Du réalisme dans le travestissement, la satire et la comédie ; du dosage dans l’audace

— Réalisme, travestissement et audace —

The Major and the Minor, Billy Wilder 1942 | Paramount Pictures

Exemple à travers The Major and The Minor, puis à travers Lolita

(2015)

Ginger Rogers en gamine est peu crédible ? Pas moins que Tony Curtis et Jack Lemmon en gonzesses dans Certains l’aiment chaud. Moins on y croit, mieux c’est. Parce que la comédie n’est pas un héritage du réalisme. Ce qui importe, c’est de jouer « masques contre masques ». On est dans le grotesque : il n’y a pas la place pour la nuance fine, la psychologie ou le réalisme, donc. C’est parce qu’on ne peut y croire qu’on peut y adhérer. Et ça ne marche pas que pour le grotesque de comédie : prendre une gamine de l’âge de Lolita dans le film éponyme aurait été, certes, conforme à l’esprit, mais on aurait perdu de la part grotesque et ridicule que Kubrick plante dans chacun de ses films. Ray Milland n’est plus un jeune homme, choisir ainsi une fille légèrement plus crédible que Ginger Rogers pour le rôle par souci de réalisme nous aurait fait frôler le rapport incestueux (ce qui peut toujours être fait dans un drame, mais une comédie — à moins précisément d’en rire et d’inverser possiblement les rôles entre ingénue et adulte —, ce n’est pas franchement le sujet). Ce qui est drôle, c’est justement l’inversion des valeurs, le manque de réalisme, et que Rogers peut avoir ainsi une voix assez basse, autoritaire, qui est à l’opposé du personnage dont elle prétend prendre les habits. Plus c’est gros, moins on peut y croire et plus c’est drôle. Parce qu’on rit aussi de la bêtise aveugle des personnages, ainsi que de la quasi-absurdité de la situation. Wilder poussera le principe encore plus loin dans Certains l’aiment chaud.

Le travestissement n’est drôle que s’il est grotesque. On rit autant de la naïveté de ceux qui sont incapables de voir l’évidence que de l’inversion grotesque des rôles. Jusqu’à l’absurde : « Nobody’s perfect ! » Le film fini, on continue d’en rire et de ne pas y croire en se répétant : « non, mais il est con, putain… »

Kubrick cherche toujours les meilleurs compromis possible, et c’est la raison pour laquelle il ne prend pas le risque d’une actrice mineure ? Il n’aurait pas tiré grand-chose d’un film interdit, certes, mais même avec un compromis, ne pas prendre une mineure reste nécessaire pour garder une certaine distance sans laquelle, encore à cette époque, le public se rebifferait. Pas l’âme d’un Welles : Kubrick sait que pour toucher le public, il ne peut complètement se détourner de ses attentes. Reste qu’à l’intérieur d’un cadre imposé, il sait s’en servir pour que ça aille dans son sens. S’il a peut-être eu l’idée au départ de prendre une fille qui avait l’âge du rôle, je pense qu’il y a très vite vu l’avantage que ça pouvait avoir de le faire avec une jeune adulte. Question de dosage sans doute. Sans quoi, ce n’est pas seulement la censure qui te tombe sur le dos, mais les spectateurs qui ne te suivent plus. Le truc de Kubrick, c’est la satire, donc le souci de réalisme, il peut le foutre dans des détails du décor, par exemple, un peu comme pour se convaincre lui-même que le monde qu’il représente a un fond de réalité. Il tire sur le grotesque subtil et fait confiance au spectateur pour reconnaître là où les histoires qu’il met en scène sont subversives et ridicules. Présenter d’abord et au mieux le réel, puis hop, proposer une légère étrangeté qui fait tout capoter. Quand tu as Sue Lyon en tête d’affiche, tu comprends vite sans doute aussi que c’est un peu inutile d’avoir une actrice qui a l’âge du rôle. C’est peut-être même plus utile, parce que le spectateur peut être attiré par elle avant de se rétracter (hum) et en avoir honte, alors qu’avec une vraie gamine, il est probable qu’il lui sera impossible d’avoir du désir pour elle, et donc de s’identifier au personnage d’Humbert Humbert. Kubrick gagne sur tous les plans. La distance permet d’être dans un entre-deux, tiraillé entre l’attirance et la bienséance. Si tu condamnes de suite le personnage, si tu ne joues pas sur le flou, si tu ne lui laisses aucune chance de se rapprocher du spectateur, le film est fini. Tu vois des monstres, tu n’entres jamais en empathie avec eux, et tu attends que tout ça se termine.

Ça me rappelle ce que disait Gaspar Noé à la sortie de Eyes Wide Shut. Que Kubrick n’était pas allé assez loin (il y avait une rumeur à une époque qui disait qu’il faisait un film porno avec Kidman et Cruise) et, en réponse, il avait fait Irréversible. La grande différence, c’est que l’un a de la fantaisie, l’autre est vulgaire parce qu’il pense que le sens de l’histoire (ou d’une histoire), c’est de pousser toujours plus les limites. La satire n’est pas une question de limites dépassées, c’est une question de dosage et de choix. Il y a ceux qui s’amusent à enlever, mettre, enlever, remettre des masques pour nous faire comprendre que tout est fait de nuances, jamais tout à fait blanc ou noir, même dans le grossier ; et il y a ceux qui prétendent que pour être pertinent et fin, courageux, subversif, il suffit d’enlever les masques (et le reste). Si la justesse était une question de mise à nu, l’à-propos gambaderait nuit et jour sous nos fenêtres.