
Happy-Go-Lucky
Titre français : Be Happy
Année : 2008
Réalisation : Mike Leigh
Avec : Sally Hawkins, Alexis Zegerman, Eddie Marsan, Samuel Roukin, Kate O’Flynn, Sarah Niles
Le rôle d’une vie pour Sally Hawkins. Félicitons Mike Leigh pour avoir flairé la chose. Si l’on s’en tient à ce que dit Leigh (à savoir qu’il n’a jamais varié dans son dispositif créatif), il aurait choisi de travailler avec l’actrice avant l’élaboration d’un scénario. Sally Hawkins ne s’était guère fait remarquer jusque-là sinon dans une apparition justement sur un précédent film du cinéaste britannique : Vera Drake. Peut-être l’a-t-il vue au théâtre, whatever.
Sally Hawkins est de ces actrices sur qui tout un film peut reposer. Il ne s’agit plus (comme on leur demande souvent) de gommer leur personnalité (extravertie, délurée, lumineux), mais de s’appuyer dessus et de la rendre plus expressive. Si l’on en croit encore Leigh (et il faut toujours douter des prétentions des artistes), les personnages improvisés lors du travail préparatoire sont des familiers des acteurs (cela pour faciliter la compréhension du personnage sans doute, voire, et c’est un piège à mon avis, pour les imiter). Je parierai que pour une fois Leigh a fait le contraire et choisi l’actrice afin de lui écrire ce rôle sur mesure. C’est le mystère des grands et jolis films : les navets, leurs défauts apparaissent sans difficulté, et même si l’on se trompe dans nos prétentieuses hypothèses, peu importe… On est déjà plus respectueux face au talent. Le rôle serait de la pure composition (comme on en trouve trop à mon goût dans le cinéma faussement social de Leigh), on l’aurait vu dans tout autre chose. C’est peut-être le cas (depuis), mais, hasard heureux, Arte a justement passé, il y a quelques jours, Fleur du désert, film dans lequel elle interprète un personnage en tous points identique à celui de Poppy et sidekick du personnage principal.
Ce personnage, sorte de Sancho Panza au féminin, c’est celui d’un clown ahuri, lumineux et, parfois, pour le moins inconséquent (ce moment de justice rétablie quand, tout d’un coup, l’archétype du second rôle passe au premier plan). Son professeur de conduite acariâtre, par exemple, et avec qui elle forme un formidable duo de clowns dans la tradition de l’opposition de caractères (voire de la commedia dell’arte ; ici, un clown excentrique et espiègle face à un clown triste et soupe au lait) lui demande de grandir un peu et peine à croire qu’elle puisse se faire obéir par une classe de trente jeunes élèves. Le truc, comme chez les clowns encore, c’est que c’est bien son comportement à lui qui la rend hilare. En dehors de ce duo improbable et récurrent avec le moniteur d’auto-école, Poppy compose un autre duo, pouvant là encore laisser penser aux clowns, cette fois, avec sa colocataire de longue date : le clown excentrique, face à un clown sage et blanc. (On pourrait y ajouter sa sœur, variante de l’Auguste vulgaire et taciturne.)
Je me fourvoie peut-être, mais ça sent tout de même de loin la formation de clown pour au moins une ou deux des trois actrices. Dans une école de clown, on vous demande de construire un clown personnel, qui vous ressemble et qui soit ancré dans le réel. C’est le contraire des caricatures ou de compositions qui se rapprochent de « performances » de la « method » que l’on peut voir dans la plupart des comédies de Leigh. La caricature se fait du haut vers le bas, presque toujours, et j’ai déjà expliqué en quoi ça me posait problème. C’est tout l’intérêt pour les clowns de partir de soi. La caricature est d’abord une caricature de soi-même. On apprend à se regarder, à s’accepter, puis on caricature ses propres travers, on grossit ses traits les plus marquants. Certains clowns peuvent toujours s’aventurer à créer un personnage de clown à partir d’un voisin ou d’une caricature préexistante, ce ne sera jamais aussi honnête et sincère que le clown qui part d’un matériau déjà disponible. Mike Leigh a expliqué qu’il ne fonctionnait pas ainsi, soit. Je doute toutefois qu’il ait procédé selon ces principes sur ce film. Non pas que je doute que sa méthode puisse finir par me convaincre à produire des comédies pleinement réussies (selon mes standards de grincheux misanthrope ayant raté sa vocation de professeur de conduite ou d’autre chose), mais ce n’est pas ce que je devine (ou penser deviner) à l’écran. Si Mikey veut m’inviter à prendre un verre pour me prouver du contraire, je me laisserai convaincre volontiers (Sally Hawkins est tout aussi disposée à venir me convaincre puisqu’il est évident qu’elle sera un jour amenée à lire ces lignes).

J’ai lu ici ou là qu’un tel personnage serait insupportable dans la vraie vie. Oui, c’est le principe. Qui voudrait d’un clown à deux pas de chez lui (ou d’un indélicat mettant sa radio à fond au camping, pour reprendre une des situations humoristiques de Nuts in May, le premier succès de Mike Leigh) ? L’humour et l’horreur ne fonctionnent pas forcément différemment. On enferme les sentiments qu’ils provoquent dans des boîtes (le théâtre, le cinéma), et on les garde bien à distance pour voir ce qu’elles renferment. L’humour, c’est une logique de mise à distance. Théâtre et cinéma, mais aussi l’humour de chaque instant, servent à exorciser nos peurs, nos dégoûts, nos craintes. Ils font œuvre de catharsis. Montrer les monstres pour mieux les appréhender. Un clown, on veut donc le voir comme on prend à heure prédéfinie des cours de conduite avec l’auto-école du coin. Pas qu’il saute sur nous par surprise. Ses excentricités doivent être balisées (quand il sort des limites de la piste, on en est presque hilare, mais justement parce qu’on touche du doigt une forme de terreur à l’idée d’être pris pour cible). On va au cirque comme d’autres vont chez le psy. Voilà pourquoi on peut prendre un infini plaisir à retrouver certains personnages à l’écran qui seraient infects dans la vie. Un clown, un zombie, un lion ou un monstre, on n’aime les voir qu’enfermés. Poppy n’éclate que dans sa boule à neige, et si on la secoue, c’est qu’on prend un plaisir sadique à l’y trouver là et non sur le chemin de l’école.
Et peu importe si Mike Leigh souligne un peu trop la nature feel good de son personnage et explicite un peu trop fort la règle de vie de son personnage principal. En 2008, peut-être disait-on « positive attitude » de ce côté-ci de la Manche. Mais moi, le grincheux, je reconnais les vertus d’un tel comportement (dans une boîte laissée à distance de sécurité). Mikey aurait pu se garder de rendre tout ça évident, mais puisque son film marche parfaitement sans avoir à le dire, on lui pardonnera de jouer les perroquets. Parce que, désolé, Mikey, mais tout au long de ta carrière, tu as cherché à mettre en valeur les acteurs. Et je le sais bien, il n’y a qu’un ancien acteur pour chercher à mettre ainsi toujours ses pairs à l’honneur… Et parfois, comme ici, tu réussis ton coup. Et peut-être que ta grande réussite alors, c’est que le spectateur finisse par penser que tu n’y es pour rien et que si le personnage et l’acteur forment une adéquation parfaite, c’est surtout de leur fait. « Mettre à l’honneur », c’est aussi prendre ses distances. L’auteur présente une boîte magique qui attire l’œil du spectateur, leur dit de l’ouvrir, et se retire. Le reste est magie.
Laisse-moi donc croire, Mikey, que Poppy existe et rend la vie plus lumineuse autour d’elle… en s’arrêtant juste à deux pas de moi. Le bonheur (comme l’horreur), c’est pour les autres.
J’ai encore vu quelqu’un demander sincèrement si l’on rirait de la même manière si Poppy était un homme. Il voulait sans doute dire par là que la représentation du personnage flirterait avec l’antiféminisme. Eh bien, comment dire…, on ne peut pas dans un même temps se plaindre qu’il n’y ait pas de rôles comiques pour les femmes et regretter l’image négative qu’elles véhiculent quand elles apparaissent enfin à l’écran. Oui, Poppy est une caricature. C’est un clown. Pourquoi marche-t-elle aussi bizarrement ? Parce que ses talons équivalent aux chaussures surdimensionnées du clown. La démarche constitue le premier attribut travaillé par un clown, parce que c’est le plus identifiable. Que remarque-t-on en premier d’une personne ? Sa démarche. Et un clown se distingue d’abord par l’allure qu’il dégage. Pas par ses habits (même si le clown Poppy est vêtu de manière colorée). C’est bien pourquoi les clowns s’étaient si bien exportés au cinéma. (Et selon mon avis, c’est même un clown qui a participé au mieux à l’élaboration d’une grammaire du cinéma : Charlie Chaplin. Mais c’est une autre histoire, je renvoie à mes précédents commentaires sur la question.)
Enfin, comme tous les clowns, Poppy peut aussi montrer une face triste, voire intelligente. Ce contrepoint est assuré par les séquences à l’école dans laquelle notre clown assagi doit « faire face » à un élève perturbé et violent. (Et cette fois, Mike Leigh n’a pas trop besoin de souligner le parallèle, puisqu’il est mis en évidence par le montage et les doutes de Poppy durant ses leçons avec son moniteur d’auto-école.)
Oui, Poppy est insupportable. Mais elle sait aussi écouter quand il le faut. Le clown est aussi issu des Pierrot. Les deux « faces » d’un même clown. Sally Hawkins arrive aussi bien à nous émouvoir et à nous amuser que Giulietta Masina dans La strada ou dans Les Nuits de Cabiria. Loin de se moquer des femmes, ces rôles les honorent au contraire. Les clowns féminins sont des monstres… comme les autres.
Happy-Go-Lucky, Mike Leigh 2008 | Film4, Ingenious Film Partners, Special Treats Production Company
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