Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini (1965)

Le Salaire de la sueur

Note : 4 sur 5.

Des filles pour l’armée

Titre original : Le soldatesse

Année : 1965

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Tomás Milián, Anna Karina, Marie Laforêt, Lea Massari, Valeria Moriconi, Mario Adorf, Aleksandar Gavric

Encore un joli film de regards qui se croisent et de nouvelles âmes errantes en quête d’humanité dans un monde à la dérive. Il s’agit presque là d’un film à la croisée des genres, voire d’un exercice de style réussi. On navigue entre le road movie communautaire (presque un genre en soi*), le western, le film de guerre, la satire politique antifasciste et le drame naturaliste. Une sorte de Convoi de femmes néo-naturaliste dans les Balkans, de Hideko, receveuse d’autobus version pinku, de Speed marié à La Rue de la honte, ou de Salaire de la peur avec des prostituées en guise de dynamite. Il y a un peu de La viaccia aussi, moins pour le genre que pour les thèmes abordés et pour les décors naturels, mais ma mémoire me fait sans doute un peu défaut. L’avantage de s’inscrire dans la continuité de récits presque mythologiques (le voyage initiatique derrière un volant, ici, dans sa variante la plus sordide), c’est que l’on convoque toujours la mémoire de ceux qui sont passés avant vous et qu’on ne se questionne plus vraiment sur les incohérences ou les éventuels clichés de l’histoire qu’on construit : si une histoire emprunte ces chemins déjà tracés par d’autres, c’est pour mieux s’attarder sur autre chose.

*Prenez les transports en commun.

Deux axes dramatiques principaux jalonnent donc le récit aux côtés de cet enjeu principal, prétexte à une série de rencontres et de dénonciations historico-politiques : l’impuissance et la désillusion des personnes soumises à l’audace et la grossièreté fascistes en temps de guerre, d’une part (et cela, sans jamais occulter les exactions dont se sont rendues coupables les troupes italiennes en Grèce et auxquelles, par conséquent, on ne peut pas dissocier la responsabilité d’un officier comme celui qu’interprète Tomás Milián) ; et les relations sentimentales, voire commensales, qui se nouent sans caricatures entre les trois soldats de l’armée occupante et certaines des prostituées.

Voilà deux sujets qui permettent à Zurlini de mettre en évidence son talent pour les jeux de regards, la communication sans dialogues et son humanité. Le film échappe par ailleurs au misérabilisme et à la caricature en ne faisant pas des prostitués des victimes uniformes et volontaires : sans mentir sur les raisons de leur présence dans ce lupanar mobile, certaines acceptent mieux que d’autres leur rôle et se conforment plus ou moins bien au contrat proposé par l’occupant du « sois un bon bout de viande contre un bout de viande ». Dénoncer la misère à l’écran, c’est souvent ne pas mentir sur son caractère protéiforme, ses contradictions et ses ambiguïtés.

Le film dure deux heures et on pourrait presque se dire qu’on aurait aimé en voir un peu plus pour se familiariser avec l’histoire personnelle de chacune. Trois femmes concentrent l’essentiel de notre attention. On passe rapidement sur le personnage de Lea Massari, quasiment muet, offert sans concessions au pire des trois bonshommes de la bande et réduit ici presque à un rôle de figuration. On en sait en revanche un peu plus sur les deux inséparables aux caractères diamétralement opposés : l’une, interprétée par Anna Karina (plutôt à contre-emploi, tout aussi séductrice que d’habitude, mais beaucoup moins réservée), accepte sa condition en refusant « de trop réfléchir » (une fois morte, elle aura l’occasion de réfléchir sur son inconséquence : agonisant, elle soufflera que c’est tout de même un peu idiot de mourir alors que sa ration de pain est à peine entamée) ; et l’autre, Marie Laforêt, semble au contraire torturée par le dilemme qui les lie à l’occupant : la famine ou la prostitution (c’est de son personnage qu’émergeront d’ailleurs les « réflexions » les plus profondes du film).

On s’attarde enfin et surtout sur un dernier personnage joué cette fois par la magnifique Valeria Moriconi apportant au film ses nuances de tendresse et d’humour, et cela sans pour autant perdre de vue le registre dramatique pour coller à la tonalité du film, c’est dire la performance de l’actrice. Associée au conducteur du camion, le couple semble presque avoir servi de modèle à deux personnages d’Il était une fois dans l’Ouest : celui de la putain résignée mais ambitieuse qu’interprète Claudia Cardinale et celui du tendre macho incarné par Jason Robards (on y trouve même une scène de wagon arrêté au milieu de nulle part qui servira de halte pour une nuit à notre petite bande de road-movistes communautaires). Si en plus de ça, on voit dans le personnage peu loquace mais charismatique de Tomás Milián un précurseur de l’homme à l’harmonica, comment nier qu’on marche bien là sur les traces du western ?…

De l’humanité pas trop forcée, subtile, et des échanges de regards qui diront toujours plus que trois lignes de dialogues : que demander de plus ?

Marie Laforêt et Anna Karina resteront inséparables jusque dans la mort, les deux actrices mourant à quelques semaines d’intervalle à la fin de l’année 2019. (Toujours finir sur une note positive.)


Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini, Le soldatesse 1965 | Zebra Films, Debora Film, Franco London Films, Avala Film

Ça s’est passé à Rome / La giornata balorda, Mauro Bolognini (1960)

Note : 4 sur 5.

Ça s’est passé à Rome

Titre original : La giornata balorda

Année : 1960

Réalisation : Mauro Bolognini

Avec : Jean Sorel, Lea Massari, Jeanne Valérie, Rik Battaglia

Excusez du peu : histoire de Moravia, scénario de Pasolini et mise en scène de Bolognini…

Le film est resté longtemps aux oubliettes, et pour cause, la société, à travers la journée d’un jeune père de famille, pauvre, tout juste sorti de l’adolescence, errant d’un notable à l’autre de la ville en recherche d’un emploi, présente un tableau assez peu flatteur de la jeunesse pauvre de la fin des années 50, et des rapports humains dans leur ensemble. D’emploi, notre jeune père errant n’en trouvera pas, du moins d’honnête, et au contraire, il aura le temps et le loisir, si on peut dire, et cela en à peine quelques heures, d’avoir des aventures sexuelles avec trois femmes différentes… La première, sur un toit, amie d’enfance après qui il court un long moment, et dont le harcèlement lourdingue serait de nos jours considéré comme un viol (même si elle ne semble pas bien lui en vouloir après — mais on rappelle que trois hommes sont aux commandes du projet, la vision proposée se mêle donc parfois à certains fantasmes, en l’occurrence ici, celui qu’une femme forcée à faire la mort y trouvera quand même son compte et, autrement, que le fait de dire “non” participe à un jeu de séduction auquel, finalement, elle prendrait toute sa part…). La seconde est une prostituée ramassée sur la route à la sortie de Rome et qui semble tout droit sortir d’un défilé de mode (celle-ci est pourtant sympathique avec lui, mais le goujat partira sans payer — ça, c’est un homme !). Et la troisième, une femme de la haute ou de la grande… escroquerie. C’est avec cette dernière que se passe l’essentiel de l’après-midi, sur la plage, sur la route ou sur le chemin du retour vers Rome (après une escapade coupable, ou maladroite, c’est selon, dans les buissons).

À voir ce magnifique parcours, telle une sorte de voyage initiation de l’absurde ou de la pérégrination sociale en quête de tram capable de ne pas vous laisser sur le bord de la route…, il faut croire qu’aucune issue n’est possible. Le constat est implacable : une seule méthode pour réussir et s’élever dans l’échelle sociale, le vice. Soit en se prostituant aux plus riches que soi, soit en magouillant (le plus certainement en travaillant au service d’un grand magouilleur institutionnel). La société ne se résume qu’en des hommes, des femmes, des bites, des vagins, des exploités, des exploitants, des escrocs, des victimes, des notables et des indigents, des parents et de la marmaille à nourrir… Implacable. C’est noir de chez noir. Et une curieuse resucée du néoréalisme à l’heure des nouvelles vagues européennes.

L’entrée en matière de Bolognini sonne d’ailleurs très surréalisme, mais sa technique n’en est pas moins admirable : travelling en contre-plongée sur une cour d’immeuble où le linge ondule dans le vent et sur leurs fils, mouvement en avant, une pirouette en passant sous une passerelle, puis mouvement arrière… Le tout avec le bruit des habitants le plus souvent indistincts et quelques accords de musique annonçant la tonalité noire du film… Comme une descente progressive dans les enfers (ou les égouts, dirait Hugo) de Rome.

Ça s’est passé à Rome, Mauro Bolognini 1960 La giornata balorda | Euro International Films, Produzioni Intercontinentali, Transcontinental Films

Avec ses faux airs de Christophe Rippert, Jean Sorel, s’il avait croisé le chemin de réalisateurs plus généreux, aurait peut-être eu une carrière à la Alain Delon. Ça se joue à rien parfois. (La même année, il apparaît là encore dans une coproduction franco-italienne, Les Adolescentes. Et cinq ans plus tard à nouveau avec Mauro Bolognini dans Les Poupées. Deux pépites, pourtant.)


 

 


 

 

 

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Les Rendez-Vous d’Anna, Chantal Akerman (1978)

Les Rendez-Vous d’Anna

Les Rendez-Vous d’Anna
Année : 1978

Réalisation :

Chantal Akerman

Avec :

Aurore Clément
Helmut Griem
Magali Noël
Lea Massari
Jean-Pierre Cassel

8/10 IMDb

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Jeanne peut se rhabiller. On le sent bien poindre ici l’humour de Chantal avant de se rétracter comme un téton excité qui s’excuse. Délicieusement sinistre, dépressif et drôle. Mon Akerman préféré jusque-là. Parfaitement réussi, et enfin Akerman qui convainc en fiction, mêlant comme il faut le pesant et le léger.

Suffisait de trouver une actrice pour elle (bien que Delphine Seyrig soit aussi parfaite dans Jeanne, mais j’ai le droit de m’y être emmerdé). Parce que la différence avec Jeanne, au-delà de l’humour qu’on devine, c’est qu’on prend l’air. Le huis clos, le côté Akerman qui aime filmer les chambres, c’est pas mon truc. Alors que son côté voyageuse, road movie, donc à l’opposé, tout de suite ça prend une ampleur différente, on s’évade, on fuit presque même, mais l’enfermement est le même. Il y a moins de ton sur ton, et la légèreté est là. Une légèreté d’ailleurs que parvient à apporter Jean-Pierre Cassel autant qu’Aurore Clément. De quoi être au rendez-vous, il suffit d’un rien, merci.


Les Rendez-Vous d’Anna, Chantal Akerman 1978 | Hélène Films, Paradise Films, Unité Trois, ZDF


Une vie difficile, Dino Risi (1961)

I Satirisi

Note : 4.5 sur 5.

Une vie difficile

Titre original : Una vita difficile

Année : 1961

Réalisation : Dino Risi

Avec : Alberto Sordi, Lea Massari

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La splendeur de la comédie italienne. Encore un peu sociale sous influence néoréaliste, moyennement burlesque, absurde, nihiliste et désenchantée, il y a une valeur qui est propre à la comédie italienne et qui se cache souvent derrière des satires cruelles, une valeur qui est aussi la marque de beaucoup de grands films : l’empathie. Le regard sur l’homme, bien que s’appliquant toujours à le montrer petit, vil, lâche ou escroc, est souvent tendre et compréhensif. Ce qui commence par être cruel finit par nous émouvoir.

Qui a dit qu’il fallait rire des hommes médiocres, des ivrognes, des incompétents ou des malchanceux ? Ici comme ailleurs, oui, au début, on rigole et on se moque, mais très vite cela ne peut plus tourner qu’au drame. Silvio Magnozzi est une sorte de Bob Saint-Clar rêvé par les autres, le panache de Bebel en moins, mais il est magnifique à sa manière, à la manière des laissés-pour-compte de De Sica ou de Fellini. La tragédie n’en est que plus sublime parce qu’au début on croit en lui, on sait que les escrocs s’en sortent toujours, et puis tout s’écroule, à mesure que l’Italie sort de la guerre et se reconstruit, lui s’enfonce dans sa médiocrité. Silvio n’est pas un escroc qui arrive comme ceux parfois interprétés par Gassman à séduire ; Silvio n’a en fait qu’un seul talent, celui de se tirer toujours plus vers le bas. Et si on y croit pendant une heure, c’est que Silvio n’aura finalement réussi qu’une chose dans sa vie, sans doute la plus importante et la seule qui vaille : trouver la femme de sa vie. Parce que le film n’est pas l’histoire d’un pauvre type, mais l’histoire d’un pauvre type vue à travers les yeux de sa femme. Ça change tout, parce que l’enjeu n’est plus d’amuser comme dans une pure comédie ou de montrer la misère humaine et sociale, mais de mêler tout ça pour traduire en deux heures, — une heure de rire et une autre de larmes bien secouées — tout ce qui fait nos vies. Silvio a commencé par tromper la femme qui lui avait sauvé la vie, il n’en voulait pas et se résigne en traînant des pieds à la seule chose positive qui lui arrivera dans la vie. Et c’est quand il s’en rend compte, un peu tard, et qu’il la perd, que le film bascule dans le drame et gagne une nouvelle dimension.

Il fallait bien s’inspirer des comédies américaines pour penser à la comédie du remariage et initier un nouveau virage dans la comédie italienne. À la fois cruelle et tendre donc (à moins que ce soit une suite logique de ce que faisait De Sica à la fois acteur et réalisateur).

Des rares comédies du remariage italiennes que j’avais vues, je les trouvais moins efficaces que les comédies avec Gassman et ses potes, que celles où Anna Magnani ou Giulietta Masina trimbalaient leur trombine solitaire (oui Fellini faisait des comédies italiennes). C’est sans doute parce que Risi échappe au mauvais goût en demandant à Lea Massari de jouer dans un registre comique. Elle n’est pas non plus glamour, mais simplement, “néoréalismement”, belle. On pourrait croire son personnage un peu trop effacé, mais c’est surtout parce que son rôle est de porter un regard (celui qui deviendra vite le nôtre) sur son loser de mari. Il faut comme toujours doser ses effets et trouver le ton juste, et Risi le trouve exactement quand il montre cette femme prendre conscience qu’elle aime encore son mari en même temps qu’elle voit le raté qu’il est devenu et combien elle pourrait en avoir honte si elle ne l’aimait pas. Cela pourrait être de la pitié mais c’est de l’amour. Risi va donc ainsi plus loin que le réalisme miséreux parce qu’il nous convainc en nous rappelant que parmi tous ces ringards de la terre, il y a, ou pourrait avoir, une femme aimante. Les hommes ne sont jamais que des petits garçons et les femmes avant tout des mères. Où est passée la comédie à ce moment quand la femme de Silvio le regarde les yeux pleins d’amour alors que lui l’ancien journaliste aux grands principes, l’ancien héros de la résistance, finit ainsi humilié et larbin de ceux qui l’avaient précipité dans le gouffre ? Le personnage d’Alberto Sordi continue d’être ridicule mais on a cessé de rire. Parce qu’on l’aime aussi. La voilà l’empathie. Il n’est plus question de se moquer mais de réfléchir sur notre regard quand il se porte avec mépris ou dégoût vers ces pauvres types qui n’ont rien fait de leur vie. La femme de Silvio dit à son môme que son père n’a pas de chance… Une manière bien arrangée de présenter les choses. Même les abrutis ont droit à un peu d’amour au cinéma. Chez Risi, on est cruel, on plonge au plus profond de la médiocrité humaine ; si profondément qu’on finit par s’apitoyer de ces miséreux et à vouloir leur tendre la main. Mais c’en est d’autant plus cruel car Risi renverse ainsi les rôles : en nous prouvant qu’il peut nous faire prendre conscience qu’il faut regarder avec empathie toute cette misère humaine, il fait de nous des incapables et des lâches. Celui-là, on le regarde autrement parce qu’on sait d’où il vient, parce qu’on connaît son histoire, on a vu le film ; et dans la vie, on ne lèverait pas le petit doigt pour lui, et on le mépriserait.

Combien de comédies peuvent se vanter de nous amuser une heure durant et de nous rejeter de la salle, blanc de honte ?

Une vie difficile, Dino Risi 1961 Una vita difficile | Dino de Laurentiis Cinematografica