comme quand une bonne poire vous aide à mieux glisser, avec classe et désinvolture, sur les peaux de bananes. L’art suppositoire, la giclée dans ta poire. Mais aussi le roi. Le roi Arthur face à la cour qui prouve sa vaillance en s’appropriant la légendaire Excalibur : la voilà l’évidence des dieux. L’épreuve de maturité est réussie : la preuve que les chevaliers attendaient pour faire de Michael le King of Pop. À ce moment-là, il n’y a plus de compétition entre les pros, tous adoubent le roi en hurlant. Si dans les années 60 les gamines jetaient leur culotte aux Beatles, le roi fait la même chose (ou presque) devant un public de pros.

Évidemment, je n’ai pas vu les images à l’époque, mais les mômes semblent capter comme personne l’air du temps, et comme pour thriller, j’ai l’impression d’être né avec ça :

https://www.youtube.com/watch ? v=d17ggav1Lto

On trouve sur Youtube des danseurs ayant inspiré Jackson ; certains pratiquaient des proto-moonwalks. Parmi ces influences, il y avait avec Fred Astaire, sans doute la meilleure danseuse de la première moitié du siècle, Eleanor Powell. Remarquez les poses de ce numéro tiré de Broadway Melody of 1938 :
https://www.youtube.com/watch ? v=Xn0-l69kzC8

À noter aussi que le tour de magie de Smooth criminal (Bad cette fois), le penché à 45° (qui est bien un tour de magie) est tiré de la version de 1940 (celle qui réunissait Fred Astaire et Eleanor Powell) :
https://youtu.be/uaIyxjnsfXY ? t=5 s

Pas qu’un album donc. Une révolution, un backwalk vers les plus belles heures de Broadway.


Coda, Ewa Brykalska (2012)

À coder

Photo et décors au point. Idée vaguement intéressante mais piètrement exécutée avec une structure un peu creuse (sur le papier, la description des différentes séquences donne sans doute à penser une évolution et un sens général, mais manque de maîtrise pour donner corps à ces idées visuellement à travers des dialogues, des objets, un rythme, un montage…).

Des acteurs qu’on ne devine pas si mauvais mais aucun sens de la direction d’acteurs : un acteur voudra toujours montrer, donner à voir, et soit la tonalité et la direction de ce qu’il propose sera en contradiction avec ce vers quoi le film tend, soit il rejouera la même partition pour montrer qu’il l’a comprise mais en fera alors dans ce cas toujours trop. Une partie du travail de direction d’acteurs est alors de lui demander d’en faire toujours moins, pour que le spectateur puisse, lui, opérer seul ce travail d’interprétation (l’acteur suggère, le metteur en scène gère…).

Résultat, une fausse lenteur : les éléments de second plan qui pourrait évoluer naturellement sont ralentis (le type qui nettoie le sol) et ceux au contraire qui devraient offrir des “poses” et des “pauses”, bref, tenir notre attention éveillée et porter notre regard pour faire ressentir l’atmosphère glauque et crépusculaire, finissent dans la gesticulation. Et la gesticulation, c’est le vide. C’est le sens qui se brouille. C’est la poésie et la tension qui meurent.

Le vide c’est bien, la pesanteur c’est mieux. L’un détourne le regard, l’autre le happe et l’interroge. Et pour maîtriser ça, pas de secret, il faut apprendre à travailler avec des acteurs, et au mieux, avoir quelque chose à raconter (deux choses qui, semble-t-il, ne sont jamais apprises dans les écoles de cinéma).

Il y a des centaines de milliers d’histoires à raconter, déjà écrites, qui pourraient tout à fait être adaptées, et donc mises en scène. Ce serait déjà très utile pour des novices de commencer par une dramaturgie en place, au lieu de se perdre avec des histoires qui n’en sont pas, et qui rendent le reste compliqué. On voudrait que des “cinéastes” soient à la fois scénaristes et metteurs en scène, ils n’apprennent finalement à être ni l’un ni l’autre et sont donc incapables de faire preuve de maîtrise dans aucun de ces deux domaines. On parle « d’auteurs » sans savoir ce que c’est, comme s’il était question juste de faire, ou d’être, pour comprendre les “codes” que d’autres, plus talentueux ou mieux aiguillés, formés, finissent par deviner ou acquérir. On attend alors que chaque élève soit un miracle, au lieu de lui apprendre un art.

Et l’essentiel donc…, un metteur en scène qui n’a jamais tâté une scène et un acteur aura peu de chances de savoir comment en diriger sur un plateau. À moins, encore, d’attendre un miracle.


Au feu ! James Williamson (1901)

Quand la transgression innocente invente le langage filmique

Fire!

Année : 1901

Réalisation :

James Williamson

8/10   iCM   IMDb

Listes :

Le silence est d’or

 

L’école de Brighton frappe encore. Un des tout premiers montages. Succession de plusieurs plans à différents endroits (en décor réel) et même un raccord dans le mouvement avec un raccord très net (mais cohérent) de valeur de plan en franchissant la ligne des 360° : l’homme est à l’intérieur de sa chambre, la caméra est avec lui, on voit le pompier arriver à la fenêtre, l’aider à sortir, cut et raccord. On passe à l’extérieur en plan large, dans la continuité du mouvement, et les deux quittent l’appartement en feu.

Avec le siècle naissaient les premiers babillements du langage cinématographique. En deux ans, George Albert Smith innovait avec l’idée de gros plan, d’abord conçu comme une vue subjective mais partie prenante pour la première fois d’une réelle dialectique des images : un plan répondant à un autre, comme une chaîne de mots pouvant désormais offrir un sens non plus à travers un seul contenu filmé, mais plusieurs. Avant cela, les films pouvaient, au mieux, être une suite de tableaux.

Dans L’Astronome indiscret et dans La Loupe de grand-maman, les personnages regardent, et on nous montre ce qu’ils voient. On passe d’une langue sans complément, avec un sujet et un verbe (une action), à une langue prenant désormais en compte les compléments : « il regarde la dame ». Ce qui autorise un changement de point de vue et de dire « la dame est vue par le voyeur. »

À partir de là, toutes les combinaisons sont imaginables, mais on invente l’essentiel : la continuité temporelle des images pour constituer une situation identique (et non pour passer d’un tableau à un autre). L’unité du plan se met au service du récit. Le découpage offre alors d’autres possibilités narratives : le raccord temporel ou le changement de point de vue, donc d’espace.

C’est ce que fait James Williamson dans Au voleur. Les deux films de son copain Smith cités plus haut utilisaient un montage subjectif (le gros plan représente la vision du personnage qui regarde un autre sujet). Dans Au voleur, on trouve un récit omniscient : le vol, la poursuite, la capture. Les sujets sont tour à tour le volé, le voleur, ou les deux. Mais au lieu d’évoluer dans un espace scénique fermé (face à la caméra, dans un studio), la poursuite impose de changer la caméra de place, donc de décor, et donc réclame des coupes. À chaque étape du récit ou presque, un nouveau plan. Même chose ici donc. Au feu > appel des pompiers > départ des pompiers > le trajet en urgence > arrivée des pompiers > la victime dans son appartement > arrivée d’un pompier à la fenêtre > l’habitant est sauvé, puis un autre. À chaque étape, un plan. Et c’est bien la nécessité de mettre en scène une histoire qui a imposé, par souci de réalisme, de tourner en décor naturel. Les plans de coupe devenaient inévitables.

L’idée était pourtant simple. Les frères Lumière avaient vu juste en voulant tourner à l’extérieur. Mais si leur étrangeté ou leur désintérêt pour la chose théâtrale leur avait permis déjà de ne rentrer dans un théâtre que pour projeter leurs films, ce désintérêt aussi ne les a pas poussés non plus à inventer des histoires. Au mieux se sont-ils amusés à créer des situations devant la caméra. Tout l’enjeu (comme aujourd’hui, me souffle le Ministre de l’emploi), c’est la mobilité. Et il fallait que les cinéastes soient plus influencés par une écriture, elle, complètement libérée de ces contraintes temporelles et spatiales : la littérature.

Ces films sont passablement méconnus. Dans The Big Smallow, James Williamson utilise en quelques secondes toutes les possibilités narratives offertes par le montage et transgresse tout ce qui semblait interdit ou simplement impensable pour d’autres. On cherche souvent à déterminer quand et où est né le cinéma. Les premières images en mouvement ? La première projection publique ? Entre Français, Américains ou Allemands, chacun voulait sa part dans l’histoire. Eh bien, tous ceux qui ont précédé ces pionniers de l’école de Brighton n’étaient que des techniciens, des artisans ou des précurseurs. Car le cinéma, le vrai, c’est-à-dire le cinéma en tant qu’art narratif, il est né avec le siècle en Angleterre.

Méliès les connaissait, mais n’a jamais utilisé ces innovations. En revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, il est fort probable que Griffith ait compris l’importance pour le spectateur de ce découpage technique. Il n’a pas été le seul. Deux ans après Au feu !, en 1903, Edwin S. Porter réalisait pour Edison, Life of an American Fireman, qui est à peu de chose près un remake de celui-ci alors qu’il est techniquement moins cohérent (pas de continuité temporelle). En France, c’est apparemment du côté de Ferdinand Zecca (pour Pathé) qu’on retrouve les mêmes emprunts (allant parfois jusqu’au plagiat, puisqu’on retrouve dans sa filmographie une Loupe de grand-maman) : dans Par le trou de serrure (1901 également, l’emploi de la vue subjective d’un majordome regardant divers personnages à travers la serrure de leur porte) ou Histoire d’un crime (différents plans successifs pour exprimer les étapes de la vie d’un criminel, de l’acte criminel en lui-même jusqu’à la guillotine).

Les réels inventeurs du cinéma, ils sont donc là. Il fallait bien des Anglais pour oser ce qui était alors impensable et absurde. Le XIXᵉ siècle n’était que bienséance. On ne découpait pas un acteur en rondelles, on ne l’interrompait pas dans son exercice, on n’usait pas de gros plans (pornographique). L’acteur est un demi-dieu et même les plans de cartes postales des Lumière étaient des peintures sur le monde… On ne découpe pas un Vermeer ou un Fragonard, pas plus qu’un Mounet-Sully ou une Sarah Bernhardt. L’école de Brighton a donc montré la voie dans un siècle qui a été celui de toutes les transgressions. Découpe, gros plan, sensualité. Ce premier gros plan, c’est tout de même un plan de la jambe de Madame tripotée par Monsieur, sous les yeux d’un voyeur. Et un siècle où un tableau comme L’Origine du monde était impensable pouvait enfin s’achever. La peinture en gros plan se cachait aux yeux du monde qui l’avait vu naître. Le règne de l’image statique s’achevait. Un nouveau monde prenait place. Des images plein les yeux. Un monde sans pose où chacun est à la recherche de ces instants volés, lazzi significatifs ou non des temps modernes, où chacun capture le temps à mesure qu’il s’égraine comme pour le préserver de notre disparition certaine.

Le monde s’éteint, les espèces aussi — au feu, la maison brûle —, et bientôt on capturera des Pokemon.


Danse serpentine (1896)

Loïe y es-tu ?

Danse serpentinedanse-serpentine-1896Année : 1896

Réalisation :

Inconnu (catalogue Lumière)

6/10  IMDb

En avant pour essayer de démêler tout cet imbroglio.

Le film circulant sur le Net et le plus connu est bien celui du répertoire Lumière (n°765). On peut le voir ici :

https://www.youtube.com/watch?v=oBJY6RzIULg

Pourtant, selon certains commentaires, à la fois sur la vidéo même ou sur IMDb, on n’y verrait pas Loie Fuller, mais possiblement la danseuse Papinta. Aucune version avec la danseuse américaine n’aurait été préservée.

Il existe par ailleurs une autre version des Lumière de cette Danse serpentine, hors catalogue, mettant en scène… un homme, Leopoldo Fregoli. Bien inspiré par cette danse de papillon, il volera très vite de ses propres ailes en tournant ses propres films avec une caméra baptisée de son nom. Le Frégoligraphe.

http://www.youtube.com/watch?v=lHaGZOTsh9M

(allez à 21m53s pour voir la « vue)

La mode était telle qu’il existe également une Danse serpentine avec un chien…

… Et que le premier à avoir immortalisé la danse, c’était Edison, avec son Kinetographe.

http://www.youtube.com/watch?v=kplgIO9F7Pg

Gaumont s’y est aussi mis, une tournée par Alice Guy :

et une autre par Georges Demeny (selon imdb, mais celle qu’on trouve sur Youtube est en fait celle des Lumière…).

La guerre entre Lumière, Edison (et les autres) n’était donc pas seulement sur le terrain des brevets ou des premières, mais aussi tout simplement sur la reproduction des films. Un autre exemple est celui assez pathétique sur les chats boxeurs.

(Autre guerre, celle des ayants droit qui prennent un malin plaisir à revendiquer des films tombés dans le domaine public et appartenant à l’histoire culturelle collective. Voilà pourquoi, ils interdissent que ces films se retrouvent exposés sur Youtube, et que les liens finissent toujours par être cassés. Il faut qu’ils puissent vendre leurs DVD, voyez-vous. Sur le dos d’auteurs morts depuis parfois plus d’un siècle.)


2084, Chris Marker (1984)

Les années crise

2084

Note : 4 sur 5.

Titre complet : 2084: Video clip pour une réflexion syndicale et pour le plaisir

Année : 1984

Réalisation : Chris Marker

Marker éclaircit là où Godard obscurcit. Après avoir vu la lettre incompréhensible et prétentieuse de Godard faite à Gilles Jacob, j’avais envie de me replonger dans le phrasé clair de Marker. Si tous les deux peuvent offrir à l’occasion des œuvres basées sur le montage se rapprochant de ce que pourrait être un essai filmique, Godard adopte presque toujours une vision hautement personnelle et introspective qui rend son discours opaque, alors que Marker prend plus de hauteur et met son discours au service de l’idée qu’il défend. Godard se rêve en philosophe, je le vois surtout comme un poète. Et Marker est un pédagogue. Non seulement son discours est clair et didactique mais il sait aussi se servir de procédés ludiques pour mettre en scène son propos. Ça commence déjà par cette idée farfelue de fêter le centenaire du syndicalisme en se projetant cent ans plus tard, ça continue avec l’utilisation de code couleur pour définir des humeurs ou des positions, et ça finit par le ton un peu désinvolte de la voix off. Le style de Marker est unique, si lui aussi peut aussi être abscons, ou en tout cas être trop brillant pour ma petite tête, il reste toujours le style, qui globalement offre un regard sur le monde, une information, un fait, le tout, comme il dit, pour lutter contre l’ignorance. On peut ne pas tout comprendre, mais ce qu’on saisit sonne juste. C’est bien pour ça que L’Héritage de la chouette est aussi indispensable. La forme est avant tout au service du fond. Et le fond de l’affaire, c’est le partage d’un savoir ou l’expression d’un point de vue.

Il est donc amusant de voir ce film tourné en 1984 et de remarquer qu’au début de la crise, les craintes, les attentes et les critiques du modèle socio-économique, du monde quoi, de la politique, étaient ceux qu’on retrouve aujourd’hui. La crise de 2008, la crise économique, la crise de l’euro, la crise de la gouvernance européenne, la crise des années 80…, tout ça, c’est la même chose. Après les trente glorieuses, « la crise ». Une crise qui a commencé par les premiers chocs pétroliers, la perte des illusions dans les années Mitterrand, voyant la naissance du Front National et le début d’une dette qu’on en finira plus de refourguer à son successeur, et donc une crise qui court encore aujourd’hui, avec les mêmes acteurs, les mêmes causes, les mêmes enjeux, et globalement une même désillusion et une défiance envers « le système ». La seule idée paradoxalement qui semble un peu datée du film, c’est celle du syndicalisme. Le syndicalisme, c’est encore l’idée d’un possible, l’idée « d’une passerelle entre la colère et l’espoir ». Or s’il n’y a plus d’espoir et seulement de la désillusion, il n’y a plus de syndicalisme. Pour être syndiqué, il faut travailler, et avant de chercher à défendre ses droits, on est avant tout citoyen. Ah, et encore… Parce que si on s’autorise à critiquer « la politique », la marche du monde, la participation à la démocratie comme expression du peuple ne cesse de reculer, et quand les opinions s’expriment, ce n’est plus pour décider d’un choix politique, mais d’exprimer cette colère face à l’aveuglement « des politiques » qui croient encore pouvoir bercer le peuple de ces mêmes illusions. Nul besoin d’imaginer un robot présentateur pour 2084, les robots de la crise, ils sont déjà là et répètent incessamment la même prose, les mêmes erreurs, depuis les années 80. Et donc, nous aussi.


2084, Chris Marker 1984 La Lanterne, Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) (2)

2084, Chris Marker 1984 | La Lanterne, Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT)

2084, Chris Marker 1984 La Lanterne, Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) (3)


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