Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara (1965)

Note : 4 sur 5.

Journal d’une femme en blanc

Année : 1965

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Marie-José Nat

— TOP FILMS —

Quatre ans après son film en faveur des objecteurs de conscience, Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara s’attaque à un autre sujet engagé et « clivant », voire impopulaire : l’avortement. Un avortement qui se pratique largement dans le pays, mais qui, pour être encore clandestin, a des conséquences sanitaires graves. En filigrane, c’est donc plus largement la condition de la femme (que ce soit celle de la femme médecin ou encore de la femme enceinte qu’elle soit mariée ou non, qu’elle l’ait choisi ou non) qu’aborde le film. Il le fait à travers le récit d’une interne en gynécologie racontant parallèlement sa propre découverte de sa grossesse, les implications sociales que cela entraîne, et la mort tragique d’une de ses patientes décédée à la suite des complications survenues après un avortement (et après un défaut d’information).

J’ai loué par le passé les qualités de direction d’acteurs d’Autant-Lara, ici, il faut se coltiner un acteur franchement pénible et mauvais aux côtés de l’excellente Marie-José Nat (le réalisateur doit avoir sa part de responsabilité : il ne semble pas avoir accordé la même attention au travail de préparation qu’implique l’interprétation d’un personnage aux pratiques médicales spécifiques avec l’actrice qui devra par exemple reproduire un accouchement difficile et un acteur qui se contente de foutre ses mains sur les hanches et de faire le beau). Une fois passé l’agacement (qui se mêle d’ailleurs assez vite à son personnage de Don Juan salopard), on est pris par le sujet du film. Et c’est du brutal. Du très brutal.

Le film, inspiré du roman d’un écrivain lui-même médecin, a une visée parfois presque plus clinique que morale, politique, sociale ou philosophique. Avant de se prononcer sur la condition de la femme, sur le droit à l’avortement, sur la contraception, autant montrer ce que cela signifie pour une femme en 1960, soit de n’être considérée que comme une pondeuse pour la société et un mari, soit de se faire avorter clandestinement (avec les conséquences sociales, sanitaires, voire pénales, que cela implique). Quand on parle de quelque chose, il faut montrer de quoi on parle. Frontalement. Et l’idée de dévoiler la réalité des femmes à travers deux destins (l’une sur la voie de l’émancipation, l’autre sur celui d’un chemin de croix) est tout indiquée pour illustrer la question de la condition de la femme au milieu du siècle dernier.

On réfléchit aujourd’hui à l’idée de mettre l’avortement dans la constitution, en dehors du fait que c’est surtout une énième manœuvre de Macron pour détourner l’attention quand il flirte en réalité avec l’extrême droite, je doute que cela ait un grand intérêt politique. Ce qui en aurait un, en revanche, ce serait de diffuser ce film tous les ans sur le service public, histoire de nous rappeler ce qu’étaient les conditions sanitaires et la place des femmes dans la société dans les années 60. Parce que si, aujourd’hui, il y a encore des antivax (avant même la pandémie) qui pensent que c’est inutile de se vacciner avant d’attraper un truc et d’aller le refiler, au hasard, dans des pays ne disposant pas d’une couverture vaccinale suffisante, s’il y a encore des gens pour penser qu’un passage à l’hôpital est anodin, s’il y en a encore qui pensent que, bof, avant la contraception, on devait bien s’arranger d’une manière ou d’une autre…, eh bien, oui, le film montre à tous ceux-là de manière très clinique la brutalité que c’était en 1960 de ne pas recevoir de conseils contraceptifs, de pratiquer un avortement clandestin, de devoir faire face aux risques hémorragiques ou infectieux, même pris en charge par la médecine de l’époque. Le tout, avec la peur de se faire dénoncer, ou le risque de voir un flic débarquer sur votre lit de mort pour interroger les médecins sur les raisons des complications qui vous ont tiré vers la tombe.

Quelle chance a-t-on : juste avant de foutre le feu à la planète entière, on aura résolu pas mal de problèmes de santé, on aura fait de gros progrès en matière de droits humains, et on aura baisé sans compter dans la joie et la bonne humeur avec l’étrange sentiment qu’hommes et femmes peuvent être égaux.

Parce qu’en 1960, c’était loin d’être gagné. Si les femmes pouvaient plus mourir à la suite d’un avortement qu’à la suite d’un accident de voiture, nous dit-on dans le film, sur le plan plus sociétal, la condition de la femme est à des kilomètres de ce qu’on pouvait nous montrer par ailleurs au cinéma. Même chez les voisins de la Nouvelle Vague pourtant bien égratignés ici (Godard semble avoir apprécié le film, moins rancunier qu’Autant-Lara en tout cas) chez qui l’image de la femme émancipée n’est que rarement en prise avec la réalité. C’est l’autre aspect « clinique » du film. Le personnage d’interne en gynécologie qu’interprète Marie-José Nat aurait voulu être un homme parce que « c’est tellement plus compliqué d’être une femme » (accessoirement, on la suppose aussi un peu homosexuelle : son histoire avec sa patiente, ce n’est pas seulement l’histoire d’un raté, mais aussi une histoire d’amour qui commence dans un ascenseur et deux mains qui se trouvent). L’interne n’est pas la seule femme dans les parages, mais on se demande si les autres femmes qu’elle croise dans son internat ne sont pas uniquement celles que ses collègues masculins traînent dans leur lit. Les autres femmes, au travail, comme les sages-femmes, ne semblent pas particulièrement apprécier sa présence (l’autorité, l’expérience d’un homme, tu comprends). Ce n’est pas le cas des patientes qui voient sans doute d’un meilleur œil de se faire ausculter par une femme. C’est que les hommes, pères, médecins, internes ou policiers, sont tous uniformément odieux. La réputation des internats et des hôpitaux ne semble pas avoir beaucoup changé aujourd’hui, mais au moins, on en voit ici une triste illustration. L’occasion manquée qui provoquera le décès de la jeune mariée après les complications d’un avortement clandestin, c’est bien le résultat d’un commentaire assassin, machiste du Don Juan interne qui considère qu’ils ne sont pas là pour informer les patientes sur des moyens contraceptifs. Et puis quoi encore ! (On serait au tout début du planning familial et si on rêve d’une « nouvelle vague en médecine », on n’y est pas encore « parce qu’ici, on respecte les anciens, pas comme dans le cinéma. ») Claude (le personnage interprété par Marie-José Nat) se reproche de ne pas avoir conseillé de trouver un diaphragme en pharmacie à la future mariée qui s’inquiétait de ne pas savoir comment éviter de tomber enceinte. Ce sont donc les commentaires stupides d’un sale type qui causera la mort de cette femme de 18 ans.

Et évidemment, parce que c’est toujours comme ça, qui Claude invitera-t-elle dans son lit ? Le sale type. Remarque, pas beaucoup le choix. Il n’y a que des sales types. Jour et nuit, on sauve des vies. Et entre les deux, on se fout de la gueule des patients qu’on a reçus ; et on se tape l’infirmière ou la petite interne. L’élite.

Du brutal, je vous dis.

Le film a donc une valeur documentaire historique indéniable en plus d’être un mélo assez bien réussi (à moins que ce soit un film d’horreur : je ne conseille à personne de voir comment on essaie de récupérer un patient atteint du tétanos, ce n’est pas beau à voir). Il montre la réalité brutale des conditions sanitaires avant la pilule et bien avant le droit à l’avortement. On se demande même comment Claude a pu mener ses études : même majeure, elle est forcément encore liée à ses parents (son père, du moins) ; or, il n’est jamais question de ses liens familiaux. On ne peut pas tout montrer dans un film, mais justement, voit-on cette réalité-là, mettons, dans les films de la Nouvelle Vague ? Il y a deux manières d’être émancipée : l’être sexuellement dans un film de Godard ou de Truffaut où, comme dans n’importe quel film de « la qualité française », on baise comme dans « les films », sans rien montrer, sans parler du comment ni des conséquences, simplement en montrant une scène heureuse au petit matin ; et l’être (émancipée) juridiquement, dans le monde vrai. Le film est sorti en 1965 (le roman au début des années 60), c’est précisément l’année où les femmes gagnent leur émancipation. Dit autrement : elles ne sont plus considérées comme des mineures et rattachées soit à leur mari soit à leur père. Heureusement que les hommes peuvent encore foutre des mains sur les roploplos des collègues, comme ça, pour rire, quoi…

Autre réalité illustrée dans le film : la présence d’une infirmière noire et d’une concierge asiatique. Les sales boulots. Une réalité rare à l’époque, et l’occasion pour Claude (l’interne, pas le cinéaste), en visitant la chambre de ses jeunes mariés, de s’en rendre compte : il y a plus grand malheur que d’être une femme médecin dans un monde d’homme. Être une femme pauvre. Pas le temps d’être heureux dans une chambre de bonne. La promiscuité vous fait vite des petits.

Un film vaut donc mille discours. Ou une promesse d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution… Par ce que : et après ? Tu l’inscris. Quelqu’un pourra toujours le supprimer à son tour. Mais t’es content, petit roi, tu auras effectué un de ces « accomplissements » symboliques dont tu es friand. Encore les belles promesses d’un sale type. Éduquer, informer, rappeler que ce n’était pas « mieux avant », tu ne l’inscris pas dans la constitution, ce n’est pas un symbole, mais une réalité, et tu l’inscris dans la mémoire des citoyens. En principe, ça s’évapore moins facilement. C’est de mémoire dont on a besoin. Pas de symboles. Et ce film pourrait participer à cela. Le service public est bien trop occupé à faire des débats entre personnalités de droite et d’extrême droite ou à faire la publicité à des charlatans qui prétendent que les vacances font diminuer le QI, plutôt qu’à montrer des films utiles capables d’entretenir cette mémoire collective.

Cela doit bien faire un demi-siècle qu’on est en vacances.

Bonne rentrée à tous. Profitez de vos libertés et de vos droits acquis. Bientôt, c’est la fin du monde.


Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara 1965 | Gaumont, Arco Film

Targets, Peter Bogdanovich (1968)

Carton plein

Note : 4 sur 5.

La Cible

Titre original : Targets

Année : 1968

Réalisation : Peter Bogdanovich

Avec : Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, Nancy Hsueh, Peter Bogdanovich

Premier « carton »

Bonnie and Clyde vient de sortir, les studios sont moins regardants sur la violence exposée à l’écran, toutefois, on peut lire que pour faire passer plus facilement la pilule, la Paramount aurait tout de même imposé un carton liminaire condamnant les tueries de masse et appelant à une meilleure législation sur les armes. Peter Bogdanovich n’aurait pas voulu de cette introduction (elle fait peut-être un peu rire jaune aujourd’hui en voyant que la situation n’a guère évolué depuis), pourtant, pour moi, elle est essentielle à ce que le film ne pâtisse pas d’une brutalité confiée ainsi sans filtres au regard du spectateur, regard peut-être encore mal aguerri en 1968 à des approches manquant à ce point de mise à distance (mais même pour un spectateur actuel, il ne me paraît pas judicieux de faire l’économie d’une telle introduction).

Je suis loin d’être fan en général de ces annonces, mais le film est tellement froid et violent qu’un tel carton d’explication donne le ton pour la suite, annonce la couleur de la violence, et surtout, la condamne sans laisser de place au doute. Parfois, l’absence de doute, l’absence de mise à distance avec un sujet problématique, ça tue un film. Tout le contraire ici où l’évidence ne fait que le renforcer : sans le piratage du “message” initial par un autre imposé par le distributeur, sans le travestissement de l’orientation du film que ses auteurs auraient sans doute encore voulu plus violent (comme un gros pavé lancé dans la vitrine bien tranquille de ce grand magasin à jouet qu’est Hollywood), je ne suis pas sûr que cette approche sans fards à la violence n’aurait pas fini alors par provoquer un malaise suffisant à détourner définitivement le spectateur du film. Il y avait un risque sans cela à tomber dans les excès d’un Tueurs nés (tourné des décennies après, on y retrouve le même rapport à la violence) ou… dans ceux d’un Samuel Fuller (qui a d’ailleurs participé au scénario : pas fou le Sam, il file à un novice un film qu’il n’aurait même pas osé faire, histoire de le voir s’y casser les dents à sa place).

Manque de bol, Sam, Bogdanovich a eu la chance des débutants avec lui. Probable que sa femme, Polly Platt, ne soit pas étrangère non plus à la réussite du film (créditée pour diverses choses au générique, mais de mémoire, dans Le Nouvel Hollywood — où par ailleurs Bogdanovich y est présenté comme en enfoiré, surtout avec elle —, Peter Biskind y révélait qu’elle était largement responsable du succès du petit Peter sur ses premiers films). On peut imaginer aussi que l’écriture en séquences parallèles durant tout le film aurait pu permettre, même sans ce carton explicatif, une bonne mise à distance avec les séquences suivant l’évolution du tueur. Mais n’ayant pas pu expérimenter le film sans ce carton introductif, je ne pourrais pas en être certain… Ce serait intéressant d’ailleurs que des primospectateurs voient le film tel que Bogdanovich l’avait conçu.

Bref, l’histoire de ce carton illustre une nouvelle fois et à lui seul, toute la question parfois insoluble du traitement de la violence au cinéma. Et ce n’est pas rien d’être parvenu (peut-être malgré la volonté de Bogdanovich) à s’extirper sans dommage de ce piège.

Deuxième « carton »

Une fois la question de la distance avec la violence réglée, l’aspect le plus réussi selon moi du film, reste ces séquences de violence froide et de pure mise en scène dans lesquelles la caméra suit l’assassin. J’avais cru comprendre que La Bonne Année avait marqué un tournant avec une manière de coller un personnage avec une caméra mobile qui inspirera Stanley Kubrick (et plus tard Gus van Sant), mais apparemment, l’opérateur du film arrive à un même résultat cinq ans avant le film de Claude Lelouch (László Kovács est aux manettes, et l’année suivante, il signera l’image d’un film qui se place pas mal en termes de mobilité : Easy Rider).

Coller ainsi aussi près du tueur permet de créer une tonalité singulière, très réaliste, qui ne fait que renforcer la tension : dans la gestion du temps et le jaillissement soudain de la violence, puis très vite la peur du prochain moment où elle apparaîtra au milieu d’une normalité terrifiante, on y retrouve quelque chose à la fois d’Hitchcock et d’Haneke.

Et, paradoxalement, cette réussite n’aurait pas été possible sans un acteur jouant l’indifférence, la normalité. Le film est clairement un hommage au cinéma de papa (à la fin, notamment, c’est l’acteur du vieux monde interprété par Boris Karloff qui met un terme au chaos initié par cette jeunesse sans repères représentée par le tueur), et je suis persuadé qu’un Fuller, que le William Wyler de la Maison des otages, le Kazan des Visiteurs (tourné quatre ans après), ou tout autre aîné de Bogdanovich n’aurait pas manqué de demander à l’acteur qui interprète le tueur de jouer le personnage perturbé, névrosé, rongé par la culpabilité (comme c’est souvent le cas à l’époque des belles heures de l’application du code Hays). On le sait aujourd’hui, les tireurs de masse montrent souvent un détachement, une sérénité et une absence totale d’émotions durant leur tuerie. Et cela ne fait que renforcer le réalisme du film. Samuel Fuller ou Oliver Stone seraient éventuellement tombés dans un autre piège : ne pas en faire cette fois des névrosés, mais des fous s’amusant de leur toute-puissance criminelle.

On diffère ainsi dans Targets de l’approche réactionnaire de la violence au cinéma qui, comme cherchait à la représenter le code Hays, est toujours le fait de dégénérés. Même si on sent Bogdanovich soucieux d’honorer le cinéma de papa à travers sa vedette vieillissante, ce qui ressort du film, c’est surtout une critique féroce de la société américaine. Le jeune tueur n’est pas un détraqué sorti de l’ombre, au contraire : c’est précisément cette normalité de la vie en banlieue vantée par les promesses du rêve américain qui a rendu possible l’éclosion de la violence. Les promesses des pionniers d’un monde meilleur n’ont finalement pas été tenues : ce monde préfabriqué est en réalité une prison où confort et conformité vont de pair. Avachi douillettement dans son canapé pour suivre le programme du soir à la télévision, le futur tueur cherche encore une issue à sa violence encore contenue. Mais personne ne l’écoute. Ce monde standardisé dans lequel il erre sans but lui semble être fait pour un autre, et à force de déshumanisation, de désenchantement, il n’aura d’autre choix que de devenir un monstre pour détruire cette maison de poupées où rien ne semble lui être réel. Quand plus rien ne semble réel, même la mort n’a plus aucun rapport avec la réalité, et elle devient la seule limite que l’on s’autorise afin de sortir de sa prison. Le constat est assez clair : les monstres ne naissent plus dans les ruelles sombres des quartiers moites et pauvres des grandes capitales, mais des fausses promesses sur lesquelles l’Amérique s’est construite. Le rêve américain, quand on l’éprouve, n’est qu’un cauchemar de déshumanisation. Le bonheur ne peut être standardisé. Et les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.

Roger Corman est à la production, en 1962, il réalisait son chef-d’œuvre, The Intruder, où on y voyait de la même manière un prédicateur raciste offrir une jolie image du mal : le diable s’habille en Prada comme dit l’autre, et peut-être que Corman aurait soufflé cette idée à Bogdanovich. « Who nose », comme dirait Peter “Droopy” Bogdanovich en bon français.


Targets, Peter Bogdanovich 1968 La Cible | Saticoy Productions


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La Forêt des pendus, Liviu Ciulei (1965)

Sur le front. Et la joue.

Note : 4 sur 5.

La Forêt des pendus

Titre original : Padurea spânzuratilor

Année : 1965

Réalisation : Liviu Ciulei

Avec : Victor Rebengiuc, Liviu Ciulei, Stefan Ciubotarasu

J’avoue ne pas comprendre tout des enjeux et des références politiques de ce faux film de guerre plus psychologique qu’autre chose. Comment un aristocrate roumain peut-il se retrouver officier dans l’armée impériale austro-hongroise et ainsi lutter contre son peuple ? Mystère. Pas besoin de saisir les subtilités propres à une époque et à une histoire spécifique à partir de l’instant. Ses états d’âme, ses velléités de désertions, cette manière de multiplier les petits airs contrits et impuissants qui le feraient plus passer pour un objecteur de conscience qu’un véritable officier, tout cela est fort cinématographique. On saisit l’essentiel, le dilemme psychologique : le bonhomme est ailleurs, et y a sa conscience qui voudrait se faire la belle. Et quand il la voit, sa belle, la vraie, sa blonde, on comprend plus aisément qu’il ait des envies d’ailleurs…

Ce qui impressionne le plus peut-être, c’est la forme. Conforme à ce qui se produisait dans les pays de l’Est au début des années 60 : du lyrisme retenu, c’est la caméra qui bouge, les cuts sont nombreux, parfois répétitifs, c’est du beau noir et blanc avec de la boue qui tache et des rayons de soleil qui éblouissent.

La direction d’acteurs au poil (le metteur en scène tient un des rôles principaux) réclame une tonalité poétique, presque évanescente, absente même, ailleurs, qui est sans doute renforcée par la postsynchronisation. Un parti pris jamais gagné d’avance ; encore faut-il que tout le monde soit au diapason. Cette volonté d’écraser la réalité derrière des sonorités finalement assez plates et unidimensionnelles (celles du studio) me semble toutefois évidente. Les films soviétiques de l’époque n’y sont pas étrangers, on connaît ça dans L’Enfance d’Ivan notamment.

Le film contient de rares moments purement poétiques, mais l’ambiance générale flirte bel et bien avec cet irréalisme poétique, ce détachement froid, qui lui apporte une unité et une tonalité forte. Une forme de distanciation en somme. Et qui ne peut qu’attirer favorablement mon intérêt (ça va finir par se voir que le rapport distanciation/identification me passionne). De sorte qu’on peut certes trouver le temps long parfois (le film s’étale sur plus de 2h30), mais tant que le film parvient à garder un peu de cette atmosphère poétique en dehors du réel, on ne rêve pas encore de nous retrouver sur un autre front.

Reconnaissons au film toutefois quelques manquements : trois fois rien, quelques coups de génie qui le feraient passer dans une autre dimension. Un héros qui subit moins et qui s’apitoie moins sur son sort : les conflits intérieurs, pour le coup, même si c’est cinématographique, sur plus de deux heures, ça tourne inévitablement en rond, et les péripéties annexes ne sont pas toutes du même calibre et peinent à servir de respiration au récit (le rapport avec son ami et confident, officier tchèque, est peut-être développé au détriment des autres).

La dimension manquante, c’est peut-être d’ailleurs paradoxalement l’aspect visuel du film. Liviu Ciulei met parfaitement en scène, il illustre les choses en les dévoilant à notre regard sans jouer avec notre appétit, notre mémoire ou notre incompréhension. Si l’on tend vers des séquences lyriques et poétiques, on peut difficilement faire l’économie d’un lyrisme passant par les images et par une certaine pesanteur censée nous suggérer une autre réalité au-delà de ce qu’elle nous offre, sinon ce ne sont que des cartes postales, des images sans profondeur et sans charme. Les échanges oraux, le velours des voix qui caresse l’oreille, les mouvements de caméra pour structurer les échanges et donner du souffle aux situations ou aux mots, la jolie pellicule, c’est parfait ; mais un poème long de 2h30, on tourne les pages, et l’on cherche les illustrations qui tout à coup nous font sortir du cadre, la petite musique qui ébranle nos habitudes et nos attentes au point de nous rendre ivres de bonheur devant un film qui nous dépasse. Pour cela, on ne peut pas se contenter de reconstituer une époque, un décor, une allure… Sortir du cadre, ça veut dire sortir du carcan des relations interhumaines exposées à l’intérieur du plan. Cela veut dire jouer sur le regard d’un personnage attentif à un élément hors de notre champ de vision, hors du temps présent, pour porter à voir ce qu’il y a au-delà des images, des mots, des situations, au-delà de l’urgence du temps, puis pour évoquer, révéler cet élément étranger ou invisible à travers le montage ou le laisser imaginé seulement par le spectateur. Ce sont ces petites notes en plus de mystère, de souffle, d’étrangeté, d’incertitude, de flou, de pesanteur, qui font basculer les très bons films dans la dimension des chefs-d’œuvre.


 

La Forêt des pendus, Liviu Ciulei 1965 Padurea spânzuratilor | Romania Film, Studioul Cinematografic Bucuresti


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Les Complexés, Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico (1965)

La peste soit de l’audacie et des audacieux

Note : 4 sur 5.

Les Complexés

Titre original : I complessi

Année : 1965

Réalisation : Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico

Avec : Nino Manfredi, Ilaria Occhini, Riccardo Garrone, Alberto Sordi, Claudie Lange, Ugo Tognazzi

Le premier volet réalisé par Dino Risi est de loin le meilleur. Une comédie grinçante et tendre à rapprocher d’Une vie difficile où un grand timide tente de dire à la femme qu’il aime ce qu’il éprouve pour elle. Sans doute le rôle le plus accompli vu jusqu’à présent de Nino Manfredi (dans un emploi similaire, il n’était pas vraiment à son avantage dans un autre Risi, Il gaucho, vu récemment).

Aucune pitrerie ici. On rit surtout des maladresses et beaucoup de la lâcheté édifiante (et touchante jusqu’à un certain point) de son personnage. Comme toujours dans ces comédies de l’attachement et de la misère sentimentale, le choix de l’actrice importe plus que le reste. Celui d’Ilaria Occhini se révèle ainsi judicieux. Si l’on peut difficilement croire en leur amour (au moins, il y a intérêt mutuel), si le trait est un peu forcé en exagérant les défauts de l’un pour accentuer les atours de l’autre, c’est bien parce qu’il faut que le spectateur puisse être virtuellement capable de tomber amoureux en une seconde de cette femme et pester contre cet idiot qui ne s’y prend pas comme il faut (nous, nous saurions y faire, et nous saurions d’autant plus y faire qu’il se prend mal avant nous, et qu’un spectateur, masculin, prend toujours ses désirs, même de spectateur, pour la réalité).

Risi ne tombe pas dans le grotesque. Et Ugo Tognazzi a le bon goût de ne pas remplir ce rôle de mariolle excessif (Tognazzi, spécialiste des écarts de mauvais goût au cinéma, apparaît dans la partie, forcément moins réussie, réalisée par Franco Rossi). Manfredi, tout en discrétion, correspond parfaitement au rôle et joue habilement des lunettes (au contraire de son comparse du second volet). Un Alberto Sordi, tout en subtilité, aurait tout aussi bien pu faire l’affaire. L’acteur d’Il boom ou du Veuf l’est beaucoup moins (subtile) dans le dernier sketch, mais l’épisode reste savoureux. Il le doit pour une bonne part à son génie loufoque (comme à son habitude, il est le roi dès qu’il faut proposer, même deux secondes, un regard mort et idiot, de quoi apporter à sa performance d’équilibriste comique, ici, une savante nuance, car son personnage n’a rien de mort ou d’idiot, c’est le moins que l’on puisse dire).

La réussite de cette histoire d’une journée (je reviens au premier sketch), c’est donc de nous montrer assez rapidement que la demoiselle courtisée par le personnage de Nino Manfredi n’est pas insensible au charme timide de son collègue de travail… L’astuce est là, comme souvent dans le cinéma italien, les femmes belles et bien éduquées (représentations de l’idéal féminin du nord de l’Italie, rien à voir avec la grâce plus rebondie des femmes du Sud qu’incarnent Sophia Loren ou Gina Lollobrigida) peuvent s’enticher de ces hommes sérieux, besogneux, un peu sévères et loin du stéréotype du bellâtre ou du macho domestique. Une sorte de variante du mythe de la Girl next door.

L’intérêt réel qu’elle porte pour son collègue ne fait aucun doute pour le spectateur (beaucoup moins pour cet idiot de Nino), et l’on s’amuse donc d’un des plus vieux procédés comiques connus de la péninsule : le quiproquo. On sait, ils ne savent pas. Ugo Tognazzi dirait qu’ils se reniflent. Plus que d’être réellement comique, la situation fait sourire, comme on sourit de l’amour qu’éprouve Lea Massari dans Une vie difficile pour son imbécile de mari : l’indulgence de l’amour, préfigurant bientôt, ou déjà, le renoncement, la résignation, d’un amour contrarié et douloureux.

Ainsi, puisqu’ils s’aiment, le découvrent, et se le disent, tout devrait bien se passer. Seulement…, c’était sans compter sur le complexé Nino Manfredi quand il devra faire face à un collègue, amant lourd et possessif de sa belle, qui lui demande l’impossible : lui assurer que tout est définitivement fini entre elle et lui. Sans quoi, il continuera de la harceler de ses soupirs…

« Assurer », c’est bien le hic pour ce genre de personnages « complexés ». Jamais ils n’assurent. Ainsi, on ne sourit plus amusé, mais jaune, dépité. Car la chance, elle, sourit aux audacieux, aux ingrats et aux machos. Et plus encore, quand cette chance prend les traits d’une femme, elle sourira alors plus volontiers… à des hommes mariés (l’homme marié italien, archétype du goujat entrepreneur dans la comédie italienne). Le sketch sur la télévision avec Alberto Sordi montre que ce n’est pas limité aux histoires sentimentales d’ailleurs : aussi et surtout en affaire, il faut avoir les dents longues.


 

Les Complexés, Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico 1965 I complessi | Documento Film


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Peppermint frappé, Carlos Saura (1967)

Peppermint frappé

Note : 2.5 sur 5.

Peppermint frappé

Année : 1967

Réalisation : Carlos Saura

Avec : Geraldine Chaplin, José Luis López Vázquez, Alfredo Mayo, Emiliano Redondo, Ana María Custodio

Un des films préférés de Kubrick paraît-il, mais également le premier film de Saura avec Geraldine Chaplin, peut-être le premier en couleur, et réalisé en hommage à Buñuel.

Eh bien, puisqu’un film, c’est la composition parfois miraculeuse de divers éléments pas toujours maîtrisables par qui que ce soit, je crois qu’il y a une bonne flopée d’éléments dans ce film qui, me concernant, n’appartiennent en rien à des miracles. On voit à des kilomètres ce que Saura veut faire, et si par ailleurs, Saura a souvent reproduit ce qui se faisait ailleurs, ici, ça ne marche tout simplement pas. Au pifomètre, je dirais que ça ressemble à du Nicolas Roeg (dont tous les films sont antérieurs, c’est dire si j’ai un nez calibré pour les devinettes).

D’abord, les motivations du personnage principal, si elles sont manifestement soumises à des troubles psychologiques quelconques, ne sont pas bien claires ; ce qui ne serait pas toujours un handicap si tout le reste ne se goupillait aussi mal. Les séquences se succèdent (et se répètent, devrait-on même dire) sans qu’elles n’apportent réellement quelque chose de nouveau sur la nature des troubles ou des motivations de ce bonhomme, pire, sans qu’elles n’arrivent à nous faire croire aux liens qui relient ces différents personnages. Rien n’est dit sur la relation fraternelle avec celui qui devient peu à peu un rival, la relation avec Elena est assez peu crédible (le personnage principal prétend qu’ils se sont déjà rencontrés, commence à devenir insistant, et Saura semble s’amuser à jouer le trouble, initié cette fois par Elena comme si elle participait à la folie de son personnage principal, ce qui est tout sauf vraisemblable). La relation avec l’infirmière, par ailleurs, se développe bien trop facilement, un peu comme si ce n’était qu’un personnage répondant aux caprices tout autant de l’auteur qui l’a créé que du médecin.

Cela pourrait être une représentation tout à fait tordue imbibée du petit monde intérieur du médecin, mais si c’était l’intention de Carlos Saura (et certes, il y a un quelque chose de Buñuel-Carrière, collaboration antérieure à ce film, me dit mon petit doigt, mais la filiation esthétique et idéologique est assez claire), ça ne va sans doute pas assez loin.

Le nombre particulièrement restreint des personnages (voire de lieux publics avec la présence et le mouvement des figurants) donne également une impression étrange au film, alors même que Saura sort de La Chasse qui se prêtait beaucoup plus à la chose, et alors même qu’il semblera par la suite avoir une préférence pour les espaces clos remplis des mêmes personnages à l’écart du monde. Ici, en dehors du fait que ça peut effectivement apporter au film une note onirique recherchée par Saura, certaines séquences ne s’y prêtent pas, et les décors n’aident pas beaucoup plus à croire à ce choix (la contextualisation de cette maison d’enfance où ils viennent se réfugier est assez confuse et en tout cas, ce lieu n’opère en rien comme un huis clos comme peuvent le faire certains décors de ses films plus réussis).

Kubrick avait des goûts étranges, mais c’est peut-être ce qui distingue les génies qui ont du flair et les autres, réduits à faire des devinettes avec eux-mêmes…


 
Peppermint frappé, Carlos Saura 1967 | Elías Querejeta Producciones Cinematográficas

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La Chasse, Carlos Saura (1966)

La Chasse

Note : 4 sur 5.

La Chasse

Titre original : La caza

Année : 1966

Réalisation : Carlos Saura

Avec : Ismael Merlo, Alfredo Mayo, José María Prada, Emilio Gutiérrez Caba

C’est amusant, ça commence comme Délivrance de Boorman, avec le départ d’une bande de potes se retrouvant à l’occasion d’une partie de chasse, et cette chasse devient le prétexte à une suite de règlements de compte qu’on devine macabre (Saura reprend également certains principes narratifs brillants d’un film qu’il n’a probablement pas vu, La Chasse, de Erik Lochen, notamment les voix intérieures lors des battues).

C’est assez bien construit, avec à chaque séquence du premier acte un certain nombre d’informations qui apparaissent, révélées à la fois pour le spectateur et pour un des personnages ignorants d’un de ces pans ainsi dévoilés du passé de l’un d’entre eux. Procédé dramatique très théâtral, voire littéraire, mais efficace dans cette capacité à en dire le plus en peu de temps.

Carlos Saura semble, comme à son habitude, s’émanciper des risques de la censure en plaçant ses personnages dans des lieux isolés, petites sociétés à l’écart du monde, que certains se plairont alors à voir comme des miniatures de la grande société, mais qui peuvent surtout, comme lorsque que ce procédé est utilisé, devenir une allégorie de la société des hommes, dans son ensemble espace (on retrouve aussi un peu du Huis clos de Sartre). Dictature ou non, les hommes ont finalement toujours les mêmes travers, les mêmes désirs, les mêmes secrets… Peut-être que c’est justement la pluralité des interprétations qui fait la valeur d’une œuvre. L’interprétation (des acteurs cette fois) et la mise en scène sont brillantes (certaines séquences sous la chaleur de plomb filmées muettes en travelling et en longue focale sur les corps abandonnés au soleil rappellent celle de La Femme des sables).


 
La Chasse, Carlos Saura 1966 La caza | Elías Querejeta Producciones Cinematográficas

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Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968)

Note : 4 sur 5.

Trois Tristes Tigres

Titre original : Tres tristes tigres

Année : 1968

Réalisation : Raoul Ruiz

Avec : Shenda Román, Nelson Villagra, Luis Alarcón

— TOP FILMS —

Peut-on dire qu’on n’a rien compris à un film, et pourtant qu’on l’a adoré ? Avec la jurisprudence du Grand Sommeil, sans doute, oui. Il faut avouer qu’il m’en faut peu pour que je me détourne à la première occasion des indices narratifs éparpillés çà et là dans un récit, disons, classique, et pour que mon attention s’ébahisse tout à coup par autre chose, un détail de film. Alors, quand Raoul Ruiz m’incite à regarder autre chose qu’une trame rigide et froide, je m’embarque facilement avec lui, si toutefois ce qu’il propose par ailleurs, ces détails étonnants, arrive à tenir éveillé mon intérêt assez longtemps.

Parce que c’est bien ce que Ruiz semble faire ici : se détourner d’une logique narrative classique pour se concentrer sur les à-côtés, ce qu’on ne voit pas d’habitude dans une histoire, sur la forme, le jeu d’acteurs ou les cadrages (pas si improvisés que cela pourrait laisser paraître).

Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968) | Los Capitanes

À certains moments, ça ressemble aux errances de Fellini comme celles de La dolce vita. Les rencontres avec des amis se multiplient, ça papote, et on n’a aucune idée de quoi tout ce petit monde peut bien discuter. On commence à comprendre à peine qui sont les personnages, mais on les suit un peu fasciné parce qu’il n’y a pas une seconde où il ne se passe rien. C’est du Raoul Walsh appliqué aux comptoirs de bars et aux rencontres interlopes. Des rencontres, des rencontres, des rencontres.

À la même époque, c’est Cassavetes qui propose le même type de cinéma, même si on y sent un peu plus la trame, rigoureusement naturaliste, en toile de fond.

Cet hypernaturalisme, c’est d’abord ce qui attire l’œil : la caméra de Ruiz se trimbale d’un acteur à l’autre avec un semblant de naturel ou d’improvisation, mais on sent bien pourtant que tout est calibré comme il faut, avec des petites actions qui apparaissent toujours au moment où la caméra est présente. Et les acteurs sont fabuleux.

Le naturalisme c’est quoi ? C’est quand les acteurs ont mille objectifs dans la tête et que ce qu’ils pensent, ou ce qui se passe dans leur environnement (notamment avec l’interaction avec les autres acteurs), modifie sans cesse ces objectifs ; de ces objectifs naîtront avec plus ou moins de densité toutes sortes d’humeurs différentes, qui parce qu’elles sont nombreuses et superposées, prennent une couleur atténuée, lisse, ce que les mauvais acteurs et les mauvais spectateurs appellent « l’intériorité ». Ce n’est pas de l’intériorité, c’est être impliqué, concerné, par ces différents objectifs qui nous animent chaque seconde dans la vie et qu’il faut être capable de reproduire en tant qu’acteur. Si Ruiz ne s’intéresse ici qu’au sous-texte, ses acteurs ne font pas autre chose puisqu’ils cherchent avant tout à être présents à un moment donné en étant habité par tous ces objectifs du moment et souvent simultanés qui constituent la « nature » d’une situation. Ce que certains appellent intériorité, c’est souvent cette manière qu’on a en permanence de cacher ce qu’on pense tout en en laissant nous échapper une très grande part, mais de manière… atténué. Alors que des acteurs qui ne jouent qu’une couleur, une intention, le texte, s’impliquera totalement dans cette couleur et s’appliquera à éclairer toute la logique du texte.

En comparaison, un acteur de cet hyper-naturalisme, pourra être concerné à un moment par le fait de se servir un verre tout en répondant à son interlocuteur et sans avoir à structurer son jeu en fonction de l’évolution de la situation. Car s’il y a une situation générale (qu’on voit à peine ici, mais ça semble bien volontaire), toute la mise en scène consiste à noyer le spectateur derrière une profusion de microsituations.

Avec ce principe, Ruiz arrive à la fin de son film avec une tension physique et psychologique qui serait avec d’autres types de mise en scène beaucoup plus artificielle et directe. C’est une forme de distanciation. La caméra s’intéresse aux détails, dévoile les recoins de la pensée des personnages à des moments particuliers de leur existence, mais au présent, et semble se dissocier d’un niveau narratif supérieur censé éclairer l’intrigue. Plus on est prêt, plus on est en dedans des personnages, et donc en dehors de la trame logique qui exige un regard à une autre échelle. C’est un peu comme se retrouver nez à nez dans la rue ou dans un bar avec un petit groupe de personnages qui s’invectivent : on ne comprend rien à la situation, on la décrypte autant que possible à travers des indices qui nous sautent aux yeux ou se révèlent peu à peu, et pourtant on s’identifie assez, sur des détails, à telle ou telle personne en fonction de ce qu’elles nous montrent sur le moment, alors que sur le fond de leur histoire, leur sujet de polémique, on ne sait toujours rien, en tout cas pas assez pour avoir une vision claire du conflit qui les anime. On reste distant de leur objet, mais on entre en empathie avec les sujets.

Voilà une expérience cinématographique saisissante, rare (parce qu’il faut être capable de diriger ses acteurs), mais au fond, on y retrouve déjà pas mal de ce qui fera parfois le cinéma de Ruiz : le goût pour la forme qui le fera glisser souvent vers le surréalisme et une densité très affirmée dans le montage (à la manière de certains écrivains sud-américains avec leur écriture extrêmement dense et prolifique en images). Parce que l’essentiel est là : il n’y a pas une seconde dans le film où il n’y a rien à voir. Et pourtant, on pourrait dire qu’il ne s’y passe rien d’important ou de compréhensible…


Le film est disponible gratuitement et restauré sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque française. Les captures sont issues de ce lien.



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Shakespeare Wallah et The Householder, James Ivory

Duet

Note : 4 sur 5.

Shakespeare-Wallah

Année : 1965

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Felicity Kendal, Geoffrey Kendal

TOP FILMS

Note : 4 sur 5.

The Householder

Année : 1963

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Leela Naidu, Durga Khote

— TOP FILMS 

Ces deux premiers films de James Ivory me laissent sans voix. Je ne m’attendais pas à ça. De Ivory, je ne connaissais que le cinéma très à la mode dans les années 80 et les années 90 (peut-être un peu oublié aujourd’hui). Pourtant, il a commencé par deux films étranges tournés au Bengale avec une équipe qui lui restera longtemps fidèle (et qui sera donc responsable en partie des films plus connus de son âge d’or).

The Householder est clairement un film tourné à la Satyajit Ray, mais c’est fait avec quasiment le même génie. C’est terriblement conservateur, la morale du film pouvant être « tout finit toujours par s’arranger dans un mariage arrangé », mais voilà, c’est beau, et ça, aucune idéologie ne peut y résister.

Shakespeare Wallah s’ancre peut-être plus dans ce qui deviendra la marque des films futurs de James Ivory : une jeune actrice anglaise officiant avec ses parents acteurs depuis toujours en Inde qui s’éprend d’un Don Juan local (joué par le même acteur que dans le film précédent).

Comme pour le film précité, c’est dans les détails de la mise en scène que Ivory se montre particulièrement doué. Ce n’est pas seulement dans la construction des plans, mais dans la gestion des temps forts. On devine un excellent directeur d’acteurs. Avec pour paradoxe, un phénomène que j’ai rarement rencontré, mais qui peut arriver avec des acteurs faits essentiellement pour la scène : chez certains acteurs, si tout le jeu facial, émotionnel ou de corps est savamment étudié et signifiant (chaque geste semble être pensé pour caractériser son personnage), la diction n’est pas toujours très juste. L’ironie par exemple, c’est que l’actrice jouant une célébrité de Boolywood, jouant par conséquent des scènes ridicules dans ses propres films, joue admirablement bien les séquences “naturelles”. Et cela, alors même que son rôle est à la fois ingrat et difficile à jouer (rôle de femme jalouse, vulgaire et possessive). Celle qui lui fait face, la jeune Felicity Kendal, me paraît beaucoup moins juste dans ses intonations, mais est toujours parfaite dans ses expressions… Le sujet semble d’ailleurs inspiré par ses acteurs, vu que les trois acteurs “européens” de la troupe sont parents dans la vie. Les histoires les plus curieuses prennent parfois leur origine dans la réalité…

Merveilleux.


Shakespeare-Wallah, James Ivory (1965) | Merchant Ivory Productions Cohen Media Group

 

The Householder, James Ivory (1963) | Merchant Ivory Productions


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La Prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini (1966)

La Prise de pouvoir par Louis XIV

7/10 IMDb

Réalisation : Roberto Rossellini

Les Indispensables du cinéma 1966

Excellent scénario, sorte de docufiction très informatif. Reconstitution parfaite. Reste la direction d’acteurs quasi inexistante.

C’est paradoxalement un des Rossellini les plus supportables, probablement parce qu’il n’y a pas grand-chose de lui dans le film.

Et bon film de l’ORTF. C’est laid, mal fagoté, dirigé avec les pieds, mais on apprend deux ou trois choses (pas forcément historiquement fiables d’ailleurs, mais on fera semblant), aucun élément n’est pour ainsi dire développé après avoir été annoncé, un peu comme on balance des anecdotes de pouvoir, mais avec un tel sujet c’est bien le principal.

Faire « un peu » d’histoire, sans prétendre à en faire une fiction et flirter avec le dramatique (et ça, c’est peut-être finalement assez rossellinien).


La Prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini 1966 | ORTF


Anna Karénine, Aleksandr Zarkhi (1967)

Note : 3 sur 5.

Anna Karénine

Titre original : Anna Karenina

Année : 1967

Réalisation : Aleksandr Zarkhi

Avec : Tatyana Samoylova, Nikolai Gritsenko, Vasiliy Lanovoy

Aucune tension ne naît sans silences. Le bavardage rend tout vain et sans relief. À vouloir honorer Tolstoï, on oublie de faire du cinéma.

C’est l’écueil éternel de l’adaptation, qu’elle soit littéraire ou théâtrale. Comment aménager les pauses, provoquer des moments forts, laisser certaines situations prendre forme visuellement ou à travers quelques plans, sinon tableaux, qui allégeront le recours systématique aux dialogues pour faire avancer l’action ? Comment ne pas tomber dans le piège des répétitions et du « sur place » une fois qu’une situation est comprise par le spectateur (c’est qu’on n’a que deux heures) ? Bref, faire des choix à l’intérieur des directions suggérées ou imposées dans un roman, et le trahir suffisamment pour rendre son adaptation plus cinématographique, c’est ce que doit faire toute adaptation. Traduire un roman en images, c’est trahir.

Certains passages obligés, qui sont des marques distinctives de l’écriture cinématographique comme les connecteurs logiques dans un récit, des signes telles que les transitions, les séquences dans les lieux publics, les scènes « d’action » plus que de dialogues (il suffit parfois de montrer un personnage « faire » pour le mettre en situation), facilitent ce passage délicat du roman au cinéma. On en trouve quelques-unes de ces marques proprement cinématographiques ici, mais jamais elles ne sont correctement sélectionnées ou suffisantes pour rendre le tout plus cinématographique, moins lourd, moins étriqué, bavard ou désincarné.

Quand on ne maîtrise pas cet exercice d’appropriation ou d’adaptation, passant inévitablement par des trahisons plus ou moins minces (c’est souvent un défaut qu’on remarque dans des téléfilms, quel que soit l’argent dépensé pour reconstituer ces romans), on pourra faire tous les efforts du monde, on n’assure pas l’essentiel. Un silence, une pause, un regard fixe, un mouvement qui tout à coup prend la pose, bref, si tout ça ne saisit pas un instant, celui qu’il faut, notre attention, pour nous tirer vers les personnages, avec leurs motivations et leurs conflits, tout le reste est vain.

C’est bien pourquoi la meilleure histoire possible, avec les meilleurs scénarios, ne fait pas un bon film. La spécificité du cinéma, c’est que son maître d’œuvre en est le réalisateur. Celui-ci doit avoir une qualité principale : rendre au mieux des situations fictives, les mettre en place, pour nous illusionner qu’on « y est » le temps du visionnage. Aucun autre art n’a un tel rapport au réel et à l’imagination puisqu’il nous mâche une bonne partie du travail. Mais pour que le spectateur accepte l’illusion, ces pauses, ces respirations lui sont nécessaires pour qu’il ait l’impression qu’on ne lui force pas la main. Si en littérature le fait, le verbe, remplissent le vide de la page blanche, et par leur pouvoir d’évocation « illusionnent » le lecteur, au cinéma, c’est le champ, autrement dit le plan, le mouvement, l’instant, ainsi que la situation. Un peu comme si le spectateur était transporté quelques secondes sur une scène de théâtre où on y jouerait précisément un bout de scène, puis transporté à nouveau quelques secondes sur une autre : le cinéma, c’est des fragments de théâtre plus que des fragments de chefs-d’œuvre de la littérature.


Anna Karénine, Aleksandr Zarkhi 1967 | Mosfilm


 

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