
My Dinner with Andre
Année : 1981
Réalisation : Louis Malle
De et avec : Andre Gregory, Wallace Shawn
— Dis-moi, Lim, qu’est-ce que le préjugé pour toi ?
— Laisse-moi plutôt te poser une autre question : qu’est-ce que l’invisibilisation des auteurs ? Hier, je vais voir avec des amis My Dinner with Andre. Évidemment, tu le sais tout comme moi, François, je n’ai pas d’amis. Mais j’ai réellement vu My Dinner with Andre.
— Tiens, donc, ce cher Louis se porte-t-il bien ?
— François…, ne casse pas mon entrée en matière. Louis Malle est mort depuis longtemps maintenant.
— Ah, désolé. Ce « dîner », c’était donc hier soir ?
— À l’instant. Bref, je vois ce film de Louis Malle, oui, j’insiste, « de Louis Malle », et vu que le film a été écrit par deux acteurs, ceux qui apparaissent dans le film, je me suis demandé à qui serait attribuée la « paternité » du film. Tu connais mon aversion pour la politique des auteurs…
— La politique restrictive des auteurs. Tu m’en as très souvent fait part, Lim… Nos discussions ne portent que sur ça.
— Voilà. Et je n’ai pas vérifié, mais tu peux être certain de deux choses. La première : Louis Malle s’est peu, voire pas du tout, impliqué dans l’écriture du film et s’est uniquement chargé d’aider les deux auteurs à mettre en scène leur texte. La seconde : presse et spectateurs ne manqueront pas d’attribuer au seul Louis Malle le moindre élément du film lié à l’écriture du film.
— Tu as vérifié ?
— Non. Ai-je répondu à ta première question ?
— En un sens, oui. Mais es-tu certain de ces deux choses : quelle est la véritable entrée en matière de notre discussion que tu ne manqueras pas de reprendre au moment où tu l’auras choisi et par conséquent en présenteras une version forcément tronquée ? Et réponds-tu parfaitement à celle que tu as lancée toi-même en introduction ?
— L’invisibilisation des auteurs ?
— Oui. Non pas que je présume de ce que tu pourrais en penser, mais je me considère, à mon niveau, comme un auteur, je me sens plus ou moins responsable de la manière dont tu perçois la « politique des auteurs », et j’ai peur de ce que tu pourrais en dire. Rouspéter sur la politique des auteurs sans rien évoquer du film ou le nom de ces auteurs, n’est-ce pas une marque (peut-être plus évidente) d’invisibilisation ?
— Exact. Laisse-moi réparer cet impair, François. Le film n’a aucun intérêt. L’exercice de style est formidable, mais trop personnel, pas assez… universel. Quant aux acteurs (une autre manière d’invisibiliser les auteurs), ils me confortent dans l’idée que celui que l’on écoute et regarde le plus est celui qui a le moins de texte à dire.
— Tu m’avais déjà dit que les mauvais acteurs comptaient le nombre de lignes pour préjuger de leur importance. Je vais désormais essayer de compter mes mots !
— Cela n’a rien de significatif, effectivement. Par leur seule présence, certains acteurs arrivent à invisibiliser leurs partenaires qui pensent offrir aux spectateurs la meilleure version d’eux-mêmes parce qu’ils tiennent la corde auditive, remplissent l’espace sonore alors que leur mauvaise récitation de vieux disque rayé ne leur fait plus passer que pour des éléments sonores un peu encombrants. Jouer, c’est parfois se contenter (et c’est beaucoup) d’écouter son partenaire. Et c’est encore plus vrai au cinéma dans lequel le gros plan et le montage tendent à scruter la psychologie des personnages. André Gregory a bien trop à dire, et aucun acteur, aussi bon soit-il, ne pourrait s’en sortir avec de tels tunnels. Et Gregory se révèle plutôt médiocre dans cet exercice alors que l’on pourrait difficilement dire qu’il ne comprend rien ni à la situation ni à l’intention de l’auteur. Wallace Shawn, en revanche, est remarquable. Son travail est à la fois plus simple et bien plus maîtrisé. De l’écoute, de la spontanéité. Excellent dans les choses essentielles du jeu.

— Cette discussion commence un peu trop à ressembler au film, si tu veux mon avis. Sois certain que j’ai demandé à mon monteur de multiplier les plans de coupe sur moi pendant ton tunnel !
— J’avais oublié à quel point tu étais considéré par certains comme un cinéaste de comédies…
— Je suis un auteur : je sais aussi poser des questions. T’es-tu forgé ton avis après seulement cinq minutes de film et dans ce cas, à quel point as-tu tordu la réalité pour que ton impression finale reste conforme à ton préjugé ?
— Je ne pars avec aucun préjugé quand je regarde un film.
— Soit. Mais nous avons bien entamé cette conversation alors que tu n’avais pas encore vu la moitié du film, n’est-ce pas ?
— Je ne peux rien te cacher, François. Mes « amis », ce sont ces chers préjugés. Fidèles à eux-mêmes, on hésite à trop les contrarier.
— As-tu fini par aller lire ce qu’en disait la presse pour voir si « tes amis » avaient vu juste ?
— Tu es de bien meilleure compagnie.
— C’est bien pourquoi je te laisse toujours payer l’addition.
— En feras-tu un film ?
— Je suis un cinéaste qui écrit des comédies romantiques, Lim. Un écart à cette logique décrédibiliserait mon rapport à la politique des auteurs. Demande à Louis ce qu’il en pense.
— Il est mort, je t’ai dit. Wallace Shawn et André Gregory sont encore de ce monde en revanche.
— Tu sais. Dans la « politique des auteurs », il y a une logique que tu sembles n’avoir jamais voulu comprendre.
— Quoi donc ?
— Le rapport à l’autre. L’amitié, le réseau. Elle est là aussi la politique. Et que tu le veuilles ou non, c’est elle qui gouverne le monde. Comment penses-tu que le film ait pu se faire ?
— Peu importe. Mes préjugés sont de bien meilleures compagnies.
— Tu ne seras donc jamais un auteur.
— Je danse sur les tables ; je ne prétends pas être un auteur.
— Très bien. Revois le film et imagine maintenant que Andre ne soit pas parti en Pologne et à partir de là en avoir découvert plus sur lui-même et sur le monde, mais qu’il ait « dansé sur les tables ». Cela t’aurait-il rendu le film plus éloquent ?
— Non.
— Qu’est-ce donc que ce préjugé-là ?…
Invisibilisation d’un des auteurs. My Dinner with Andre, Louis Malle (1981) | Saga Productions Inc., The Andre Company
