Encore un excellent film d’Uchida. Dans la veine des précédents, où la condition des hommes, misérables ou samouraïs, détermine leur destin.
Ici, on suit le parcours sur plusieurs années d’un Jean Valjean nippon. Rentarô Mikuni en effet est parfait pour le personnage, avec sa tête d’homme humble et honnête sur qui tous les malheurs semblent s’être déjà abattus.
Une histoire qui s’échelonne donc sur plus de dix ans. Dans la première partie, le personnage s’enfuit avec deux anciens prisonniers durant un typhon. Les deux autres hommes meurent durant la traversée du détroit, et le personnage de Rentarô Mikuni hérite d’un magot (non, ce ne sont pas des chandeliers en argent). Se retrouvant un peu perdu sur l’autre rive, il est recueilli une nuit par une prostituée à qui il laissera une partie de l’argent, sans doute déjà envahi par la culpabilité. Là encore, on ne peut imaginer mieux pour interpréter ce rôle que Sachiko Hidari, qui avait par deux fois joué pour Imamura les prostituées, et qui vient tout juste — après deux ans quand même — de donner sa voix criarde et son petit corps dodu à La Femme insecte. Elle va pouvoir changer de vie, payer les dettes de sa famille et rejoindre la capitale pour reprendre un nouveau départ. Pendant ce temps, un policier s’acharne (sorte de Javert avec plus d’humanité) à retrouver la trace du fugitif… pour le meurtre de ses deux acolytes. (Le typhon, presque, c’était de sa faute.)
Dix ans passent, et la prostituée voit la photo de son bienfaiteur dans le journal sous un autre nom (ce n’est pas encore non plus Monsieur Madeleine). Elle fait le voyage pour le remercier, elle qui ne passe pas un jour sans penser à lui. Seulement bien sûr, il fait mine de ne pas la reconnaître… La suite est un retour à l’enquête initiale à travers un nouveau drame. La police doit faire appel à l’ancien policier chargé de l’enquête qui a tout perdu en ayant échoué à retrouver ce fantôme. Bien sûr, la suite n’est pas tout à fait comme on pouvait se l’imaginer. La vérité est toujours ailleurs, autre, et le jeu des apparences, lui, est vicieux. Reste que les remords sont bien là, envahissants. La misère corrompt les hommes ; et une fois qu’on est pris dans l’engrenage, on n’est plus maître de rien.
Du grand art, parce que si l’histoire est efficace, Uchida sait parfaitement s’en rendre maître et comme toujours y insuffler une humanité comme personne.
Une des singularités du film, c’est sa durée. Habitués aux films noirs, aux séries B du genre, trois heures, c’est plutôt inhabituel. Mais on ne voit jamais le temps passer, la tension est continue. On croirait presque se retrouver dans un sac de nœuds élaboré par Seichô Matsumoto (Kiri no hata, Le Vase de sable, Zero Focus, Shadow of Deception).
Le Détroit de la faim, Tomu Uchida 1965 Kiga kaikyô | Toei Company
Avec : Robert Mitchum, Ken Takakura, Keiko Kishi, Eiji Okada, Brian Keith
J’écoute gentiment ce qu’on me dit. On me parle de Paul Schrader, on me dit que ce Yakuza aurait inspiré Blade Runner, je fonce donc le mater pour voir les liens avec le film de Ridley Scott.
Et je n’ai pas été déçu. Non seulement, c’est un très bon film (assez largement méconnu), mais en plus les liens avec Blade Runner sont évidents. D’abord la photo, très colorée, très sombre (sublime travaille de Kôzô Okazaki) ; le rythme (on parle pour les deux films de neo noir, donc forcément : ambiances tamisées, crépusculaires, glauques…), quelques effets de narration (assez librement reproduits par Scott au début du film, mais le pompage est évident — il vaut mieux copier les meilleurs comme on dit en Chine), et jusqu’à la musique de Vangelis, au piano surtout qui ressemble vraiment au style mélancolique composé par Dave Grusin (parfois même, on reconnaît des effets sonores parfaitement identiques qui créent cette atmosphère inquiétante et mystérieuse), voire les lettres rouges du générique sur fond noir.
Bref, Scott avait un peu pompé sur Kubrick pour son premier film avec Les Duellistes, là il fait de même en gardant le meilleur du film et en prenant une autre histoire (l’art d’accommoder les restes). Le génie, c’est aussi de prendre ce qu’il y a de meilleurs chez les autres et d’en faire quelque chose de meilleur que l’original… (en l’occurrence, vu ce que produit depuis Scott, on va plutôt pencher pour un génie inconscient ou pour la chatte du dépendant). Inspiration évidente comme Starwars et La Forteresse cachée, comme Pulp Fiction et Cible émouvante. Tant que ce n’est pas du recopiage, il n’y a aucun problème.
Le film donc. À l’origine, il s’agit semble-t-il d’une histoire de Leonard Schrader, vite scénarisée par le frangin Paul. C’est Pollack qui est choisi pour la mise en scène, et c’est là qu’il fait intervenir un second bonhomme pour retravailler le script : Robert Towne (Bonnie and Clyde, Chinatown, Missouri Breaks, Greystoke, Frantic, La Firme et les deux Mission impossible). Schrader semble être plutôt nippophile : il s’agit de son premier travail de scénariste et il vient de sortir un bouquin sur les rapports stylistiques entre trois réalisateurs aussi différents que Bresson, Dreyer et Ozu. Ça semble très bien documenté, la société spécifique de cette mafia japonaise étant bien décrite (faudrait peut-être approfondir un jour le genre « yakuza eiga »).
On en ressort finalement avec un scénario assez classique (tous les cinéastes et scénaristes sortis durant les 70’s n’ont fait que reproduire les vieilles méthodes en y ajoutant leur goût et leurs connaissances des cinémas hors us, notamment japonais, italiens et français — on pourrait même dire qu’il s’agit d’une seconde vague d’influence dans le cinéma us après la première durant les 30’s qui a produit l’âge d’or d’Hollywood et tous ces immigrés européens).
Harry Kilmer est un ancien policier à la retraite et est appelé par un ami qui possède une entreprise d’import-export. Celui-ci a fait commerce avec une mafia japonaise et n’ayant pu honorer un contrat de livraison d’armes, sa fille a été capturée et prise en otage. Kilmer connaît bien le milieu de la mafia au Japon pour avoir côtoyé la sœur de l’un d’entre eux durant l’occupation. Il se propose donc d’aller sur place pour voir s’il peut faire jouer ses relations… Il y retrouve la femme qu’il avait quittée, qu’il aime et qui n’avait jamais accepté de se lier à lui pour une raison encore inconnue… Il prend contact avec son frère pour lui demander de l’aide avant qu’il apprenne qu’il s’est retiré de la mafia. Et c’est là que commence le petit jeu du chat et de la souris entre ces deux personnages, l’entrepreneur américain, les yakuzas…
La singularité du film tient dans cette découverte de la société très réglée du Japon, les codes d’honneur des yakuzas vu par les yeux d’un Occidental. Mais contrairement à d’autres films qui ont tenté cette rencontre et s’y sont cassé les dents (Soleil rouge, Rhapsodie en août), c’est ici plutôt réussi. Le problème du film, qui explique sans doute son échec commercial, c’est la présence peu évidente de Robert Mitchum. Si l’acteur est la personnification du film noir à l’écran, le cœur de sa carrière se situe surtout dans les 40’s 60’s. Bien sûr, il fallait un personnage de son âge, aucun autre possible, il était donc parfait pour ce rôle. Seulement, voilà, Mitchum n’est plus à la mode. Le film est donc en total décalage avec son époque. C’est un film de vieux. Sur la mémoire, le bon temps passé révolu… Tout ce qu’on retrouvera comme ambiance crépusculaire dans Blade Runner avec un acteur au sommet de sa gloire, Harrison Ford. C’est dommage parce qu’en dehors de ça, Mitchum est parfait, la mise en scène excellente, très léchée comme souvent chez Pollack… Ce qui n’a pas plu non plus, c’est peut-être aussi le malentendu. On pourrait s’attendre à voir un film d’action inspiré de ce qui se fait au Japon avec des films de yakuzas alors très en vogue. Mais le paradoxe c’est que ça traite des yakuzas avec le rythme des films des 40’s (note 2016 : en fait certains films de yakuzas, en particulier avec Ken Takahura, ont cette même ambiance). Il s’agit bien d’un neo noir plus que d’un film de yakuza. En plus, si Schrader a donné des indications sur le rythme qu’il voulait insuffler à cette histoire… quand on voit ses références : Bresson, Dreyer, Ozu…, franchement, ce sont peut-être les trois cinéastes avec Kubrick, Antonioni et Tarkovski les plus lents. Nul doute que Pollack s’est senti vite à l’aise dans ce rythme, lui qui aime bien le thème de la nostalgie, de la romance, et qui a un style assez lyrique. On se retrouve donc avec des scènes de duels à la fin avec un rythme très lent qui a dû un peu dérouter le public (comme les mêmes scènes « d’action » pendant tout Blade Runner et en particulier la fin, dérouteront le même public). Peu importe, parce que ça fait un film maîtrisé, un peu ovni, qui a ouvert la voie à un autre chef-d’œuvre du genre neo noir. Un plaisir.
Note 2016 : on retrouve ces mêmes ambiances, dans des films opusculaires, comme je les appelle, avec le même Ken Takahura dans les années 60, La Pivoine rouge par exemple. Quant au petit jeu des influences pour Blade Runner, un autre film a soulevé mon intérêt (ou mes fantasmes), Cutter’s Way. On retrouve également la même sophistication dans les choix audacieux d’angles de prise de vue que dans le duel final de La Vie d’un tatoué, de Seijun Suzuki (1965).
En prime, une interview où Pollack évoque brièvement ses difficultés à travailler avec Paul Schrader qui était alors un critique cinéma (tout en louant son travail) :