La nouvelle vague, portrait d’une jeunesse (2009) Antoine de Baecque

Et la lumière fume

La nouvelle vague, portrait d'une jeunesse 2009 (150)

Histoire plutôt honnête du mouvement des gosses des Cahiers ; et cela, justement par un ancien rédacteur de la revue.

Honnête, parce qu’il trace les contours de l’histoire de la nouvelle vague (qu’il persiste, comme d’autres, à vouloir écrire en majuscules — la couv’ préfère le tout en minuscule comme pour éviter de choisir) autour d’événements liés à Roger Vadim, faisant d’Et Dieu créa la femme, le film annonciateur de la vague qui va suivre, et du procès opposant le même Vadim à François Truffaut pour une vague, mais symbolique, affaire de diffamation. Une demi-douzaine d’années donc tout au plus pour un mouvement, qui pourrait tout autant être une période de l’histoire, que du vent, et ce sont les premiers concernés qui ont toujours réfuté ce terme, comme le dit Audiard dès 1959, bien “vague”.

Antoine de Baecque rappelle donc les origines à la fois d’une révolution, d’une contestation, qui est surtout la prise de pouvoir d’une jeunesse méprisant les vieux idéaux hérités de la seconde guerre, se rebellant contre ces vieux qui les poussent à aller la faire, la guerre, en Algérie, et contre un système de production leur interdisant de faire ou de voir les films tels qu’ils voudraient les voir.

Si aujourd’hui Et Dieu créa la femme est passablement boudé pour la critique, il est amusant de constater que les Cahiers du cinéma, et donc Truffaut, ont vu dans ce film, et dans son actrice principale, une sorte de renouveau que le futur réalisateur avait appelée de ses souhaits quelques mois plus tôt dans son fameux article contre « une certaine tendance du cinéma français ». À croire qu’on ne peut en France se définir qu’en massacrant ses aînés ou ses collègues (la nouvelle vague elle-même suscitant, et suscite encore, pas mal de mépris, comme une certaine tendance de l’esprit français à s’autoflageller en famille).

Autre ironie, de Baecque rappelle que la notion de « nouvelle vague », avant d’être appliquée au cinéma, était utilisée par Françoise Giroud dans L’Express pour identifier la jeunesse de son époque, puis, brièvement, l’appliquer à la littérature et… à Françoise Sagan, autre phénomène “djeun” contemporaine de B.B. La nouvelle vague était donc un peu comme dessinée à l’avance, parce que avant qu’elle n’arrive, tout le monde en parlait déjà. Sagan, Bardot, puis Chabrol… quand tout ça n’est pas carrément à droite, ça sent bon ce qu’on appellera plus tard la gauche caviar. Vive la révolution. Car l’ironie toujours, en 58, le grand succès sur les écrans, ce n’est pas un film de la nouvelle vague naissante, mais bien un film, sur les jeunes, réalisé par Marcel Carné et écrit par Sigurd, les Tricheurs, où le personnage féminin principal finit par planter sa voiture dans un arbre (toute ressemblance avec Françoise Sagan ou avec tout autre jeune con ne serait pas totalement fortuite). Ainsi, si quelques films de la nouvelle vague ont leur petit succès, c’est surtout au départ, grâce à la volonté de certains de se démarquer du système en place en proposant et en mettant en place d’autres moyens de production qui se révéleront malgré tout rentables, mais le succès sera avant tout critique, institutionnel grâce au soutien des festivals, du ministère (de Malraux), de l’aide à la création (le premier film de la nouvelle vague, le Beau Serge, aura bénéficié à la fois des fonds de départ de sa belle-famille mais aussi de cette aide un peu inattendue qui permettra à Chabrol de se remettre immédiatement au travail pour un second film), et peut-être plus inattendu encore, grâce à l’écho qu’aura cette French New Wave partout dans le monde et en particulier aux États-Unis (New York en somme, où Truffaut continuera de se rendre chaque année pour entretenir son mythe perso, plus que celui de la nouvelle vague, et plus encore que celui du cinéma français, de toute façon invisible par ailleurs en Amérique depuis 50 ans).

Le livre est court, beau, va droit à l’essentiel et plein d’images, d’icônes, du bon vieux temps où les vieux cons étaient encore de jeunes cons. Il rappelle aussi que si la nouvelle vague a profondément changé les méthodes de travail, que c’est malgré tout toujours le même type de cinéma populaire qui faisait recette. Claude Beylie le fait aussi, et c’est important de le rappeler, surtout à l’attention des historiens et des critiques à l’étranger qui ne jurent que par la nouvelle vague et par la « politique des auteurs ». Déjà, Chabrol (qui n’a pas dû assez faire le tour des popotes en Amérique) rappelait que les films estampillés « nouvelle vague » n’était pas un gage de qualité (ça vaut d’abord pour lui) ; et Michel Audiard de tirer la meilleure conclusion possible, dès 1959 : « Ah ! La révolte, voilà du neuf ! Truffaut est passé par là. Charmant garçon. Un œil sur le manuel du petit “anar” et l’autre accroché sur la Centrale catholique, une main crispée vers l’avenir et l’autre masquant son nœud papillon. Monsieur Truffaut voudrait persuader les clients du Fouquet’s qu’il est un terrible, un individu dangereux. Ça fait rigoler les connaisseurs mais ça impressionne le pauvre Eric Rohmer. Car si autrefois les gens qui n’avaient rien à dire se réunissaient autour d’une théière, ils se réunissent aujourd’hui devant un écran. Truffaut applaudit Rohmer, qui, la semaine précédente applaudissait Pollet, lequel la semaine prochaine applaudira Godard ou Chabrol. Ces messieurs font ça en famille. Voilà à quoi joue depuis plus d’un an, le cinéma français. Résultat pratique : L’année 59 s’achève sur des succès de Delannoy, Grangier, Patellière, Verneuil, ces pelés, ces affreux, ces professionnels. Pouah ! Voilà où ils en sont arrivés, ou plutôt où ils en étaient. Car il serait incohérent de continuer à parler d’eux au présent. La Nouvelle Vague est morte. Et l’on s’aperçoit qu’elle était, au fond, beaucoup plus vague que nouvelle. »

Le regard de de Baecque est à peine critique et c’est plutôt une bonne chose, et quand il s’autorise quelques commentaires, ce n’est pas forcément pour épargner ses aînés (tradition française donc, même si lui reste très sage). En revanche, on peut regretter que ne soit pas soulevé à mon sens le problème numéro un de la production française et qui dure depuis cet article de Truffaut en 1954 et qu’à la fois les professionnels et le public (voire les critiques) se sont scindés en deux comme si le cinéma hexagonal, plongé dans une crise identitaire devait forcément choisir son camp. Le schisme est énorme et personne ne semble se soucier de réconcilier les deux, au détriment d’une certaine “qualité”, tristement altérée quand on lui impose le choix d’une affirmation tournant trop facilement à la caricature. Le spectateur peut être en droit de réclamer à ses auteurs autre chose que des films populaires mais pauvres sur tous les plans, ou des films élitistes trop souvent ratés, en tout cas rarement gages de qualité…


La Cité sans nom, H. P. Lovecraft (1921)

La Cité en Dante

La Cité sans nom, H. P. Lovecraft (1921) (The Nameless City)


Exploration gynécologique des entrailles monstrueuses de la terre. Une ville d’horreur figée dans le temps mais qui pourrait très bien se réveiller à tout moment. Même principe, mêmes peurs que La Momie, The Thing  ou Alien.

(Lovevraft = H.R. Giger = Alien.)

Le mythe qu’exploite ici Lovevraft, c’est l’expression cathartique de la peur du père d’engendrer un monstre (psychanalyse de trottoir). En explorant le vagin râpeux de cette inconnue monstrueuse, la femme, la peur de découvrir qu’on est loin d’y entrer le premier, qu’on est loin d’en être le maître, le bâtisseur, l’homme, l’écrivain ou le lecteur, se trouve d’abord happé par son désir de s’y engouffrer, mais très vite est pris de tourments à ce que le lieu se révèle moins amical qu’espéré.

Une femme est un monstre qu’on ne dompte pas : elle ressemble extérieurement à un homme, elle parle la même langue, vit à la surface d’un même monde, mais ses entrailles fécondes pourraient cacher une nature contraire à celui qui voudrait s’y laisser prendre. Une mante paganiste, un génie maléfique, une sirène, qui n’attend plus qu’on la frotte pour libérer ses horreurs.

Lovecraft ne montre pas la réalité. Ce gouffre à la fois espéré et redouté n’existe pas. C’est la peur des hommes qu’il met en scène. Une peur qui en est d’autant plus fascinante que l’objet qui en est la cause attire à elle comme des proies ces hommes qui passaient à proximité.

Terrible découverte donc qu’en ouvrant la « boîte de Pandore », au-delà des couloirs, des failles, des corridors, des tunnels, des conduits, des… trompes, se cache une ville utérine, reptilienne, plus ancienne que nous, et sans doute encore en gestation, prête à nous engloutir dans sa folie une fois qu’on y aura mis les pieds, ou les doigts, ou… les yeux ; et dont, selon toute vraisemblance, on ne peut être l’architecte.

Au mieux en serons-nous les cocus charpentiers. Au mieux en fournirons-nous la clé de voûte.

On change l’âne pour un chameau, et la Judée pour l’Arabie, et voilà. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu… Ou la version avec les cornes (de cocu) : je suis nu, Jésus, je suis vaincu…

Naissance d’un monstre (à vingt culs). Il n’est pas le nôtre, et pourtant, il va falloir le reconnaître et le voir grandir. Grandir, grandir, grandir… Bientôt ce petit enculé finira par nous tuer. Parce que le monstre est un parasite : car la hantise du père cocufié et du mari jaloux, c’est de devoir se farcir en plus l’œuf de Madame, celui d’une possédée. Que le petit monstre se nourrisse de nos entrailles et se serve de notre nombril comme d’un siphon apéritif ou qu’il s’immisce dans notre tête pour nous rendre fou et faire de nous sa métamorphe chose, c’est du pareil au même. Entrer dans la cité sans nom, c’est déclencher la vengeance des reptiles sur les hommes, de la femme insecte sur l’homme.

Sales bêtes. Monstres sans nom. Qui n’existent surtout que dans l’imagination torturée des hommes. La hantise pour les Rosemary’s babies. Dans les entrailles de celle que j’aime, n’y trouverais-je pas les traces d’un autre homme qui ne pourrait alors n’être que le diable, qu’un monstre ? C’est toujours plus sale dans les entrailles du voisin.


Poèmes fantastiques (Fungi de yuggoth), Lovecraft

Fungi de yuggoth, Lovecraft

Paradoxalement, c’est un peu en lisant ces poèmes qu’éclate au grand jour ce qui fait la particularité et le talent de Lovecraft… dans ces nouvelles.

Tout l’univers lovecraftien est là. C’est lugubre, torturé, poe-tique… Mais n’étant pas particulièrement versé dans le fantastique, mon intérêt pour lui a toujours été ailleurs. Un malentendu sans doute, mais comme la relation entre lecteur et auteur se limite souvent à cette incompréhension, ça ne me chagrina pas plus que ça. Ça explique aussi sans doute beaucoup pourquoi l’auteur a couru et eu si peu de reconnaissance de son vivant. Si on en croit certains, il était plus intéressé par la poésie que par ses récits fantastiques, qu’on imagine donc lui servir pour se les faire publier, au moins, dans des magazines, échanger avec des auteurs ou des lecteurs, sans compter ces innombrables travaux de réécritures qui pour ce que j’en ai lu portent bien sa patte. Désintéressé par le succès, Lovecraft a aimé l’obscure jusqu’à ce point de refuser la lumière, la reconnaissance… Un peu effrayant quand on y pense, et paradoxalement, après sa mort, c’est peut-être aussi ce qui a assuré sa renommée sans cesse grandissante, parce qu’il est vrai qu’il est toujours plus payant de se faire sa publicité par d’autres…

Je ne vais pas m’attarder sur les écueils habituels de la poésie tant cela semble être un art particulièrement lié à la langue. Et moi qui suis plutôt adepte des traductions strictement littérales, je ne peux que remarquer que même parfaitement invisible pour laisser place à l’auteur, les traducteurs peinent à rendre ce qui, en anglais, aurait peut-être, ou pas, ce qui apparaît dans ses nouvelles et pas ici.

Parce que, qu’est-ce qui fait le talent de Lovecraft ? Eh bien, tout ce qui fait la qualité d’une nouvelle. Est-ce l’univers décrit, la beauté de la langue, la justesse psychologique, l’analyse comportementale ou sociale, la réflexion ou le regard porté sur le monde ? Non, Lovecraft, comme dans l’art de la nouvelle, est fort pour poser un contexte en quelques lignes, faire apparaître, et transformer au cours du récit, un personnage principal (souvent le narrateur lui-même) ; enfin il est habile dans la construction de la trame parce que ses histoires sont toujours simples et d’une efficacité redoutable. Contextualisation, caractérisation, et l’art plus globalement de lier tout ça pour raconter une histoire.

Lovecraft mettait lui-même le doigt sur une technique narrative, qui est très largement oublié dans ses poèmes (à peine croit-on le voir lancer quelque chose, sans doute par habitude, qu’il y renonce aussitôt). Il parlait de mêler à la fois ce qui est lié au descriptif et au narratif. Même si à mon avis, un récit entremêle bien autre chose (la toute-puissance de l’omniscience, même celle d’un narrateur à la première personne, son efficacité, étant liée selon moi à la capacité de l’auteur à faire interagir plusieurs niveaux de modes narratifs, de temps, de points de vue, afin de donner toutes les informations, factuelles ou sensorielles, impressionnistes presque, symboliques, pour comprendre au mieux une situation, puis lui permettre de l’imaginer ; la difficulté étant alors pour l’auteur d’en donner assez pour donner à “voir”, mais pas trop, pour éviter de lui imposer les images que le lecteur aime à inventer).

Il suit dans ces poèmes une tout autre logique. L’accent est très fortement porté sur le descriptif au point que le narratif y est comme noyé. Aucune contextualisation (on a souvent l’impression d’être dans un rêve, donc nulle part), aucune caractérisation (des “je” apparaissent furtivement, mais on ne saura jamais rien sur lui) quant à la trame en elle-même, elle n’a donc aucun intérêt. Si toutes ces descriptions valent autre chose en langue originale, ou si certains se laissent “émerveiller” par la nature de ce qui y est décrit, ce n’est évidemment pas mon cas. Lovecraft pourrait adapter la Recherche du temps perdu, qu’il arriverait à rendre ça passionnant. Ce n’est jamais le quoi, mais le comment. Et des poèmes, oui non, ça se lit comme un missel satanique, pas pour moi.

 

Sur Babelio


La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand 1957 (150)

(Quelques notes)

« L’argent est un outil. L’argent est fondamentalement bon. C’est quand les corrupteurs utilisent l’argent non pour produire mais pour corrompre que l’argent cesse d’être l’outil du bien. »

OK. Mais alors pourquoi dire que l’argent est fondamentalement bon si, en tant qu’outil, il est utilisé pour corrompre ? Ça ne tient pas. Ou plutôt, ça ne tient pas si les corrupteurs sont toujours parmi ceux qui ne produisent pas et s’enrichissent sur le dos de ces “producteurs”. En l’occurrence, elle dénigre l’état populiste, comme seul capable d’organiser une telle corruption quand les entrepreneurs seraient par essence d’une probité sans failles.

C’est prendre un peu ses désirs pour la réalité. Et ça se dit philosophe avec des entraves avec la logique la plus élémentaire. On est en plein dans l’idéologie. Rand est capable de tordre la réalité pour la faire coïncider avec ses idées. Elle tire les conséquences avant de tirer les plans de sa pensée. Elle ne déduit pas, elle veut. Et toute sa démarche cherche à prendre l’allure de la rigueur, de la science, de la logique, de la rationalité, justement parce qu’elle en est dépourvue. Une arnaque. Pour elle, les anticapitalistes sont des pilleurs, des profiteurs, des escrocs n’ayant qu’un seul but : profiter des gens honnêtes et remarquables que sont les entrepreneurs ou les ingénieurs. Dans cette croyance niaise, l’entrepreneur et l’ingénieur, trouvent, ont du génie, parce qu’ils cherchent. L’ambition et le travail seraient toujours récompensés par le succès. Et le progrès, ce serait ça. C’est beau (et con) comme un conte de fées. Dès lors, ceux qui profitent, c’est toujours parce qu’ils ont renoncé au travail, par manque de génie ou de persévérance. Tu es pauvre ? Bien fait pour ta gueule parce que si tu voulais inventer le moteur à eau, tu pourrais ! Il suffit de vouloir ! Rand ne fait d’ailleurs qu’illustrer la bêtise de son propos avec des exemples techniques et scientifiques qui ne font que révéler son ignorance du sujet. C’est bien beau de se faire valoir de la logique, de la science, de la rationalité, quand on n’a pas les outils ou les moyens qu’on prétend avoir. Il faudrait la prendre aux mots, et la mettre au défi, d’inventer, de monter son entreprise. Si sa logique tient la route, elle devrait être capable de le mettre en application, seulement elle n’a aucune idée de ce dont elle parle. Le monde qu’elle dépeint n’existe seulement pas et n’est que le reflet de ses fantasmes.

Croire que le monde, son économie, puisse fonctionner selon des principes immuables, en toute indépendance, sans liens ni rapports avec des facteurs difficilement prévisibles et mesurables, que la raison puisse déceler tous les rouages d’un monde révélé à l’intelligence (celle de Rand), c’est bien du domaine de la croyance. Peut-être même du délire, et en tout cas, telle que présentée, cette philosophie est une vaste escroquerie.

Pourtant le monde continue de tourner en fonction de certains de ces principes foireux. Où est donc la logique dans tout ça, on se le demande… Même quand de telles idioties font la preuve de leur escroquerie, on ne remet pas en cause le modèle, on dit qu’on l’a mal appliqué, ou on l’adapte, randant encore plus caduque une logique qui ne tient la route, il faut le croire, que dans l’esprit de ceux qui y croient. Sur la grève, je me suis vu léviter…

Que les tenants de cette “philosophie” cessent donc de brandir la raison pour justifier leurs prétentions, parce que la “science”, elle par exemple sait tirer les conséquences de ses erreurs. Justement parce que le principe de la “science”, c’est de ne rien dire des mécanismes généraux du monde. La science « ne dit pas », elle constate, elle doute, se remet en permanence en question, et avance ainsi, en se contredisant sans cesse, petites touches par petites touches. Si des modèles sont conçus, c’est pour mieux appréhender ce qui a déjà été observé dans le monde ; et il suffit que notre regard se modifie, évolue, se fasse plus précis, pour que la science n’hésite pas alors à changer ses modèles ou en imaginer d’autres comme elle ne cesse d’ailleurs de le faire dans certains domaines où “elle” n’explique rien, mais observe en déclarant bien fort qu’elle ne comprend pas (encore). Rand elle n’a plus rien à découvrir ni à douter, puisqu’elle a déjà tout compris. C’est un Atlas aux pieds d’argile.

Rand ne pouvait d’ailleurs pas plus se tromper en cherchant à faire de son escroquerie une “science”. Parce que là où elle pense y voir le culte de l’individualisme, il y a en fait un travail coopératif qu’elle ne veut pas voir. L’idée d’un chercheur révolutionnant le monde dans son laboratoire… Eh bien non, la science, c’est avant tout la coopération. Une notion qui la fait peur parce qu’elle représente tout ce qu’elle exècre. Son savant (fou), s’il invente une machine destructrice, c’est bien parce qu’il l’aurait mis au profit d’un pouvoir… La science serait, comme l’économie, bienveillante et source de progrès quand elle est générée par des individus, et source de problèmes dès qu’elle serait ici de la coopération des hommes ?… Ce n’est pas de la philosophie et il y a là matière à se faire psychanalyser… Même s’il y a une part d’individualisme dans la science (à travers les parutions — non exemptes d’escroqueries par ailleurs), la connaissance, les usages, les applications qu’on fait de toutes ces avancées, n’est jamais phagocytée par une poignée d’individus. D’abord, la recherche scientifique œuvre pour le bien commun. Et la somme des connaissances peut encore être crédible et avoir une utilité pour le monde, parce que puisqu’il y aura toujours des individus qui chercheront à tirer à eux la couverture, tous les travaux, recherches, avancées techniques, doivent avant tout faire la preuve de ce qu’ils prétendent. L’individu, fort heureusement, ne vaut plus grand-chose face aux idées et aux applications bien réelles qui en découlent. La science n’est pas faite de prétentions, mais bien pleinement de réalisations.

L’économie (ou la philosophie randienne) n’est pas une science parce qu’elle ne peut simplement pas prendre en compte autant de facteurs entrant en jeu. L’idée d’environnement, d’où jailliraient des causes imprévues à tout un joli mécanisme bien pensé, est totalement exclue dans la représentation de l’économie pensée en tant que science. Prétendre le contraire est certes séduisant mais reste du domaine de la pseudoscience, de la pseudo-philosophie. Une arnaque, une croyance.

Anciennes notes trouvées dans un siphon à ordures quantiques :

« Vous n’aurez plus de pays à sauver si ses industries disparaissent. Vous pouvez sacrifier une jambe ou un bras, mais certainement pas sauver un corps en sacrifiant son cœur et son cerveau. »

C’est l’héroïne (entrepreneuse persécutée) qui s’adresse à quelques hommes influents de Washington (gouvernement “communiste”). En gros, Ayn Rand, c’est comme le Coran, on se demande si ceux qui l’ont en livre de chevet l’ont lu. La logique randienne est en tout cas magnifique. Ça tourne en circuit fermé. Tout est explicable et prévisible. Tout est rationnel (sic). « Oh merde, c’est quoi ça ? — Bah, ce sont des produits chinois. — Hein, c’est quoi la Chine ? Pourquoi on trouve ça ici ? — Bah, c’est moins cher. C’est ça le capitalisme. Si tu peux faire construire par les pauvres des autres, c’est encore moins cher. Du coup, il va falloir attendre que nos ouvriers retombent en dessous du niveau de vie des petits Chinois pour relancer l’industrie américaine. — Mais, mais !!! c’est pas logique !!! — Bah, si, c’est le capitalisme ma petite dame. Faut accepter les règles. — Mais, mais… ils sont communistes ! Et pendant ce temps, y a trois entrepreneurs cachés dans les Rocheuses qui font la grève parce que merde un gouvernement communiste, c’est trop injuste, et alors là ils vont voir si on fait la grève, le pays va s’écrouler. On dirait Jospin quand il arrête la politique. — Non mais là on va me demander de revenir non ? — Ah non. — Non mais, je suis parti là, je vous manque pas ? Vous n’avez pas besoin de moi ? — Non. — Bon, ben, d’accord, je m’en vais alors. — Salut. — Je suis parti. — Oui, oui. Si y a d’autres cerveaux pourris qui veulent se retirer du monde parce qu’ils se sentent persécutés et hautement indispensables à la société : tirez-vous. L’industrie se barre et les salaires des industriels grimpent, c’est ça la logique randienne. Qui sont les pillards, hein ? Booh.

« Je restitue aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. »

C’est bon à savoir, dans le monde idéal de Rand, le libéralisme rend superflus les règles de sécurité obligeant les ouvriers par exemple à suivre des protocoles contraignants (pour leur productivité) imposés par ces pillards de bureaucrates. Parce que dans le monde de Rand, quand un accident survient, c’est le chef d’entreprise qui lâche son bureau et vient à la rescousse des ouvriers accidentés et qui règle le problème en un tour de vis et au mépris du danger. À quoi bon ériger des règles de sécurité quand on a Superman à la tête de l’entreprise ? Délire fascinant que Rand a en plus le toupet de nous vendre en prétendant promouvoir ainsi l’intelligence et la raison… L’esprit américain dans toute sa splendeur. Un rêve qui ne s’encombre jamais de réalité. De la poudre aux yeux. Il faut moins prouver qu’on est “intelligent”, que le répéter et le prétendre… Pour illustrer ça d’ailleurs, il y a l’anecdote savoureuse de Marjane Satrapi entendu l’autre jour à la radio. De passage aux États-Unis, elle rencontre une locale qui lui demande sérieusement si en Europe, la Lune est visible. Marjane Satrapi, un peu étonnée par la question et préférant ne pas s’éterniser en expliquant les mouvements des planètes, lui dit que non. Et l’autre lui rétorque alors qu’elle s’en doutait et que c’est pour ça que les États-Unis étaient le plus grand pays du monde. Sky is the limit

— Voilà 100 pages que je cherche l’inventeur de ce moteur révolutionnaire à eau, savez-vous Professeur où je peux le trouver ? — Ah ça !… où est John Galt ! Mais vous avez parfaitement raison, cette théorie personnelle est tout à fait révolutionnaire ! Personne n’y avait jamais songé ! Bien sûr il manque 80 % des travaux de ce bonhomme, mais c’est fabuleux ! Quelle idée (personnelle) géniale ! Il faut le retrouver et savoir pourquoi il n’a pas poursuivi ses travaux pour le bien de l’humanité ?!! — C’est désespérant. Depuis que les collectivistes sont au pouvoir avons-nous vu de grands esprits scientifiques créer des théories révolutionnaires ? — Satanés marxistes qui sont un frein au progrès, vous avez raison. La science fait du surplace parce que les scientifiques ne peuvent travailler sur le moteur à eau… — Oui, et vous, vous y croyez à ce moteur, parce que vous êtes un grand professeur, et vous croyez en l’individualisme, n’est-ce pas ? — Bien sûr. Je peux même me vanter de n’avoir jamais fait le moindre geste pour les individus de peu de valeur qui vivent au crochet de ceux qui œuvrent pour leurs biens personnels. L’égoïsme, miss Taggart, il n’y a que ça de vrai ! — Oh, professeur !… — On baise ? — Oh oui professeur, entre génies, on se comprend. — Nous allons mélanger nos fluides corporels et réinventer le moteur à eau ! — Oh oui, continuez professeur…

— Salut, il est super bon votre hamburger, pourquoi vous ne viendriez pas à New York, je vous embauche, je suis pleine aux as, et je peux me permettre quelques caprices : je vous offre 10 000 dollars par semaine pour être mon cuisinier personnel. — Heu, non. — Comment ? Mais vous n’avez pas d’ambition ? Comment un homme aussi talentueux que vous peut ne pas avoir d’ambition ? — Je suis ici pour une raison précise, miss Taggart. — Comment connaissez-vous mon nom ? — Qui est John Galt ?… — Arrêtez de plaisanter ! Vous n’avez donc aucune ambition ? — Je suis ici parce que je ne veux pas travailler pour la collectivité. Mon nom est Sigmund Freud, je suis psychanalyste, meilleur ouvrier de France, inventeur de la sodomie statique et donc propriétaire de ce snack au milieu de nulle part. — Sigmund Freud, le grand Sigmund Freud ?! Mais c’est horrible ! Et tout ça à cause des collectivistes ! — Mes travaux révolutionnaires ne cessaient d’être mis à l’épreuve par des gens malintentionnés, c’était pénible, alors je suis parti. — Bon, sinon, vous ne voulez pas venir à New York avec moi ? Vous faites de putains de hamburger pour un psychanalyste. Normal vous me direz, quand on est un génie, on peut toucher à tout. D’ailleurs à ce propos, vous ne sauriez pas où je peux trouver l’inventeur du moteur à eau ? — Un moteur à eau ?! comme c’est original ! Cela devrait sauver le monde si cette invention voyait le jour ! mais je doute que les collectivistes laissent le génie qui l’a inventé le livrer à l’humanité, ce serait trop dangereux pour eux ! — On est d’accord. — Vous voulez que je vous montre mon moteur à sodomie statique ? — D’accord, mais sans oignons. — Ne vous inquiétez pas, mes moteurs produisent les meilleures sodomies statiques d’Amérique (donc du monde) et c’est garanti sans oignons.

J’ai lu que certains considéraient qu’elle n’avait aucun style. C’est justement l’absence de style (du moins ce qui en transparaît à la traduction) qui m’intéresse au contraire. Comme dans beaucoup de romans us, je pense que l’écriture est moins portée sur le style que sur l’évocation des choses et des idées. Le récit (même si elle a l’art de délayer un max, ce qui est plutôt agaçant) est bien tenu, la mise en scène est directe et efficace, et les descriptions psychologiques sont à mon sens très justes. Ici, peu importe le style, mais bien ce qui est rapporté. C’est écrit comme un bon roman de gare quoi… Et traduction ou pas, je ne pense pas que ce soit si facile que ça. Quand le style est trop lourd, trop foisonnant, ça devient vite indigeste (bon là c’est « l’idéologie » et les répétitions, la longueur, qui sont insupportables…). Je ne suis pas un grand lecteur, ceci pouvant expliquer cela.

Le côté dystopique, je pense qu’il est en filigrane pendant un moment, parce qu’on adopte le point de vue de l’héroïne, qui elle n’a aucune idée de ce qui se trame. Elle s’agace juste de la manière dont tournent les choses sans savoir ce qui se trame derrière (tin en y passant, c’est le schéma de pas mal d’histoire us, où un personnage seul se trouve mit face à la bêtise du “groupe”, viens de voir Zero Dark pointé et c’est tout à fait ça…), et ne trouve qu’un soutien dans les bras de l’autre génie iconoclaste inventeur, lui, des rails Carambar sur lesquels l’inévitable monstre gouvernemental vient lorgner. Plus que de la naïveté, j’y vois surtout des fils à papa qui arrivent avec leurs certitudes et leurs prétentions, comme si, sachant tout sur tout, ils étaient les seuls à même de décider de tout jusqu’au prix de la mayonnaise à la cafétéria… Le mythe de l’entrepreneur tellement génial et impliqué, que son pseudo-perfectionnisme est la raison de son succès. C’est pas naïf, c’est super con. Surtout qu’elle applique cette “philosophie” à tout, notamment à la science en regardant ça de loin (et pour le coup, oui, ça c’est naïf… dire « oh merde, mais il n’y a pas eu de successeur à Einstein donc la science fait du surplace… » Sa dystopie à elle, ce serait de voir une science sans personnalité pour défendre les avancées bien réelles, c’est une bourse sans entrepreneur star… C’est assez affligeant comme vision du monde. Et surtout ériger ça en “philosophie” c’est d’une bêtise…). Donc je te rassure, les personnages ne deviennent pas plus sympathiques par la suite^. (Je ne sais même pas si j’arriverais à le finir…)


Mémoires trouvés dans une baignoire, Stanislas Lem (1961)

Mémoires trouvés dans une baignoire, Stanislas Lem (150)

Pentagone d’Escher

Il ne faudrait pas s’y tromper, plus qu’un roman SF, Lem nous pond ici sans doute plus une sorte de conte métaphilostropique, une fable absurde, voire surréaliste, qui libérée de substance et de matière dramatique n’aurait plus d’autre intérêt qu’elle-même.

Seule l’introduction présente ce qui va suivre à travers le double prisme de la SF et de l’humour (c’est d’ailleurs probablement ce qu’il y a de mieux ici, de parfaitement hilarant), le reste déconcerte, puis fatigue. Le schéma est simple : un type dans un immeuble labyrinthique se voit confier une mission des plus secrètes. Or, la mission en question, c’est en fait pas loin de devoir chercher l’objectif de cette mission… L’Odyssée concentrée dans un verre d’eau ou dans un palais des glaces… S’ensuit un long voyage surréaliste, parfois drôle et surtout répétitif (mais si on le lit légèrement bourré, c’est plus efficace et plus inoffensif que certains psychotropes), durant lequel le narrateur sera confronté à la paranoïa et aux instructions absurdes des chefs, la bureaucratie kafkaïenne, la manipulation, la torture…

Toutes les interprétations sont possibles. D’abord, il semble clair qu’il s’agit plus ou moins d’une critique du système communiste auquel Lem était sans doute confronté. L’introduction désignant, faussement, le Pentagone et l’Amérique comme les cibles de son récit ayant peut-être servi à brouiller les pistes… Pour le reste, plus que Kafka, le ton et la forme feraient probablement plus penser à un Jarry. Les personnages sont des caricatures, des personnages de BD, les mêmes pantins étranges qu’on retrouve à la même époque dans le théâtre absurde. Même l’écriture, bien que le récit soit écrit à la première personne, fait souvent penser à une combinaison de répliques et de didascalies (les introspections et commentaires intérieurs du narrateur ayant également tout des monologues — je pense à la fin du Rhinocéros notamment).

Alors, en tant que lecteurs, on pourrait y trouver assez peu d’intérêt. C’est vrai que ça aurait sans doute eu plus de sens d’en faire une nouvelle. Sauf que de sens, justement, il n’y en a aucun, alors pourquoi pas… C’est encore plus absurde de tenir le procédé sur la longueur. Fatiguant certes, mais on peut aussi y voir la formidable capacité de l’écrivain à réinventer le monde dans un verre d’eau. Une porte se referme, le personnage entre dans une autre pièce, et hop, que peut-il y trouver ? Ce n’est pas qu’un défi à l’imagination (après tout, l’imagination, tout le monde en a), c’est surtout un formidable exercice de style. Il faut voir ça comme un auteur faisant ses gammes. Libéré de la contrainte dramatique, de la logique et de la cohérence, l’auteur peut s’exercer au style et à la mise en scène. Tout ce qui fait finalement un bon écrivain. Le savoir-faire. Le but est d’arriver à composer d’abord des situations, dont la nature importe assez peu, mais qui serviront de support à l’exercice de ces gammes, des techniques propres à l’écrivain. Puis, il faut prêter attention à la description du cheminement intérieur des personnages à travers l’emploi de termes adéquats, significatifs, focaliser le récit sur des éléments plus que sur d’autres, disposer au mieux ses incises, le tout pour illustrer au mieux un décor, une atmosphère, un monde. C’est un vrai travail de mise en scène, car ce n’est pas tout d’imaginer des situations, il faut avoir le talent de doser ses effets, opter pour l’angle et le ton idéal, préférer des éléments par rapport à d’autres… Ensuite, il y a la question purement formelle, celle du style, du vocabulaire, des images, du rythme (il faut noter l’excellent travail de traduction). Et il n’y a pas à dire, tout est parfaitement dosé et ciselé comme dans de la poésie. Si Lem délaye son récit à l’infini comme s’il s’était lui-même perdu dans cet atroce enchevêtrement de couloirs digne d’Escher, à l’échelle du style, la maîtrise est impressionnante. Au machin difforme et indigeste qu’est la fable, s’opposent la cohérence et la rigueur de l’écriture. Un exercice de style que devraient s’infliger tous les écrivains débutants avant de passer aux choses sérieuses. On commence toujours par apprendre ses gammes…

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L’Affaire Charles Dexter Ward (1927), H. P. Lovecraft

Les dextérités métalepsiques de H. P. Lovecraft

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Au cinéma, pour terrifier le spectateur, il y a deux écoles. Ceux qui montrent (les portes qui claquent) et ceux qui suggèrent (les doigts qui claquent). Eh bien, dans la littérature fantastique, c’est pareil. Il y a ceux qui dévoilent tout en jouant sur la peur immédiate, les effets de mise en scène, les petits cris dans les bois ; et il y a ceux qui jouent avec les modes du récit pour déboussoler le lecteur et lui enlever toute possibilité de discerner ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Car évidemment, l’enjeu d’une histoire fantastique est de faire croire l’incroyable. On pourrait se dire, bien sûr, qu’une histoire après tout, c’est un contrat passé dans lequel l’auteur invite le lecteur à rejoindre « un autre monde » et donc où toutes les possibilités dramatiques seraient envisageables. Mais c’est encore mieux si, à l’intérieur de ce contrat, l’auteur arrive à tromper le lecteur en instaurant malgré lui un doute, un malaise, censé augmenter ou provoquer l’effet désiré, autrement dit ici la terreur (ou comme c’est souvent plus le cas, le mystère).

Lovecraft utilise donc un procédé tout à fait fascinant pour ce faire : la métalepse. Il s’agit en fait du basculement, ou de la confusion, entre deux niveaux narratifs : l’intradiégétique et l’extradiégétique. Dans un récit tout à fait classique, le narrateur colle à l’action, à ses personnages, en décrivant des situations, un contexte… ; le narrateur est lui-même absent, invisible, on est à un niveau diégétique. Et Lovecraft utilise très peu ce type de récit. Au contraire, il se placera comme au-dessus des événements en favorisant donc le niveau extradiégétique, et se poser comme chroniqueur recueillant le témoignage de divers personnages ayant pris part à l’action. Le procédé donne alors l’illusion d’une réalité, par la distance prise avec son sujet, en utilisant une forme journalistique, se présentant un peu comme une enquête, or bien sûr, tout est fictif : ce qui est soi-disant extradiégétique est en fait pleinement diégétique. C’est une magnifique arnaque, un subterfuge. Comme un tour de magie où on sait qu’on va se faire avoir.

Lovecraft nous dit en gros « je suis journaliste, je ne vais me préoccuper que des faits, rien que les faits, je citerai mes sources et serai extrêmement rigoureux dans la retranscription des faits ». Les escrocs sont toujours plus efficaces quand ils se vantent d’être honnêtes. Parce que bien sûr, les faits ici, n’ont rien de réel (mais on s’y laisse prendre).

(Le procédé, de mémoire, est également utilisé par Jules Verne, cette fois dans un univers de SF : au lieu de proposer un univers où le surnaturel vient s’immiscer dans le réel [ou un réel], la SF propose un univers où une « sur-science » vient s’immiscer dans le réel, et au fond, c’est la même chose. Jules Verne d’ailleurs utilisait souvent des journalistes ou des scientifiques pour faire passer la pilule de ses extravagances. Et au cinéma, on retrouve par exemple le procédé, avec le même résultat — l’horreur — dans The Baby of Macon quand Greenaway joue avec les différents niveaux de mise en abîme en montrant à la fin de son film un viol collectif… en coulisses.)

Ce qui est troublant donc à la lecture, c’est de voir au cœur du récit apparaître une forme de discours indirect bâtard. Ici, au lieu de mêler différents niveaux de discours (appelé “intersubjectivité” si j’ai tout compris), c’est le récit lui-même qui est rapporté (les récits même, comme dans Rashomon). Le narrateur s’écarte du système classique qui fait intervenir différentes voix, qu’elles soient passives ou actives, à l’intérieur de son récit, pour prendre de la hauteur et coordonner les différents témoignages recueillis au cours de son enquête (fictive). Selon Genette*, le narrateur aurait ici une « fonction testimoniale, ou d’attestation ». Je donne des exemples de termes utilisés par Lovecraft en fin de critique.

Bref, procédé astucieux et efficace. Au lieu de mettre en scène ce qui ressort de son imagination, Lovecraft le fait dire par d’autres, par des témoignages, la rumeur… Ça apparaît comme une sorte de caution : « ce n’est pas moi qui le dis, mais eux. » Et à l’intérieur de ce « récit des discours », Lovecraft recrée une rigueur journalistique (ou scientifique) en s’échinant à ne reproduire des impressions que s’il rappelle qu’elles ne sont que celles exprimées par l’un de ses témoins. C’est ainsi qu’il arrive à décrire le comportement des personnages (comportement souvent étrange des personnages principaux, et donc soumis à l’interprétation de celui qui les retranscrit). Toujours la caution, répétée à longueur de page à travers les mêmes procédés, pour dire « ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui ». Comme ici : « il manifestait des connaissances surprenantes ». Le verbe “manifester” suggère l’idée qu’un témoin lui a rapporté un fait ou une impression.

(Ça se rapproche d’un autre procédé amusant : quand un auteur veut laisser croire qu’un de ses personnages est “intelligent”, c’est peine perdue de dire simplement qu’il l’est… bien sûr, c’est toujours mieux de faire la preuve de cette supposée intelligence, mais on arrive généralement bien à le laisser croire quand on le fait dire simplement par un autre personnage. — Un procédé que beaucoup de politiques savent utiliser également à leur avantage…)

Autre astuce notable, Lovecraft laisse croire au lecteur qu’il fait confiance à son intelligence (il ne le laisse pas que croire d’ailleurs). Il lui laisse ainsi la possibilité d’éveiller en lui différentes pistes et interprétations, toujours dans l’idée de soulever le mystère, parce que si le récit énumère les faits et qu’on peut en tirer nous-mêmes des conclusions, qui semblent parfois évidentes, sans preuve qu’il s’agit effectivement de ce que l’on croit, il reste toujours dans notre esprit une part non négligeable d’incertitude qui entretient le mystère et la possibilité d’autre chose… L’enquêteur peut mesurer les conséquences, mais il est bien plus dur de remonter aux causes. Lovecraft retranscrit donc parfaitement cette incertitude et l’utilise pour éveiller l’imagination du lecteur qui pourrait se révéler même plus productive que le récit même. On est bien dans un type de récit journalistique, dans une enquête, où l’auteur, incapable ou désireux de ne pas tirer lui-même des conclusions, offre les éléments « du dossier » devant permettre au lecteur de se faire lui-même une idée (car l’essentiel n’est pas de savoir, mais d’imaginer — souvent le pire). Et aussi, le lecteur qui fait confiance au narrateur pour sa rigueur et son intransigeance dans le traitement des informations rapportées sera plus tenté de le croire quand les faits flirteront plus avec l’invraisemblable et le surnaturel. Au lieu de parler lui-même d’événements surnaturels, il le fera toujours dire là encore par d’autres : « ils comprirent qu’ils se trouvaient sur le théâtre d’événements surnaturels ». Le narrateur-reporter se garde bien de le prétendre lui-même, il ne fait que rapporter « ce qui se dit ou se sait ».

Petit inventaire non exhaustif du vocabulaire lié à l’idée du rapport, du témoignage :

« on s’aperçut » « on rapporta qu’on » « cet incident ne manqua pas de susciter l’attention » « était connu de tout le monde » « comme s’il se fût rendu compte de cette opinion, le vieux marchand » « ils se lancèrent dans les théories les plus extravagantes sur » « se répandit une rumeur singulière » « affirmèrent avoir vu » « en apprenant cette nouvelle » « ils nourrissaient de noirs soupçons à l’égard de » « on entendit sur la rivière et la colline résonner une série de cris affreux » « relate dans son journal » « découvrit quelques renseignements supplémentaires » « affirme avoir entendu les mots suivants » « nul autre que l’enfant ne put témoigner de ce phénomène » « murmurait-on » « on disait que » « on comprit que » « on craignait que » « on considérait que » « on racontait que » « trouva plusieurs documents concernant » « on vit s’opérer en lui » « estimèrent que » « s’accordait à dire que/relataient » « affirmait que » « s’avouaient complètement déconcertés » « était certain que/eût bientôt la certitude que » « son comportement faisait l’objet de beaucoup de » « avait entreprit des recherches »

*cité ici :
https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/vnarrative/vninte…

Et aussi :
http://jean-paul.desgoutte.pagesperso-orange.fr/ressources/docu/modes.htm


L’Irrationnel, Françoise Bonardel

C’est amusant de voir un sujet transformé (l’irrationnel) en procès contre les rationalistes. Curieux angle d’attaque : on utilise un terme utilisé par ses détracteurs (les rationalistes) pour le dégommer de l’intérieur, et cela avec la carte « je fais de la philo donc je suis légitime ». Bravo Que sais-je. Mais ce n’est pas de la philosophie, c’est un hymne à l’ignorance et à l’obscurantisme, du prosélytisme maquillé en histoire de « l’irrationnel ». Ma mère à couper que l’auteur ne renierait pas la psychanalyse, tiens (il aura fallu attendre que la page 24 pour trouver une référence à Freud — avec le « fameux complexe », et puisqu’il est « fameux », il est forcément vrai, hein.

L’auteur critique d’abord la notion même d’irrationalité dont elle signale le côté « négatif » car exprimé le plus souvent par les « rationalistes » (nommés parfois « scientistes »), à l’image des conspirationnistes qui refusent de se désigner comme tels parce que c’est l’étiquette que leur ont mise dans le dos, bah (ou beh-he)… ceux qui sont « des moutons » ou des naïfs.

Autre belle connerie. Les rationalistes nient la possibilité d’une cohérence à l’intérieur même de ces fantaisies « irrationnelles » (on va éviter le substantif, ça semble l’énerver la dame). Ce qui revient à dire que si l’univers de Tolkien est parfaitement cohérent (ou tout autre monde cohérent en dehors du nôtre, le seul, l’unique, celui des méchants dictateurs de la déesse raison) il est digne d’être étudié autrement que par les seuls fans… Bah, oui OK, sauf qu’on sait que… ce n’est pas vrai, on n’y croit pas. L’astrologie, quand on lui reconnaît une cohérence propre, c’est implicitement reconnaître… « que ça marche ! ». Parce que si Tolkien vend du rêve, les astrologues vendent de faux espoirs. C’est la différence entre un Houdini qui fait de la magie où implicitement on sait qu’il y a un truc (en gros on sait qu’il se fout de notre gueule et que c’est un escroc, mais il nous met au défi de trouver comment il nous berne) et d’autres magiciens prétendant avoir un savoir ou un talent occulte susceptible de dévoiler à ses spectateurs (ou victimes) un autre monde et donc de leur offrir des clés pour appréhender autrement, mieux, le monde réel. Le premier (Houdini), trompe en parfaite connaissance de cause (c’est le principe de tout spectacle, de l’art) ; le second est un escroc.

Autre argument, je cite : « certains de ces corps de doctrines ésotériques et traditionnels (mancies, astrologie, alchimie) qui continuent à interpeller la rationalité. » Hein ? Elle sort ça d’où ? Il n’y a rien qui interpelle dans des pseudosciences incapables de faire la preuve de leur efficacité. Oui, l’astrologie, c’est joli, complexe, fabuleux, amusant…, et ça peut interpeller… Comme Tolkien. Mais tant que cette supposée cohérence reste propre à un univers détaché de la réalité, aux prétentions invérifiables, ça n’interpellera pas grand monde.

Ah, ah la lutte contre « l’irrationnel » ne pourrait être raisonnable et rationnelle que si on quitte le terrain passionnel… de l’idéologie. (Je paraphrase très légèrement). L’argument habituel du zozo face aux rationalistes : « non mais merde, le rationalisme, c’est de l’idéologie ! » Les cathos ne font pas autre chose quand ils disent que « l’athéisme » c’est la croyance qu’il n’y a pas de dieu. Heu ben non, ce n’est pas une croyance. Bel hymne à la bêtise et l’obscurantisme. Bravo.

L’irrationnel est un pseudo-concept. Ah, ah, c’est la chandeleur.

Enfilage ensuite de platonicités gonflantes, ou comment en mettre plein la vue à ses lecteurs en citant des mecs hâchement intelligents morts depuis perpette, qui n’ont rien connu des connaissances des Lumières jusqu’à aujourd’hui, et qui pourtant devraient être pris au sérieux quand il est justement question de chasser les obscurantismes… « Attends, je t’explique pourquoi là, le type, tu le vois hors-jeu, mais je te dis qu’il ne l’était pas : relis les règles du hors-jeu de 1929, tu comprendras — je te le traduis, c’est en hongrois flamand ». Ou encore, non, non vous avez tort, selon les lois de Ptolémée, c’est le soleil qui tourne autour de la terre, attends, je t’envoie un lien Youtube où Ptolémée explique lui-même sa conception du monde — et il est plus vieux que Copernic donc il a plus raison.

« le rationalisme […] se présente comme l’étonnante superposition d’une foi croissante en la Raison, faisant en maintes circonstances figure de théologie déguisée ». Ah, ah, joyeux délire.

Pas un mot sur la science. Pour elle l’opposition de l’irrationnel et de la rationalité, c’est celle des artistes, des tolérants et des bons philosophes (moralistes) face aux théologiens du rationalisme. Pour faire le procès du rationalisme, autant choisir ses témoins : ce seront donc les Grecs. Et donc, pour les rationalistes ayant modifié notre monde et nous ayant offert une plus vaste compréhension de ce monde, rien. Parce que c’est bien le problème, la science, donc la raison, est-elle capable de mettre les astrologues ou autres conneries irrationnelles face à leurs incohérences ou encore leur demander de fournir les preuves de ce qu’ils avancent. Quelle impertinence de la raison, quelle intolérable requête… Voyons, l’irrationnel est raisonnable parce qu’elle est ancienne et fameuse (je peux bien envoyer un épouvantail quand son texte fourmille d’arguments d’autorité du genre « le fameux » répété bien une demi-douzaine de fois pour suggérer l’idée de la supériorité et de la légitimité des obscurantismes).


Mikio Naruse un maître du cinéma Japonais, Audie E. Bock (1983)

Mikio Naruse un maître du cinéma Japonais (1983)

Entre dépliant d’opérette et catalogue indigeste

 

Vous voyez ces petits dépliants qu’on nous refile à l’opéra ou au théâtre pour qu’on comprenne mieux ce qu’on nous présente ou pour nous faire patienter ? Eh ben, là, c’est un peu la même chose, sauf qu’au lieu d’avoir ça sur une œuvre, on l’a sur tout une filmo. Exhaustif oui, mais aussi inutile. Deux pages de préface de Max Tessier, puis 25 pages d’introduction par l’auteure (où elle s’attache à trouver des thèmes récurrents chez le cinéaste…, le bon ragoût flétri typique des critiques et universitaires, comme si on ne pouvait apprécier des œuvres que pour elles-mêmes et qu’il fallait les mélanger dans une soupe unique pour en comprendre le sens et le goût). Le reste, c’est plus de cent pages catalogues de type wiki-pédestre (réal, prod, studio, décorateur, type de matériel utilisé pour le café…), de longs résumés (quand Audie a vu les films) et une référence sur dix lignes à ce que pensent les deux ou trois revues d’époque ou les copains narusophiles (au nombre de 3 en 1983 — réunion deux fois par an dans un restaurant français de Manhattan, chacun payant à tour de rôle). Pour le meilleur, on a droit, quelques fois (sans que je puisse comprendre d’où elle tirait ça), à deux lignes de Naruse concernant le film en question. Ainsi saura-t-on qu’il appréciait les Acteurs ambulants (moi aussi) et que White Beast a été interrompu deux ans à cause de la grève des techniciens.

Ça fait très peu en anecdotes de tournage ou en information. Reste que c’est assez amusant de voir la permanente cacophonie des critiques d’époques sur les films, voire l’extrême nullité de ce qui est reproché ou apprécié chez le cinéaste. Un critique n’est certes pas un technicien jugeant objectivement de la qualité d’un film (ce serait d’ailleurs impossible), et juste un cinéphile de plus exprimant ses goûts et ses préférences pour telle ou telle chose. Parfois, Audie Bock ne fait pas autre chose, allant même jusqu’à se citer elle-même pour un ouvrage paru cinq ans auparavant (ça sonne bizarre quand un auteur parle de lui-même à la troisième personne), ou à adouber tel ou tel commentaire de la Kinema Junpo ou d’un Richie par exemple.

Autant lire des autobiographies. Quitte à se citer soi-même et à travestir la réalité, autant que ce soit fait par quelqu’un dont le travail nous intéresse. Pas la peine de passer par les dépliants publicitaires de l’opéra chourés à l’accueil alors qu’on n’a pas pu rentrer dans la salle… Intérêt très limité donc. En 1983, ça pouvait servir de catalogue ; aujourd’hui, on a Internet. Moi aussi, en un clic, je peux passer chronologiquement d’un film de Naruse à un autre.


Kafka sur le rivage, Haruki Murakami (2002)

Kafka sur le rivage

Quel ennui… Au début, c’est plaisant à suivre. C’est écrit simplement et ça se lit rapidement. Et puis ça ronronne. Il faut avouer que c’est osé d’arriver à tourner en rond avec le même principe de montage alterné sur chaque chapitre tout en évitant soigneusement d’en arriver au but. Désolé, au bout de trois cents pages, je suis en droit de comprendre où je suis et où je vais. Le côté volontairement abscons, énigmatique est à la mode. Efficace au début, ça attire l’œil, et puis… Encore des énigmes pour répondre aux premières. Parce qu’il n’y a pas d’issu. Puzzle d’impressions, de symboles qui ne mène nulle part. On a en face de nous un terroriste qui prétend avoir une bombe dans sa poche, capable de la faire exploser à tout moment et nous avec, et puis à force d’insister, on commence à penser qu’il n’y a aucune bombe… De l’arnaque.

J’ai été patient jusqu’aux premières trois cents pages, et j’ai commencé à lire en diagonale. Jusqu’à lire en exo-latéro-horizontale. Une brise est passée et je me retrouve par miracle à la dernière page. Ouf.

« T’es con ! t’as raté quand ça devenait intéressant ! t’as rien compris à l’histoire donc ! Tu sais pas qui est sa mère et sa sœur ! »

Rien à foutre ! Trois cents pages à me faire arnaquer, je ne rentre pas dans ce jeu. Ce n’est jamais la faute du lecteur, et toujours celle de l’auteur. Au revoir.

Il y a quand même quelque chose qui m’échappe. Dans ce que j’ai lu, la vaste majorité des scènes, des descriptions, n’ont absolument aucun intérêt. C’est du remplissage. Ça ne définit pas le ou les personnages, et les événements, quand ils surviennent, pourraient être retranscrits en beaucoup moins de mots. L’art de l’écriture, c’est souvent la parcimonie. On n’oblige pas un lecteur à prendre le chemin le plus long pour passer d’un endroit à un autre. Et même sans être friand de ce type d’histoire sans queue ni tête, on pourrait lire ce genre de machin avec plaisir si au moins c’était plus court. Il y a à peine la matière à une nouvelle là-dedans ! Le reste, c’est de la branlette, du remplissage. L’écriture est certes efficace, mais la simplicité, il aurait fallu la mettre au service de l’histoire, pas du style… Parce qu’au final, elle ne fait qu’illusion.

Les personnages sont d’ailleurs à vomir. Le narrateur de 15 ans est l’archétype de l’élève intello rejeté et incompris. Pratique. Mais assez difficile à rendre sympathique. Sans compter que pour un petit génie, son écriture est plutôt celle d’un enfant de dix ans. À l’image de son comportement à la limite de l’autisme ou de l’extrême timidité. Quant au pépé idiot… Encore pratique. Quand on ne met en scène que des idiots ou des autistes, on s’affranchit un peu de la nécessité de l’intelligence…

Je lis assez peu de romans contemporains, eh bien, je crois que je vais retourner à mes films, et à mes vieux bouquins.


Œuvres complètes, Arthur Rimbaud (1898)

L’imposteur

 


[Notes suite à travail sur Ma Bohème — 3/08/2001. De Rimbaud, pas question]

Les vers ne sont pas du haschich. La poésie vient après : en humant lentement les parfums surnaturels.

Pour le poète, nul besoin d’écrire. Celui qui consacre sa vie à l’écriture est un littérateur. Le poète, c’est celui qui se plonge en lui-même, ou dans le monde, à travers sa sensibilité inexprimable, et qui sait voir grâce aux artifices de la pensée le laid comme le beau.

Le laid devient beau et l’indicible se tait.

La poésie n’est pas folie, c’est une manière d’espérer le bonheur ou de s’émerveiller à l’idée d’une beauté laide. Par un simple jeu de regard. Elle transfigure l’idée d’humanité pour la questionner en silence. Sans rêver, mais doué d’une permanente capacité à voir les choses pour la première fois, en dehors, avec une naïveté sans faille pour se rendre disponible au véritable bonheur, la joie de se trouver, au-delà du regard des autres et du monde, qui eux tout entier, par l’image qu’ils nous renvoient, nous rendent misérables, assujettis, corrompus et vils.

La poésie, c’est aimer sans être vu, sans être à aimer. C’est l’appel extatique du vide et de l’inaccomplissement. C’est l’ivresse de l’échec. Du renoncement. De la honte. Aimer se perdre et flirter avec l’incertitude. Préférer le décor peint, laborieusement, en dehors du cadre : celui qui s’offre chaque jour à ceux, seuls, capables de s’en émerveiller.

Sans mot.

Le bonheur de n’être rien. Un rêve oublié. Un vers raturé. Un poème perdu. Une imagination filante. Un rêve égaré. N’être rien. N’être rien. S’effacer derrière le monde pour mieux le voir. Pour un temps. Renoncer à la raison quand elle chante encore et se fondre ainsi dans un bonheur qui en est dépourvu.

Les mots, certes, sont parfois un moyen d’aller vers une idée de la grâce, mais l’écriture est un bateau ivre, une chaloupe, qu’il faudra abandonner, une fois égaré ou secouru. Et le poète s’échoue. Lui. Quand l’écrivant navigue et fait commerce de sa rimaille en boîte.

Le poète vole sur les collines, les semelles au vent, et se tait pour mieux écouter ; l’écrivain, le littéreux, l’écrivant, le littérateur, affrète le vent, lui jette l’encre, le dompte, l’embellit et le tue. Et le vacarme est celui de l’affréteur : le souffle n’est plus.

La poésie s’achève là où commence la littérature.

Ouvrez ce recueil, et vous n’y verrez que des feuilles mortes. La publication de Rimbaud, c’est son automne, son échec. La poésie est un sourire dans la tête : qu’il se dessine sur un visage et c’est déjà autre chose.

Alors, l’immonde. Plutôt que les passions mièvres. Le non-dit, les ratures, les ratés, les oublis. Tout, plutôt que la littérature.

Ce qui compte pour le poète, c’est l’élan. La trace éphémère. Le regard vers ce qui suit et qui n’est pas encore. Et qui ne sera rien. Un souffle. Un oubli.

Le cri du poète dans la forêt millénaire est un cri perdu, vain, qui le laisse solitaire et vide jusqu’au bout. Il lance un cri et il lui revient en écho. Recevoir autre chose en retour, c’est préférer les rappels au cri. Renoncer au cri, c’est renoncer à la poésie. C’est en attendre quelque chose et se perdre dans la victoire. La contemplation de soi-même.

Trouver, c’est mourir. Achever, c’est mourir. Écrire c’est se taire. Pour le poète.

Les mots sont l’orgueil du poète. Sa mort. Sa fin, ses ratures, ses chaînes, ses amarres.

Son silence, c’est sa liberté.

Un poème qui s’achève, c’est la poésie qui prend fin.

Il peut bien, le poète, se curer les pensées, assujettir ses souvenirs, prostituer ses plaisirs, les expier, les purger sur la place publique, les expliquer ou les comprendre, mais il ne peut pas, le poète… Il ne peut pas mettre fin à la poésie — à travers le poème. Le poème est vain, la poésie capricieuse : elle ne se laisse pas capturer dans les filets d’un sonnet.

La littérature ne peut que suggérer la poésie. Elle ne l’est pas. La poésie est dans la vie, à saisir, quelque part. Mettez-la en cage pour voir…

La poésie précède les mots. Elle est leur maître et ne se dicte pas sa conduite.

Alors, si le poète, c’est celui qui renonce, le véritable Rimbaud, c’est celui qui s’est tu.

L’Œuvre complète du poète, c’est la fin de sa poésie.


[Rature 2015 : j’ai changé d’avis. La poésie, c’est de la littérature, et rien d’autre. Les poètes, maudits ou pas, peuvent aller crever, et rester dans leurs illusions. C’est ça avancer. Se contredire, une jambe après l’autre, l’une dépassant sa voisine à chaque pas questionner l’équilibre… D’un bon train, l’imposteur-poète avance gyrophare sur la tête. Pin-pon, pin-pon. Que vive les poèmes, avec leur cortège de littéreux. Et leurs moulins au vent.]