Les Chagrins de Satan, D.W. Griffith (1926)

Note : 2.5 sur 5.

Les Chagrins de Satan

Titre original : The Sorrows of Satan

Année : 1926

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Adolphe Menjou, Ricardo Cortez, Carol Dempster

Une confirmation : il y a les pionniers qui, un jour, ont la bonne idée et font décoller une pratique nouvelle, mais une fois que cette pratique commence à mettre en œuvre ses propres codes, c’est souvent une nouvelle vague de pionniers, moins techniciens, plus artisans ou artistes, qui prennent le relais. Griffith est à l’origine de la popularisation de l’idée qui résume peut-être à elle seule la révolution du récit cinématographique : le montage alterné. Il n’est pas le premier à l’avoir pratiqué, mais il a été le premier à en avoir compris l’efficacité sur le public et à faire reposer ses films principalement sur lui. Depuis plus d’un siècle, il est rare de voir un film se passer de ce procédé si représentatif de sa pratique (on trouve peu d’exemples d’un tel procédé en littérature par exemple, et au théâtre, Shakespeare y avait souvent recours, notamment dans Richard III ou dans Le Marchand de Venise, mais on ne peut pas dire qu’on associe le dramaturge au procédé). Dans les années 10, Griffith a longtemps été à la pointe. Le fait qu’il ait une longueur d’avance sur tous les autres lui a permis de capitaliser sur cette avance et proposer au public au milieu de la décennie des grosses productions qui assureront son succès. Puis, après-guerre, les pionniers ont laissé place aux génies. Moins d’innovations ; plus de compétence en mise en scène et en récit. Seul Chaplin avait été à la fois pionnier (aussi dans le montage) et génie artistique. Une fois que les concurrents de Griffith ont adopté le montage alterné, sans en abuser comme dans certains films faciles à faire (comme les westerns), ils ont pu proposer autre chose. Surtout, les failles et les limites créatives de Griffith, tant dans le récit qu’à la mise en scène, se sont faites de plus en plus évidentes.

C’est ce qu’on voit ici. Le sujet est une resucée du mythe de Faust comme il en existe des centaines à la même époque (l’année du Faust de Murnau). Alors que le montage alterné s’était surtout révélé pertinent dans les thrillers ou les films d’action, Griffith l’utilise ici pour un genre qui vit ses dernières heures avant l’arrivée du cinéma parlant qui goûtera peu ses outrances et son manque de vraisemblance : le mélodrame (il sera remplacé par les drames romantiques souvent historiques — le mélodrame étant presque toujours contemporain incorporant, comme ici, une dimension plus universelle, grossière et biblique). Le montage alterné pourrait s’appliquer à tout, on pourrait dire, sauf que si c’est en effet assez souvent exact, il n’en reste pas moins que le procédé ne pourra jamais dynamiser artificiellement une histoire sans relief qui ne décolle jamais. On comprend la logique de départ de Griffith : opposer deux personnages (deux écrivains sans le sou amoureux l’un de l’autre) enfermés chacun dans leur chambre avec l’idée insoutenable (non) qu’ils puissent être réunis. Ce qui marche pour un thriller de dix minutes ne peut pas marcher dans un premier acte. C’est bien trop tôt. Une présentation doit servir à poser les bases d’un récit, pas à créer une tension entre deux personnages pour lesquels on ne s’identifiera par conséquent jamais. Griffith ne sait pas raconter une histoire comme d’autres à la même époque (même pour des mélos) et le montage alterné ne peut plus tout résoudre ou contenter le public habitué à en voir. Si son prologue biblique est visuellement réussi, dès qu’on retombe sur terre avec les deux personnages principaux, Griffith rate complètement leur introduction et Griffith s’enlise en ne parvenant pas à sortir de la logique statique mise en place. Habituellement, dans une présentation de personnage, et cela dans tous les genres narratifs, l’action qu’on choisit de raconter définit au mieux les personnages, leurs désirs, leur parcours. Si l’idée de montrer les deux à leur table de travail peut faire sens, les cantonner pendant toute une longue première partie résumant une seule et même journée enfermés dans les mêmes lieux n’aide ni à donner un élan au film, ni à définir les personnages principaux (on se définit par nos actions, voire par nos intentions, et dans ce cas, le récit évolue à travers les conflits, les oppositions, les révélations successives comme dans n’importe quel huis clos). Adolphe Menjou, censé proposer le pacte avec l’écrivain sans succès et lancer véritable l’intrigue, arrive trop tard alors qu’on s’est déjà endormis. La suite est tout aussi laborieuse. Il ne se passe pas grand-chose ; Griffith donne l’impression de meubler dans un récit qui fait du sur-place ; et en dehors du génie d’Adolphe Menjou, capable d’exprimer avec la plus grande simplicité n’importe quelle note (souvent ironique, toujours classe), tout le reste est terne et sans intérêt.

La fin intègre maladroitement quelques nuances visuelles inspirées de l’expressionnisme, et je crois ne pas avoir aperçu une seule fois un coin de ciel en une heure et demie de film (ou de réalité ; je crois même avoir reconnu le décor d’une rue du Lys brisé) ; signe qu’en dehors des problèmes de récit, en ce qui concerne la contextualisation, Griffith ne répond plus aux standards attendus de l’époque (ailleurs, à Hollywood, on tourne largement en studio et « in location », histoire de donner du souffle au récit et… d’alterner pour reproduire l’illusion d’une réalité — intérieur/extérieur). On se demande bien qui a eu l’idée saugrenue d’aller en Californie pour profiter de la lumière, vraiment, je ne vois pas…

1926, on réalise des chefs-d’œuvre toujours plus convaincants partout dans le monde avant que le son rebatte complètement les cartes, mais Griffith n’est déjà plus à la page depuis une demi-douzaine d’années. Il continuera pourtant à proposer quelques films au public, aujourd’hui oubliés.


Les Chagrins de Satan, D.W. Griffith (1926) The Sorrows of Satan | Paramount (copie impénétrable)


Liens externes :


Le Grand Attentat, Anthony Mann (1951)

Note : 3.5 sur 5.

Le Grand Attentat

Titre original : The Tall Target

Année : 1951

Réalisation : Anthony Mann

Avec : Dick Powell, Paula Raymond, Adolphe Menjou

Un joli polar méconnu de Mann à ranger dans les films à suspense se déroulant dans un train avec un coupable à dénicher parmi les passagers et… une sorte de bombe à désamorcer ou de course contre la montre (déjouer en fait l’assassinat de Lincoln lors de son investiture annoncée à Baltimore).

On est entre Speed et Le Crime de l’Orient-Express avec une touche de The Narrow Margin. C’est parfois un peu naïf dans sa morale (il faut sauver Lincoln parce que c’est vraiment un type bien, du genre à vous tenir la porte, si, si), des rebondissements que même moi je les vois signalés à des kilomètres par le chef de gare.

Le seul hic du film vient du manque de charisme évident de l’ancien benêt des comédies musicales, Dick Powell, tenant ici le rôle principal. Un freluquet pour jouer un dur, rusé et sage. On sent qu’il a appris sa leçon, il copie comme il faut les petits gestes des meilleurs acteurs qui en imposent, mais dès qu’il prend un air sérieux, investi, pénétré, autrement dit tout le temps, on sent qu’il force sa nature et on rêve de voir un vrai acteur qui en impose, naturellement, à sa place.

Un qui n’a pas à forcer sa nature, c’est Adolphe Menjou, qui trouve ici un rôle de salaud conspirateur à la hauteur de sa jolie carrière de fasciste : il est parfait. (Comme quoi, ce n’est pas toujours les types biens qui ont le plus de talent.) (Sinon Lincoln en aurait été un, d’acteur, et il n’aurait pas été assassiné par un autre… acteur.)



Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1951

Liens externes :

IMDb


Man on a Tightrope, Elia Kazan (1953)

Le Cirque en révolte

Man on a Tightrope Année : 1953

7/10 iCM IMDb

Réalisation :

Elia Kazan

Avec :

Fredric March, Terry Moore, Gloria Grahame, Adolphe Menjou, Richard Boone

Listes :

MyMovies: A-C+

Film de paranogande. Kazan joue les funambules en dépeignant des artistes sans convictions politiques, ballottés entre Est et Ouest. Le pouvoir de l’indécision, la seule liberté possible…

La même année, dans La Nuit des forains, de Bergman, on retrouve les mêmes personnages (le patron de cirque en prise avec la quasi-faillite de sa troupe et une femme trop jeune, trop belle, trop citadine pour lui). Curieux. D’ailleurs, si ce personnage féminin (encore et toujours interprété par l’une des meilleures parmi les seconds rôles habituels à Hollywood, Gloria Graham) a quelque chose de symbolique pour Kazan (elle est la tentatrice, celle qui pousse son mari, à passer à l’Ouest, celle que d’autres voient du mauvais œil), elle a surtout un petit quelque chose de typiquement féminin : la détestation des hommes faibles, faisant de leurs doutes, de leurs indécisions, de leur respect pour autrui, de leurs précautions maladroites, une forme de lâcheté, ou le signe de leur manque de virilité, et qui, à la première baffe de cet homme, se plongera dans ses bras, ayant enfin eu ce qu’elle attend d’un homme, d’un vrai (sic), de la brutalité. Pas grand respect pour ces femmes qui forcent au premier coup d’œil une indépendance affichée, quand elles ne recherchent que la soumission à un mâle. Et c’est pas le cinéma qui entretient une culture : certaines femmes sont réellement aussi névrosées, voire schizophrènes, que ça. Gloria Graham, au moins, est parfaite dans ce registre.


Man on a Tightrope, Elia Kazan 1953 | Twentieth Century Fox, Bavaria Film


L’Enjeu, Frank Capra (1948)

L’Homme de la haute

State of the UnionState of the UnionAnnée : 1948

6,5/10 IMDb iCM

Réalisation :

Frank Capra

Avec :

Spencer Tracy, Katharine Hepburn, Van Johnson, Adolphe Menjou, Angela Lansbury

Frank Capra peine un peu à faire oublier l’origine théâtrale de cette histoire. De nombreuses séquences traînent en longueur. Même s’il faut reconnaître l’habilité de Capra et de ses interprètes à remplir cet espace immobile…

Capra semble vouloir tenter de reproduire les recettes de ses succès précédents. Manque cependant un aspect important de ces films qui n’apparaît pas ici : l’homme de la rue face aux institutions.

Le personnage de Spencer Tracy est certes sympathique, honnête, mais la marche qui lui reste à faire pour grimper dans l’échelon, se mesurer aux politiques, découvrir leurs magouilles, n’est pas si grande. L’opposition est moins efficace. Sa femme, un peu trop vertueuse aussi.

Le retournement attendu final et commun à presque tous ces films de Capra est peut-être le seul véritable instant de bravoure du film. Il est précédé aussi de la seule scène hilarante, et arrosée, “opposant” le personnage de Katharine Hepburn (femme d’un candidat à l’investiture républicaine) et une femme démocrate habituée à noyer ses soirées de campagne pour le parti républicain de son mari dans l’alcool et la bonne humeur…

Pas essentiel.


L’Enjeu, Frank Capra 1948 State of the Union | MGM, Liberty Films


Amour défendu, Frank Capra (1932)

Barbara is born

Forbidden ForbiddenAnnée : 1932

6,5/10  

aka Une vie secrète

Réalisation :

Frank Capra

Avec :

Barbara Stanwyck
Adolphe Menjou
Ralph Bellamy

Je me réjouissais de retrouver une des actrices du début du parlant qui à mon sens a le plus œuvrer (malgré elle) à l’émancipation de la femme dans le monde occidental. Malheureusement, on a affaire ici moins à un film de pré-code piquant et insolent à la Baby Face qu’à un de ces mélodrames conciliants avec les convenances dont l’actrice était également la spécialiste.

Frank Capra évite les effets tire-larmes, mais paradoxalement, c’est le talent de sa vedette qui va finir par vampiriser la présence de tous les autres acteurs. Adolphe Menjou, excellent acteur au charme vieillot, habitué aux seconds rôles, s’en tire encore honorablement face aux éclairs de génie de sa partenaire. En revanche, Ralph Bellamy pourra user de tous les artifices possibles, il n’a pas la sincérité et la simplicité de la Stanwyck et se fait méchamment bouffer. Au moins ces deux-là auront été utiles à convaincre les studios que cette petite bouille juvénile, pas forcément bien jolie mais au caractère décidé, capable d’insolence comme de tendresse, pouvait être une des actrices majeures des décennies à venir.


Amour défendu, Frank Capra 1932 Forbidden | Columbia Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1932

Liens externes :


Le Cheik, George Melford (1921)

De l’émancipation à la captivité consentie

Le Cheik

Mon ami Rudolph

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : The Sheik

Année : 1921

Réalisation : George Melford

Avec : Agnes Ayres, Adolphe Menjou, Rudolph Valentino

Quel titre d’article pompeux pour un film à l’eau de rose mettant en scène Rudolph Valentino !… Je plaide coupable, je vais m’en expliquer.

D’abord, quelques mots sur le film en lui-même parce qu’il rappelle gentiment les stéréotypes sur les barbares (en l’occurrence les Arabes) qu’on rencontre dans… le Retour du Jedi. Je n’avais jamais fait le rapprochement entre l’univers cruel de Jabba the Hutt et l’imaginaire de la culture des Mille et Une Nuits. La barge a même un certain côté « tapis volant » quand on y pense… Et pour le reste, pas une image, pas un décor, pas une posture, ne saurait être transposable d’un univers à l’autre. Lucas d’ailleurs reproduira cet imaginaire dans certains Indiana Jones si je me rappelle. Il est bien question d’imaginaire. Le but est de reproduire l’image qu’on se fait d’un environnement pour titiller le mythe. Qu’on le fasse à Paris, avec des Incas, des Arabes ou des Geishas, c’est la même farine. Des stéréotypes oui, mais rien d’offensant, c’est une caricature qui se sait en dehors de la réalité. Inutile d’aller crier au racisme comme on peut le lire ici ou là (parce que l’art est toujours affaire de discrimination, si, si : raconter, c’est exclure, c’est choisir, c’est archétyper).

Depuis des lustres, les recettes du succès sont les mêmes. L’exotisme paie toujours. À la même époque Fritz Lang par exemple rencontrait le succès avec sa série des Araignées (utilisant l’imaginaire de l’Amérique du Sud — dans des aventures, encore, qui n’étaient pas sans rappeler Indiana Jones). Mais plus encore que son univers, le film va bénéficier de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « un buzz », d’abord poussé par le succès phénoménal et inattendu du film, très vite alimenté lui-même par le scandale accompagnant le film — ou les scandales.

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (2)_

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik | Paramount Pictures

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (6)_

D’abord, comme pour beaucoup de succès, le film bénéficie d’un malentendu, ou d’un coup de chance. Rudolph Valentino vient de tourner pour la future MGM, et ici, la Paramount compte bien se servir de ce succès mais parie surtout d’abord sur l’actrice principale du film, Agnes Ayres. Or, il faut bien l’avouer, l’actrice est plutôt insignifiante, et le découpage tend à offrir à Valentino plus de place que la seule raison ne lui aurait jamais offert. C’est que le garçon l’est tout autant, insignifiant. Seulement, il a le mérite (si on peut dire) d’avoir l’insignifiance plutôt ostentatoire. Il pourrait être cabot, mais il est plus que ça, il est carrément chameau (quand il sourit, d’ailleurs, oui, le bellâtre a comme un air chameau). Il est si mauvais qu’il en est à désespérer ; c’est inévitable, la nature est cruelle, plus il en fait, plus il se montre, et plus il fait ressortir une sorte de sex-appeal prétentieux dont on comprend bien qu’il en émouvra plus d’une. Grande bouche (donc), grands yeux, grandes mains, buste large…, tout est grand et large chez monsieur. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais la science : c’est une démonstration de virilité auquel, au premier coup d’œil, les femmes sont très sensibles (au début — et un film, ce n’est pas long — et il en est d’autant plus charmant le garçon, qu’il reste muet). À côté, Adolphe Menjou, avec sa fine moustache et ses muscles d’escrimeur ne fait clairement pas le poids. Voilà donc une partie du scandale : comment un film mettant à l’honneur un acteur aussi mauvais peut-il avoir autant de succès ? Il est vain de s’égosiller en indignations faussement viriles car on ne fait que s’agiter ; l’agitation entretient le scandale et donc la publicité autour du film, et voilà le buzz qui est fait… (Pourquoi n’a-t-on pas fait de Michael Vendetta et de Nabilla des stars de cinéma ? On y perd quelque chose.) On peut ajouter que le fait de remettre sur le tard Rudolph Valentino et Agnes Ayres sur le même plan préfigure les alliances de stars qu’on pratiquera à Hollywood après la crise de 29 et qui fera là encore le succès de l’âge d’or hollywoodien (même si d’une certaine manière aujourd’hui la seule vedette du film semble bien être Valentino).

Autre raison du succès (et du scandale), le traitement de la femme européenne (occidentale, civilisée) que lui réserve un vil barbare. Le film navigue suffisamment dans l’ambiguïté pour éveiller des malentendus et des réflexes pouvant refléter les idées d’une époque, et plus particulièrement, les principes moraux d’une société qui change. On est après guerre en 1921, le début des années folles, période où la femme s’émancipera comme jamais. Et il est bien possible que l’Occidental outré d’abord par la manière dont une femme est traitée par un cheik arabe finisse, sans s’en rendre compte, à s’indigner, non plus que cette femme soit traitée ainsi par un étranger, mais seulement par le seul fait qu’une femme devienne ainsi l’objet des désirs d’un homme, quel qu’il soit. Le fait qu’elle soit britannique joue sans doute d’ailleurs beaucoup parce qu’on la voit au début du film refuser les avances d’un homme (occidental) lui proposant le mariage et lui avouant qu’elle ne s’y soumettra jamais parce que le mariage est pour elle synonyme de prison. Quand on s’indigne du sort de cette femme, on s’indigne d’autant plus qu’il s’agit d’une femme indépendante. Alors que l’émancipation initiée par les suffragettes dans les sociétés occidentales n’était sans doute pas encore une idée bien répandue et acceptée, il suffit que l’une de ces femmes rencontre un danger extérieur pour que, très vite, on s’insurge en adoptant sans hésitation les nouveaux principes moraux censés s’opposer aux principes barbares venus de l’agresseur. Voilà comment on devient « féministe » à son insu. Soft power, mon général.

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (1)_Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (3)_Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (4)_

Que cette femme soit par la suite retenue captive, violée, et même qu’elle tombe finalement dans les bras de son agresseur, n’y change pas grand-chose. Car ce qui compte, c’est la nature initiale du personnage. On a parfaitement intégré et accepté l’idée qu’une femme puisse être indépendante, se revendiquer comme telle, et chercher à la défendre quand un goujat ose mettre la main dessus. De l’émancipation à la captivité consentie… C’est bien la romance mièvre, et le charme supposé de Valentino, qui pourrait servir de prétexte aux spectatrices pour faire de ce film un tel succès, mais en réalité ce qui aurait peut-être derrière cette fascination de la femme occidentale pour cette situation en apparence en totale contradiction avec les valeurs du féminisme, c’est bien le fait que cette femme se retrouve tout d’un coup captive et privée de ce qui lui était le plus cher : son indépendance, sa liberté. Le fantasme, il peut être autant de se voir dans les bras du cheik que de se rêver aussi émancipée que cette femme. À ce titre, il est intéressant de souligner l’importance du costume dans le film. On voit d’abord Agnes Ayres avec une robe de soirée typique des années folles, sans corset, la montrant pratiquement nue, et n’a pas encore la coupe en garçonne (mais les bouclettes typiques à la Mary Pickford) ; par la suite, elle porte dans le désert la tenue coloniale, invariablement asexuée. Quand le cheik la retient captive, il lui impose une tenue légère affreusement dégradante pour elle (rappelons-nous de la princesse Leïa dans le Retour du Jedi, c’est pareil). Elle n’est pas moins habillée qu’au début du film, mais l’humiliation qu’elle fait remarquer au cheik ne naît pas de sa quasi-nudité, bien du choix qui lui est imposé (et il est intéressant de noter que le problème persiste aujourd’hui autour de l’idée, et de la définition, du viol, ou quand on peut légitimer un crime en fonction de l’interprétation qu’on fait d’une tenue ou d’un comportement ; or, on est bien dans une société du paraître, et on peut jouer la docilité, tout en se refusant au dernier moment, parce que ce qui définit l’individu, et fait de lui un être libre, ce n’est pas ce qu’il donne à voir, mais ce qu’il dit : l’habit ne fait pas le consentement ; et au moins, ce film, en donne une preuve plutôt évidente).

Encore une fois, quelle que soit la qualité du film, le cinéma montre qu’il a très probablement joué un rôle majeur dans la diffusion et l’acceptation de l’image de la femme moderne dans les sociétés occidentales. Loin de montrer une femme soumise, le film montrait au contraire une femme libre qui n’avait plus à lutter dans son monde pour cette liberté (quand elle exprime ses souhaits au début du film, ça ne fait même pas débat : l’homme à qui elle s’adresse l’accepte). Au contraire, fraîchement revêtue de son indépendance, elle devait faire face à l’intolérance d’autres hommes, tout aussi barbares et sexistes que ceux qui refusent, en Occident, de voir les femmes s’émanciper… Si les hommes détestaient tellement ce film, il est probable que c’était moins à cause de l’attirance stupide qu’ils croyaient déceler chez les femmes pour Valentino, qu’à cause de l’image de la femme présentée au début du film et capable d’ébranler leurs certitudes ou leurs réflexes sexistes. Valentino ne servait alors que de prétexte à leur indignation. On pouvait bien montrer du doigt l’étranger et faire de lui le responsable de notre trouble existentiel, les causes de cet inconfort réactionnaire étaient probablement ailleurs… Quand une femme quitte son mari pour un autre homme s’accable-t-il lui-même pour ne pas avoir su la retenir ou accuse-t-il « l’amant » de sa femme ? « Il me l’a prise ! » Tiens donc, qui est le cheik ? Pour qui la femme est-elle encore un objet ?

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (7)_Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (5)_

Pension d’artistes, Gregory La Cava (1937)

Les truies latines

Pension d’artistes

Note : 5 sur 5.

Titre original : Stage Door

Année : 1937

Réalisation : Gregory La Cava

Avec : Katharine Hepburn, Ginger Rogers, Adolphe Menjou

— TOP FILMS

La fin est négligée, larmoyante et conventionnelle. Mais peu importe. Durant une heure, c’est un pur plaisir. Il arrive parfois que l’histoire ait finalement assez peu d’intérêt. Dans les comédies musicales, on ne s’attend pas à trouver une histoire aussi fine qu’Hamlet, on juge les numéros. Le numéro ici est assuré par le couple comique que forment Ginger Rogers et Katharine Hepburn. Deux sacrés numéros en effet.

L’humour n’est pas loin de Vous ne l’emporterez pas avec vous de Capra qui sera tourné l’année suivante. Les deux films sont tirés de deux pièces de George S. Kaufman. Impossible de savoir ce qu’il reste de la pièce. Sans doute peu de choses vu le nombre de scénaristes crédités. Mais la parenté de ton est évidente. Pour les dialogues (qui constituent donc la part la plus importante des « numéros » du film, plus que l’intrigue), on peut imaginer que Morrie Ryskind y a joué un rôle majeur. L’année précédente, il avait participé, pour le même La Cava, à Mon homme Godfrey. Ces deux mêmes « scénaristes » travaillaient également sur divers films pour les Marx Brothers. Rien à voir avec Stage Door ? Et pourtant si. Le même burlesque, la même insolence, Ginger Rogers possède ici le même humour pince-sans-rire que Groucho Marx. Son personnage est sensiblement identique à celui des films qu’elle tourne durant la même période avec Fred Astaire, mais débarrassé de l’idylle superflue et de ses robes du soir, son personnage en devient beaucoup plus rock’n’roll. C’est elle qui joue la chasseuse en quelque sorte, ou dans un film où il y a essentiellement des femmes…, c’est elle qui assume ce rôle de mec. Si les codes de la comédie américaine se sont déjà mis en place avec le succès de New York – Miami pour créer les screwball comedies, avec les comédies populaires de Capra « dans lequel un brave type est le héros », ou encore les comédies burlesques, et si tout ça se figera un peu avec les habitudes prises dans le cinéma parlant (et l’autocensure), il y a encore dans ces fabuleuses années 30, des comédies hybrides qu’on ne verra plus par la suite. Stage Door est le spécimen rare d’une espèce endémique probablement issue des films de « stage » du début des années 30, en particulier les comédies musicales (auxquelles Ginger Rogers avait participé avant de se lier avec Astaire) et qui parce qu’elles étaient trop audacieuses et mettaient en scène des personnages trop populaires pour le code, disparaîtront avant de revenir au cours des années 50 avec l’emballage Technicolor et l’assouplissement du code. Sans être un « pré-code », Stage Door en a la saveur. Sa crudité n’apparaît pas dans ses images, mais dans son vocabulaire et sa tonalité générale. Et cette fin pathétique rappelait sans doute aux patrons le caractère mélodramatique du film. Dans un film noir, les méchants doivent être punis ; ici, on n’en est pas loin, les impertinentes jacasses qui envoient du lourd façon mitraillette avec leur fast paced repartee sont contraintes de la fermer quand l’histoire tourne au drame.

Pension d’artistes, Gregory La Cava 1937 Stage Door | RKO Radio Pictures

Avant ça, les dialogues fusent et c’est Ginger Rogers qui en profite le plus. Une réplique, un tir. Et dans le mille. Tout l’art consiste à rendre sympathique un personnage qui envoie de telles atrocités. Comme celui de Katharine Hepburn s’en aperçoit, elle aboie beaucoup, mais elle ne mord pas. C’est soit un jeu, soit le résultat d’une blessure profonde qu’elle cache grâce à son arrogance et sa volubilité. Aucune intention de mordre : quand elle ouvre la bouche, c’est pour laisser s’échapper de paroles déplaisantes et odieuses. Tel le lanceur de couteau, elle envoie vite, mais vise toujours juste pour souligner les défauts de la personne qu’elle prend pour cible. La repartie découpe la silhouette de nos imperfections. Ginger Rogers ici, c’est la légendaire bonhomie de Jean-Pierre Bacri avec le débit de Fabrice Luchini. Brillant, irrésistible. Il y a des tap-dancing films et il y a des tap-talking films

We all talk pig Latin, qu’elle dit. Eh oui, j’ai bien peur de perdre la moitié de ses piques. La traduction ne peut pas suivre le rythme, et certaines répliques sont tout bonnement intraduisibles.

Des mots, des mots, des mots. Et une note : 10/10




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