Une femme qui s’affiche, George Cukor (1954)

Note : 3 sur 5.

Une femme qui s’affiche

Titre original : It Should Happen to You

Année : 1954

Réalisation : George Cukor

Avec : Judy Holliday, Jack Lemmon, Peter Lawford

Dialogues bien écrits et, dans l’ensemble, un film plutôt plaisant et sympathique, pour autant, la satire paraît bien trop futile et sage (voire inutilement méchante) après le coup de tonnerre que pouvait être Comment l’esprit vient aux femmes pour qu’on puisse se sentir parfaitement rassasié. On sort de là comme après avoir rencontré une fille dans une soirée dans laquelle elle a été le centre d’attention au milieu de quelques hommes ; étonnement, elle vous demande de la raccompagner ; vous vous dites que chouette, on va se marrer comme avec les copains ; et vous vous rendez compte au bout d’une minute que vous n’avez plus rien à vous raconter ; et du coup, vous n’êtes pas non plus très chaud pour autre chose (situation qui m’arrive tous les jours).

Judy Holliday fait de son mieux pour essayer d’égailler une intrigue qui patine, mais on sent presque déjà qu’elle se répète et cherche (avec Cukor comme complice, parce que la comédie ne s’improvise pas, beaucoup moins que le drame en tout cas) à forcer ses effets. Jouer les idiotes est ce qu’il y a de plus difficile au monde. L’actrice est une des rares à pouvoir s’en sortir dans ce registre ; et inévitablement, quand on est présent à chaque plan et que dans chacun est prévu un lazzi censé amuser la galerie, on prend le risque que ça fasse pschitt. Jack Lemmon prouvera dans la suite de sa carrière qu’il peut tout à fait assumer ce rôle quasiment seul ou accompagné d’un ou une partenaire, mais on lui demande ici trop peu de choses et tout repose sur les épaules de Judy Holliday.

Lemmon est un pitre, c’est relativement plus facile à reproduire parce que ses éclats sont souvent basés sur des mimiques cent fois répétées. L’humour est souvent question de rupture ; chez Lemmon, cette rupture est mécanique, sa sincérité importe peu. Le registre de Holliday se fonde au contraire sur un seul ressort : la sincérité, la spontanéité, la fraîcheur (oui, c’est un ressort à trois bandes, je fais ce que je veux).

La sincérité ne se reproduit pas sur simple commande. Par définition, plus on répète, plus on la perd. Or, tout l’humour repose sur le fait que l’on croit à la spontanéité de ses remarques et de ses réactions. La comédie, c’est souvent d’abord une question de timing et d’élan. Quand l’humour de Comment l’esprit vient aux femmes naît d’un choc et d’une opposition, d’une énergie ou d’une logique face à une autre, quand un sentiment d’urgences s’installe (l’héritage encore peut-être de la screwball), cela favorise l’humour et la spontanéité parce que le personnage de Judy Holliday vient en quelque sorte comme un cheveu sur la soupe. Ici, point d’urgence, et la soupe, c’est déjà Judy Holliday. Peut-être aurait-il été plus « loufoque » que deux logiques s’opposent entre celle de Holliday et celle de Lemmon…, mais que celle de Lemmon ne nous paraisse pas beaucoup plus rationnelle que l’autre.

C’est tout de même triste d’avoir Jack Lemmon sous la main et de lui donner le rôle du rationnel dans l’affaire… Et cela, avant juste d’en finir, de lui jeter deux cacahuètes pour lui prier de montrer ce qu’il sait faire… Eh bien, il le montrera, mais dans les films suivants.


Une femme qui s’affiche, George Cukor (1954), It Should Happen to You | Columbia Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1954

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Le Rouge et le Noir, Claude Autant-Lara (1954)

Note : 4 sur 5.

Le Rouge et le Noir

Année : 1954

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Gérard Philipe, Danielle Darrieux, Antonella Lualdi, Jean Martinelli, Antoine Balpêtré, Jean Mercure

Travail admirable de direction d’acteurs. J’avais cru longtemps que Claude Autant-Lara n’avait qu’une formation de décorateur, c’était en tout cas la réputation qui l’accompagnait. Et je viens d’apprendre que sa mère avait été à la Comédie-Française avant de se faire remarquer pour ses opinions antimilitaristes et d’en être exclue (ce qui explique beaucoup de choses, comme le sujet de Tu ne tueras point). Ce n’est évidemment pas dans des écoles d’art que le bonhomme a appris à diriger ainsi ses acteurs. La Comédie-Française, c’est peut-être la vieille école, celle du théâtre, mais c’est la mienne (mon prisme), et tous (quand ils ne sont pas doublés) sont remarquables. Je n’avais par exemple jamais vu quelques-uns des acteurs officiants dans certains rôles secondaires, Autant-Lara les a probablement dénichés au théâtre, mais bon sang qu’ils sont bons… Quant aux deux rôles principaux (je mets à part Antonella Lualdi qui joue Mathilde et qui, bien que francophone, semble doublée), c’est peut-être ce qui se fait de mieux à l’époque, même si Darrieux et Philipe ne sont pas de la même génération (au moins, la différence d’âge des protagonistes semble respectée).

Caustique comme il faut. L’église, la bourgeoisie, les arrivistes, les amoureux romantiques (même les filles à papa séduites par le seul fait de s’enticher d’un pauvre), tout le monde en prend pour son grade, et on sent que le misanthrope Autant-Lara s’en donne à cœur joie.

Faute de moyens sans doute, l’ancien spécialiste de la décoration trouve un subterfuge assez convaincant pour se passer de grandioses reconstitutions : des murs unis en gris (vous excuserez mon sens des couleurs limité) un peu partout ; et des extérieurs limités qui semblent tout droit sortir d’un film de Tati. La mode est aux décors nus au théâtre (dont Gérard Philipe est un habitué du côté du TNP, mais ne jouer qu’avec des rideaux comme seul élément scénographique n’aurait pas plu à la vedette), ce sera bientôt celle de l’espace vide, on y est presque déjà un peu. C’est esthétiquement ignoble, presque conceptuel, mais ça reflète merveilleusement bien la nature du cœur de Sorel. Juste ce qu’il faut pour refréner toutes les envolées romantiques qui pourraient encore en tromper certains. On hésite entre un gigolo avant l’heure ou un arriviste qui sera pris à son propre jeu (il y a un côté Baby Face, 1933, là encore avant l’heure : l’ascension sociale par l’entremise des femmes). On pourrait y voir également une forme plus affirmée de personnage à la Emma Bovary : cette volonté de s’affranchir de sa condition pour s’élever parmi les grands de ce monde avant de se rendre compte qu’ils ne feront jamais illusion face à une classe qui interdit et remarque tout de suite ceux qui ne sont pas de leur rang… Je crois avoir rarement aussi bien vu reproduite, d’ailleurs, l’idée des pensées en voix off dans un film. Un procédé indispensable pour illustrer l’ambivalence des personnages principaux : les errements moraux de Julien entre son ambition (ou son hypocrisie, voire son opportuniste, alors qu’il ne montre d’abord aucune volonté de séduire Mathilde) et sa naïveté (ou sa jeunesse) romantique.

À une ou deux reprises, le film tourne aussi parfois à la comédie, et bien sûr les dialoguistes habituels du cinéaste s’amusent autant que d’habitude à distribuer les bons mots (je doute qu’ils soient de Stendhal).

Évidemment, le film fut démoli à sa sortie par les réactionnaires des Cahiers. On est pourtant loin de la prétendue « qualité française » puisque, comme dit plus haut, la reconstitution a été passablement sabordée. De « qualité », il faudra se contenter de celle qu’eux, futurs réalisateurs, seront un jour incapables de reproduire à l’écran (et pour cause, ils n’étaient ni décorateurs ni fils d’une actrice du Français) : celle qui consiste à placer et diriger des acteurs (oui, c’est un métier qui ne s’improvise pas).

Parce que pour ce qui est de la causticité du roman de Stendhal, on est servi : le classicisme, il aurait rendu tout ça fade et se serait rangé à n’en pas douter du côté des bourgeois (ou du romantisme). Il n’y a rien de romantique dans cette histoire : c’est une fable sociale et cruelle (pour ceux qui croient en l’amour et à l’idéal qui n’était déjà plus républicain). Honte aux historiens et aux futurs critiques de ne jamais avoir réhabilité ce film (comme une large partie des films de Claude Autant-Lara — il semblerait qu’il n’y ait qu’en matière d’agressions sexuelles que certains oublient de séparer l’homme de l’artiste — on peut être un connard et avoir réalisé d’excellents films).


Le Rouge et le Noir, Claude Autant-Lara 1954 | Documento Films, Franco-London Films


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La Peur & Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini

Note : 3 sur 5.

Note : 2.5 sur 5.

La Peur & Les Évadés de la nuit

Titres originaux : Non credo più all’amore (La paura)/Era notte a Roma

Année : 1954/1960

Réalisation : Robert Rossellini

Avec : Ingrid Bergman, Mathias Wieman/Leo Genn, Giovanna Ralli, Sergey Bondarchuk

Qu’est-ce que c’est poussif… Je n’ai jamais compris l’intérêt pour ce cinéaste et je ne le comprendrais sans doute jamais. C’est une chose de ne pas chercher à faire dans le spectaculaire, mais le but même de réaliser des films (et cela, depuis Brighton), c’est de trouver la manière d’illustrer au mieux un sujet et une histoire qu’on décide de porter à l’écran. Je vois la mise en scène comme un axe spectaculaire/distanciation. Cela a toujours été mon prisme de lecture, peut-être à tort ; et il m’est impossible de placer Rossellini sur cet axe.

On le voit bien ici. Ce qui transparaît des mises en scène de Rossellini, c’est de l’amateurisme. On comprend ce qu’il voudrait faire, mais comme il n’y parvient pas, manque de talent, ça tombe à l’eau.

Attirer l’attention du spectateur ou jouer avec son intérêt pour lui suggérer quelque chose, c’est tout un savoir-faire. Il faut maîtriser le sens du récit, les acteurs, la caméra, le montage, le rythme à l’intérieur du plan et d’une séquence à l’autre, l’usage de la musique. Rien que sur ce dernier point, on ne le sent pas du tout maître de quand en mettre ou non : lors de ce dernier film avec sa femme (La Peur), il en fout partout, ça déborde, c’est ridicule tellement ses choix sont mauvais. Et quelques années après, avec Les Évadés de la nuit, ça donne presque l’impression de n’en avoir plus rien à faire, de ne savoir tellement pas quand mettre de la musique que le rythme s’étiole d’un coup et qu’on se demande ce qu’il se passe…

Et non, ce n’est pas une volonté de sa part. Quand on décide de ne pas mettre de la musique et qu’on s’y tient, on maîtrise en conséquence la tension et le rythme des séquences. Dans Les Évadés de la nuit, certaines séquences suivent directement la précédente sans changer d’espace ou de temporalité (à la façon du théâtre), pourtant, si une nouvelle séquence est lancée et si un basculement narratif s’opère, c’est bien qu’un nouveau personnage est apparu ou qu’un événement imprévu force un nouveau départ. Or, sans montage, sans ellipse et sans changement d’espace, il faut bien « mettre en scène » ce basculement, car c’est toute la tension, la tonalité et le rythme du film qui changent en conséquence. On sent que c’est ce que tente encore vaguement de faire Rossellini ; lui, le soi-disant apôtre du néoréalisme, tente encore tant bien que mal de coller aux exigences esthétiques et aux codes du classicisme. Sauf qu’il semble ne plus du tout savoir où il en est. Le scénario ne l’aide pas beaucoup parce que le film est long (pour ne pas dire interminable), avec les dernières minutes très étranges durant lesquelles on ne comprend pas pourquoi ça ne finit pas alors qu’une grosse partie des personnages ont disparu ou alors qu’un autre réapparaît. On comprend alors que parmi toute cette bande, il y en avait un qui avait en fait la primauté sur les autres parce que c’est le seul qui restera (ce n’est pas pour autant un film d’élimination, car on l’aurait alors accepté).

Bref, l’impression qu’il n’y a personne à bord. Rivette me laissera exactement la même impression, avec au moins un constat que les cinéastes semblent eux-mêmes faire sur leur travail : « Puisque je suis nul, je vais adopter une approche minimaliste et naturaliste — la forme je m’en moque ». Voilà qui est bien pratique : alors que l’idée de mise en scène est précisément d’offrir un regard, un point de vue, un choix dans la manière de présenter les choses, ils cherchent tous deux à s’émanciper de cette obligation. D’accord, mais si on fait aussi bien à la télévision, pourquoi est-ce que la critique y a prêté autant attention ? Sans doute parce qu’ils leur prêtaient des intentions qu’ils n’avaient pas. Et parce qu’une des marottes trompeuses d’une certaine critique a été de faire des cinéastes (surtout quand ils n’avaient aucun talent de mise en scène) des « auteurs ». En quoi Rivette et Rossellini sont-ils des auteurs ? On trouve une constance dans leur incapacité à traiter et à illustrer un sujet qu’ils laissent à d’autres d’écrire pour eux ? La critique (notamment française) a été une critique au service des puissants (leurs amis qui comme eux souvent avaient été autrefois critiques et qui tentaient de prendre la place des anciens) au détriment des réelles petites mains et auteurs des films d’alors : les scénaristes ou adaptateurs. Il ne faut pas croire qu’il y a toujours un « auteur » derrière un film. Réunir des ingrédients et les mélanger ne fait pas de vous un cuisinier. Dans certaines productions, faire des films, c’est souvent pareil.

Ses deux actrices principales, en revanche : respect. Toutes les deux pour le coup se situent sur un axe de jeu d’acteurs assez identifiable et, à endroit, qui aura toujours ma préférence : on y retrouve à la fois une grande justesse, mais aussi une grande capacité à donner à voir d’innombrables expressions qui, en réalité, n’ont rien de “naturel” (raison de plus pour penser que pour certains le « naturalisme » n’avait rien de volontaire ou de contrôlé). Le jeu tout en sous-texte, notamment de Bergman, est un modèle (je dis quelque chose, je pense à une autre).


La Peur, Robert Rossellini 1954 | Aniene Film, Ariston Film GmbH / Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini 1960 | International Goldstar, Dismage

Chaussure à son pied, David Lean (1954)

Note : 4 sur 5.

Chaussure à son pied

Titre original : Hobson’s Choice

Année : 1954

Réalisation : David Lean

Avec : Charles Laughton, John Mills, Brenda de Banzie, Daphne Anderson, Prunella Scales

Les comédies de Lean sont rarement mises en avant par la presse ou les historiens français, et c’est vrai que dès qu’on touche à Noël Coward, je ne leur donne pas vraiment tort. Noël étant passé, Lean semble avoir trouvé chaussure à son pied avec ce nouvel opus, et ce, grâce au duo composé de Charles Laughton (tout juste avant sa réalisation de La Nuit du chasseur) et de John Mills qui n’a pourtant pas le beau rôle dans le film, l’un étant suffisamment avare pour refuser de lâcher des dots pour le mariage de ses filles (et de surcroît, alcoolique), l’autre étant idiot comme ses pieds (une proximité utile pour un cordonnier).

Car, dans cette jolie comédie, les « beaux rôles » sont dévolus aux filles, et tout particulièrement à la fille aînée, bien décidée à se marier avec l’ouvrier cordonnier de la maison voyant en lui un joyau capable d’assurer à leur mariage une certaine réussite (capitaliste) qui ne manquera pas de faire la nique au père indigne si elle arrive à le lui soutirer par le mariage. L’amour viendra quand il viendra. Business is business.

C’est ainsi toute la ruse de la fille aînée que le film s’applique à décrire. On s’amuse de la voir bien décidée à tromper son père et à se libérer de lui. Pour arriver à cette fin, elle choisit de séduire son futur mari non pas par des mots doux ou par de belles attentions, mais par sa force de conviction. Et la voilà donc qui tente de le convaincre qu’ils ont un intérêt commun à procéder à cette forme de fusion-acquisition que certains connaissent pour être un accommodement amoureux et qu’on nomme « mariage », mais qu’elle, en tant que grande pragmatique, ne peut concevoir que comme une froide opération commerciale : l’association du talent et de l’intelligence. Working girl in progress.

La composition de l’odieux bourgeois qu’interprète Charles Laughton rappelle combien il pouvait être un acteur comique de génie, et celle de John Mills en idiot attachant sur lequel la fille du patron voudrait mettre la main est époustouflante dans un registre qui m’était inconnu de sa part (l’acteur est un habitué des films de Lean, mais rarement au tout premier plan, et il n’a que peu travaillé pour Hollywood ; il est pour moi l’éternel ivrogne — encore un — de Ice Cold in Alex).

Le film conte une sorte d’histoire de capitalisme heureux à une époque où, sans doute plus qu’aujourd’hui, on pouvait croire aux “entrepreneurs” qui partaient de rien ou se lançaient grâce au coup de pouce d’un riche mécène pour qui le meilleur gage de réussite (et de remboursement) était le savoir-faire de l’artisan (et l’audace du dirigeant). Dans ce monde utopique du capitalisme-roi, à la fois bénéfique et émancipateur, on se presse pour rembourser sa dette dans le but de s’affranchir au plus vite de son bienfaiteur. Les richesses y restent encore décentes ; et les enrichissements personnels y sont encore liés à des réussites industrielles, techniques ou commerciales, pas la conséquence d’opérations financières ou d’héritages.

Voir une bourgeoise s’enticher ainsi d’un pauvre, que ce soit par amour ou par intérêt, on ne verrait plus ça de nos jours. On inventait à peine les ascenseurs qu’on le mettait alors à profit pour grimper au plus vite dans la société. Dans le monde moderne, ça fait belle lurette que l’ascenseur social est en panne et que la réussite est une illusion, ou une exception, avec laquelle on entretient les mythes.

Ce qui n’a pas changé en revanche, ce sont les riches avares et les alcooliques. Et si leur fille leur joue de mauvais tours, c’est probablement moins pour leur faire payer leur perfidie et pour s’emparer de leur affaire (une femme à la tête des opérations, au vingt-et-unième siècle, vous n’y pensez pas !) que pour les accuser d’inceste ou de mauvais traitements. (Pas sûr cela dit que les progénitures d’aujourd’hui, quelle que soit la manière dont elles sont abusées, finissent gagnantes quand elles partent ainsi contre le « système patriarcal ».)

Non, on est bien au dix-neuvième siècle dans une société britannique, et même si on montre que ce sont les femmes et les ouvriers qui assurent tout le travail, on ne bouleverse pas les apparences avec lesquelles il faut savoir jouer face à la concurrence (business as usual) : devenue la femme du cordonnier dans une jolie boutique proposant des produits de luxe, la fille rebelle s’arrange toujours pour suivre les conventions, et c’est son mari, maintenant “éduqué”, qui est mis en avant et qui doit adopter les usages d’un chef de famille.

Ce personnage de nouveau riche et de père que l’on veut modèle qu’interprète John Mills illustre bien une forme de capitalisme heureux, dans tous les sens du terme (un mythe encore sans doute, comme tous les mythes liés à la réussite et au capitalisme) : le niais aux mains d’or doit devenir moins l’imbécile heureux qu’il était pour se marier au mieux, non pas à la femme qui s’est proposée à lui, mais aux idées du capitalisme. Savoir si ces idées relèvent de l’émancipation systématique ou du mythe, c’est une autre histoire… Au moins, derrière la comédie acide comme trois gouttes de citron dans un thé sans vague, on peut y deviner, derrière l’illustration d’un mariage d’affaires, d’un mariage arrangé des voitures, d’un mariage émancipateur, la part d’ombre ou de flan. Peut-être à l’insu de ses auteurs d’ailleurs.

Le film souffre de quelques défauts mineurs. Le dernier acte radote après une séquence de noces qui aurait fait l’affaire pour clôturer le film, mais allez savoir pourquoi, il fallait achever d’humilier le père en inventant un dernier stratagème, vite mis en place pour profiter (toujours) de la dernière cuite du bouffon. Le bonhomme aura sa leçon. Ce n’est pas pour rien que de l’autre côté de la Manche, on parle de gestion « en bon père de famille ». On nous représente donc ici une image de la bourgeoisie décadente, à laquelle il faudrait opposer la bourgeoisie travailleuse, habile… et sobre. Le mérite, le mérite, et donc, le travail. Ah, les valeurs du capitalisme…

Notons que dans ce monde, il n’y aurait que deux alternatives : la mauvaise et la bonne bourgeoisie. So British.

La morale de l’histoire ? Les mauvais gestionnaires doivent finir essorés par le marché, étripés par leurs concurrents, fussent-ils de la même famille. Un siècle plus tard, cette logique se transformera en « les gestionnaires pauvres seront dévorés par les plus gros investisseurs du marché ». Comme la langue, comme la culture ou comme toute autre chose, le capitalisme s’adapte et adopte des usages propres à une époque et à un environnement. D’une époque ayant permis l’essor économique, industriel, scientifique, sanitaire, il en est devenu le mécanisme le plus dangereux et la force d’inertie la plus puissante pour faire barrage à toutes les innovations et les nécessités sociales ou environnementales.

Il manque juste un Charles Laughton pour nous rappeler que ce n’est qu’une farce.

De son côté, le personnage de John Mills n’est plus du tout un imbécile heureux : sa femme a achevé de l’éduquer, leurs enfants n’en finissent plus de nous casser les pieds, par atavisme, ils ressemblent bien plus à leur grand-père indigne qu’à leurs parents, et avec eux, c’est le capitalisme qui n’en finit plus de refuser de céder sa place après plus d’un siècle de cuites, de crises de foi et de gueules de bois. Ô capitalisme, qu’as-tu donc fait de tes filles depuis si longtemps nubiles ? Où sont-elles ? Qui sont-elles ? Prendront-elles un jour ta place ?

Puis, rentrant de sa soirée passée avec quelques-uns de ses meilleurs amis (corruption, entre-soi, pantouflage, croissance, économie, consommation, publicité), manquant de trébucher en fermant la porte…, le capitalisme éructe et monte se coucher. Jusqu’à midi, pendant son sommeil de crapule avinée, les pauvres travailleront pour lui.


Chaussure à son pied, David Lean 1954 Hobson’s Choice | London Film Productions, British Lion Film Corporation


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Lim’s favorite comedies

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Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman (1954)

Intersyndicale

Note : 4 sur 5.

Le Sel de la terre

Titre original : Salt of the Earth

Année : 1954

Réalisation : Herbert J. Biberman

Avec : Rosaura Revueltas, Juan Chacón

Des travailleurs qui font grève pour manifester contre leurs conditions de travail ; des syndicats qui cherchent à s’unir contre les grands patrons ; la police qui intimide et violente les manifestants, multiplie les gardes à vue préventives ou les accusations fantaisistes ; racisme ; sexisme ; luttes embryonnaires féministes au sein d’une population profondément traditionaliste et paternaliste… ; non, on n’est pas en France en 2023, mais dans le sud-ouest des États-Unis au milieu des années 50. Autant dire qu’en plein maccarthysme, le film a plutôt fait long feu avant de revenir en grâce petit à petit au pays de l’oncle Sam.

Hommage d’ailleurs aux participants, professionnels ou non, dont la plupart étaient ou seront blacklistés avant et après la sortie du film (les acteurs jouant les salopards dans le film, ce sera la double peine pour eux : tu te retrouves fiché « pas s mais c’est tout comme », et tu resteras dans l’histoire en incarnant la saloperie à l’écran).

On note quelques différences toutefois avec l’époque actuelle : aux États-Unis, si union des travailleurs il y a, elle ne se fait plus aujourd’hui contre les dominants qui ont de fait gagné la bataille (ou la lutte des classes), elle se fait contre la mondialisation, et surtout, contre les méchants Chinois ou les démocrates mous du genou. Un comble. La contre-culture a fait pschitt. Comme quoi, il est inutile de censurer des films ou de bannir des artistes, il suffit, comme dans les années 30 d’accuser un groupe ethnique distinctif présenté soit comme un ennemi de l’intérieur soit comme un autre de l’extérieur… Les travailleurs blancs et mexicains, ici, ainsi que leurs femmes, marchent main dans la main pour faire valoir leur droit en dépit des pressions de la police et des patrons. Le grand capital a gagné la bataille en usant du bon vieux « diviser pour mieux régner ». Les Blancs contre les Chinois, les Noirs, les latinos, les Arabes ou les musulmans ; les travailleurs pauvres contre les riches ; les hommes contre les femmes (ou le contraire, mais certaines féministes n’ont toujours pas compris) ; l’extrême gauche contre « l’arc républicain » (sic), etc.

On remarque aussi que si on ose la comparaison avec des parias bien de chez nous : dans les quartiers, la famille a totalement volé en éclats, au contraire des familles dans le film qui malgré les tensions arrivent à proposer un front uni et faire cause commune. Si on loue dans le film, sur le tard, le travail domestique des femmes qui assument parfois un travail pour deux à la maison, dès que le père des gosses est absent, on le voit avec les mères des quartiers : elles ne bossent plus pour deux, mais pour quatre, avec parfois autant de boulots échelonnés sur toute une journée. Heureusement, la mauvaise foi des dominants est intemporelle, et pour commenter le mode de vie des pauvres, ils n’hésitent pas à rappeler les parents à leurs responsabilités quand leurs gosses osent se révolter après l’assassinat de l’un d’entre eux. Un dominé, ça trime pour les dominants et sa ferme sa gueule, croit-on alors entendre en creux derrière chacune de leurs interventions médiatiques. Les dominés, eux, auront droit, au mieux, à des micros-trottoirs. Allez, au piquet (de grève), les assistés ! Le niveau de vie croissant des dominants n’attend pas !


Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman 1954 Salt of the Earth | Independent Productions, The International Union of Mine, Mill and Smelter Workers


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Les Révoltés de la cellule 11, Don Siegel (1954)

Riot ne répond plus

Note : 3.5 sur 5.

Les Révoltés de la cellule 11

Titre original : Riot in Cell Block 11

Année : 1954

Réalisation : Don Siegel

Avec : Neville Brand, Emile Meyer, Frank Faylen, Leo Gordon, Robert Osterloh

On retrouve avec plaisir Leo Gordon aperçu dans Baby Face Nelson (film postérieur, mais vu avant du même Siegel), mais cette fois, pas de contre-emploi pour lui : un grand musculeux qui joue une brute, c’est moins fascinant, l’acteur n’en reste pas moins excellent. Moins convaincu par l’interprétation de Neville Brand jouant ici Dunn, le leader de la révolte qui donne le titre au film. Acteur puissant qui n’est pas sans intelligence et subtilité, mais pour un premier rôle, on aurait été en droit d’espérer mieux d’un directeur d’acteurs comme Don Siegel. La distribution en revanche est assez homogène : si ça manque d’acteurs de génie, ils sont tous très bons.

À chaque nouvelle découverte de ces premiers films de Siegel, je constate sa maîtrise constante du rythme et du découpage. Ce n’est pas le tout de demander aux acteurs de balancer rapidement leur réplique ou d’enchaîner les courtes séquences à un rythme fou, même dans un quasi-huis clos. Le talent de Siegel consiste d’abord à arriver à diriger ses acteurs afin qu’ils soient crédibles lors de ces quelques secondes à l’écran avant de passer à un autre plan, ensuite, à arriver à les mettre en situation à l’intérieur du cadre aux moments cruciaux du montage que sont les introductions et les fins de plan : c’est tellement proprement découpé qu’à l’image d’un Hitchcock, il y a fort à parier que Siegel pense son montage avant les prises de vues et que le monteur n’a plus grand-chose à faire sur sa table de travail. Les légers mouvements de caméra pour découper les courtes séquences à l’intérieur d’un même plan, souvent imperceptibles, et utiles pour ponctuer l’évolution binaire de l’action à l’intérieur d’une séquence, sont aussi la marque d’une grande maîtrise de découpage. Signe amusant d’ailleurs de la qualité de direction d’acteurs (avec la spécificité de soigner les seconds rôles), on retrouve certains de ces acteurs dans les films d’un autre spécialiste, doyen de Hollywood, Alan Dwan : Leo Gordon apparaît dans Le mariage est pour demain, et Emile Meyer (le directeur de prison, ici) est à l’affiche des Quatre Étranges Cavaliers (deux films du milieu des années 50 mettant en vedette John Payne dans lesquels tous deux interprètent des shérifs).

Quant à l’histoire, elle vaut surtout pour son caractère social, voire politique. Comme souvent au cours des années 50, Siegel est probablement toujours à la limite de se faire taper sur les doigts par la censure : montrer des criminels à l’écran, prendre leur parti et en faire des victimes d’un système pénitentiaire tout juste bon à reproduire en chaîne des criminels plutôt que chercher à les réhabiliter, c’est un pari audacieux. Et Siegel arrive sans doute à faire passer la pilule en montrant une bonne partie des employés de la prison, en particulier son directeur, sous un angle positif et foncièrement humain. L’opposant désigné d’une telle logique narrative, c’est clairement les politiciens démagogues rechignant à dépenser les deniers publics pour améliorer les conditions de vie des détenus et les aider à trouver une nouvelle voie une fois sortis (dans Baby face Nelson/L’Ennemi public, on se rappellera précisément que Michey Rooney sortait de prison sans autre possibilité que de retomber dans la délinquance — on ne peut pas être plus clair).

Fun fact : le film est produit par le mari de Joan Bennett tout juste sorti de prison où il y avait passé quatre mois pour avoir tiré sur l’amant de sa femme… qui n’est autre que le futur producteur de certains films de Don Siegel dans les années 70. (Le monde est petit, à moins que ce soient les hommes qui l’habitent qui le sont.) Il voulait ainsi en produisant un tel film dénoncer les conditions de vie des détenus.


 
Les Révoltés de la cellule 11, Riot in Cell Block 11, Don Siegel 1954 | Walter Wanger Productions 

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1954

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Ici brigade criminelle, Don Siegel (1954)

Note : 3 sur 5.

Ici brigade criminelle

Titre original : Private Hell 36

Année : 1954

Réalisation : Don Siegel

Avec : Ida Lupino, Steve Cochran, Howard Duff, Dean Jagger

Amusant de voir qu’Ida Lupino a participé à l’écriture du scénario, mais que ça n’ait pas pour autant rendu son personnage moins anecdotique dans l’affaire… Histoire de cordonnier. Elle crève d’ailleurs, en tant qu’actrice cela va sans dire, un peu trop l’écran pour n’être qu’une vulgaire chanteuse de bar : dès qu’on ne la voit plus, le film perd de son charme et retombe sur ses pattes criminelles bien ternes.

L’intrigue policière ne vaut pas grand-chose et souffre d’un certain manque d’unité : une première partie où deux détectives s’appliquent à rechercher un voleur de billets de banque (avec l’aide de notre chanteuse de bar coscénariste), et une autre où ils s’opposent, car l’un voudrait garder une petite partie du magot pour eux. Le rythme naturel de l’intrigue policière est plombé par des séquences réalistes mettant nos détectives en scène dans leur vie quotidienne et familiale ; or, l’image d’Épinal est tellement grossière qu’on peine à plaindre un des deux détectives quand il se retrouve placé devant le fait accompli par son partenaire. Partenaire qui, d’ailleurs, passe du mec sympa à une crapule en moins de temps qu’il en faut pour le dire… On rêve de la constance des chanteuses de bar, femmes fatales, toujours, elles, invariablement floues et insaisissables.

Ce côté brouillon et naïf du scénario est sauvé in extremis par une dernière (et seule) astuce qu’on sent un peu venir (ce qui est une qualité) et qui permet à toute cette histoire anodine de prendre fin, comme dans toutes les bonnes histoires, en se conformant, ou retournant, à l’ordre établi (même si en y réfléchissant, le petit tour final manigancé par le chef de la police paraît bien trop risqué — fatale pour un des personnages — pour être crédible).

Bref, un film noir bon et honnête, c’est un film où la femme fatale est au cœur de l’intrigue, pas un simple pion ou un personnage utilitaire posé négligemment près d’un piano. On se contentera donc ici d’une vulgaire série B… ou d’un vulgaire film de flics comme seuls les vrais durs peuvent les apprécier. Un film de Don Siegel en somme. (Ce que je préfère chez lui, c’est bien ses films avec une pointe d’humour ; on sourit ici autant qu’après trois jours de garde à vue).

Curieux, tiens, j’ai des réminiscences de mallette pleine de billets avec Walter Matthau…


 
Ici brigade criminelle, Private Hell 36, Don Siegel 1954 | The Filmakers

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1954

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Le Destructeur, Georg Wilhelm Pabst (1954)

Note : 2 sur 5.

Le Destructeur

Titre original : Das Bekenntnis der Ina Kahr

Année : 1954

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Curd Jürgens, Elisabeth Müller, Albert Lieven

Quel est donc ce pays étrange et merveilleux qui n’a pas de nom de ville, de pays, qui même semble ne pas avoir connu la Seconde Guerre mondiale ?

C’est tellement aseptisé que ça ne ressemble plus à rien : un pays imaginaire d’Europe qui pourrait tout aussi bien être une Allemagne d’avant-guerre fantasmée car sans une trace de nazisme, l’Allemagne de l’Ouest, l’Autriche voire la Suède… Quelle étrange impression de nous montrer un pays sans rien savoir de son époque, de son environnement politique, social, culturel ou architectural. Difficile d’avoir des informations sur le roman original, c’en est d’autant plus inquiétant, mais il semblerait bien qu’il s’agisse de l’Allemagne de l’Ouest un peu moins de dix ans après la fin de la guerre. Comment peut-on raconter une histoire, en particulier quand une grande partie de cette histoire se déroule quelques années auparavant dans un long flash-back sans avoir la moindre référence à ce qui se passe autour de soi ?! C’est comme si toute référence contextuelle avait été gommée pour ne plus montrer qu’un pays imaginaire… Une manière pour le moins étonnante de ne pas avoir à évoquer (un regard sur) certains démons pour mieux se concentrer sur une histoire qui en vaut à peine le coup, et probablement assez bourgeoise pour divertir le public allemand à qui il faut à nouveau vanter les vertus de la société de consommation et la supériorité des petits tracas domestiques sur toute autre considération dangereusement politique.

L’argument laisse rêveur. Un homme à femmes qui passe son temps à les tromper (répliques collectors : « Pourquoi m’as-tu trompé ? » « Certainement pas par amour. Par curiosité je pense. » Voilà, l’occasion s’est présentée alors on a fait l’amour…) et que le personnage principal du film (sa femme et sa meurtrière, pourtant) semble défendre en permanence. Même son meurtre (et son suicide raté) passe pour être un service rendu à son salaud de mari. Une morale pour le moins étonnante (j’ai dû écrire dix fois ces mots dans le commentaire). Un goujat de première qui passe pour un séducteur et qui ne voit jamais le mal de ce qu’il fait ; et des gourdes assez abruties pour tomber dans ses bras et le défendre… La femme, même quand elle décide de tuer son mari, elle reste victime de son emprise incompréhensible et prend toute la part de sa responsabilité sans jamais la justifier par le comportement de son mari (des hommes aujourd’hui en rêveraient d’une telle docilité).

Faut dire qu’à part jouer les salauds innocents qui pensent avec leur bite, Curd Jürgens n’a pas grand-chose du séducteur. Comment est-ce que cet acteur (assez bon au demeurant) a-t-il pu développer par la suite une carrière d’icône aristocratique et romantique dans une ribambelle de films internationaux à succès, alors même qu’à la voir dans ce film, on a l’impression qu’il a toujours été vieux… ? Voilà un nouveau mystère. Parce qu’il faut voir ce que c’est que la classe allemande de l’époque, et qui explique pour une bonne part les coupes mulet à venir : Curd Jürgens n’est pas fichu de porter un costard ou un pull à sa taille, rien ne lui va, il est bâti comme une cafetière hottentote. Et c’est moi ou il porte une perruque ? La classe, pour sûr.


 

 


 

 

 

 

 

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Les Sept Femmes de Barbe-Rousse, Stanley Donen (1954)

Note : 3.5 sur 5.

Les Sept Femmes de Barbe-Rousse

Titre original : Seven Brides for Seven Brothers

Année : 1954

Réalisation : Stanley Donen

Avec : Jane Powell, Howard Keel, Jeff Richards

La mélodie du bonheur conjugal… Du Broadway typique avec ce qui fait encore le sel des comédies musicales des années 50, à savoir un goût pompier pas encore insupportable.

La fable est un peu grossière, même si on a du mal à la juger aujourd’hui : elle joue habilement sur les stéréotypes conservateurs, voire barbares (mais pour une fois, les rustres ne sont ni mandarins, ni arabes, ni gitans, mais les sept nains grand format), pour affirmer une morale civilisée, donc féministe pour l’époque, mais qui passerait pour rétrograde aujourd’hui. En revanche, cet aspect western, adapté comme toujours aux fables les plus simples et les plus efficaces, pointe du doigt une réalité bien vue : sans les femmes, les hommes resteraient probablement des êtres primitifs et violents, incapables de structurer une société digne de ce nom.

Voilà pour la fable. L’intérêt est peut-être plus dans la performance, parfois acrobatique, des acteurs. L’acteur principal à voix de stentor en impose alors que le passage des dialogues vers le chant paraît parfois un brin ridicule (la comédie musicale des années 50, jusque dans les années 70, avec par exemple Un violon sur le toit, ne s’embarrasse plus des précautions des débuts préférant mettre en scène des « films de coulisses »), pourtant il garde toute son autorité grâce à une retenue impressionnante. Les batailles dansées (et pas seulement) sont une véritable réjouissance pour les yeux. Typique de Broadway encore, qui depuis les revues de Ned Wayburn tend à s’écarter toujours plus de l’esprit ballet pour créer des numéros basés sur des personnalités, de l’inventivité et de l’acrobatie.

Beau spectacle.


Les Sept Femmes de Barbe-Rousse, Stanley Donen 1954 Seven Brides for Seven Brothers | Metro-Goldwyn-Mayer


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Une leçon d’amour, Ingmar Bergman (1954)

Note : 4 sur 5.

Une leçon d’amour

Titre original : Lektion i Karlek

Année : 1954

Réalisation : Ingmar Bergman

Avec : Eva Dahlbeck, Gunnar Björnstrand, Harriet Andersson

— TOP FILMS

Décidément le couple composé de Eva Dahlbeck et de Gunnar Björnstrand (deux ans après L’Attente des femmes, et leur vaudeville d’ascenseur) fonctionne à merveille sur le mode comédie romantique, tendance, là encore, comédie de remariage. Cette fois, ce n’est plus dans un immeuble, coincés entre deux étages, mais plutôt dans un wagon, entre deux gares.

Comme à son habitude, Bergman multiplie et articule son récit autour de flashbacks. Il faut reconnaître que c’est pratique, on passe du coq à l’âne, d’une époque à une autre, en se passant des transitions ou des tics que le dramaturge hiémal pourrait garder de ses pièces.

Faut-il seulement faire remarquer qu’évidemment les dialogues sont savoureux et qu’il faudrait presque pouvoir les relire au calme pour pouvoir en apprécier tout le sel ?… C’est qu’une comédie de Bergman, ça peut aller vite, et la subtilité de sa repartie peut vite passer à l’as pour des esprits lents comme le mien.

On est l’année qui suit Monika, j’aurais juré, à y voir Harriet Andersson, que c’était tourné avant (j’ai l’esprit mal tourné, j’aurais bien voulu y voir un nouvel exemple de film « sur le couple déchiré » avant le soi-disant pont Monika séparant une période bergmanienne sur les amours naissantes et une autre sur la vie conjugale). Elle y est belle, Harriet, comme dans Cris et Chuchotements. Pas un millimètre de maquillage, pas un poil sur le caillou, on dirait un enfant-bulle à l’orée de son premier printemps leucémique. Le voilà le sex-symbol qui émoustilla ces pervers de cahiersards. Je me serais fait un plaisir de leur montrer cette Harriet-là en garçon manqué, peut-être aussi hargneuse et sauvage que Monika, mais encore enfant, encore bourgeoise, encore soumise malgré ses geignements puérils. Pourtant, son personnage n’est pas forcément moins “révolutionnaire” (elle veut changer de sexe, et on imagine bien que ce n’est pas une option qui passe pour sérieuse aux yeux des futurs novovagualeux). Moins érotique, là, c’est certain. On l’imagine bien, notre Godard national, lancer comme la grand-mère : « Mais quand va-t-elle donc devenir plus féminine ? ».

Si on est bien après Monika, je pourrais peut-être me consoler en imaginant que Bergman s’amuse ici avec le sex-symbol qu’il a créé dans son précédent film (et qui ne l’est pas encore tout à fait, vu que les rédacteurs prépubères des Cahiers découvriront en fait le film qu’un peu plus tard – avant qu’Antoine Doisnel arrache l’affiche dans un cinéma, je rassure ma grand-mère) pour l’envoyer aux orties. C’est lui qui écrit, qui commande, qui dicte, alors son Harriet, il en fait ce qu’il veut (et ce qui se passe hors-champ ne nous regarde pas).

À part mes éternels sarcasmes contre la critique, je n’avais, c’est vrai, et comme à mon habitude, rien à dire. J’aurais pu me contenter de l’essentiel. Voilà un Bergman théâtral, un peu champêtre, pourtant encore très cinématographique (le wagon oblige), et c’est vrai aussi assez peu photogénique (les procédés, l’écriture, font cinéma, mais les décors, qu’ils soient naturels ou des intérieurs, n’ont pas de quoi soulever les masses). Ça n’atteint pas la force visuelle de beaucoup d’autres films de Bergman, en particulier futurs, mais le génie grouille à chaque réplique, l’esquisse cynique des personnages reste d’une force et d’une justesse ordinaires dans l’écriture du Suédois. La constance, à ce niveau au moins, est bien présente. Il faudrait être idiot pour bouder l’immense plaisir qu’une fois encore cet autre pervers arrive à partager avec nous. Je pardonne plus facilement aux artistes de l’être (pervers), qu’à leurs exégètes qui ne font que vomir leurs propres fantasmes en voyant ceux dont c’est un peu le fonds de commerce, de les répandre sur la place publique. D’ailleurs je vais me taire, Monique.


Une leçon d’amour, Ingmar Bergman 1954 Lektion i Karlek | Svensk Filmindustri