Sang et Or, Robert Rossen (1947)

Ring Ring

Sang et Or

Note : 5 sur 5.

Titre original : Body and Soul

Année : 1947

Réalisation : Robert Rossen

Avec : John Garfield, Lilli Palmer

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(Vingt ans que j’attends de voir ce film. Vingt ans que j’attends qu’il repasse à la TV. Vingt ans que j’en entends parler. Vingt ans qu’il est inscrit sur ma toute première liste de films à voir… Et le voilà enfin ! Il s’est fait désirer, mais quel bonheur ! C’est bien le chef-d’œuvre espéré.)

Dès le premier plan, on est plongé dans le bain et on sait qu’on a affaire à un grand film. On se croirait presque dans une introduction à la Citizen Kane : plan sur un ring, la caméra fait un mouvement à la fois de travelling avant et un panoramique ; apparaît dans le champ la baraque où dort héros boxeur, Charley Davis, derrière une grande baie vitrée ; on s’approche, et le boxeur se réveille après avoir murmuré : « Ben… » (On apprendra plus tard qu’il est mort et encore plus tard qu’il s’agissait de son entraîneur, symbole du boxeur déchu, vaincu plus par des rapaces que par son sport).

C’est le Rosebud de Charley Davis : la clé du problème, le sens caché de toute ambition, et pourtant il ne le comprendra qu’à la fin. Parce qu’on est bien à la fin, film noir oblige, on respecte le cahier des charges et on commence par un flashback. À la différence de Citizen Kane, Charley ne meurt pas aussitôt après : il se réveille et décide de boxer une dernière fois, pour lui, honnêtement. Le génie du film, il est là. Ce n’est pas un film sur la boxe, c’est un chef-d’œuvre noir qui a pour cadre la trajectoire individuelle et forcément tragique d’un de ces gladiateurs des temps modernes. C’est un film sur l’exploitation des hommes par d’autres hommes. Sur ces rapaces qui se nourrissent exclusivement d’argent. La boxe n’est qu’un contexte, un prétexte. Pourvu qu’il y ait un homme guidé par la revanche qu’il veut prendre sur la vie, par son arrogance, et pourvu qu’il y ait l’argent pour le corrompre. Charley s’est juré de gagner sa vie quoi qu’il arrive, parce qu’il ne supporte pas de voir son père vendre des bonbons et être au service du client. Pendant tout le film sa mère essaie de lui faire comprendre qu’il s’agit pourtant là d’un métier honorable. L’homme fier en quête de revanche…, victime idéale pour les plus vils rapaces.

Il y a dans le scénario une manière presque manichéenne de tirer les personnages vers le bien ou le mal. Charley, c’est l’homme fier et ambitieux, candide, qui ne voit pas le mal chez ceux qui l’entourent, pas plus qu’il ne voit la bonté sans failles de sa mère et de sa belle Peg. Si sa mère lui fait clairement la gueule à cause de ses choix, sans jamais être antipathique (et passer pour une sainte), on a peine à croire que sa petite amie lui offre si peu de résistance. Elle résiste en secret et finit par lui dire simplement : « C’est la boxe ou moi ». Moteur formidable pour le film. L’idée, c’est de limiter les conflits dans les dialogues à n’en plus finir et de tout mettre dans les basculements et les événements. Ainsi, elle apparaît elle aussi toujours sympathique. Sa famille, ses amis, ses proches en général, sont montrés comme des personnages aidants sans défauts. Pour le spectateur, ils doivent apparaître comme une voie de salut et de raison évidente. Ils sont tous critiques envers son mode de vie, ils comprennent ses dilemmes, mais ne l’affrontent pas, ne le jugent pas : quoi qu’il arrive, ils sont là pour l’aider même s’ils ne peuvent le soutenir dans tout ce qu’il fait. C’est presque une trame christique avec la rédemption qui devra venir à la fin. Manichéen à souhait, mais dans le bon sens du terme. L’homme face à son corrupteur (l’argent) et la voie juste (celle de ses proches qu’il ne veut pas entendre).

Comment juger un tel homme ? Il est crédule, assoiffé de reconnaissance, il en veut toujours plus. Excellente allégorie de la vie et merveilleuse illustration de ce que peut produire l’effet barnum au profit d’une dramaturgie : le besoin de reconnaissance de Charley, c’est la nôtre.

Comment vivre honnêtement sans se laisser corrompre par les nombreuses tentations ? Est-ce qu’on se laisse influencer par les bonnes personnes ? Est-ce que je suis entouré des personnes qui me veulent du bien ou sont-ils là pour ce que je représente et ce que je leur apporte (le personnage d’Alice à ce niveau est frappant : elle n’a qu’une utilité, profiter de Charley, ça se voit comme le nez au milieu de la figure, et pourtant il n’y a que lui qui ne veut rien voir) ?

Donc non, non, pas un film sur la boxe. Ou au moins un film contre la boxe. Comme on réalise un film contre la drogue. Au début ça peut être beau, mais on finit toujours par y perdre. À l’image de l’entraîneur, on n’en réchappe pas sans des graves séquelles. Tout l’or du monde ne pourrait valoir ça. L’argent vous échappe aussitôt que vous n’êtes plus dans le coup. Et de l’autre côté, celui des corrupteurs, des profiteurs, il y a le monde de la magouille, les méthodes de paris foireux. Là encore, on reste à la surface des choses, parce que si ce n’est pas un film sur la boxe, ce n’est pas non plus un film sur la mafia. Tout le récit tourne autour de Charley, de ses choix, de ses erreurs, de ses dilemmes, de ses illusions. Tout ce qui gravite autour est anecdotique, ou ne doit avoir qu’un seul objectif : illustrer les failles du héros.

Les personnages sont donc tous des archétypes parce qu’on n’a pas besoin d’autre chose. Le conte produit des archétypes, les nanars enfantent des stéréotypes. Et Body and Soul est bien une fable. On ne cherche pas le réalisme, à rendre crédible une situation ou des relations. Est-ce que Faust est réaliste ? Non, c’est une allégorie. On a donc l’ami, dont le rôle est d’abord de suivre le héros, l’assister ; puis, il doit le mettre en garde de ce qu’on sait être inéluctable. Il finira tragiquement écrasé après avoir été lynché par les nouveaux managers de Charley. Il disparaît, tel un ange abattu par les démons de la tentation, tout comme le père de Charley déjà avait été tué : lui qui l’aidait en secret, mourra dans l’explosion de sa boutique de confiserie. Son père et son meilleur ami disparus, c’est à sa petite amie de le soutenir et de tenter de le ramener sur le bon chemin.

Rencontre improbable de la carpe et du lapin. On pense à Cerdan et Piaf. Les scènes de flirt entre les deux sont magnifiques. Elle ne se laisse pas facilement approcher. Elle aussi n’a d’utilité dans le récit que pour aider le héros, lui montrer la voie qu’il persiste à ne pas vouloir suivre (on sent avec le procédé du flashback que tout est tracé, qu’il est embarqué comme dans un train fantôme sans pouvoir y échapper, tout le monde lui dit de sortir mais lui trace son chemin, obsédé par « ce qui brille »). Le choix de l’actrice était primordial, et il est réussi : il y a une forme de candeur dans le jeu de Lilli Palmer, une bienveillance qui ne peut exister qu’au cinéma (on ne s’embarrasse pas de réalisme : tout tourne autour du héros, donc quand il revient la voir après plusieurs années — comme tous les ans en fait avec un nouveau prétexte pour la voir — un peu de réalisme aurait voulu qu’elle ait un homme ou au moins que les personnages abordent la question ; là non, c’est un ange qui ne vit que pour Charley). L’entente de la mère de Charley avec sa bru est tout aussi caractéristique : aucun conflit entre elles, tout au contraire, elles sont tout entières tournées vers le bien-être de Charley.

Autre personnage typique du film de boxe : l’entraîneur, usé par une grave blessure qui peut le tuer à tout moment. Il accepte de travailler pour Charley après que celui-ci lui a pris son titre de champion du monde… Et il restera fidèle à son poulain, jusqu’au bout, sans jamais s’opposer violemment à ses choix (c’est d’ailleurs parce qu’ils sont tous gentils que Charley ne voit pas qu’il fait fausse route ; il n’arrivera à lui faire comprendre qu’en lui foutant des beignes dans la poire). Dernier personnage “aidant” : le manager. On le voit peu, mais il a deux scènes cruciales : l’une où il se retrouve au milieu du plan dans un train alors que ce sont les autres qui tournent autour. Il faut voir le jeu de regard de l’acteur à cet instant (génial William Conrad, que les gamins de ma génération ont connu en regardant la série La loi est la loi). Et une autre scène, celle du combat final où subrepticement, on le voit suggérer à Charley que s’il veut casser le deal, il peut… Tout le monde lui veut du bien, sauf lui-même et cette espèce de Méphistophélès qui lui tourne autour.

Le récit profite au mieux des situations en en tirant toujours le maximum. Ça se remarque dans la qualité des dialogues, mais aussi dans le choix de certaines scènes et événements. Pour faire avancer l’action, un scénariste peut toujours se contenter de la scène qui va de soi : la « scène attendue » comme on dit dans les manuels de dramaturgie. Là, il y a bien les scènes “attendues”, mais il tire toujours le meilleur de ses situations. Quand il faut trouver une raison pour laquelle Charley après avoir accepté « de se coucher », pour faire volte-face, un personnage débarque chez sa mère et lui dit que tout le quartier a parié sur lui. Il lui dit que ce n’est pas sérieux, mais l’autre insiste et la réplique qui tue avant de partir : « alors que les nazis massacrent les gens comme nous (Charley est juif), toi tu nous rends notre fierté, ici en Amérique ». On est en 1947, donc on sait que les juifs n’étaient pas seulement victimes de ségrégation, mais étaient exterminés… Effet garanti (même si le temps du récit est avant la guerre, peu importe, même avant, cette réplique aurait fait mouche). Ou encore l’idée si symbolique du portrait de Peg accroché derrière le meuble à bar, qui y restera plusieurs années, sans que le meuble à bar ne soit retourné…, symbole d’une époque révolue. Des détails qui seraient des erreurs dans une histoire banale où viendraient s’incruster toujours un peu trop facilement des personnages pour faire avancer l’action. Seulement voilà, aucun doute possible ici, le reste étant parfaitement maîtrisé : ce ne sont pas des erreurs ou des facilités, mais un usage à dessein des archétypes du genre.

Au niveau de la réalisation, je l’ai déjà dit, c’est propre. Rossen arrive à créer une atmosphère de conte en tournant tout en studio la plupart du temps ou en totalité. Parfois c’est évident (bar, boutique, toit). Les espaces sont resserrés, donnant une impression de cocon qui écrase sans doute Charley, lui qui a besoin de bouger. Chaque objet semble être à sa place : le décor est surchargé, au point parfois, que sur les murs, on ne laisse aucun espace libre. Même dans les rues, il faut mettre une grille pour donner du relief, pour donner une impression d’abondance organisée…

Magnifique.

Sang et Or, Robert Rossen 1947 Body and Soul | Enterprise Productions


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Les antifilms

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T-Men, Anthony Mann (1947)

Une brigade d’acteurs et de personnages formidables

La Brigade du suicide

Note : 4 sur 5.

Titre original : T-Men

Année : 1947

Réalisation : Anthony Mann

Avec : Dennis O’Keefe, Charles McGraw, Wallace Ford, Alfred Rydern, June Lockhart, Mary Meade, Jane Randolph

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Comment un film de propagande à la gloire du fisc américain arrive-t-il à être produit par une société de production anglaise ?… Et surtout, comment arrive-t-on à tirer le meilleur sur un tel sujet ? Non, mais pourquoi ne pas faire de bons polars avec des huissiers de justice aussi…

L’idée est donc plutôt originale, au départ. Les agents du fisc, vu comme ça, ça ne donne pas vraiment envie. Sauf qu’on les voit en pleine action, mener une large infiltration dans tout le milieu des faux-monnayeurs. Film noir, oui. Des flics, bien particuliers, qui ne sont pas pour une fois à la poursuite d’un meurtrier ; des gangsters, mais un milieu très peu montré au cinéma, et c’est sans doute dommage, parce que les usages ne changent pas de ceux qu’on peut voir dans les autres films « policiers », leurs méthodes restent les mêmes.

Le plus réussi ici, c’est l’atmosphère de film noir. Le sujet se prête particulièrement bien au genre. Des flics qui s’infiltrent chez l’ennemi. Un ennemi qu’il faut d’abord identifier. C’est un peu comme un jeu de piste : il faut débusquer l’ennemi, se faire passer soi-même pour un faux-monnayeur et remonter petit à petit les échelons qui vous mèneront au boss des boss. On n’est pas loin d’un scénario de jeu vidéo. Rarement le même décor, une rencontre avec des tas de personnages secondaires (je vais y revenir). Ce n’est pas statique. Rarement une scène dépasse les deux minutes. Au point de vue du rythme, c’est typique du film noir : des scènes lentes mais courtes, auxquelles quelques scènes des violences servent de contrepoint, tout ça monté très rapidement ; seule l’action de la trame générale qui doit mener le héros à s’approcher de plus en plus près du grand boss, compte. Aucune scène ou dialogue superflus. À la limite d’une démonstration, d’un documentaire — un play-by-play d’une opération du fisc pour approcher et faire arrêter ces faux-monnayeurs.

Le ton est volontairement sérieux, austère, avec une voix off assez didactique, qui pour une fois dans un film noir ne reflète pas la pensée du héros, mais présente en quelque sorte le point de vue du Trésor américain (le film commence d’ailleurs par un représentant du Trésor…, est-ce un comédien, un mec qui « joue » son propre rôle ? difficile à dire, mais ça donne au film son caractère, ancré fermement dans la réalité). Mêler style documentaire et film noir, avec ses ambiances étouffantes, c’est quelque chose qui se marie bien.

J’en ai déjà dit pas mal sur l’histoire, donc inutile de dévoiler le reste. Je voudrais revenir sur les personnages et les acteurs. Rarement, j’aurais vu dans un film autant de personnages secondaires si bien écrits, parfaitement définis. Souvent des archétypes du film noir : le truand couard et apeuré, la fille de bar qui sert de la messagère, l’homme de main, le flic dévoué mais malchanceux (en opposition avec le personnage principal souvent plus roublard, qui, lui, a un bol toujours énorme dans son malheur : d’un côté, le récit a besoin de le plonger dans des intrigues impossibles, et d’un autre, il arrive toujours à s’en sortir par la ruse ou la chance…), la femme fatale, le technicien à lunettes indispensable dans un organigramme, etc. Ils sont pratiquement tous là, et le film arrive pourtant à leur laisser suffisamment de champ pour qu’on les identifie bien, même si on ne les voit que pendant une, deux scènes. C’est même ça la force du récit : dans un tout autre film, on a des personnages secondaires, on les voit une fois et on les oublie. Là ce sont bien souvent de vraies scènes avec le personnage principal, et ils sont un peu comme des repaires sur une pelote de laine que le héros tire pour arriver au boss : dans un premier temps la pelote en tirant dessus dévoile un à un ses personnages, puis on tire dessus pour faire apparaître d’autres personnages qui sortent de la pelote. Ils naviguent autour du personnage principal comme des satellites ou des mouches commandés par le boss qui, lui, reste dans l’ombre, alors que ses hommes font les go-between entre lui et le héros.

Les acteurs, pour cela, aident bien. Il faut pour ces personnages secondaires fabuleux, des comédiens pleins d’autorité et d’intensité. Comme dans L’Île au trésor : le récit nous dévoile un à un au début du livre les hommes de Long John Silver, tous de braves gaillards qui inspirent à la fois crainte et fascination dans l’esprit de Jim, jusqu’à la rencontre avec le boss… crescendo… On n’est donc pas du tout dans l’optique des moins-que-rien travaillant pour un boss. C’est beaucoup plus intéressant et spectaculaire ainsi. Il fallait trouver des acteurs de qualité pour cela. Ils donnent au récit une tenue bien plus crédible que s’il y avait une star et à côté des zouaves : là, le personnage principal est excellent acteur mais pas une star, et les autres sont à son niveau (chacun ayant droit à ses gros plans si c’est nécessaire).

Nous avons donc Dennis O’Keefe en infiltré du Trésor américain (un petit côté Dana Andrews).

Charles McGraw, en homme de main (chargé des interrogatoires : la scène est visible sur Youtube). Grosse carrière pour lui : il est notamment l’entraîneur des gladiateurs dans Spartacus ou le policier dans l’excellent Énigme du Chicago Express.

Les femmes y ont un rôle très anecdotique, mais on les remarque dans des scènes marquantes. June Lockhart, qui joue la femme du coéquipier infiltré. On ne la voit que dans une scène aux conséquences terribles pour son mari.

Mary Mead, qui joue la fille de bar (boîte de nuit plutôt, qu’il faut avoir dans tout bon film noir).

Le meilleur pour la fin, un rôle un peu moins anecdotique, celui du personnage le plus haut placé après le boss, donc une surprise de voir cette vamp à cette place (et dire que ça fait seulement trois ans que les femmes ont le droit de vote en France… et là, on voit que le Premier ministre de la pègre est une femme). Jane Randolph ; avec son petit nez assassin à la Janet Jackson.

Il faut remarquer aussi la belle ironie du titre français (Brigade du suicide), qui rappelle bien à quel point cette opération d’infiltration est dangereuse. Le « T » de T-men renvoie, lui, à Treasery dans Secretary of Treasery. C’est le surnom des super gentils que les super méchants ont inventé pour les identifier (la mission est d’autant plus difficile qu’ils se savent infiltrés et la suspicion est donc permanente dans le film : il suffit de voir le regard Mrs Simpson…).


La Brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann 1947 | Edward Small Productions, Bryan Foy Productions


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La Griffe du passé, Jacques Tourneur (1947)

Grief of the noir

La Griffe du passé

Note : 4 sur 5.

Titre original : Out of the Past

Année : 1947

Réalisation : Jacques Tourneur

Avec : Robert Mitchum, Jane Greer, Kirk Douglas, Rhonda Fleming

Si le terme « film noir » est une création de la critique française, un réalisateur de l’hexagone a été l’un de ceux ayant façonné les codes du genre. Jacques Tourneur. L’auteur de la Féline, et donc de cette Griffe du passé.

La dernière partie du film endort franchement un peu avec ces incessantes ambiances sombres et enfumées. On a parfois du mal à suivre où on en est. Ce n’est pas au point du Grand Sommeil, où on pourrait revisionner pendant des heures qu’on n’y comprendrait que dalle, mais à force ça lasse. Ça manque d’alternance entre les tons, c’est toujours sur la même note. Le film noir en général souffre toujours de ce même problème. On est parfois tiraillé entre la nécessité de trouver une unité de ton à son film et celle de ne pas laisser un ronron s’installer qui ennuierait le spectateur. Le film noir tient parfois plus de la série B justement par son refus du compromis et son insistance à suivre une même atmosphère. Pourtant, à cette époque, il y avait deux spécialistes pour entretenir l’attention du spectateur. Avec deux techniques différentes, mais basées sur le même principe d’alternance.

John Ford faisait ce qu’il appelait « la douche écossaise ». Il alternait les scènes avec action positive pour le héros et une autre négative. Et Akira Kurosawa, en amateur de musique symphonique, alternait les scènes entre un mouvement lent et rapide. Aujourd’hui, on n’a rien inventé de mieux que ces deux procédés pour donner du rythme à un film. Et du vrai rythme, pas de ce rythme de ces réalisateurs véreux qui confondent le rythme et la vitesse. Ce serait à voir, mais je doute qu’il y ait un jour un bon film noir réussissant à utiliser l’une de ces techniques. Vous me direz que c’est justement l’intérêt du film noir, de rester toujours sur la même note. D’accord, mais je demanderais à voir des films gris-noir…

Bref, connaissant déjà le film, je me suis concentré sur autre chose. Le plaisir qu’on peut avoir en ayant affaire à des personnages mystérieux, ambigus ou a des procédés de mise en scène qui vous font sortir les yeux de la tête.

Dans ce Tourneur, il faut avouer qu’on retrouve tout ce qui compose un film noir : la femme fatale, l’ambiance feutrée, les moues nonchalantes du héros (premier grand rôle pour Robert Mitchum), le mépris gentiment ironique et mesquin du méchant (Kirk Douglas), le récit en flashback, la voix off étouffée qui va avec (petit côté confession sur le divan), et tous absolument tous, et plus particulièrement le héros bien sûr, qui semblent sortir d’un enterrement, ils donnent l’impression d’avoir trop vécu, d’être trop cyniques pour pleurer ; à la place, ils lancent désabusés, derrière un nuage de fumée : « C’est la vie ! » Un film noir, c’est un peu l’expression pendant, et après-guerre, de l’esprit désillusionné, blasé. « On peut faire des films en couleurs ? Hum, à quoi bon, il faut montrer ce qui est lugubre sans l’artifice du Technicolor. Et la vie est lugubre. » Avec les Trente glorieuses, cet esprit des films noirs va peu à peu disparaître et désormais quand on fera un film de série B, on se tournera plus facilement vers d’autres genres, et peu à peu on reviendra aux films de gangsters comme aux premières heures du parlant. Le film noir n’aura été qu’une parenthèse… désenchantée (qui rappelle celle du Nouvel Hollywood, contemporain de la guerre du Vietnam).

Jacques Tourneur à l’époque, comme Fritz Lang par exemple, était un de ceux qui utilisaient le mieux les décors, qui pouvaient leur donner une personnalité. Ici, on va un peu à contre-courant de ce qui fait un film noir. Souvent, ça se passe à New York, Chicago ou Hollywood. On voyage beaucoup et on prend de la hauteur sur les collines : un appartement en forêt, les collines de San Francisco… Ce sont les montagnes russes, et finalement, on la trouve ici l’alternance.

Il y a fort à parier qu’avec un troisième visionnage, je place ce film bien plus haut… Certains films sont des bonbons fondant rapidement sous la langue ; d’autres ont la saveur des goûts amers qui restent longtemps en bouche et qui vous imprègnent de leur atmosphère fumeuse jusqu’à en finir accroc.


La Griffe du passé, Jacques Tourneur (1947) | RKO Radio Pictures


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