Les Révoltés de la cellule 11, Don Siegel (1954)

Riot ne répond plus

Note : 3.5 sur 5.

Les Révoltés de la cellule 11

Titre original : Riot in Cell Block 11

Année : 1954

Réalisation : Don Siegel

Avec : Neville Brand, Emile Meyer, Frank Faylen, Leo Gordon, Robert Osterloh

On retrouve avec plaisir Leo Gordon aperçu dans Baby Face Nelson (film postérieur mais vu avant du même Siegel), mais cette fois, pas de contre-emploi pour lui : un grand musculeux qui joue une brute, c’est moins fascinant, l’acteur n’en reste pas moins excellent. Moins convaincu par l’interprétation de Neville Brand jouant ici Dunn, le leader de la révolte qui donne le titre au film. Acteur puissant qui n’est pas sans intelligence et subtilité, mais pour un premier rôle, on aurait été en droit d’espérer mieux d’un directeur d’acteurs comme Don Siegel. La distribution en revanche est assez homogène : si ça manque d’acteurs de génie, ils sont tous très bons.

À chaque nouvelle découverte de ces premiers films de Siegel, je découvre sa maîtrise constante du rythme et du découpage. Ce n’est pas le tout de demander aux acteurs de balancer rapidement leur réplique ou d’enchaîner les courtes séquences à un rythme fou, même dans un quasi-huis clos, le talent de Siegel, il est surtout, non seulement d’arriver à diriger ses acteurs afin qu’ils soient crédibles lors de ces quelques secondes à l’écran avant de passer à un autre plan, mais aussi d’arriver à les mettre en situation à l’intérieur du cadre aux moments cruciaux du montage que sont les introductions et les fins de plan : c’est tellement proprement découpé qu’à l’image d’un Hitchcock, il y a fort à parier que Siegel pense son montage avant les prises de vues et que le monteur n’a plus grand-chose à faire sur sa table de travail. Les légers mouvements de caméra pour découper les courtes séquences à l’intérieur d’un même plan, souvent imperceptibles, et utiles pour ponctuer l’évolution souvent binaire de l’action à l’intérieur d’une séquence, sont aussi la marque d’une grande maîtrise de découpage. Signe amusant d’ailleurs de la qualité de direction d’acteurs (avec la spécificité de soigner les seconds rôles), on retrouve certains de ces acteurs dans les films d’un autre spécialiste, doyen de Hollywood, Alan Dwan : Leo Gordon apparaît dans Le mariage est pour demain, et Emile Meyer (le directeur de prison, ici) apparaît dans Quatre Étranges Cavaliers (deux films du milieu des années 50 mettant en vedette John Payne et où tous deux interprètent des shérifs).

Quant à l’histoire, elle vaut surtout pour son caractère social, voire politique. Comment souvent dans ces années 50, Siegel est probablement à la limite de se faire taper sur les doigts par la censure : montrer des criminels à l’écran, prendre leur parti et en faire des victimes d’un système pénitentiaire tout juste bon à reproduire en chaîne des criminels plutôt que chercher à les réhabiliter, c’est un pari audacieux, et Siegel arrive sans doute à faire passer la pilule en montrant une bonne partie des employés de la prison, en particulier son directeur, sous un angle positif et foncièrement humain. L’opposant désigné d’une telle logique narrative, c’est clairement les politiciens démagogues rechignant à dépenser les deniers publics pour améliorer les conditions de vie des détenus et les aider à trouver une nouvelle voie une fois sortis (dans Baby face Nelson / L’Ennemi public, on se rappellera précisément que Michey Rooney sortait de prison sans autre possibilité que de retomber dans la délinquance — on ne peut pas être plus clair).

Fun fact : le film est produit par le mari de Joan Bennett tout juste sorti de prison où il y avait passé quatre mois pour avoir tiré sur l’amant de sa femme… qui n’est autre que le futur producteur de certains films de Don Siegel dans les années 70. (Le monde est petit, à moins que ce soient les hommes qui l’habitent qui le sont.) Il voulait ainsi en produisant un tel film dénoncer les conditions de vie des détenus.


 
Les Révoltés de la cellule 11, Riot in Cell Block 11, Don Siegel 1954 | Walter Wanger Productions 

Ici brigade criminelle, Don Siegel (1954)

Note : 3 sur 5.

Ici brigade criminelle

Titre original : Private Hell 36

Année : 1954

Réalisation : Don Siegel

Avec : Ida Lupino, Steve Cochran, Howard Duff, Dean Jagger

Amusant de voir qu’Ida Lupino a participé à l’écriture du scénario, mais que ça n’ait pas pour autant rendu son personnage moins anecdotique dans l’affaire… Histoire de cordonnier. Elle crève d’ailleurs, en tant qu’actrice cela va sans dire, un peu trop l’écran pour n’être qu’une vulgaire chanteuse de bar : dès qu’on ne la voit plus, le film perd de son charme et retombe sur ses pattes criminelles bien ternes.

L’intrigue policière ne vaut pas grand-chose et souffre d’un certain manque d’unité : une première partie où deux détectives s’appliquent à rechercher un voleur de billets de banque (avec l’aide de notre chanteuse de bar coscénariste), et une autre où ils s’opposent, car l’un voudrait garder une petite partie du magot pour eux. Le rythme naturel de l’intrigue policière est plombé par des séquences réalistes mettant nos détectives en scène dans leur vie quotidienne et familiale ; or, l’image d’Épinal est tellement grossière qu’on peine à plaindre un des deux détectives quand il se retrouve placé devant le fait accompli par son partenaire. Partenaire qui, d’ailleurs, passe du mec sympa à une crapule en moins de temps qu’il en faut pour le dire… On rêve de la constance des chanteuses de bar, femmes fatales, toujours, elles, invariablement floues et insaisissables.

Ce côté brouillon et naïf du scénario est sauvé in extremis par une dernière (et seule) astuce qu’on sent un peu venir (ce qui est une qualité) et qui permet à toute cette histoire anodine de prendre fin, comme dans toutes les bonnes histoires, en se conformant, ou retournant, à l’ordre établi (même si en y réfléchissant, le petit tour final manigancé par le chef de la police paraît bien trop risqué — fatale pour un des personnages — pour être crédible).

Bref, un film noir bon et honnête, c’est un film où la femme fatale est au cœur de l’intrigue, pas un simple pion ou un personnage utilitaire posé négligemment près d’un piano. On se contentera donc ici d’une vulgaire série B… ou d’un vulgaire film de flics comme seuls les vrais durs peuvent les apprécier. Un film de Don Siegel en somme. (Ce que je préfère chez lui, c’est bien ses films avec une pointe d’humour ; on sourit ici autant qu’après trois jours de garde à vue).

Curieux, tiens, j’ai des réminiscences de mallette pleine de billets avec Walter Matthau…


 
Ici brigade criminelle, Private Hell 36, Don Siegel 1954 | The Filmakers

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Le Destructeur, Georg Wilhelm Pabst (1954)

Note : 2 sur 5.

Le Destructeur

Titre original : Das Bekenntnis der Ina Kahr

Année : 1954

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Curd Jürgens, Elisabeth Müller, Albert Lieven

Quel est donc ce pays étrange et merveilleux qui n’a pas de nom de ville, de pays, qui même semble ne pas avoir connu la Seconde Guerre mondiale ?

C’est tellement aseptisé que ça ne ressemble plus à rien : un pays imaginaire d’Europe qui pourrait tout aussi bien être une Allemagne d’avant-guerre fantasmée car sans une trace de nazisme, l’Allemagne de l’Ouest, l’Autriche voire la Suède… Quelle étrange impression de nous montrer un pays sans rien savoir de son époque, de son environnement politique, social, culturel ou architectural. Difficile d’avoir des informations sur le roman original, c’en est d’autant plus inquiétant, mais il semblerait bien qu’il s’agisse de l’Allemagne de l’Ouest un peu moins de dix ans après la fin de la guerre. Comment peut-on raconter une histoire, en particulier quand une grande partie de cette histoire se déroule quelques années auparavant dans un long flash-back sans avoir la moindre référence à ce qui se passe autour de soi ?! C’est comme si toute référence contextuelle avait été gommée pour ne plus montrer qu’un pays imaginaire… Une manière pour le moins étonnante de ne pas avoir à évoquer (un regard sur) certains démons pour mieux se concentrer sur une histoire qui en vaut à peine le coup, et probablement assez bourgeoise pour divertir le public allemand à qui il faut à nouveau vanter les vertus de la société de consommation et la supériorité des petits tracas domestiques sur toute autre considération dangereusement politique.

L’argument laisse rêveur. Un homme à femmes qui passe son temps à les tromper (répliques collectors : « Pourquoi m’as-tu trompé ? » « Certainement pas par amour. Par curiosité je pense. » Voilà, l’occasion s’est présentée alors on a fait l’amour…) et que le personnage principal du film (sa femme et sa meurtrière, pourtant) semble défendre en permanence. Même son meurtre (et son suicide raté) passe pour être un service rendu à son salaud de mari. Une morale pour le moins étonnante (j’ai dû écrire dix fois ces mots dans le commentaire). Un goujat de première qui passe pour un séducteur et qui ne voit jamais le mal de ce qu’il fait ; et des gourdes assez abruties pour tomber dans ses bras et le défendre… La femme, même quand elle décide de tuer son mari, elle reste victime de son emprise incompréhensible et prend toute la part de sa responsabilité sans jamais la justifier par le comportement de son mari (des hommes aujourd’hui en rêveraient d’une telle docilité).

Faut dire qu’à part jouer les salauds innocents qui pensent avec leur bite, Curd Jürgens n’a pas grand-chose du séducteur. Comment est-ce que cet acteur (assez bon au demeurant) a-t-il pu développer par la suite une carrière d’icône aristocratique et romantique dans une ribambelle de films internationaux à succès, alors même qu’à la voir dans ce film, on a l’impression qu’il a toujours été vieux… ? Voilà un nouveau mystère. Parce qu’il faut voir ce que c’est que la classe allemande de l’époque, et qui explique pour une bonne part les coupes mulet à venir : Curd Jürgens n’est pas fichu de porter un costard ou un pull à sa taille, rien ne lui va, il est bâti comme une cafetière hottentote. Et c’est moi ou il porte une perruque ? La classe, pour sûr.


 

 


 

 

 

 

 

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Les Sept Femmes de Barbe-Rousse, Stanley Donen (1954)

Note : 3.5 sur 5.

Les Sept Femmes de Barbe-Rousse

Titre original : Seven Brides for Seven Brothers

Année : 1954

Réalisation : Stanley Donen

Avec : Jane Powell, Howard Keel, Jeff Richards

La mélodie du bonheur conjugal… Du Broadway typique avec ce qui fait encore le sel des comédies musicales des années 50, à savoir un goût pompier pas encore insupportable.

La fable est un peu grossière, même si on a du mal à la juger aujourd’hui : elle joue habilement sur les stéréotypes conservateurs, voire barbares (mais pour une fois, les rustres ne sont ni mandarins, ni arabes, ni gitans, mais les sept nains grand format), pour affirmer une morale civilisée, donc féministe pour l’époque, mais qui passerait pour rétrograde aujourd’hui. En revanche, cet aspect western, adapté comme toujours aux fables les plus simples et les plus efficaces, pointe du doigt une réalité bien vue : sans les femmes, les hommes resteraient probablement des êtres primitifs et violents, incapables de structurer une société digne de ce nom.

Voilà pour la fable. L’intérêt est peut-être plus dans la performance, parfois acrobatique, des acteurs. L’acteur principal à voix de stentor en impose alors que le passage des dialogues vers le chant paraît parfois un brin ridicule (la comédie musicale des années 50, jusque dans les années 70, avec par exemple Un violon sur le toit, ne s’embarrasse plus des précautions des débuts préférant mettre en scène des « films de coulisses »), pourtant il garde toute son autorité grâce à une retenue impressionnante. Les batailles dansées (et pas seulement) sont une véritable réjouissance pour les yeux. Typique de Broadway encore, qui depuis les revues de Ned Wayburn tend à s’écarter toujours plus de l’esprit ballet pour créer des numéros basés sur des personnalités, de l’inventivité et de l’acrobatie.

Beau spectacle.


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Une leçon d’amour, Ingmar Bergman (1954)

Note : 4 sur 5.

Une leçon d’amour

Titre original : Lektion i Karlek

Année : 1954

Réalisation : Ingmar Bergman

Avec : Eva Dahlbeck, Gunnar Björnstrand, Harriet Andersson

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Décidément le couple composé de Eva Dahlbeck et de Gunnar Björnstrand (deux ans après L’Attente des femmes, et leur vaudeville d’ascenseur) fonctionne à merveille sur le mode comédie romantique, tendance, là encore, comédie de remariage. Cette fois, ce n’est plus dans un immeuble, coincés entre deux étages, mais plutôt dans un wagon, entre deux gares.

Comme à son habitude, Bergman multiplie et articule son récit autour de flashbacks. Il faut reconnaître que c’est pratique, on passe du coq à l’âne, d’une époque à une autre, en se passant des transitions ou des tics que le dramaturge hiémal pourrait garder de ses pièces.

Faut-il seulement faire remarquer qu’évidemment les dialogues sont savoureux et qu’il faudrait presque pouvoir les relire au calme pour pouvoir en apprécier tout le sel ?… C’est qu’une comédie de Bergman, ça peut aller vite, et la subtilité de sa repartie peut vite passer à l’as pour des esprits lents comme le mien.

On est l’année qui suit Monika, j’aurais juré, à y voir Harriet Andersson, que c’était tourné avant (j’ai l’esprit mal tourné, j’aurais bien voulu y voir un nouvel exemple de film « sur le couple déchiré » avant le soi-disant pont Monika séparant une période bergmanienne sur les amours naissantes et une autre sur la vie conjugale). Elle y est belle, Harriet, comme dans Cris et Chuchotements. Pas un millimètre de maquillage, pas un poil sur le caillou, on dirait un enfant-bulle à l’orée de son premier printemps leucémique. Le voilà le sex-symbol qui émoustilla ces pervers de cahiersards. Je me serais fait un plaisir de leur montrer cette Harriet-là en garçon manqué, peut-être aussi hargneuse et sauvage que Monika, mais encore enfant, encore bourgeoise, encore soumise malgré ses geignements puérils. Pourtant, son personnage n’est pas forcément moins “révolutionnaire” (elle veut changer de sexe, et on imagine bien que ce n’est pas une option qui passe pour sérieuse aux yeux des futurs novovagualeux). Moins érotique, là, c’est certain. On l’imagine bien, notre Godard national, lancer comme la grand-mère : « Mais quand va-t-elle donc devenir plus féminine ? ».

Si on est bien après Monika, je pourrais peut-être me consoler en imaginant que Bergman s’amuse ici avec le sex-symbol qu’il a créé dans son précédent film (et qui ne l’est pas encore tout à fait, vu que les rédacteurs prépubères des Cahiers découvriront en fait le film qu’un peu plus tard – avant qu’Antoine Doisnel arrache l’affiche dans un cinéma, je rassure ma grand-mère) pour l’envoyer aux orties. C’est lui qui écrit, qui commande, qui dicte, alors son Harriet, il en fait ce qu’il veut (et ce qui se passe hors-champ ne nous regarde pas).

À part mes éternels sarcasmes contre la critique, je n’avais, c’est vrai, et comme à mon habitude, rien à dire. J’aurais pu me contenter de l’essentiel. Voilà un Bergman théâtral, un peu champêtre, pourtant encore très cinématographique (le wagon oblige), et c’est vrai aussi assez peu photogénique (les procédés, l’écriture, font cinéma, mais les décors, qu’ils soient naturels ou des intérieurs, n’ont pas de quoi soulever les masses). Ça n’atteint pas la force visuelle de beaucoup d’autres films de Bergman, en particulier futurs, mais le génie grouille à chaque réplique, l’esquisse cynique des personnages reste d’une force et d’une justesse ordinaires dans l’écriture du Suédois. La constance, à ce niveau au moins, est bien présente. Il faudrait être idiot pour bouder l’immense plaisir qu’une fois encore cet autre pervers arrive à partager avec nous. Je pardonne plus facilement aux artistes de l’être (pervers), qu’à leurs exégètes qui ne font que vomir leurs propres fantasmes en voyant ceux dont c’est un peu le fonds de commerce, de les répandre sur la place publique. D’ailleurs je vais me taire, Monique.


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Femmes libres, Vittorio Cottafavi (1954)

Principes d’évaporations moraux

Note : 4 sur 5.

Femmes libres

Titre original : Una donna libera

Année : 1954

Réalisation : Vittorio Cottafavi

Avec : Françoise Christophe, Pierre Cressoy, Gino Cervi

Remarquable petit drame, là encore, enfermé dans une bogue de noir, façon « flashback, comment j’en suis arrivé là ».

Ça ressemble quand même pas mal de mémoire aux Amants passionnés de David Lean tourné quatre ans avant. On a même droit aux séquences identiques sur terrasse avec vue sur un lac…

Au-delà de la copie (ou de la simple ressemblance), le petit drame bourgeois présenté est typique de ce qu’il se fait de mieux à l’époque pour décrire la condition de la femme et ses petits dilemmes. Être libre, indépendante, se couper de sa famille, renoncer au grand amour et au mariage, et puis « merde, je ne vais quand même pas finir jeune fille avec mes idées à la con… » et là, le retournement.

Ce qui est remarquable, c’est l’absence de jugement. Tous les personnages entament le film avec des principes, qui se heurtent souvent à ceux des autres ; et puis la vie, les circonstances les poussent à les changer ou à les contredire. Le plus symptomatique là-dedans, c’est bien le personnage du chef d’orchestre, coureur invétéré, qui initie la belle aux “joies” de l’indépendance, mais qui, on le comprend grâce au tableau qu’il garde précieusement chez lui, ne l’a jamais oubliée et n’aura finalement jamais aimé qu’elle malgré ce qu’il pourrait avouer. Il y a ce qu’on dit et voudrait montrer de soi, la volonté de suivre certains principes moraux, et ce que finalement on ressent. Jolis dilemmes intérieurs. Les idéaux, c’est bien beau (tous les idéaux, pas seulement ceux exposés dans le film et opposant les personnages), mais le cœur a ses raisons… Les circonstances, parfois, aussi, décident à notre place.

Le film décrit également assez bien la différence homme/femme dans leur approche du travail et de la vie sentimentale de cette époque : les hommes sont présentés comme pragmatiques en amour (ils vont droit au but et savent ce qu’ils font, quels que soient leurs principes — les deux hommes qui s’opposent ici, l’amant invétéré et le mari traditionnel — se retrouvent au moins là-dessus) alors qu’ils sont plus “romantiques” au travail (ils semblent accepter la part irrationnelle et aléatoire de leur occupation professionnelle, et cela semble bien alimenter leur envie d’aller de l’avant) ; les femmes semblent au contraire plus raisonnables au travail (ça implique une certaine docilité et un respect des règles et de la hiérarchie, une absence apparente d’ambition) et plus idéalistes (ou naïves, manipulables, romantiques) en amour. Le constat est le même que dans de nombreux films : quoi qu’il arrive la femme est toujours perdante (c’est le point commun de tous ces films tournés à la même époque et sur tous les continents). D’où la tragédie, et le passage à l’acte brutal. Rien de féministe pour autant. Pas d’idéologie crétine, puisqu’on ne juge pas dans une œuvre réussie, on n’affirme rien : le constat d’abord, au spectateur ensuite d’en tirer les conclusions. Le constat, déjà bien difficile à appréhender et à illustrer, c’est bien suffisant, ce que les histoires parviennent parfois à faire. Le spectateur, s’il ne s’est pas encore forgé des idées préconçues et grossières, fera le reste, au point même de prêter à l’auteur des intentions qu’il n’a jamais cherché à exprimer (et pour cause, si seul le constat se transmet dans une œuvre réussie).

Une femme a (encore) tué…

Le film ne cesse de casser les certitudes des personnages, et donc des nôtres, s’interdit les facilités et comme toutes les meilleures œuvres pousse à la prise de conscience d’une complexité qui nous dépasse. Des dilemmes impossibles à résoudre, des fausses évidences, le danger des réponses toutes faites… Si ces personnages ne cessent de se contredire, s’ils évoluent au point de renier leurs principes moraux passés, c’est bien qu’aucune certitude n’est possible. Face à l’inconfort de la vie et de ses expériences parfois traumatisantes, on ne fait que s’adapter. Les principes finissent toujours par fléchir.

Il y a des fables qui tendent à réduire le monde en simples devinettes faciles à comprendre et qui nous trompent, et il y en a d’autres qui nous ouvrent les yeux sur la complexité des choses, et nous poussent ainsi à l’humilité, la compréhension, la tolérance. Même un petit mélo (le film est toutefois reconnu comme étant un des « cent meilleurs films italiens ») peut y arriver.

Peut-être le meilleur Cottafavi.

 


Jolie affiche française avec laquelle on sent bien l’influence noire :

Femmes libres, Vittorio Cottafavi 1954 Una donna libera | Romana Film, Société Nouvelle de Cinématographie


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Le Raid, Hugo Fregonese (1954)

Note : 4 sur 5.

Le Raid

Titre original : The Raid

Année : 1954

Réalisation : Hugo Fregonese

Avec : Van Heflin, Anne Bancroft, Lee Marvin, Richard Boone

Western singulier mettant en scène un épisode de la guerre civile américaine, celui du raid de St. Albans, une bourgade « yankee » située à la frontière du Canada. On est loin du grand Ouest américain (ou même des territoires généralement impliqués dans la Guerre de Sécession) et on se rapprochait plus du film d’espionnage ou de guerre comme il en fleurira quelques années plus tard. Un petit côté Star Wars amusant dans cette histoire : on commence par une fuite des rebelles sudistes vers le nord, et le reste est la mise au point d’un plan pour attaquer cette ville du Vermont en représailles des attaques de l’armée de l’Union au Sud. Une vision de la rébellion passablement datée aujourd’hui, une telle démarche (le raid d’une ville pour en tirer un maigre butin mais espérer surtout désorganiser l’ennemi) étant plutôt assimilée aujourd’hui à du terrorisme.

La mise en scène est parfaite, la photo magnifique (Lucien Ballard aux commandes, futur opérateur des films de Peckinpah, ou un peu plus tard de L’Esclave libre, tout aussi flamboyant). Quant à la distribution, c’est du grand cru même si le film ne se prête pas forcément à de grands numéros d’acteurs et si tous ou presque semblent plutôt avoir été utilisés à contre-emploi : Van Heflin, Anne Bancroft, Richard Boone, Lee Marvin, Peter Graves (le chef de Mission impossible, la série)… Efficace et historique. (Hugo Fregonese quant à lui est un vaste inconnu.)


Le Raid, Hugo Fregonese 1954 | Panoramic Productions

Le Jardin des femmes, Keisuke Kinoshita (1954)

Clap de début

Note : 3.5 sur 5.

Le Jardin des femmes

Titre original : Onna no sono

Aka : The Garden of Women

Année : 1954

Réalisation : Keisuke Kinoshita

Avec : Mieko Takamine, Hideko Takamine, Keiko Kishi, Yoshiko Kuga, Takahiro Tamura

C’est Oshima qui parle de ce film dans son documentaire sur les cent ans du cinéma japonais en expliquant que c’est le film qui l’avait convaincu de devenir cinéaste. Il y montrait un extrait troublant où, en deux plans, pas moins de quatre actrices se partageaient la vedette. Hideko Takamine, Yoshiko Kuga, Keiko Kishi, pour les plus jeunes, jouant des étudiantes (et déjà habituées aux tout premiers rôles) et Mieko Takamine de la génération précédente. Oshima y montrait aussi et surtout la scène qui introduit et conclut le film, la révolte des étudiantes suite au suicide de l’une d’entre elles, censée représenter la rébellion d’une jeunesse avide de liberté tout juste après la guerre, dans laquelle il se retrouvait sans doute, et qui, là encore, était censée initier la nouvelle vague japonaise… Voir louer Kinoshita, le prince du tire-larmes, par Oshima qui en ferait presque un cinéaste révolté, c’est assez amusant, mais on imagine bien Oshima mettre en scène les prémices d’une révolution quitte à applaudir un des cinéastes de la « qualité japonaise ». François Truffaut avait bien encensé Et Dieu créa la femme (en tout cas à sa sortie). Et, détail amusant, le rôle de la grande prêtresse des lieux est tenu par Chieko Higashiyama, la femme de Chishû Ryû dans Voyage à Tokyo d’Ozu (Ozu qui était là encore, en maître classique, flingué par la nouvelle vague).

Il faut être clair, le film est vaguement politique. Je veux bien croire qu’il a fait son petit effet à l’époque (pour les futurs cinéastes, pas pour le cinéma des années 50), mais ça reste surtout un mélo comme sait les faire Kinoshita. Et peut-être moins bien ici qu’ailleurs.

Il fait ici son Jeunes Filles en uniforme en quelque sorte. Et justement la comparaison des deux films éclaire le principal défaut du film. Si la qualité du film de Leontine Sagan était de condenser l’action autour d’un lieu principal et de deux personnages, on perd ici pas mal en intensité avec un récit inexplicablement éclaté. Ça fait certes une belle photo pour l’affiche du film, mais il faut chercher la cohérence bien loin pour comprendre l’intérêt de vagabonder ainsi des heures autour de quatre ou cinq personnages pour finir à un climax que tout le monde attend, le genre de machin qui n’est jamais aussi bien réussi que quand il est annoncé deux heures à l’avance, mais qui perd ici son sens à vouloir faire du slalom passant d’un destin à un autre pour finir de toute façon là où on l’attendait…

Le Jardin des femmes, Keisuke Kinoshita 1954 Onna no sono The Garden of Women Shochiku 2 (1)Le Jardin des femmes, Keisuke Kinoshita 1954 Onna no sono The Garden of Women Shochiku 2 (2)

C’est même plutôt frustrant. On commence le film en succombant au charme frêle et plaintif de Keiko Kishi (d’autant plus que j’étais plutôt habitué à la voir dans des rôles plus mûrs), puis le personnage d’Hideko Takamine finit par prendre plus de place. Quant à Yoshiko Kuga, son personnage semble un peu servir les utilités justement pour toucher à l’aspect politique des événements. Il est vrai que, même si toutes les trois étaient malgré leur âge des actrices bien affirmées, en tout cas pour Hideko Takamine et Keiko Kishi, ça a sans doute ouvert la voie à d’autres premiers rôles (un petit côté Génération rebelle). C’est même curieux de voir qu’il s’agit sans doute là du dernier film où Hideko Takamine jouera une adolescente et que c’est la même année que Kinoshita lui offrira un rôle de jeune adulte dans les 24 Prunelles (lui ouvrant la voie pour les Naruse). Niveau investissement, on ne peut pas dire qu’elle y aille à moitié… Si elle sera abonnée aux rôles de femmes tourmentées par la vie chez Naruse, tout semble l’accabler ici, et chaque nouvelle scène est un nouveau coup qui vient s’abattre sur sa triste bobine. On dirait une bombe de larmes qui crépite prête à exploser. Ça devait être d’autant plus étonnant à l’époque que même si elle jouait toujours des personnages sensibles, c’était plus dans des comédies (on dit qu’avec sa bouille de clown elle a été une enfant star dans des comédies aujourd’hui perdues, et avait tourné également un peu avant avec Kinoshita Carmen revient au pays — je me laisse prendre en fait par son allure juvénile parce qu’elle avait déjà tourné L’Éclair et Gan…).

La vraie découverte pour moi, c’est surtout la présence de Keiko Kishi. Je ne l’avais vue jusque-là que dans les rôles suivants, et elle apparaissait toujours comme une femme bienveillante mais rigide, d’une beauté glaçante, très aristocratique ; comme un sphinx indéfectible utile à délivrer les grandes vérités du monde… (un paradoxe vu qu’elle est la principale fille qui se révolte ici). Aucune idée si pour elle, contrairement aux deux autres, c’était le premier véritable rôle où elle se faisait remarquer, mais en tout cas face aux deux autres, elle fait mieux qu’être honorable, elle les balaye, au début du film, on ne voit bien qu’elle, et le reste du film nous laisse toujours un peu insatisfaits de ne plus la voir aussi souvent (c’est bien la première fois que je regarde Hideko en pensant à une autre femme — bientôt je prétexterais une migraine pour ne plus voir ses films…). Il y a un petit côté Audrey Hepburn dans son allure. Quelque chose d’à la fois frêle et rigide, comme une brindille guindée dans la résine, une danseuse… Silhouette longiligne, mais pas maladroite, au contraire, consciente du moindre geste, avare même en mouvement, et cette petite voix de canard si charmant qu’on ne retrouvera pas par la suite. La beauté de la simplicité mais aussi de la rigueur. Il faut la voir à un moment : pour finir son plan, Kinoshita tourne sa caméra vers elle, et là, l’air de rien, d’abord statique, mais comme consciente qu’on la regarde — et pas de ces consciences confuses qu’ont les mauvais acteurs dont le regard se trouble dès qu’ils se sentent regardés, mais au contraire l’œil vif, comme une défiance —, elle nargue, histoire de dire : « Tu veux finir ton plan sur moi ? Tu vas voir… ». Et là, elle prend une noisette, et boom. En deux secondes, elle l’a engloutie, et il s’est passé quelque chose d’incroyable. Le geste sûr, l’œil décidé et concentré vers autre chose, et rien qui dépasse. Une danse. Tac, tac. Un jaillissement, puis l’immobilité, la posture. La classe. Et ça, Oshima, il ne l’a pas choisi en extrait, parce que son doc est nul. « C’est bon ? clap, tu finis là-dessus ? »

Moi aussi.


Le Jardin des femmes, Keisuke Kinoshita 1954 Onna no sono / The Garden of Woman | Shochiku


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Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954)

Silver Western, ou le brouillard des illusions

Note : 4 sur 5.

Quatre Étranges Cavaliers

Titre original : Silver Lode

Année : 1954

Réalisation : Allan Dwan

Avec : John Payne, Lizabeth Scott, Dan Duryea

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Il est amusant de constater qu’on peut trouver dans un film de 1954 de l’un des pionniers d’Hollywood, au sein d’une obscure production RKO, autant de justesse dans l’interprétation de l’ensemble de sa distribution, et autant de « modernité » dans son approche du western. Dans un genre qui est en train de connaître son âge d’or, le recours au folklore et aux stéréotypes est un peu la règle (à en user toutes les ficelles jusqu’à en faire crever Hollywood quelques années plus tard, et de permettre l’éclosion brutale et éphémère du western italien, reprenant là où les Américains n’avaient pas osé aller, avec une course à la surenchère, aux effets et aux excès). Et voilà que Allan Dwan, pionnier parmi les pionniers donc, prend le contre-pied du cinéma dit « classique » pour en faire déjà, la même année que Vera Cruz, un western dit « moderne ».* Alors que le western servait jusque-là de terreau fertile à des histoires efficaces car simples et directes, voilà qu’il n’est plus qu’un décor comme un autre pour illustrer ce qu’il y a de plus trouble, de plus complexe, dans les rapports humains, dans le rapport de l’homme au monde. Seulement, Allan Dwan n’est pas Aldrich, il doit coller à l’image qu’on se fait de lui, celle de pionnier ayant dirigé Douglas Fairbanks dans le Robin des bois de 1922, et voilà que deux de ses westerns pourtant admirables sont aujourd’hui relativement oubliés : Le mariage est pour demain, et donc ces Quatre Étranges Cavaliers (pour les mêmes raisons, on privilégie les films noirs de Tourneur et on en oublie ses westerns).

Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954) Silver Lode | Benedict Bogeaus Production, RKO Radio Pictures

 

Quand on n’a pas de star, on soigne ses seconds rôles. Payne n’est pas vraiment une star et ici ceux qui tiennent le film, ce sont bien ces acteurs de seconde zone prouvant qu’ils ont tout des acteurs de premier plan. Un mal pour un bien, car une étonnante homogénéité se dégage de la distribution. John Payne est une sorte de grand frère obscur de James Stewart à qui manquerait le charme maladroit, ou l’assurance tout à coup boiteuse et guillerette de John Wayne. Payne reste de marbre, inflexible dans son imperméabilité toute mouillée, et offre imperceptiblement le même regard en coin, histoire de suggérer tout un panier d’expressions tout-en-un, de la menace, au désir, en passant par la méfiance, l’introspection ou la circonspection… Il est bon John, et en se contentant d’être Payne, il est ne fait pas d’ombre au reste de la distribution. Son génie, on dira. Ou celui de Dwan.

C’est qu’il faut du flair, de l’intelligence et du savoir-faire pour réunir toute une brochette d’acteurs de talent qui, jusqu’au moindre figurant, se moulent dans un même univers, un même ton. Certains aujourd’hui y verraient de la théâtralité, mais c’est qu’il faut bien envoyer de la réplique et savoir se mouvoir devant une caméra et évoluer parmi ses copains pour donner à voir, raconter une histoire. Le réalisme, contrairement à ce que peuvent rêver toute une flopée de critiques n’ayant jamais foutu les pieds sur une scène, n’est pas la réalité. Mais une illusion de la réalité, une reproduction. Le vrai est peu de chose au cinéma, il n’est qu’une illusion pour ceux qui se laissent tromper par les images. En revanche, la justesse est tout. Et voilà ce qui caractérise à la fois l’interprétation des acteurs, mais aussi la dimension, la saveur, le ton, la couleur… moderne que le réalisateur parvient à inoculer à son film. Pas de stars donc, mais des acteurs pleins d’assurance et d’autorité (à ne pas confondre avec l’autoritarisme des acteurs qui forcent, s’agitent, comme s’ils cherchaient où mener leur personnage, alors que ceux qui font preuve d’autorité — et ça peut concerner des personnages n’en ayant aucune — ne cherchent pas : ils ont déjà trouvé — le ton juste). C’est la marque des acteurs intelligents, aguerris, ceux qui ont acquis des certitudes dans l’expérience mais aussi une modestie dans l’approche d’un rôle. Certains préféreront dire que ces acteurs ont de la personnalité. On peut dire ça aussi oui, ça permet de nier tout le travail qu’il y a derrière, celui qui, pour le coup, n’a rien de moderne pour des critiques entichés de l’idée du vrai. Cette intelligence des acteurs, elle s’évertue pourtant, non pas à se mettre en avant, mais à se confondre dans une distribution pour, ensemble, proposer une vision… juste du monde qu’on veut représenter. C’est une combinaison d’intelligences et d’expériences mises au profit d’un même but. Un travail de collaboration, d’échanges, hérité de la scène, qui est à mille lieues de la notion d’auteur tant prisée par les critiques. Si Dwan dirige, donne le ton, ce n’est pas lui qui joue. Et il n’a pas plus écrit la partition de ce qu’il fait jouer, que programmé la lecture que devra s’en faire tout spectateur. Si le metteur en scène interprète ce qu’un scénariste, une histoire, lui apporte, pour trouver une cohérence, il en produit une qui restera le plus souvent étrangère aux spectateurs. Tout le reste est silence… ou au contraire, paroles vaines. Un film, à travers son « auteur », ne propose aucun discours clair. Dans une forme de discours indirect, peut-être, on pourrait dire que le cinéaste crée un discours montré. Mais montrer n’est pas dire. Et c’est bien pourquoi toute interprétation future ne saurait être autre chose que personnelle. Bref, tout ça pour souligner l’importance du rôle tenu par l’interprétation, sous toutes ses formes, et que cette interprétation est conditionnée par le savoir-faire, l’intelligence subtile, d’un metteur en scène et de sa bande d’acteurs, seuls capables de restituer, ensemble, et au mieux, la complexité d’une histoire. Si le film paraît si… moderne, ce n’est pas la volonté de « l’auteur » Dwan, mais bien la concordance de différents points de vue sur un sujet précis. Allan Dwan dirige, possède le dernier choix, mais il n’est pas l’auteur de son sujet. Derrière la volonté supposée d’un cinéaste, il y a avant tout une histoire, reposant sur des faits factuels et des personnages plus ou moins grossièrement dessinés. Si la trame peut difficilement être tordue (certains le font habilement pour faire correspondre une « morale de l’histoire » à leurs propres goûts, désirs et intentions), le rôle du cinéaste, à la manière d’un chef d’orchestre, est d’en faire ressortir la, ou une, cohérence. Cela reste l’orchestre qui joue et le compositeur qui compose.

Il faut donc, pour que tout ce petit monde puisse s’exprimer et tirer dans le même sens, une matière commune qui est l’histoire. La subtilité commence là. Le western est là, avec ses chevaux, sa ville isolée, ses shérifs, ses sales mioches, ses ivrognes, ses prostituées et ses filles bonnes à marier, pourtant c’était comme si tous les codes du genre étaient inversés. C’est là qu’est la subtilité, dans ce jeu (le meilleur proposé depuis Shakespeare) qui est celui des apparences. Faux-semblants, méprises, mensonges, vérités de plus en plus floues, arnaques, corrupteurs corrompus et corrompus corrupteurs… Rien n’est plus facilement identifiable. Ni noir ni blanc, ni même tout à fait gris. Le brouillard des illusions. Identifie-toi, Hamlet !

Ainsi, pas besoin de lever la voix. Pas de grands instants de bravoure. Ni ironie ni exubérance, ni folklore. La musique reste discrète, il faut presque la bousculer comme on réveille la fanfare, pour qu’elle s’y mette. Pas de coup d’éclat dans la mise en scène, pas d’esbroufe. L’éternelle modernité du classicisme en somme… Un classicisme de film noir. De ces films noirs qui s’affranchissent au mieux de l’inspiration expressionniste et qui se focalisent sur ses « héros ». Une forme d’incommunicabilité avant l’heure peut-être. Qui es-tu vraiment, John Payne ? Ou plutôt, Dan Ballard ? Si on n’échappe pas aux scènes de poursuite et de la confrontation finale, avant ça, on est dans un récit de type analytique. Comment faire moderne avec du vieux, messieurs les critiques ? Œdipe avait déjà tout vu (façon de parler). Ainsi, au lieu de suivre le développement d’une action en train de se nouer sous nos yeux, comme dans tout bon western qui se respecte (le western classique est une aventure, la chevauchée remplaçant l’odyssée hasardeuse d’Ulysse), les événements importants dont il sera question tout au long du film se sont passés deux ans auparavant. Tout le problème ici sera donc de démêler le vrai du faux, éviter d’abord le lynchage de ces quatre cavaliers venant arracher ce monsieur tout le monde qu’on imagine mal être l’auteur du crime dont on l’accuse, et puis échapper à ses bourreaux tout en s’efforçant de prouver son innocence.

Le poids du passé (la griffe du passé on pourrait dire) est un thème analytique (hum, moderne) qui est donc commun à la fois aux films noirs et à certains de ces westerns (noirs, ou modernes). Resitué dans un univers… moderne, citadin, on pourrait très bien y voir un film noir, et l’astuce aurait pu ne pas être claire pour tout le monde. Or, Allan Dwan (sans connaître pour autant le concept de « films noirs »), adapte, interprète donc, cette histoire comme s’il s’agissait d’un film noir. Il en adopte les codes, de la même manière que le film adopte certains codes du western classique pour les retourner. On reste dans le jeu des apparences, du trompe-l’œil (« Vous vous mettez le doigt dans l’Œil ! » pourrait nous souffler Œdipe, qui en a vu d’autres). Le Far West n’est donc qu’un prétexte, qu’un terrain de jeu pour montrer l’ambivalence et la complexité du monde. Tout le film baigne dans une atmosphère lugubre (boîte 32, étiquette c14 : « le western crépusculaire ») et bien sûr, pas la moindre ironie, l’instant est grave.

Les deux genres que sont le film noir et le western ont en commun l’une des grandes figures, ou cadre identifié, dans le rayon « personnages », en particulier au XXᵉ siècle, et pour laquelle la contribution de la culture us est indéniable : je nomme donc « l’antihéros ». (Mais est-ce que tout héros réussi n’a pas en lui déjà cette dimension souterraine sans quoi aucune force crédible ne serait capable, de l’intérieur, de le freiner, le pousser à renoncer à sa quête, à sa foi, à son devoir ?… l’antihéros en cela ne serait rien de plus qu’un héros, toujours, dans un stade, souvent long ou final, où il a cédé au désespoir et au renoncement, où il décide de ne plus se fier aux illusions — là encore, concept faussement objectif qui ne fait que rendre encore plus opaque ce qu’il prétend éclairer, cadrer, identifier).

La trame souvent dans ces « films noirs et désillusionnés » est presque invariablement la même : on use d’enjeux triviaux auxquels un enfant est déjà confronté. L’enfant n’est-il pas sans cesse confronté à sa propre culpabilité et ne teste-t-il pas en permanence les limites de la loi qu’on lui impose ? N’est-il pas tout de suite confronté à la justice et à l’injustice ? Au fond, si nous nous attachons si facilement à ces histoires, c’est qu’elles nous permettent, alors qu’enfant on en est toujours réduit à l’impuissance, de refuser une situation et de fuir. Le film noir et le western sont comme des toiles poreuses où se concentre et s’imbibe tous nos désirs contrariés : « Ah, si seulement on pouvait fuir ! échapper à ce monde qui ne semble être fait que d’infinies contrariétés et de fuir, fuir simplement ! » De quoi a-t-on besoin de plus pour faire un film… moderne (ou analytique, noir, dwanien ?…) qu’un faux coupable fuyant la justice des hommes, se refusant à son sort et tenter de remettre seul le monde en ordre ?

Voilà l’Amérique telle qu’on se la représente quand elle nous fascine. Celle qui cultive l’individualisme, où un homme se fait, se corrige, convainc tout seul et en dépit de tout le reste.

Seul, ou presque, car de cet apôtre de l’individualisme (dernière voie possible vers la rédemption), un seul personnage peut encore se rabaisser à lui proposer son aide, à avoir une foi indécrottable en lui : la prostituée. Le stéréotype est un archétype qui a mal tourné ; l’art n’est donc pas dans la nature (du personnage), mais dans la mesure. Pour que ce soit réussi, il faut que la prostituée malgré sa fonction se comporte en princesse (en opposition avec les femmes bien comme il faut qui n’ont rien de respectable). Elle doit aimer sincèrement mais pas aveuglément, elle doit être honnête et loyale pour représenter le seul recours possible digne d’être employé par le héros… Bref, l’image d’une mère, d’une icône, d’une sainte (d’une madeleine trempée dans le ✝)… Oui, disons…, une mère dans les bras de laquelle on pourrait chercher du soutien, quand l’autorité nous écrase et nous assaille. Elle est là l’Amérique. La liberté en porte-jarretelles. Celle qui compromet ses fesses mais pas sa rectitude. L’Amérique qui se couche tôt pour faire dresser les hommes et qui, en dépit de tout, reste droite dans ses bottes. Derrière tout self-made-man qui s’amollit se cache une pute qui l’endurcit. Les prostituées aussi préfèrent le noir… Oui, l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleure. Celle des Lumières de l’Ouest.


*Concept censé se rapporter à une chronologie du cinéma américain qui serait passé d’un cinéma des espérances à celui de la désillusion. On aurait d’une part un basculement du classique au moderne avec Citizen Kane (et avec pendant et surtout après la guerre toute une vague des films sur le désenchantement, parfois des séries B que cette critique française nommera « films noirs »). Et de l’autre, une renaissance du western après le classicisme fordien, autour de deux réalisateurs à la fois de films noirs et de westerns, Jacques Tourneur et surtout Robert Aldrich (de manière assez tardive, autre cinéaste de la transversalité, on pourrait citer Hawks, à la fois auteur de films de gangsters, de films noirs, de westerns classiques et de westerns modernes…, une transversalité à la limite de l’horizontale, prêt à se coucher pour un rien, ce qui fera de lui l’étendard couché de « la politique des hauteurs »). Ce concept de modernité dans le western (et pas seulement), est donc hérité de cette formidable critique française (en particulier les Cahiers du cinéma), qui aime ranger les films, les réalisateurs, dans des boîtes, y foutre des étiquettes, et donc faire, dans une sorte d’auto-discrédit, le contraire de ce qu’elle loue justement dans ces films soi-disant « modernes » ; à savoir, définir des couleurs primaires, distinctes, selon qu’un film ou un cinéaste entre dans tel ou tel cadre (en fonction aussi d’une période ou d’une interprétation éminemment personnelle des motivations ou des intentions d’un « auteur »). Car cette modernité serait précisément l’absence de manichéisme, l’incapacité à livrer au spectateur les contours d’une fable moralisante, l’image nette d’un héros sans faille. En fait, rien n’est moderne et rien n’est classique. Tout cela est mêlé depuis des lustres, et la dualité, le désenchantement, a toujours été une part importante du cinéma hollywoodien comme de n’importe quelle culture… Modernité, et ton cul…

Toute posture est une imposture. On commence par identifier des formes, à percevoir une dialectique derrière les images, on classe, et au final on ne comprend plus rien même si tout donne l’apparence d’une cohérence. Un monstre, point. Parce que dire que les Quatre Étranges Cavaliers possède à la fois les particularités du western et du film noir et qu’on en fait selon toute logique un « western noir », on a raison jusqu’à un certain point. Chercher à comprendre, c’est discriminer ; discriminer, c’est exclure, et exclure, c’est (se) tromper. À force de modeler une image de ce qu’on veut comprendre, on ne fait rien d’autre que constituer une image de ce qu’on veut voir. Un peu comme les faux souvenirs. Est-ce que parler de « western noir » définit et aide à situer le film ? Ça aide certainement à poser des concepts « durs » sur une perception du monde ou de l’esthétisme qui ne peuvent être que flous. À force d’identifier, on se fie à ce qu’on dit ou sait, et non à ce qu’on voit ou expérimente. Voyons donc chaque film, d’abord, comme une expérience unique. Les outils de classification peuvent servir et sont nécessaires, mais il ne faut pas s’en rendre esclave : les jalons, les mouvements, les définitions, sont d’abord des utilités, une fois qu’on les possède, il faut s’évertuer à s’en écarter pour voir à nouveau l’œuvre et non plus son modèle.

On ne peut pas s’émouvoir d’un certain relativisme qu’on décèle, ou croit déceler, à travers les images, l’histoire et son interprétation proposées par un cinéaste, et refuser ce même relativisme en imposant une interprétation unique de ces mêmes images. Aucune histoire du cinéma, aucune critique, ne peut se faire sans une très grande part de subjectivité. Toute notre perception de ces « œuvres montrées » est conditionnée par ce qu’on sait de l’histoire même du film, du tournage, du cinéaste et de ce qu’en ont déjà dit du film d’autres spectateurs ou des critiques. Une seule constance demeure : les malentendus, la mauvaise interprétation, l’analyse un peu présomptueuse, toujours légitime quand cela reste personnel, un peu moins quand on veut en faire une certitude pour tous. C’est bien de voir une œuvre et de tenter d’en traduire quelque chose, d’y trouver des correspondances avec d’autres œuvres et céder au petit jeu des influences ou des références, mais ce qu’on en tire ne sera jamais que ce qu’on en fait et au fond peu importe qu’on se mette le doigt dans l’œil, le tout étant de ne pas se convaincre que ce que l’on voit, croit ou sait, représente la réalité. Le film (et tous ces cinéastes ou ces films qui semblent nous rappeler la même chose, nous mettre en garde contre les leurres) ne dit pas autre chose. — Mais on n’est pas, ici, obligés de me suivre.


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Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

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Dobu, Kaneto Shindô (1954)

Les Hauts-Fonds d’un shomingeki à l’italienne

Dobu

Note : 4.5 sur 5.

Aka : The Ditch

Année : 1954

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa, Taiji Tonoyama, Jûkichi Uno

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Voici le trou, voici l’échelle. Descendez.

Dobu aborde le mythe du rêve communautaire, celui d’une fraternité possible, surtout entre petites gens, pour en montrer l’absurdité et la complexité des comportements. Cette fraternité rêvée, c’est celle que l’on s’imagine être aux origines de l’humanité, dans les premières cités, ou si ce n’est plus en ville, en marge de la ville, dans ces taudis, ces bas-fonds. Un monde à l’opposé d’une société japonaise bâtie dans la promiscuité des appartements superposés façon columbarium ; un monde constitué d’âmes mornes où, à l’image des voyageurs de métro, plus les habitants sont amenés à se serrer les uns des autres, plus ils s’éloignent et s’ignorent. Si près, si loin. Au Japon, quand on rentre à la maison, on annonce son retour sur le pas de la porte ; ici le salut se fait à l’attention de tous les habitants en arrivant dans la ruelle étroite où se sont échoués ces miséreux et leur taudis. Dobu, c’est le fossé, l’égout. Mais Shindô aurait pu tout aussi bien lui donner le titre de l’un de ses autres films, L’Humanité. La vraie, pleine de crasse, et pourtant bien dobu sur ses jambes…

Le seul défaut du film, paradoxal, c’est le jeu outrancier de Nobuko Otowa dans le rôle de Tsuru. La femme de Shindô n’évolue pas forcément dans son registre, et s’il n’est pas interdit d’utiliser lazzi sur lazzi, jouer la bêtise est sans doute ce qu’il y a de plus dur pour un acteur. Son interprétation, tout en restant caricaturale, grossière, aurait gagné en simplicité. (Kurosawa échappera admirablement à cet écueil, par exemple, dans Dodeskaden : comme disait Hitchcock, les trois quarts du travail de direction d’acteurs sont faits à travers le choix des interprètes). Le jeu caricatural, malgré tout, est compliqué à jouer ; il faut se placer dans une exagération contenue tout en arrivant à rester juste. Un pari tellement risqué que le cinéma a fini par abandonner le procédé, pour ne le laisser finalement qu’aux mangas où excès et lazzi sont nécessaires pour forcer la sympathie à l’égard de dessins.

À côté de la femme du cinéaste, on y retrouve par ailleurs un principe récurrent des productions japonaises des années 40-50 comme dans une troupe où tout le monde participe : les premiers rôles d’hier peuvent avoir des rôles secondaires. Taiji Tonoyama, l’autre acteur fétiche de Kaneto Shindô (il forme avec Otowa, le couple de L’Île nue) joue parfaitement bien l’idiot ahuri. Jûkichi Uno a toujours sa bonne tête de cocu qui sourit en l’apprenant (vu hier en mari tuberculeux et trompé par Kinuyo Tanaka et Toshirô Mifune dans Engagement Ring). Et on y retrouve pour mon grand plaisir Kamatari Fujiwara, la tête de cheval (c’est son rôle) des Acteurs ambulants. Les habitués du cinéma japonais des années 50 n’y trouveront que des têtes familières (ou de cheval).

Shindô utilise le principe de la caricature comme d’un révélateur. La bêtise, l’innocence, la pureté de Tsuru, c’est ce qu’on peut montrer à tout instant de notre vie. On est aussi ces hommes et ces femmes qui très vite vont profiter de sa fragilité. L’homme est à la fois innocent et avide. Shindo sépare ces deux faces d’une même nature pour dévoiler la cruauté et l’humanité de notre espèce. Pleine de contradictions. Les habitants de ces taudis se montrent d’abord unis dans leur misère quand Tsuru se présente à eux pour la première fois : ils se réunissent pour écouter son histoire. Et puis on se désintéresse d’elle et on se soucie à peine de son propre désœuvrement. On la laisse errer sur la petite place, chacun finit par vaquer à ses occupations : eux au moins ont un toit. Entre miséreux comme chez les autres, on aide son prochain, c’est-à-dire son plus proche voisin, et cela dépasse rarement le cadre familial. L’inconnu doit rester dehors parmi les chiens errants et les poules.

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (1)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (6)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 | Kindai Eiga Kyokai

D’abord perçue comme une étrangère, Tsumu finit par intéresser Pin et Tokun quand elle leur dit avoir de l’argent. S’ils acceptent d’accueillir cette idiote, c’est dans le seul espoir de l’exploiter. Eux, les ouvriers en grève, devinent vite le profit à tirer des faiblesses d’une personne encore plus démunie qu’eux. Étant en bas de l’échelle, ils n’avaient jamais alors pensé cela possible. Mais l’être humain s’adapte, il est opportuniste. Ils n’hésiteront pas à mentir en comprenant le potentiel de Tsuru. L’hôpital qui se fout de la charité : déjà, avant qu’elle leur offre innocemment le billet caché dans sa sandale, Pin et Tokun la regardaient en coin à cause de sa puanteur. Comme s’il y avait des stades variés de la misère ou qu’on pouvait la représenter à travers différentes couches de crasse, et que l’argent avait le pouvoir de nettoyer les hommes de cette misère, couche par couche. Mais l’extrême bêtise et l’innocence de Tsuru lui confèrent un statut à part. Aussi puante que son cœur est pur, elle est hors classe. Ce n’est plus un être humain, mais un ange sali par la crasse des hommes. Une apparition, un révélateur, capable par son innocence de démolir les préjugés et de découvrir la nature cachée des habitants des taudis. D’abord cupides, quand, tour à tour, ils cherchent à attirer ses faveurs et profiter de son labeur, leur triste humanité finira par s’imposer à eux quand l’ange crasseux se sera dévoilé à leur regard.

Dans la tragédie, Shindo est un optimiste. Le sacrifice de Tsuru est censé purifier leur nature autrement que par l’argent. L’homme est par nature cupide, mais il peut aussi éprouver une sincère repentance. Tous les hommes. Le propriétaire terrien avec qui les habitants sont en conflit viendra lui aussi, par hasard, assister au dernier tour de Tsuru. La première fois, à son arrivée, il n’était pas là quand les habitants étaient venus se réunir pour écouter son histoire. Cette présence finale du propriétaire, et surtout la magie qu’opère sur lui cette dernière apparition de Tsuru, est le signe que toutes les classes sont concernées par ce constat doux amer. De cette dualité complexe de l’homme, à la fois bon et mauvais.

La caricature sert de catalyseur et force la sympathie. Même dans leurs travers, les hommes ne sont jamais présentés sous un jour négatif. Tous cupides, tous humains. Tous ridicules. C’est une représentation idéalisée et volontairement grossière de la misère, populaire depuis la pièce de Gorki Les Bas-fonds. On retrouve ce mythe dans le théâtre de l’absurde jusque dans les récits post-apocalyptiques où l’humanité oublie les fards et les fastes de la société moderne pour retourner d’où elle vient. À l’égout. Aucune caricature de ce type ne serait acceptable aujourd’hui : le jeu est trop grossier et cette distanciation, censée nous rapprocher paradoxalement des sujets (nous), ne serait plus supportable. Outre les deux adaptations des Bas-fonds (Kurosawa et Renoir), le cinéma jusqu’à Dodeskaden a souvent utilisé cette méthode pour creuser la nature humaine. Notamment avec le cinéma italien des années 50 : De Sica trois ans auparavant avait tourné Miracle à Milan et Les Nuits de Cabiria de Fellini était dans le même ton même s’il venait l’opposer à l’univers de la ville où tout se passe. On pourrait aussi remonter jusqu’à Don Quichotte où déjà la folie et l’innocence d’un personnage étaient utilisées pour révéler les autres folies moins évidentes de la nature humaine. Dans les années 40, Ford mettait en scène La Route au tabac ; et au Japon toujours, pendant la guerre, Naruse avait écrit et réalisé Les Acteurs ambulants, moins crasseux, plus futile et absurde, mais la même vision positive de l’humanité, après en avoir défini et grossi les défauts.

Si le monde est un théâtre, toutes les pièces qu’on y joue sont des satires cruelles et… humanistes. Seule la comédie a le pouvoir d’exprimer cette complexité humaine, la capacité de superposer les voix, les tons, et les humeurs. Un drame file droit vers l’implacabilité de sa chute ; la comédie, qu’elle soit une farce, une tragi-comédie, une satire, une comédie de caractère ou de mœurs, elle, claudique en rigolant, nous nargue sur le chemin incertain, et nous toise l’œil en coin pour nous défier de la suivre. Et on rit alors, titubant de droite à gauche ; on rit de notre propre ridicule, jusqu’à tomber à terre, pleurer, rire encore, et nous demander avant de nous relever pourquoi nous marchons — et comment.

File droit petit homme. Mais sache que ta marche ne sera jamais autre chose qu’une suite d’imperceptibles déséquilibres sans quoi tu serais incapable d’avancer. Le bien et le mal font ce que tu es. À la fois misérable et grand seigneur.

Comme l’écrivait si bien Hugo :

 

On approche, et longtemps on reste l’œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.


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