
« un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé«
Exercice de théâtre 4
Aborder la madeleine de Proust
But de l’exercice : se frotter à un texte réputé dense, confus, imposant à l’acteur des efforts pour maintenir et structurer sa « pensée ».
« Muscler » sa pensée, son imagination
Quel est l’un des domaines essentiels du jeu d’acteur ? Un domaine lié à la capacité de coller l’imagination et la réflexion du personnage pour un acteur : appelons ça, la pensée.
Dans les cours, un petit jeu consiste parfois à déterminer quand un acteur « récite », quand il perd le fil logique de la « pensée » du personnage. Pour les scènes dialoguées dans lesquelles les intentions sont claires, les messages vifs et courts, les acteurs présentent rarement des difficultés à être juste pour adopter l’élan nécessaire qui anime chaque acteur qui vise à « penser » ce qu’il dit. Les phrases sont courtes, les attaques percutantes, les intentions (finales ou non) sont simples à établir et à exprimer…
Là où l’exercice se complique, c’est quand l’acteur doit faire face à un texte plus long, à la pensée plus tortueuse, au sens peu évident ou soumis à interprétation. Bref, dans les tunnels, les monologues, etc.
Afin de développer cette capacité à « penser » ce que l’on dit, à laisser voir ou entendre le fil logique de la pensée d’un texte, il pourrait y avoir deux méthodes. Je mets de côté l’aspect visuel (prétendre « penser » se joue aussi beaucoup sur le regard). Concentrons-nous sur l’oreille, le rendu sonore d’un texte retranscrit. Deux méthodes s’opposeraient alors :
– développer petit à petit cette capacité en ayant recours à des phrases et des pensées toujours plus complexes
– se noyer dans un grand bain de pensées que l’on sait ne jamais pouvoir rendre parfaitement
C’est cette deuxième méthode que je propose d’aborder ici.
Aucune étude ou expérience ne prouve la supériorité d’une méthode plus qu’une autre. Si des volontaires se proposent pour faire de telles études, forcément encombrées par la subjectivité de chacun, faites donc… Je suis d’avis qu’importe le bout par lequel un acteur apprend son métier, tant qu’il expérimente, explore de nouvelles voies et finit par se forger sa propre méthode.
Bref, quel texte pourrait servir de support à un tel exercice de « noyade » ? C’est dans le titre de la page : l’extrait de la madeleine de Proust.
Nature du texte de Proust et manière de l’aborder
Ai-je besoin de développer pour expliquer pourquoi la pensée de Proust est faite pour cet exercice ?
Le texte est généralement reproduit à partir de « Il y avait déjà bien des années que de Combray ». Je propose de commencer dès la conclusion de la précédente partie, à partir de « C’est ainsi que pendant longtemps, quand, réveillé la nuit ».
Le texte en est certes plus long, mais on en comprend peut-être plus clairement le sens. La pensée de Proust (qui en réalité s’étale sans discontinuer sur tous les volumes d’À la recherche du temps perdu) commence par le constat que ses souvenirs se limitent à quelques bribes. Puis, après s’être questionné sur la possibilité d’avoir accès à des souvenirs plus détaillés, il raconte l’épisode de la madeleine lui ayant permis d’ouvrir une à une les portes de sa mémoire jusqu’à ce que de larges pans de souvenirs se déploient, confirmant son intuition que c’est le hasard, seul, qui peut donner accès à cette mémoire recouvrée. Il y a bien un début à sa pensée, un développement tortueux (toujours relié aux prémices de l’introduction), puis une révélation et une conclusion presque lyrique. C’est le point central de tout le travail de Proust : toutes ses réflexions, tous ses souvenirs relayés dans La Recherche, peuvent se déployer à partir de ce passage. Il faut comprendre ce passage comme le point central de sa pensée, de sa démarche, et le « penser » comme une révélation.
Toute la question alors pour l’acteur travaillant ce texte consiste à la fois à savoir comment traduire et composer une « pensée » qui avance pas à pas, mais aussi, dans une approche plus générale, savoir comment mettre en scène un texte, une logique « pensée » pour un roman, prenant tout des accents de la démarche introspective spontanée, quand Proust reproduit en fait une spontanéité dont on ne saura jamais réellement si elle est partiellement ou totalement feinte. Lui-même se met en scène, met en scène sa « recherche » ou sa « pensée », et il n’est pas simple d’adapter la meilleure approche pour la transposer au mieux dans un contexte qui n’a pas été pensé pour la scène.
Comme toujours, peu importe le résultat. C’est sans doute une entreprise impossible à mener à son terme. L’exercice a cependant ses vertus.
Cet exercice doit aussi être l’occasion de revoir tous les principes énoncés dans « Les techniques du comédien ».
conseils
Deux conseils : ne pas trop prêter attention aux détails, car la difficulté de l’exercice est d’allier l’exigence de la mise en évidence des nombreuses incises du texte tout en gardant le cap, l’intention finale, celle de la révélation (déployée elle-même sous différentes manières jusqu’à la dernière phrase). Autrement dit, « aller droit » dans un texte sinueux, sans se précipiter et sans trop en faire au contraire dans les pauses « rejouant » les réflexions (Proust lui-même les reproduit dans son texte, mais elles sont feintes parce qu’il en connaît déjà l’issue). Une des clés pour comprendre ce paradoxe est d’écouter la manière dont on raconte une histoire dans laquelle on fait intervenir des personnes à la première personne. La plus connue de cette forme d’approche tout à fait commune du discours direct (même les enfants l’utilisent : « Pierre, il a dit : Arrête de m’embêter ! ») reste les Fables de La Fontaine : il ne faut ni jouer les personnages ni les démonétiser en quelque sorte. Le flow est droit, direct, mais les incises, les parenthèses, les détours doivent produire une légère inflexion avant de revenir au flow d’origine. Il faut ainsi voir la pensée de Proust comme une suite de phrases au discours direct. Il raconte une histoire dans laquelle deux personnages se rencontrent : son moi adulte ayant oublié ses souvenirs de jeunesse et qui se trouve soudain exposé à un souvenir qui lui échappe, et son moi adulte guidant rétrospectivement son moi ancien vers un chemin lui ayant permis de reconstruire sa mémoire.
Dernier conseil : attention aux énumérations. Si avant de « réciter » vous devez savoir qui s’exprime entre celui qui raconte le cheminement à son moi passé et celui qui tente de trouver le chemin et qui est à l’écoute de ses sensations, pour les énumérations, il faut procéder de la même manière et prévoir ainsi les passages interdisant toute pause. Les pauses expriment une recherche, une perplexité, et le résultat sur le public est une forme de suspense. Les énumérations, en revanche, ne peuvent être interrompues, elles reflètent chez Proust son désir de qualifier précisément les choses sans y parvenir. Et les répétitions, comme les incises, prennent une couleur spécifique dans la prosodie. Cette couleur est surtout question de rythme, de cadence. Les pauses cassent cette logique. Si vous vous arrêtez au milieu d’une énumération parce que le sens semble s’y prêter, vous vous retrouverez piégé : la phrase non seulement continuait, mais continuait sur la même idée. Bien prévoir en conséquence les passages où ne pas se prendre les pieds dans le tapis et où il faudra adopter la cadence d’une énumération.
Après cette longue introduction, voici donc le texte. À vous de jouer.
Noyez-vous.

« Avais-je pris la pilule bleue ou la pilule rouge ? – Non, ce n’est pas ça. – Marc du café, marc du café, vois-tu le passé ? »
La madeleine de Proust
[C’est ainsi que]Pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière : et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliées par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures de soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible. Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier. Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnais pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles de mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Du côté de chez Swann, Marcel Proust
Cinéma en pâté d’articles :