Sur le front. Et la joue.
La Forêt des pendus
Titre original : Padurea spânzuratilor
Année : 1965
Réalisation : Liviu Ciulei
Avec : Victor Rebengiuc, Liviu Ciulei, Stefan Ciubotarasu
J’avoue ne pas avoir tout compris des enjeux et références politiques de ce faux film de guerre plus psychologique qu’autre chose, et de comment un aristocrate roumain peut se retrouver officier dans l’armée impériale austro-hongroise et ainsi lutter contre son propre peuple. Quoi qu’il en soit, ses états d’âme, ses velléités de désertions, le tout en multipliant les petits airs contrits et impuissants qui le feraient plus passer pour un objecteur de conscience qu’un véritable officier, tout ça est fort cinématographique, pas besoin de comprendre les subtilités propres à une époque et à une histoire spécifique qui me sont bien étrangères. On saisit l’essentiel, le dilemme psychologique : le bonhomme est ailleurs, et y a sa conscience qui voudrait se faire la belle. Et quand il la voit, sa belle, la vraie, sa blonde, on comprend plus aisément qu’il ait des envies d’ailleurs…
Ce qui impressionne le plus peut-être, c’est la forme. Assez conforme à ce qui peut se faire dans les pays de l’Est au début des années 60 : du lyrisme retenu, c’est la caméra qui bouge, les cuts sont nombreux, parfois même répétitifs, c’est du beau noir et blanc avec de la vraie boue qui tache et des rayons de soleil qui éblouissent.
La direction d’acteurs est au poil (le metteur en scène a un des rôles principaux) et réclame à ses acteurs une tonalité très poétique, presque évanescente, absente même, ailleurs, qui est sans doute renforcée par la postsynchronisation. Un parti pris jamais gagné d’avance ; encore faut-il que tout le monde soit au diapason. Cette volonté d’écraser la réalité derrière des sonorités finalement assez plates et unidimensionnelles (celles du studio) me semble toutefois évidente. Les films soviétiques de l’époque n’y sont pas étrangers, on connaît ça dans L’Enfance d’Ivan notamment.
Le film contient de rares moments purement poétiques, mais l’ambiance générale flirte bel et bien avec cet irréalisme poétique, ce détachement froid, qui donne l’unité et le ton du film. Une forme de distanciation en somme. Et qui ne peut qu’attirer favorablement mon intérêt (ça va finir par se savoir qu’une de mes marottes, c’est le rapport distanciation/identification). De sorte qu’on peut certes trouver le temps long parfois (le film s’étale sur plus de 2h30), mais tant que le film parvient à garder un peu de cette atmosphère poétique en dehors du réel, on ne rêve pas encore de nous retrouver sur un autre front.
Reconnaissons au film toutefois quelques manquements, trois fois rien, quelques coups de génie qui le feraient passer dans une autre dimension. Un héros qui subit moins, s’apitoie moins sur son sort : les conflits intérieurs, pour le coup, même si c’est cinématographique, sur plus de deux heures, ça tourne inévitablement en rond, et les péripéties annexes ne sont pas toutes du même calibre et peinent à servir de respiration au récit (le rapport avec son ami et confident officier tchèque est peut-être trop développé alors que ça n’apporte pas grand-chose, et ceux avec les autres pas assez).
La dimension manquante, c’est peut-être d’ailleurs paradoxalement la dimension visuelle du film. Liviu Ciulei met parfaitement en scène, il illustre les choses en les dévoilant à notre regard sans jouer avec notre appétit, notre mémoire ou notre incompréhension. Si on tend vers des séquences lyriques et poétiques, on peut difficilement faire l’économie d’un lyrisme passant par les images et par une certaine pesanteur censée nous suggérer une autre réalité au-delà de ce qu’elle nous offre, sinon ce ne sont que des cartes postales, des images sans profondeur et sans charme. Les échanges oraux, le velours des voix qui caresse l’oreille, les mouvements de caméra pour structurer les échanges et donner du souffle aux situations ou aux mots, la jolie pellicule, c’est parfait, mais un poème long de 2h30, on tourne les pages, et on cherche les illustrations qui tout à coup nous font sortir du cadre, la petite musique qui ébranle nos habitudes et nos attentes au point de nous rendre ivres de bonheur devant un film qui nous dépasse. Pour cela, on ne peut pas se contenter de reconstituer une époque, un décor, une allure, une relation… Sortir du cadre, ça veut dire sortir du carcan des relations interhumaines exposées à l’intérieur du plan, ça veut dire jouer sur le regard d’un personnage attentif à un élément hors de notre champ de vision, hors du temps présent, pour porter à voir ce qu’il y a au-delà des images, des mots, des situations, au-delà de l’urgence du temps, puis évoquer, révéler, cet élément étranger ou invisible à travers le montage ou le laisser imaginé seulement par le spectateur. Ce sont ces petites notes en plus de mystère, de souffle, d’étrangeté, d’incertitude, de flou, de pesanteur, qui font basculer les très bons films dans la dimension des chefs-d’œuvre.
La Forêt des pendus, Liviu Ciulei 1965 Padurea spânzuratilor | Romania Film, Studioul Cinematografic Bucuresti
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