Dillinger est mort, Marco Ferreri (1969)

In attesa della morte

Note : 3.5 sur 5.

Dillinger est mort

Titre original : Dillinger è morto

Année : 1969

Réalisation : Marco Ferreri

Avec : Michel Piccoli

L’impro dirigée s’applique en général aux acteurs seuls. Mais Marco Ferreri est en roue libre et décide d’écrire au fur et à mesure ou presque son film. Le résultat est plutôt étonnant, et souvent réussi.

Le film-concept pourrait tourner court, sauf que Ferreri tient notre attention grâce à un principe vieux comme le cinéma : qu’importe le pourquoi (les causes diraient Bresson), seul compte le quoi (l’effet, ou les faits), autrement dit l’action. Jamais d’explications, juste des pistes, et des interprétations laissées au spectateur (ou les critiques, toujours habiles à nous faire croire que ce qu’ils pensent voir dans les films est précisément ce que l’auteur, ou l’auteur présumé, aurait voulu dire). Il ne se passe rien, Piccoli fait joujou, et pourtant tout se passe : pas de dialogue (Piccoli est de tous les plans, seul, bricole, s’active, cuisine, s’amuse, rêvasse, teste ce qui pourrait animer son ennui ou tuer son insomnie), pas d’enjeux définis donc pas de scénario ou à proprement parler d’histoire, c’est une longue situation et une nuit qui s’improvise sous nos yeux. Pourtant à chaque instant, il y a bien quelque chose qui se produit : on regarde un personnage s’activer à « faire quelque chose », du plus naturel au plus absurde, mais c’est bien ce “faire” qui attire le regard. Le cinéma n’est pas discours, il est action. Cela laisse la vague impression, à la fois d’arriver en plein milieu d’un film, mais aussi que ce film est toujours le même comme un rêve qui tourne en boucle. On ne comprend rien, et il n’y a sans doute rien à comprendre (sauf pour ces inconditionnels de l’analyse toujours habiles à interpréter des intentions auxquels les auteurs ne pensent jamais), mais on regarde, parce que les voyeurs que nous sommes, de la même espèce que les petits vieux assis à la terrasse des cafés regardant défiler le monde devant leurs yeux, espèrent toujours que dans cette grande improvisation de la vie quelque chose se passe, de grave, d’inattendu, de cocasse. Et c’est peut-être ce qui finit par se passer.

Il y a un cinéma dans lequel la tension naît de la peur de ce qui pourrait se passer, c’est le suspense ; et il y a un cinéma où la tension naît de l’espoir au contraire que quelque chose se passe. Pour reprendre, et transformer, la formule d’Otto Frank (dans Le Journal… de George Stevens) parfois attribuée à Tristan Bernard (peu importe) : « Avant nous vivions dans la terreur, maintenant nous vivrons dans l’espoir. »

Malgré ce qu’on y trouve (et sans spoiler ça peut être brutal), c’est un cinéma plutôt réjouissant et lumineux. Un peu nihiliste aussi. Il y a peut-être déjà dans l’enfant qui joue un peu de l’assassin en devenir… (Suggestion de présentation.)


Dillinger est mort, Marco Ferreri (1969) | Pegaso Cinematografica, Italnoleggio Cinematografico

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Ex Machina, Alex Garland (2015)

L’Ex-Fiancée de Frankenstein

Note : 2.5 sur 5.

Ex Machina

Année : 2015

Réalisation : Alex Garland

Avec : Alicia Vikander, Domhnall Gleeson, Oscar Isaac

Bien pâlot pour un film qui est censé fournir une histoire de haute volée. Rien de neuf sous le soleil SF rayon IA. La problématique n’a pas évolué depuis Asimov, voire depuis Frankenstein, en pire.

L’IA progresse, en vrai, mais de tout ça, on ne saura rien. On prend du vieux, et on le sert à la mode 2015. Le savant fou n’est plus inspiré des personnages de Jules Verne (reste le côté “entrepreneur” dans sa tour d’ivoire), mais du yuppie (c’est comme ça qu’on dit ?) : forcément intelligent avec un QI hypertrophié (à la sauce anglo-saxonne, sorte de mythe de l’intello touche à tout, capable autant de créer sa boîte à treize ans, que de citer Oppenheimer), forcément cool et adepte de la gonflette. Musk en must. Le personnage est insupportable, mais les autres ne font pas mieux.

Depuis vingt ans, on ne peut plus voir un film sans l’indispensable twist. Il a au moins le bon goût de se pointer assez tôt et de réserver le dernier acte à une séance de facepalm fatiguée. Avant ça, la manière dont les deux “amoureux” sont amenés à s’intéresser l’un à l’autre se fait en un claquement de doigts. J’ai même peiné à comprendre l’intérêt d’illustrer le test de Turing. C’est à la fois incompréhensible et pas franchement susceptible de provoquer des situations dramatiques. On cause, on cause, et on cause. Le tout derrière une vitre… C’qu’on s’emmerde. Le film est d’ailleurs censé être un thriller en lieu clos, et rarement j’aurais vu une telle idée aussi mal exploitée. Faut dire que si le rythme est plutôt lent (façon « on va faire un film pesant, avec du mystère »), le montage est un gros bordel insupportable. Difficile dans ces conditions de jouer avec un lieu clos. (Un choix par ailleurs parfaitement gratuit. Disons que ça fait beau pour la cave postale.)

Pour montrer à quel point l’illustration du problème IA paraît un peu aujourd’hui rétrograde, il suffit d’y voir comment le corps de la femme y est systématiquement exploité. On se croirait replongé tout d’un coup dans les années 50, avec un vague assaisonnement cronenbergien (période post-porno oblige). Une IA, les mecs, c’est top, mais parlons plutôt des pin-up aux viscères électriques, aux ovaires stroboscopiques, au poil juvénile, et aux yeux de toutous dociles… Attention toutefois, les mecs, c’est un jouet pouvant se révéler castrateur !… Ouais, tu sais, comme toutes les femmes…

Bref, une horreur. Rien de mieux sur le sujet, que de se replonger dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? K Dick était déjà passé au niveau supérieur, la question n’était plus de savoir si une IA était possible, mais quel regard porterions-nous sur eux, et comment eux-mêmes se regarderaient-ils, et considéreraient-ils leurs “créateurs” ? Voilà un sujet plus bien profond qu’un vulgaire « Aurai-je un jour une copine avec des hanches chromées qui fait tchou-tchou quand je lui tire le sifflet… ? Oh, mais attends, suis-je vraiment le mécanicien ou la machine est-elle vouée à se révolter contre son créateur ?… » Allô, Mary Shelley ? On a retrouvé votre machin, ça fait deux siècles qu’il se balade dans nos coursives à fantasmes…


Ex Machina, Alex Garland 2015 | A24, Universal Pictures, Film4


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Charulata, Satyajit Ray (1964)

Charrue Bovary

Charulata

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1964

Réalisation : Satyajit Ray

Avec : Soumitra Chatterjee, Madhabi Mukherjee, Shailen Mukherjee

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Si Emma Bovary, le personnage de Flaubert, peut agacer parfois par sa futilité, sa bêtise rêveuse, il en est tout autrement dans ce film de Satyajit Ray adapté d’un roman bengali de 1901, Nastanirh. Charulata, comme l’ensemble des personnages du film (en dehors de son frère qui finira par partir avec l’argent du journal qu’édite son mari) sont tous d’une grandeur d’âme irréprochable. Clairement, Satyajit Ray fait un autre choix que celui de Flaubert quand il se moque du provincialisme ou de la petite bourgeoisie oisive. Il aime ses personnages, ça se voit, et on finit par les aimer autant que lui. C’est d’ailleurs une constante dans ses films : assez peu de personnages malintentionnés, quand le malheur s’abat sur eux, c’est toujours la fatalité ou parce qu’on les a forcés à prendre une mauvaise direction. Satyajit Ray dépeint les Bengalis à la fois oisifs et généreux. Toutes les classes sont concernées, et le regard est le même qu’il soit sur les princes ou les domestiques (celui du palais ne cesse de se faire réprimander pour sa paresse, mais rien de méchant, c’est surtout un jeu de miroirs amusant).

Charulata est donc mariée à un riche propriétaire qui au contraire des autres de son rang refuse de rester inactif et édite un journal politique (on est à la fin du XIXᵉ siècle). Son travail lui prend beaucoup de temps, et comme il le dit lui-même, son journal est un peu comme une seconde femme. Pour passer le temps et s’occuper, Charulata lit des romans, de la poésie indienne, et surtout… s’ennuie. Beaucoup. Quand elle demande à son mari s’il a lu un livre qu’elle prend dans sa bibliothèque, il lui répond qu’il n’a pas besoin de roman ni de poésie, car il l’a elle. Preuve qu’il l’aime, mais cette réponse laisse Charulata insatisfaite. Comprenant la solitude de sa femme, la voyant souffrir sans se plaindre de cet ennui accablant, il lui propose de faire venir son frère pour lui confier les comptes de son journal. Ils ont de la place, le palais est grand et désert…

Ellipse. Charulata joue aux cartes avec la femme de son frère. En une situation, tout est dit. Elle montre moins d’entrain que sa belle-sœur au jeu. Comme toujours, c’est la beauté des gens dignes, on garde ses émotions pour soi, on ne se plaint pas, on ne contrarie pas ses amis, encore moins sa belle-famille. La situation est posée, on peut lancer l’élément perturbateur qui va déclencher ce qui était en gestation déjà depuis longtemps. La passion de Charulata se réveille quand le cousin de son mari, écrivain amateur, passablement oisif comme il se doit pour un personnage de sa condition, plutôt occupé à rêvasser, s’invite au palais. Charulata peut partager avec lui son goût pour la littérature, et peu à peu naît entre les deux, ou plutôt, elle pour lui, un amour secret, non consommé, non avoué, mais forcément interdit, rappelant les meilleurs romans à l’eau de rose dont Charulata est friande. On appelle ça aussi un fantasme, ou se monter la tête. Triangle amoureux suggéré, on ne parle précisément pas d’amour… Charulata profite de cette compagnie heureuse quand son mari passe sa journée au rez-de-chaussée du palais à jouer les éditeurs et rêver avoir une influence politique jusqu’en Angleterre. Quand on est oisifs, on peut se laisser aller à des questions existentielles, et puis…, on peut rêver dans son confort d’une existence plus trépidante. Chacun ses rêves, mais on rêve toujours seuls.

Charulata, Satyajit Ray 1964 | R.D.Banshal & Co

Pour réveiller tout ce petit monde, le frère de Charulata vide les caisses du palais, puis disparaît. Une péripétie bien réelle, mais qui a tout du songe, de l’illusion qui s’évapore à l’instant même où on en prend conscience. Un retour à la réalité, et à la bassesse des hommes. Ruinés, le journal ne peut plus être édité, et le cousin, ne voulant pas être à une charge inutile, part à son tour, plongeant Charulata dans un chagrin contenu mais profond. Son mari la surprend dans sa chambre évoquant le nom de son amoureux fantasmé. Pas d’esclandre, on dépense trop d’énergie, alors il va promener son cul en calèche pour mouiller sa barbe de gros nounours. Il revient sécher ses larmes chez sa femme : il la trompait, lui, avec son journal, avant qu’il soit obligé de s’en séparer. Ils se comprennent, ils étaient nourris des mêmes illusions. Ça ne sert à rien d’en faire tout un drame. On est chez Satyajit Ray, on accepte son sort, et on se réconcilie avant de s’être emporté. Chez Satyajit Ray, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. On songe à la douceur aussi…

Retour à l’ordre des choses donc. Comme dans Le Repas de Naruse. Le couple se reconstitue. Les “infidélités” ne sont rien, surtout si on finit (ou si on nous pousse) à y renoncer. La bienséance comme première règle de l’ordre. 2+1-1 = 1. Le compte est bon. Ou presque : deux fesses bien calées, bien séantes, font un cul, c’est la logique aristotélicienne.

L’intérêt d’une histoire est de faire une boucle, et revenir à son point d’origine. Nul besoin de faire le tour du monde en 80 jours pour cela. Un palais au Bengale suffit. En restant le cul bien assis à sa place, il y a toujours un petit quelque chose qui a changé, quand on y songe. Juste un poil. C’est là toute la tâche de la boucle.

La France a sa Bovary, le Japon a son Repas, l’Inde a sa Charulata. La petite-bourgeoise qui s’ennuie est un thème universel qui fait le tour du monde.

Il est facile d’intéresser son monde en montrant toute une société au travail, ça l’est moins avec une brochette de personnages rêveurs et oisifs.


L’ennui mis en scène (le tout avec travellings d’accompagnement en gros plans rapides, surimpressions, ajustement de caméra vers un point d’attention, etc.) :


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Citizen Kane, Orson Welles (1941)

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Citizen Kane

Note : 5 sur 5.

Année : 1941

Réalisation : Orson Welles

Avec : Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore

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Revu il y a quelques semaines, et j’avoue y avoir compris des parties de l’histoire qui m’avaient laissé un peu indifférent lors des premiers visionnages. Ce qui frappe d’abord dans le film lors de ces premières visions, c’est la mise en scène, les procédés, les inventions visuelles, la maîtrise formelle, l’ambiance…, le génie le plus évident, celui qui saute à la figure. Mais en essayant de mettre tout ça de côté, j’y ai trouvé un autre intérêt en me focalisant sur le personnage de Kane.

Kane est passionnant grâce à ses contradictions. Il est animé par une faille ancienne, on le sait : tout ce qui est en rapport avec ce souvenir perdu du temps où il était libre, le temps où il pouvait jouer dans le jardin de ses parents dans la neige et où finalement personne n’attendait quoi que ce soit de lui. L’homme qui avait eu le besoin de tout posséder durant sa vie était animé par une quête impossible, celle de recouvrer ce dont il ne pourrait plus jamais avoir. C’est à la fois une perte que tout le monde peut comprendre parce qu’il n’y a rien dans le passé dont on puisse se saisir à nouveau — nécessaire à ce qu’on s’identifie à lui et le prenne en pitié (oui, oui) ; et c’est aussi la quête impossible de l’homme qui est arrivé au bout du bout de l’ambition et de la réussite (il y a quelque chose de vain et de terrible là-dedans). L’âpreté du rêve qui s’évanouit, la compréhension que tout n’est qu’illusions… Au cœur du récit, cette quête impossible se traduit par des contradictions assez fascinantes : l’homme toujours tiraillé entre ce qu’il doit être pour arriver à ses fins et l’homme qu’il aurait sans doute voulu être. Car si Kane est une crapule, il aurait voulu ne pas l’être. Les monstres ne naissent ni dans les boutons de rose ni dans les choux, on le devient, notamment à cause de blessures anciennes jamais refermées.

Citizen Kane, Orson Welles (1941) | RKO Radio Pictures, Mercury Productions

Au début de l’Inquirer, quand il fait sa déclaration de foi, son but est de faire sortir la vérité, de lutter pour la justice. On sent qu’il est prêt à n’importe quoi pour donner l’impression de combattre l’injustice. En se laissant aller à la facilité des titres accrocheurs, en propageant des ragots, il fera tout le contraire sans s’en rendre compte, et malgré les mises en garde de son meilleur ami. Si Kane était un salaud fini, personne n’accepterait de le suivre, ou de le comprendre. Et c’est bien le danger des pires salauds : ils sont dangereux non pas à cause de leurs intentions (elles sont au départ souvent vertueuses), mais parce qu’ils sont malgré les apparences, les certitudes, l’autorité, le pouvoir, assez peu maîtres ou conscients de l’inflexion néfaste qu’ils sont en train de donner aux choses. À l’image des hommes et de leurs civilisations qui quand ils sont unis, le sont le plus souvent pour le pire, se laissant griser par l’illusion d’une toute-puissance de masse à laquelle rien n’est impossible, rien ne résiste. L’impunité du gros comme de la masse.

On sait que Welles est un grand admirateur de Shakespeare. Il adaptera beaucoup de ses pièces. Jamais Hamlet. Pourtant chez Hamlet, il y a la même force de contradiction que chez Kane. Si Hamlet navigue tour à tour entre la folie et une grande clairvoyance, si on ne sait au fond quand il joue le fou et quand il semble l’être réellement, c’est que le dramaturge voulait décrire un homme, ou plutôt « l’homme », avec ses contradictions, jusqu’à l’extrême. Et quand Orson Welles crée des contradictions chez Kane, il fait la même chose : le thème de l’ambition, du pouvoir et de l’honnêteté, remplaçant celui de la folie et de la vengeance. Hamlet est une tragédie de l’action face au poids du passé, de sa réalité ; Kane l’est tout autant mais avec cette “hamartia”, cette erreur initiale, projetée à des origines bien plus lointaines, ne faisant plus de la quête (ou de l’errance) de Kane une enquête sur la certitude d’un crime ou d’une félonie, une introspection sur la manière d’y répondre (on s’en chargera pour Kane à travers les scènes d’intro), mais un simple souvenir, un gros méchant remord perdu dans les flammes ou une boule à neige. Kane et Hamlet sont deux princes à leur manière, des héritiers laissés impuissants face à la marche incontrôlée du monde. Il était évident autrefois que les princes puissent devenir les équivalents antiques des héros ; un peu moins pour un magnat de la presse. Kane n’est pas mis à distance de nous en étant cet ogre, en apparence, si inhumain, on s’identifie à lui au contraire beaucoup mieux parce qu’il est écrit comme un personnage antique placé face à une destinée capricieuse. Kane, ce n’est ni l’autre, ni l’étranger, ni le méchant, ni l’ambition punie, c’est bien nous. L’homme avec ses doutes, ses remords, ses illusions perdues, sa responsabilité et sa culpabilité. À l’image cette fois d’Œdipe qui nous questionne sur notre filiation (est-il mon père, ma mère, mon fils ?) et donc jette un trouble sur toutes nos actions, il en devient insupportable pour Kane de voir le chemin parcouru en comprenant qu’il n’a toujours cessé de s’éloigner de son point de départ. Œdipe, c’est la tragédie d’un retour aux sources. Kane la tragédie d’un retour impossible. Œdipe se demande ce qui peut causer autant de trouble dans la cité alors que c’est sous ses yeux ; Kane ne cesse d’être en recherche de ce qu’il a perdu, dévorant tout au passage pour être plus certain d’y arriver, ne pouvant se résoudre à ce que ce qu’il recherche n’existe plus, nulle part, sinon dans ses souvenirs.

Ainsi, en rachetant l’Inquirer, Kane dit bien qu’il veut faire éclater la vérité, il pourrait presque même se retrouver en Mr Smith, héros moderne de la démocratie. Les intentions sont louables. Mais quand on lui suggère qu’une affaire actuellement jugée en procès n’est pas aussi simple à juger qu’il n’y paraît, il ne veut rien savoir, grisé par sa volonté de « faire sortir la vérité ». Et il condamne l’homme sans attendre le verdict.

Autre exemple, quand son adversaire politique à une élection lui propose de se retirer de la campagne sans quoi il dévoilera sa liaison extraconjugale, Kane refuse de céder au chantage, peut-être parce qu’il se fait une haute opinion du peuple capable de comprendre la situation, peut-être parce qu’il pense encore pouvoir manipuler l’opinion à travers son journal, peu importe, ce refus est tout à son honneur. Mais quand il perd au soir de l’élection, on voit deux “unes” dans son journal. Le directeur de publication hésite « Kane battu haut la main » ou « Fraude ! » et dit préférer la première, mais ce sera finalement la seconde qui sera imposée par Kane, montrant là le côté le plus obscur de son personnage. Il fait payer par une injustice, ce qu’il vit comme une injustice. Sa résistance au chantage et son honnêteté ne l’auront pas aidé à gagner. Alors on ne l’y reprendra plus.

Personnage fascinant. Même les crapules ont des raisons de l’être, ce n’est pas un choix, mais une réaction à une faille originelle. Une faille qui pousse certains hommes à lutter sans cesse entre la part de devoir qui fait qu’on doit se montrer à la hauteur quand on vous met entre les mains un pouvoir qu’on n’a pas cherché à conquérir (et que Kane pourtant fera fructifier jusqu’à l’absurde) et la part de passion, de nostalgie, de rêve, de reste de moralité. Une lutte qui rend la quête du pouvoir de Kane vaine, absurde et par conséquent humaine et universelle.


Micro de la bande-annonce de Citizen Kane (1941)

Mort à Venise, Luchino Visconti (1971)

À la recherche du maître étalon et de son poulain rétif

Mort à Venise

Morte a Venezia

Note : 5 sur 5.

Titre original : Morte a Venezia

Année : 1971

Réalisation : Luchino Visconti

Avec : Dirk Bogarde, Marisa Berenson, Silvana Mangano, Björn Andrésen

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(Après La Nuit du chasseur, je ne peux m’empêcher de penser que le chemin le plus sûr pour parvenir à cette maudite impression d’universalisme est celui de l’unité. La quête d’un universalisme de foisonnement et de complexité ne serait-elle pas seulement un leurre, l’image trompeuse et chaotique du spectateur ému par cette plénitude qu’est l’universalisme ?)

Le génie de mise en scène de Visconti produit sur le spectateur une sorte de choc émerveillé. Le film une fois lancé ne tient plus que par ces images en mouvement, fascinantes comme une fumée qui se dissipe sans fin, comme une boîte à musique en images — les preuves d’une vie recomposée, perpétuelle. Il faut une scène à Luchino Visconti pour donner le ton, celle de l’arrivée à Venise. Le rythme n’est pas lent, il est obstinément lent. La lenteur comme credo et comme cadre. Un choix radical qui veut tout dire. Cette lenteur qui nous berce mollement, négligemment, comme une oraison funèbre ondulant sur les eaux du Styx, c’est la tendresse de la mort. Elle est déjà là. Le port de Venise en marque l’entrée. Le temps (et donc sa cousine, le mouvement) n’existe plus. Il agonise dans un dernier souffle. Tout est épilogue, passé, achevé, momifié — mort. Le moindre élément apparaissant à l’écran se trouble et se pare d’une signification mystérieuse : la caméra cherche un peu de vie à quoi s’accrocher, et quand tout à coup des personnages s’animent, ils paraissent trop vulgaires pour être vivants. Des pantins difformes et effrayants qui s’affolent au premier virage du train fantôme. Plus de doute, ce silence, cette pesanteur moite prête à nous happer, c’est elle. La mort, la plus terrifiante entre toutes : pas celle qui vient à nous avec l’idée de nous faucher bonbon, mais celle dans laquelle on vient se jeter pour de bon. Résolument. Avec l’espoir d’y trouver une dernière lueur de vie, parce que la vie elle-même, celle d’où on vient, n’est plus rien. Sinon la certitude d’une fuite, d’une chute, d’un abîme…

La musique et l’apparition du personnage principal suggèrent un malaise qui annonce déjà le siège morbigène de la ville. Comme dans une tragédie, tout s’est déjà joué en partie hors scène et hors temps. Toutes les tentatives du héros pour rétablir les conditions de la normalité seront des échecs. Plus il se débattra, plus il s’enfoncera dans la mort. Ce dénouement lui est connu, et nous est connu, parce que les dieux lui ont déjà révélé les conditions de sa mort ; malgré tout, parce qu’il est un homme, il se débattra, sans savoir ici que c’est précisément en cherchant à rétablir la normalité qu’il précipitera sa chute. C’est un système comparable au suspense : on sait où on va (c’est ce qu’on craint), on ne sait comment on y arrive, et c’est un peu en cherchant qu’on se fait piéger… Le mythe du fruit défendu, et de son pendant dramaturgique, l’hamartia. Quand Barbe-Bleue interdit l’accès d’une salle à sa dernière femme, on comprend déjà ce qui va suivre. Les meilleures histoires sont celles dont la fin est contenue en son début. Ce qui compose ainsi la matière même du récit, entre l’erreur originelle et son dénouement connu et tragique, n’est qu’une errance, un road movie dont on connaît déjà l’issue fatale…

Mort à Venise, Luchino Visconti (1971) | Alfa Cinematografica, Warner Bros., PECF

On sera donc plus tard informés à travers divers flashbacks de certains de ces épisodes constitutifs d’une vie passée, innocente et glorieuse… Le présent, quant à lui, est déjà un dénouement tragique. Une enquête, l’introspection, est avant tout l’affirmation d’un échec. La question est alors à la fois simple et complexe (une de ces questions assez vagues pour concerner tout le monde) : en quoi ai-je péché ? Le présent interroge le passé, l’invoque, et sacrifie sa régularité à travers cette seule obsession de la quête du sens. Le voilà l’universalisme. En ne cherchant à résoudre qu’une seule question (toujours la même, la seule essentielle, sans doute), on répond à toutes les autres.

La mise en scène de Visconti est par ailleurs composée comme une chorégraphie de l’incantation du vivant, comme une tentative de ramener à la vie ce qui se meurt : mouvement de caméra, zooms, et décomposition structurante d’une « action » à travers la respiration du montage (l’arrivée « à quai »). Peu importe alors le rythme, il parvient à tendre « l’action » vers une seule direction qui devient évidente, essentielle, unique, parce qu’elle est intérieure et passée. La fin est un point, un mur qui nous ramène d’où l’on vient à travers un jeu de questions et de réflexions. Ce n’est plus le train fantôme, mais le palais des glaces… From the road to the roam movie… Quand on est à quai, on n’avance plus qu’en soi-même. Le héros ne suit plus la logique des événements qui lui sont soumis et qu’il contribue à faire évoluer ; il suit la logique intérieure de ses erreurs passées. Le drame cesse d’être « dramatique », il n’est plus que « psycho-logique » (avec doigté « analytique »).

En allant à l’essentiel, Luchino Visconti réduit la forme temporelle et dramatique à un diptyque intemporel et inactif. Dans un récit classique, les séquences avancent en se répondant les unes aux autres : un personnage arrive dans un lieu pour trouver les réponses aux enjeux présentés dans les séquences qui précèdent, il avance, trouve un élément capable de le faire avancer, cut, et on recommence ainsi d’une séquence à l’autre… De la structure « passé/présent/futur » ne reste que les deux premiers éléments puisque le troisième est connu : le présent interroge le passé, le passé réduit le présent à néant. Et de la logique dramatique classique « introduction/développement/conclusion », Visconti ne garde que les introductions qui ne seront ponctuées que par de brefs points de conclusion : une introduction qui ne cesse de poser les bases du problème, interdisant tout développement à travers l’ellipse (toutes les tentatives d’échanges avec d’autres personnages seront vite interrompues), et la conclusion n’étant alors qu’un retour à la ligne, une ellipse signifiant l’annonce d’un nouveau départ, d’une nouvelle situation sans but, sans action et sans vie. Rien n’a plus d’importance que la quête intérieure qui agite Gustav. Une quête d’autant plus troublante et universelle qu’on n’y a pas accès, sinon à travers les seules évocations du passé. Son personnage peut regarder autour de lui, il ne voit rien. Le monde, encore, de cette âme grise qui se débat à peine, c’est bien celui de la mort : figé, « décomposé », blême et sourd. « Monsieur, la Mort va bientôt arriver. Elle sera là dimanche, ou lundi. » « Très bien. Donnez-moi mon journal, je vous prie. »

L’art de Luchino Visconti est donc de réduire ses séquences à des introductions d’actions avortées qui transpirent la vie recomposée. Quand le phare de la vie s’éteint, dis bonjour aux fards et recompte les fardeaux de ta vie, dit le poète… (hum, non OK). Gustav déambule, arrive, se pose, croise des ombres qui se débattent avec leurs propres souvenirs, mais il ne se passe « dramatiquement » rien. Un fantôme parmi les fantômes. Tout est mise en scène, rien n’est purement « dramatique », c’est-à-dire constitutif d’un dispositif actif à la résolution d’un problème. Ces ombres, avec leur vie factice, pourraient être représentées de mille manières différentes, peu importe, parce qu’elles ne traduisent que leur incapacité à faire avancer « l’action ». Comme le vent qui souffle sur le pont d’un bateau sans voiles. On regarde, mais on ne voit rien. Au lieu de s’attarder, au lieu de tourner sa caméra vers ces ombres, Visconti ne les montre que comme des éléments de décor. Là où un metteur en scène peu sûr de ses objectifs prendrait peur de tout ce vide et s’appuierait sur le moindre élément pouvant apparaître comme signifiant, Visconti ne bronche pas et garde la rigueur de son indifférence au monde : les points de détail ne supportent pas l’action, l’action est en dehors du champ, et tous ces points, comme des taches, ne s’accordent que pour constituer un tableau général, une atmosphère.

Renoncer à montrer, prendre ses distances, c’est pousser le spectateur à regarder au-delà des images. La distance pose, n’impose pas. La quête intérieure de Gustav devient ainsi la nôtre. C’est notre imagination qui donne corps à son monde intérieur. Comme cela se fait dans toutes les histoires, car les personnages n’existent qu’à travers la cohérence propre que leur conférera le spectateur ; mais Luchino Visconti pousse le principe à son maximum en réduisant l’épaisseur du fil dramatique et en ne laissant qu’une peinture en mouvement éveiller l’imagination.

Paradoxalement, de cet univers morbide et statique naît une puissante impression de réalisme. Un peu comme le principe de la persistance rétinienne sur laquelle viendrait se calquer une cohérence narrative. On ne sait où on va, on ne sait pourquoi, mais l’ensemble se révèle être d’une logique implacable. La mort à Venise… Qu’a-t-on à savoir de plus ? Tout est là. Les fantaisies et les appréhensions de chacun font le reste. Le temps aussi, qui se dilate dans l’insignifiance des choses, concourt à produire l’illusion d’une réalité. On se perd dans un présent sans but, on sait qu’il cache des réminiscences du passé susceptibles d’éclairer le sens de cette fin ; alors on scrute, voyeurs, enquêteurs, à l’affût d’indices ou de prémices qui éveilleront les notes de la vie passée ; comme le regard capable d’interroger une matière en décomposition, de mettre en suspens ce temps qui fuit, comme je l’avais noté déjà pour La Belle et la Bête. Et Visconti va encore plus loin sur le regard en dévoilant ostensiblement des effets de caméra propres à accentuer le caractère subjectif des images : panoramiques et zooms. Dans cette scène notamment, au restaurant, où le personnage de Bogarde se trouble une première fois en croisant Tadzio.

Il ne se passe rien en dehors de cette seule rencontre. Un regard, une interrogation, un déni peut-être, et la conclusion de la séquence bascule le récit au passé. La transition sonore fait le lien entre les deux scènes. Non pas une transition marquant bêtement le passage d’une scène à une autre, mais donnant du sens à ce basculement en forçant le rapport de cause à effet. La scène alors entre Gustav et son ami devient là irréelle, prenant le contre-pied des séquences au présent. L’image et le son ont leur vie propre. L’argument de l’évocation, de la scène du passé, permet une mise à distance et donc un traitement séparé du son et de l’image — chacun apportera alors des informations différentes et complémentaires. Si la cohérence des deux est généralement nécessaire pour reproduire l’illusion du réel, reproduire la continuité d’une persistance temporelle, l’espace reproduit ici n’a plus cette vocation, au contraire. La présence de ce nouveau personnage, le premier avec qui Gustav échange des idées, reste fantomatique, comme un double. Ce qu’on imaginait alors en scrutant l’œil et l’allure de Gustav, se révèle un peu plus en se verbalisant. Jusque-là, le film était comme prisonnier d’une forme de mutisme, et voilà qu’il ouvre une porte sur cette dimension attendue. Le passé est parfois signalé à travers un traitement différent des couleurs, ici, c’est le son qui imperceptiblement grâce à sa nature marque le flashback. D’habitude, le son illustre l’image, la supporte ; ici c’est le contraire. Luchino Visconti aurait pu proposer d’autres solutions de montage, poser sa caméra ici plutôt que là, produire tel effet (ou mouvement) plutôt qu’un autre, la piste sonore, elle, reste identique. Ce qu’on entend, ces dialogues, c’est précisément ce qu’on cherche dans ce passé. Des réponses. Et bien sûr, c’est un abîme, un écho : Gustav ne se parle qu’à lui-même et les réponses ne viennent pas sinon sous la forme d’interrogations qui ne s’ajoutent qu’aux précédentes… Quand la séquence s’achève, on sait qu’on va devoir y revenir. À tâtons — en talonnant les tatillons, en tatillonnant — comme un joueur qui perd et qui veut retenter sa chance, comme Proust renonçant à percer le mystère de sa première gorgée de thé pour se concentrer sur la seconde, comme la chauve-souris ouvrant la voie devant elle en criblant les parois de ses cris stridents et sourds…

Tic-tic-tic-tic-tic-tic…

Revenu au présent, on se demande qui pouvait bien être cet inconnu, ce double traité avec une telle désinvolture. Est-on censés comprendre qui il est ? Le retrouver plus tard comme un personnage récurrent ? Un prétexte, sans doute seulement, à cette sonorisation soudaine des interrogations de Gustav.

Tic-tic-tic-tic-tic-tic…

Comme dans La Belle et la Bête, toujours, on baigne dans un léger surréalisme. Celui qui titille la folie, interroge la normalité et cisèle la temporalité pour ne faire de ses figures que des cartes à jouer. Celui qui plane et qui lévite, celui qui titube et qui virevolte, tel l’ambigu. Celui qui éveille l’imagination de celui qui se laisse hanter par les incertitudes et les démons d’un autre. Le réel assis sur une branche et qui rêve de se voir tomber… Tic-tac.

Les flashbacks suivants auront la même saveur de l’onirisme (Donald Trumbo utilise la même année ce procédé dans Johnny s’en va-t-en guerre, mais lui y ajoute la couleur). Ce qui fascine dans les deux films, c’est précisément cette impression d’universalisme, d’accomplissement, rendu possible à travers un procédé ouvrant à toutes les interprétations. L’universalisme n’est pas dans l’image ou dans la dramaturgie, il est dans la perception du spectateur.

Il faut une certaine humilité à l’artiste pour être ainsi capable de mettre son sujet en avant, ne pas forcer à l’interprétation, la sienne, et une rigueur bien sûr pour arriver à s’y tenir jusqu’au bout. Car il est tentant de s’emparer d’un sujet et d’y apposer sa marque. « Voilà ce que j’ai à dire. » Et on attend les approbations… Non, l’artiste, le cinéaste, le raconteur d’histoires ne dit rien. Il le fait dire aux autres. Le tour de force alors est de provoquer chez chaque spectateur l’illusion de ses convictions. Certes souvent, on cherche les évidences et on s’émeut de la diversité des interprétations possibles, mais même là, rien ne dit que les spectateurs s’accorderont sur la nature même de cette diversité… Ce n’est pas parce qu’on se sait assister à un tour de magie qu’on est capables d’en décrypter les rouages. Pour l’artiste, en tout cas, il se doit d’accepter que ses ambitions se fondent dans une soupe narrative mettant en lumière les interrogations de ses personnages et d’éveiller celles des spectateurs. Dans ce cinéma dit « d’auteur », il est paradoxalement le seul qui doit s’interdire cette récupération, cette volonté de dire ou d’interpréter. L’auteur dit moins qu’il dirige. Et montrer la voie, ce n’est pas forcer. L’auteur, pas plus qu’un spectateur par rapport à un autre, ne saurait imposer sa vision : aussitôt qu’il nous couperait de toute alternative, il perdrait toute crédibilité ou tout crédit. C’est l’écueil auquel se heurtent nombre de raconteurs d’histoires quand vient le dénouement. Les meilleures histoires, celles qui ouvrent droit à une multitude d’interprétations, sont celles qui se refusent à des résolutions fermes et arrêtées, ou qui font semblant d’en offrir.

Gare toutefois aux faux prophètes de l’universalisme. Car il peut être tentant de singer des modèles en refusant systématiquement le recours aux franches affirmations et aux vérités. Tout est sans doute affaire, là encore, de perception, mais il est probable qu’un raconteur d’histoires honnête se tienne à un sujet et parvienne à offrir une apparente simplicité à son récit, quand celui qui n’est que tenté par les formes ouvertes, par l’indécision et par les tournicotages de l’esprit, proposera, lui, un récit faussement sophistiqué en forçant toujours plus ses propres indécisions auxquelles le spectateur finira par ne plus prêter attention. Le grand huit n’est pas plus efficace à neuf, à dix ou à mille… (Ah, tout le monde se gondole, mais c’est une « ineption », une nolanerie !).

L’unité est un savant compromis entre le sujet et sa mise en scène. La seconde ne saurait trop appuyer le premier ; là encore, pour atténuer certaines évidences, éviter le ton sur ton, les présomptions, et l’enfonçage de portes ouvertes. Le talent, souvent le génie, le savoir-faire, c’est donc de parvenir à ce compromis des extrêmes. Comment dire (ou faire dire, plus précisément) un maximum avec un minimum ? Comment suggérer la grandeur et la complexité à travers ce qui est simple et petit ?

Luchino Visconti en tout cas montre avec ce film le pouvoir fortement évocateur des images et du son en y délaissant presque complètement ce qui fait le cinéma depuis l’avènement du parlant : les dialogues. Que dit-on quand on est seul et qu’on regarde ? Rien… Arrête de causer et compose une histoire à travers des situations, regarde celui qui regarde, montre ce qu’il y a à voir et à écouter, mais ne dis rien. Ne force pas. Thomas Mann a beau avoir écrit l’histoire originale, Visconti en avoir repris les idées, c’est bien ce dernier qui est le seul « auteur » du film. Un auteur qui ne dit rien, mais se contente (et c’est l’essentiel) de montrer. Un cinéaste peut rarement travailler sans scénario justement parce qu’il retranscrit principalement des lignes de dialogues, censées découvrir le sujet. Mais le cinéma n’est pas le théâtre. Ou la littérature : il serait tout aussi difficile à un cinéaste n’ayant pas travaillé sur son scénario de lire des indications scéniques ; qu’elles soient visuelles n’y changera rien, c’est au cinéaste seul d’inventer, comme un peintre, la palette d’images et de sons qui lui serviront à barbouiller son histoire. Les dialogues ne sont plus qu’accessoires, bruit, fondus dans le décor. Ou alors, comme dans Un homme qui dort, on reproduit le phrasé de l’auteur, et on se tourne derrière un narrateur qui se fera coryphée ou aède pour l’occasion.

C’est là qu’on revient à l’utilité de ce « léger » surréalisme, parfaitement perceptible par exemple dans cette scène étonnante de parade amoureuse sur la plage entre Tadzio et Gustav (le premier se balançant autour des poteaux de cabines de plage et narguant le second). Toute la difficulté est de trouver la bonne distance, le ton, et l’atmosphère idéale sans quoi on tomberait facilement dans la vulgarité, voire l’obscénité. À lire dans un scénario, on imagine bien le ridicule de l’affaire : « Il faut que ce môme se tortille aux poteaux comme s’il était au Crazy Horse et que l’autre précieuse fasse semblant de ne pas l’y voir en pissant son rimmel ? » Trouver la bonne distance est indispensable, pour qu’au lieu de s’offusquer ou de rire, on s’interroge, et on reste suspendus aux branches. Bien sûr, la musique a son importance, elle joue son rôle de guide de notre attention, le montage aussi, le découpage, la vie propre, encore, de l’image et du son, mais surtout, cette disposition des corps, cette chorégraphie étrange, doit attirer notre regard et tenir notre attention en éveil. C’est une mise en danse. Le cinéaste étant homosexuel, on aurait pu craindre un traitement plus ouvertement gay friendly, et le fait qu’il s’agisse d’un adolescent joue sans doute paradoxalement sur la capacité de Visconti à retranscrire cette distance idéale. L’étrangeté d’un surréalisme tiède met ainsi les deux personnages comme en suspension pour offrir au spectateur une sorte d’arabesque qui ne vaut que pour elle-même et non pour ce qu’elle représente (qu’on fasse jouer la même scène avec un cornet de frites huileuse et une endive, et je m’émeus autant). Là encore, les diverses interprétations sont possibles et aucune n’est privilégiée par le cinéaste. Du vieux pervers en train de cramer ses derniers litres de fioul et se faisant arroser de trémolos juvéniles d’un pervers en devenir, à la simple fascination de l’esthète moisi pour une beauté ou un idéal qu’il n’espérait plus…

Stanley Kubrick quatre ans après pour son Barry Lyndon (qui emprunte un chouïa de profusions à Mort à Venise) se souviendra de la leçon de Luchino Visconti sur la parade nuptiale : tout sera affaire de distance et de mise en scène quand Barry rejoindra sa Lady Lyndon sur la terrasse. Stanley tortillant moins du cul, il préférera la méthode du mat à celle des crazy piquets : pano sur dame qui se déplace en a4 (halètements fébriles), puis sur pion en b5 (subterfuge dit de « la tour »), la dame sent le souffle du pion sur sa nuque et se tourne (elle barrit, elle consent, elle miaule), et enfin, pion b5 en a4, prise de la main, bisou…, échec à la dame.

Pour la scène finale, Luchino Visconti ne fera pas autre chose. Ce sera au tour du fou, dans une diagonale enflammée, à faire échec au roi. Zoom. Mort à Venise en coulis de framboise. Et Mahler déguste.

Journal d’un cinéphile prépubère amendé en 2017.



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