Transparences et représentation des habitacles ou des véhicules en mouvement dans le cinéma américain 9

Evolution des usages dans le cinéma américain visant à filmer une séquence mettant en scène des acteurs placés dans un véhicule en marche


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Table :

Introduction

Première partie :

Les films en noir et blanc avant la couleur (du cinéma muet aux années de guerre) : le règne de la transparence

Intermède : le néoréalisme

Deuxième partie :

Les films en noir et blanc d’après-guerre (1945-1955) : hésitations, tâtonnement et entêtements

Troisième partie :

Milieu des années 50 : séries A ou séries B, grosses productions ou petites et moyennes productions, drame ou cinéma de genre, cinéma en couleurs ou en noir et blanc

Quatrième partie :

Fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations à l’heure des nouvelles vagues européennes

Cinquième partie :

1967-1969, le Nouvel Hollywood : révolution des usages & fin progressive des transparences à l’ancienne


——————– Cinquième partie ——————–

1967 est l’année d’un basculement. Une génération de jeunes cinéastes s’apprête à prendre le pouvoir et imposer une manière de produire et de montrer les films, inspirée de ce qui se fait en Europe. Si le réalisme et les extérieurs sont de mise, on note encore quelques résistances au sein de ces productions d’un nouveau genre. Après le succès de films réalisés à Hollywood par quelques réalisateurs britanniques, après celui d’Easy Rider, après l’influence du directeur de la photographie Haskell Wexler, on quitte durablement les studios pour aller filmer dans les rues et les transparences disparaissent.

1967-1969, le Nouvel Hollywood : révolution des usages & fin progressive des transparences à l’ancienne

La vague anglaise
Le Point de non-retour (John Boorman, 1967)

Le Point de non-retour est rarement cité comme appartenant à la mouvance du Nouvel Hollywood. Et pourtant. Issu du documentaire en Angleterre, Boorman arrive à Hollywood avec les techniques européennes. Ironiquement, au lieu de filmer une course-poursuite, le cinéaste réalise de manière brute une séquence de torture… en voiture. Si on utilise la bonne vieille technique de la caméra sur la banquette arrière pour filmer les acteurs de dos et la route devant eux, on place aussi une caméra sur l’aile avant d’un véhicule. Lee Marvin semblerait presque chercher les transparences dans les cintres du studio : non, il s’agit bien d’un tournage en extérieur, Lee. Ajoutons que dans n’importe quels autres thrillers ou néo-noirs tournés quelque temps plus tôt, la séquence en bateau au large d’Alcatraz aurait été filmée avec des transparences. Hitchcock est dépassé par ses collègues britanniques.

Bullitt (Peter Yates, 1968)

Après les différentes occasions manquées de filmer les courses-poursuites les années passées de manière réaliste, après John Boorman dans Le Point de non-retour, sorti l’année précédente, c’est un autre réalisateur britannique, Peter Yates qui vient apporter une note européenne aux usages désuets hollywoodiens. Adieu transparences, Yates reproduit à San Francisco ce qu’il avait fait dans Trois Milliards d’un coup : course-poursuite avec vues de l’intérieur, tournage massif sur la voie publique, usage de grandes focales permettant le zoom, caméra mobile et montage nerveux. La fête commence, il fallait bien un Britannique pour rappeler au monde le caractère spectaculaire des chase films (école de Brighton). Comme souvent à Hollywood, on se réinvente en adoptant les cultures venues d’ailleurs. Il était temps. Dix ans de retard. Mais quand Hollywood vous prend en chasse, c’est fini pour vous.

Tous les types de plans y passent. On s’autorise tous les axes, toutes les grosseurs de plan, dans toutes les situations. Désormais, la caméra, à Hollywood, peut se nicher partout. Plus aucune raison de proposer des séquences tournées en studio avec des transparences pour « faire semblant ». On fait semblant, mais on va filmer sur la route, même en centre-ville.

Macadam cowboy (John Schlesinger, 1969)

Un Britannique, encore, histoire de filmer New York à la sauce réaliste. Schlesinger réussit là où Don Siegel, avec la même idée du cow-boy débarquant dans la ville (Un shérif à New York), manquait encore de réalisme (usages de nombreux intérieurs et d’éclairages en conséquence loin d’être réalistes). On en reste limité à filmer dans un bus en introduction et en conclusion du film, mais pourquoi s’enfermer dans une voiture quand on a l’impression de voir la ville pour la première fois ?

Contreculture
Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967)

Le film a cassé nombre de barrières sur la violence au cinéma, plus précisément sur la représentation de la violence au cinéma, mais on ne peut pas dire qu’il restera dans les annales pour sa contribution dans la manière de réaliser l’intérieur des véhicules en mouvement. Le film est un road movie, on ne peut pas échapper aux plans intérieurs. Mais Arthur Penn ne se montre nullement concerné par la nécessité de trouver un moyen pour rendre l’ensemble de son film plus réaliste. Difficile, en ce sens, de lui prêter l’intention d’imposer à la Warner tous les dispositifs possibles pour tendre vers le réalisme : rendre les impacts de balle plus réaliste, c’est une chose, tourner en extérieurs aussi, mais imaginer un dispositif rendant digestes et réalistes les nombreuses séquences dans un habitacle de véhicule, c’en est une autre. Les années passées avaient montré que les réalisateurs pouvaient ajuster un scénario ou une situation pour éviter le pire, mais Arthur Penn n’utilise aucun de ces ajustements et réalise ces séquences comme un autre l’aurait fait trente ans plus tôt. Il voulait par ailleurs tourner en noir et blanc, signe que son film avait surtout vocation à rendre hommage à ces films d’antan, pas en révolutionner la représentation réaliste des choses. Les révolutions se font rarement en une seule fois.

Le Lauréat (Mike Nichols, 1967)

Si le film contient encore beaucoup d’aspects de l’ancienne manière de faire des films, Le Lauréat adopte un certain nombre de normes qui feront leur chemin par la suite. Les acteurs de la method s’imposent. Et pour la première fois, elle s’impose avec un jeune premier qui n’a rien de commun avec ses prédécesseurs. Le sujet est sulfureux. Concernant la représentation des véhicules au cinéma, le film participe à la révolution en cours.

Reprise d’abord d’une évidence : pourquoi diable utiliser des séquences dialoguées dans des véhicules en marche quand… on peut tout autant les faire dans un véhicule à l’arrêt ?

Puis la révolution : utilisation d’un dispositif permettant de filmer un véhicule en marche de face, puis brièvement en plan rapproché. Une nouveauté sans doute pour une grosse production. La voiture n’avance pas beaucoup, la séquence est écourtée, mais les angles proposés, sans transparence, augurent de la suite. La pluie aide à masquer le fait que la voiture est sur une remorque (ou autre chose) ; et la rue vidée de tout autre véhicule facilite le tournage.

Le finale du film : caméra à l’épaule pour suivre le couple qui s’enfonce dans un bus qui s’éloigne des usages et des générations passées. La contreculture est en marche. Les transparences restent sur le quai.

Le film s’achève sur un travelling d’accompagnement sur un véhicule qui s’éloigne. Tout un symbole. « Suis-moi si tu peux. »

Dans la chaleur de la nuit (Norman Jewison, 1967)

S’il fallait trouver un point de basculement, ce serait avec Dans la chaleur de la nuit. Les transparences y sont totalement prohibées et Norman Jewison, aidé en cela par le directeur de la photographie Haskell Wexler et par le monteur Al Ashby, propose une vision parfaitement réaliste de l’intérieur des véhicules en mouvement. Pour cela, toutes les techniques déjà employées en Europe ou dans un film comme Nothing But a Man tourné trois ans plus tôt sont de la partie : caméra posée sur le siège passager, angles de champ-contrechamp n’ayant plus rien à voir avec les angles précédents (on évitait les gros plans), prises de vue depuis la banquette arrière, etc. Surtout, des dispositifs sont imaginés pour filmer de près des acteurs au volant dans un véhicule en mouvement, depuis l’extérieur du véhicule, comme depuis l’intérieur, même si ce n’est pas forcément au profit de séquences dialoguées. Au profit de quoi ? De séquences typiques du Nouvel Hollywood : courses-poursuites et séquences d’ambiance illustrant une atmosphère spécifique. Tout est là. Tournage en extérieur, angles de prise de vue, dispositifs pour filmer un véhicule en marche, zooms, caméra mobile à la manière du documentaire, travellings d’accompagnement d’un véhicule (ou d’un personnage qui court), montage rapide fait de gros plans pour développer le suspense… Duel, French Connection, Macadam à deux voies, tout est déjà là. Servez-vous, Haskell Wexler est passé par là.

The Trip (Roger Corman, 1967)

Probablement pas de nouvelle génération à Hollywood sans Roger Corman. Probablement pas de Easy Rider sans The Trip. Chez Corman, on tourne vite, souvent mal, et sur place. Avec la télévision et le documentaire, Corman est une des voies d’accès des nouvelles générations au cinéma. Peter Fonda, Dennis Hopper et Jack Nicholson participent au film. Los Angeles oblige, on circule en décapotable, cheveux au vent, et sans transparence. La contreculture dit non.

La Cible (Peter Bogdanovich, 1968)

Le massacre final prend place dans un drive-in, tout un symbole. Avant ça, Peter Bogdanovich filme la préparation du tireur de masse en le collant au plus près dans ce que l’on ne sait pas encore être un « repérage » (terme équivoque pertinent pour le film). Peu de diversité dans les angles proposés, mais Bogdanovich va à l’essentiel pour viser le réalisme, le tout avec un dispositif qui n’a plus rien à voir avec les anciens usages (on n’improvise pas un dispositif permettant de filmer un plan pris depuis le capot d’un véhicule en mouvement). Même le plan de Boris Karloff, à en juger par la forme des polygones mouvants de lumière sur la droite, s’il avait pu être filmé en studio avec une transparence semble bien avoir été tourné dans une véritable limousine en mouvement.

Easy Rider (Dennis Hopper, 1969)

L’automobile y est tout autant proscrite que la transparence, mais difficile de ne pas évoquer le film censé avoir représenté à lui seul le mouvement de contreculture à Hollywood et le tournant dans les productions au sein de studios en crise. C’est en quelque sorte le clou dans le cercueil du vieil Hollywood. On rappelle que quinze ans plus tôt, Hollywood utilisait des transparences dans L’Équipée sauvage pour des séquences en deux roues d’un même type.

Libertey !

Medium Cool/Objectif vérité (Haskell Wexler, 1969)

Haskell Wexler entérine le tournant réaliste, européen et hors des studios amorcé par les trois Britanniques John Schlesinger, John Boorman et Peter Yates, mais aussi par lui-même sur Dans la chaleur de la nuit, ou par d’autres, comme Peter Bogdanovich ou Mike Nichols. Son film est entièrement tourné en extérieurs, en lumières naturelles, avec des objectifs à grandes focales et des caméras mobiles. Deux séquences d’accident de voiture se répondent symboliquement. Fini par ailleurs d’ignorer la télévision au cinéma. On en fait un sujet de film : on ne la concurrence plus en proposant toujours plus grand, plus beau, ou plus exotique, mais au contraire en en reproduisant le meilleur, tout en la taclant au passage.

Conclusion

Voilà, le Nouvel Hollywood est lancé. Pendant un temps, on désertera les studios pour mettre la route et les automobiles au cœur de l’histoire. La transparence à l’ancienne disparaîtra (sinon pour en revendiquer l’utilisation). Suivront, rien que dans les deux années qui suivent, des films comme Cinq Pièces faciles, French Connection, Husbands, La Dernière Séance, Macadam à deux voies, Duel, THX 1138, Point limite zéro. Tous mettent à l’honneur, et dans tous les genres, l’automobile, souvent son conducteur, en adoptant ces nouveaux usages venus d’Europe.



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