Le Témoin, Pietro Germi (1946)

La fraternité des pendus

Note : 3.5 sur 5.

Le Témoin

Titre original : Il testimone

Année : 1946

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Roldano Lupi, Marina Berti, Ernesto Almirante

Premier opus de Germi. Toujours avec les mêmes qualités à la direction. Une certaine forme d’humanisme aussi. Une collaboration au scénario avec Cesare Zavattini assure peut-être une note réaliste au film. Un réalisme noir, voire clinique et psychopathologique. Si dans l’atmosphère, on flirte avec le film noir (peut-être même avec le pré-noir qui avait des accents plus humanistes et plus réalistes), l’écriture tente une approche plutôt singulière. Et s’acclimater à certaines propositions qui n’obéissent pas à nos attentes (surtout en matière de films de genre) n’a rien d’évident. Il faut ainsi oublier ce que l’on sait d’un film noir et accepter certaines errances et propositions étonnantes.

Une fois que l’assassin recouvre sa liberté, on en est à peine à vingt minutes de films, à l’heure où, en général, toutes les histoires des autres s’achèvent. C’est que l’avocat du bonhomme a bougé lors d’une audience, l’air de rien, l’aiguille de la montre qui permettait au seul témoin accusant son client d’authentifier l’heure où il avait croisé l’assassin… Le témoin, étant assez honnête pour admettre qu’il s’était trompé, avait finalement provoqué sur le tard la relaxe de l’assassin promis à la peine de mort.

Commence alors un court périple proche de la fable pour être, pour le coup, totalement irréaliste : l’assassin décide de suivre le récit de la libération heureuse que lui avait fait un condamné à mort la veille de son exécution. Tout y est ou presque : le condamné lui avait décrit la rencontre avec une femme rieuse, tandis que l’assassin rencontre la plus belle femme de la région habillée en Cosette, tirant une tronche de travers marquée par le charbon qu’elle manipule comme dans les meilleurs films néoréalistes. L’assassin la tire des griffes de son Thénardier de patron, lui, l’homme sorti de nulle part. Ou plutôt de prison. L’assassin libéré ne lui dit rien de son passage éclair en prison ni de l’origine de l’argent qu’il possède, de quoi nous convaincre un peu plus, spectateurs, de sa culpabilité.

L’assassin veut alors se marier au plus vite. On comprend au détour d’un passage au service civil de la mairie qu’il cherche à se faire la malle le plus vite possible du pays une fois marié. La description psychopathologique prend dès lors plus d’épaisseur. On sent l’ombre de Crime et Châtiment désormais planer au-dessus de chaque action de l’assassin. Il s’énerve pour un rien, se comporte de manière incohérente, frise la paranoïa… et devient carrément odieux quand son dossier est pris en charge… par le comptable qui avait d’abord aidé à convaincre la justice de sa culpabilité avant de reconnaître qu’il s’était trompé sur l’infaillibilité de sa précieuse montre.

Étrange façon d’accueillir l’aide de celui qui, finalement, a permis de vous tirer d’affaire. Culpabilité, j’écris partout ton nom…

Dans un film noir, jamais un tel personnage ne se serait lié avec une jeune fille, sinon avec des intentions strictement criminelles (dans le cinéma américain, les méchants comme les héros ne possèdent aucune vie sexuelle : il aurait donc cherché à se marier avec elle parce que c’était pour lui la seule possibilité de quitter le pays). La proposition ici peut paraître étonnante, voire dangereuse : humaniser un individu que l’on sait désormais être coupable. Et pas qu’un peu. Le récit ne ment plus sur le caractère psychopathique du bonhomme. Pour autant, son désir d’aspirer au bonheur et à l’amour semble tout à fait authentique. Le film traite donc des éléments particulièrement archétypiques, voire irréalistes (sa sortie de prison) en même temps qu’il offre au spectateur une vision qui se refuse au manichéisme en ce qui concerne la nature du meurtrier. La fable néoréaliste tirera bientôt des ficelles beaucoup moins subtiles (surtout chez Zavattini) : en plus de sa part d’ombre, un criminel possède comme tout le monde une part indéfectible d’humanité. Contre-pied parfait aux films criminels américains dans lesquels les fautifs doivent systématiquement se faire châtier, et cela, rarement en passant par la case prison (comme des accents déjà de vigilante movie).

Ce désir peu commun de réhabiliter les criminels (dans la mesure de ce qui peut être sauvé), on le retrouvera dans Le Fils du pendu que Borzage réalisera, lui, en 1948. Dans les deux cas, le public accepte avec difficultés qu’on puisse se refuser à condamner d’un seul bloc les coupables. Cela devrait pourtant être le rôle de la société (et de l’art) de comprendre les individus en marge qui la composent et de chercher à les condamner pour leurs actes, non pour leur nature supposément monstrueuse. L’uniformité, c’est le fascisme. C’est au contraire en récusant la part d’humanité des pires criminels que l’on a sans doute plus tendance à favoriser leur émergence. Parce qu’on refusera de prendre conscience de leurs troubles avant qu’ils agissent, et parce qu’on aura vite fait de ne plus les réduire qu’à leurs travers en niant leurs propres besoins. Les monstres ne se créent pas tout seuls. Il y a des prédispositions, mais il y a aussi toute une société aliénante, méprisante envers ses êtres les plus désaxés, aidant à ce que ces êtres déséquilibrés passent finalement à l’acte.

Bref, la fable ne s’embarrasse pas de réalisme (un paradoxe, tant la forme l’est). Et voilà le comptable qui s’incruste chez le couple pour leur remettre en personne les documents de l’État civil. L’assassin se montre plus odieux que jamais avec lui, et sa Cosette commence à se demander si elle ne joue pas avec lui une version moderne du Petit Chaperon rouge.

Comme les paranoïaques ont parfois de bonnes raisons de se méfier de tout (surtout quand ils sont déjà coupables et ont échappé de peu à l’exécution), le brave comptable prend conscience que personne n’avait touché à sa montre… sauf l’avocat de l’accusé. Tragique révélation d’un homme foncièrement honnête comprenant qu’il a aidé à la libération d’un meurtrier… Le vieillard quitte les « amoureux », mais téléphone plus tard à la promise pour lui dévoiler le fin mot de l’histoire…

Seulement, comme les fables n’ont jamais eu peur du rocambolesque (c’est même à ça qu’on les reconnaît), le meurtrier suit sa Cosette au rendez-vous fixé par le comptable. Mais contre toute attente, le vieil homme ne se présente pas… Et l’assassin le découvre en se rendant chez lui pour… le tuer (on est en plein Dostoïevski à cet instant : le récit décrit la pulsion de mort à travers un prisme psychologique où sont décrites les différentes phases de l’assassin en lutte contre lui-même) : le vieux comptable est déjà mort. Le Petit Chaperon rouge a tellement tardé à se rendre chez sa grand-mère que le loup l’y a trouvée déjà morte ; pris de chagrin, le loup attend alors l’enfant pour lui annoncer la triste nouvelle…

Le public a de quoi être décontenancé. Tiraillé par une épouvantable envie de tuer quelqu’un, ce quelqu’un trépasse avant que vous vous rendiez chez lui… Si ce n’est pas cocasse. Ou embrassant. L’acte manqué d’un assassin. L’anti-thriller.

Mais le spectateur qui en a déjà trop vu et qui trépigne sur sa chaise n’en a pas fini avec les retournements rocambolesques : alors que Cosette s’apprêtait à filer à l’anglaise, l’assassin arrive à la convaincre de rester. Elle l’aime. On rit jaune. On sait qu’elle ne devrait pas. Mais dans toute fable, certains côtés réalistes nous rappellent que l’on n’est pas tout à fait non plus dans la fantaisie. Oui, les femmes peuvent s’enticher d’ordures. Elles peuvent leur dire sincèrement qu’elles les aiment. Et être sous une forme d’emprise qui les empêche de partir (ce n’est pas une question pécuniaire : elle avait trouvé l’argent de l’assassin, celui-là même qui avait motivé son précédent crime, et aurait donc pu partir avec). Non, elle l’aime : son assassin la traite relativement mieux que Thénardier, alors, que voulez-vous…

Le dénouement fera pouffer les sceptiques : l’assassin avoue son crime à sa belle et lui dit qu’il va se dénoncer. Certains assassins partent comme des voleurs, d’autres partent se rendre comme des rois à la police. Ah, non, pardon, jamais personne ne se livre ainsi à la police. Sauf les mineurs qui ont allumé des pétards. Les rois, les puissants nieront, eux, toujours leur crime. La morale des fables ne s’applique qu’aux misérables.

Voilà. Dans un film noir américain, sauf dans Le Fils du pendu, on achève les assassins comme de la vermine. Dans Le Témoin, l’assassin, après moult péripéties, se résigne à assumer son crime et à se rendre. L’une satisfait nos penchants misérables ; l’autre fait moins plaisir, mais elle contient aussi sa part de lumière. Le monde n’est pas tel que l’on voudrait qu’il soit, alors autant nous donner à voir un monde tel qu’il pourrait être s’il n’était pas tel qu’il est vraiment.

Je vous laisse avec cette dernière phrase et pars me rendre à la police pour avoir assassiné la logique.

Ou pas.


Le Témoin, Pietro Germi 1946 Il testimone | Orbis Film


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L’amore, Roberto Rossellini (1948)

Note : 3.5 sur 5.

L’amore

Année : 1948

Réalisation : Roberto Rossellini

Avec : Anna Magnani, Federico Fellini

Un premier sketch remarquable écrit par Jean Cocteau (auteur de quelques pièces en un acte faisant le bonheur des apprentis comédiens). Anna Magnani n’a plus rien d’une apprentie, et le film étant composé d’une seule et longue séquence d’une femme délaissée par l’homme qu’elle aime finissant par lui parler au téléphone, c’est un rôle en or pour une actrice. La patte Cocteau ne plaira pas à tout le monde, mais un auteur qui sait ce qui met en valeur les acteurs de son époque (des tunnels leur permettant de déblatérer seuls face au public), c’est précieux.

Le second sketch est bien moins réussi. Si la première séquence (une rencontre entre Anna Magnani et un Federico Fellini, jeune, blond, muet et beau comme un dieu) vaut le coup d’œil pour le quiproquo amusant qu’il déploie, le récit tire ensuite trop sur la corde des évidences sans rien apporter de nouveau au calvaire de cette pauvre fille engrossée par un salaud. Le message est clair, trop clair pour se laisser séduire. Dans une Italie très catholique, cette sorte de supplice néoréaliste, populaire, lyrique et anticlérical a sans doute fait son petit effet (et il avait peut-être vocation à choquer et à tirer la sonnette d’alarme sur l’hypocrisie de croyants), mais le film paraît aujourd’hui trop démonstratif et inutilement tiré en longueur. Même la performance d’Anna Magnani, au départ, parfaite, en devient ridicule et lourde. Il y a les forceurs qui cherchent à s’attirer les faveurs des dames ; et il y a les forceurs qui appuient trop fort sur la porte des évidences au point de les enfoncer.

Le premier volet passe dans mon top des films italiens préférés ; évidemment, pas le second (ils sont fatigants avec leurs films insécables).


L’amore, Roberto Rossellini (1948) | Finecine, Tevere Film


Le Démon de la chair, Edgar G. Ulmer (1946)

Les Dix Petits Amants

Note : 2.5 sur 5.

Le Démon de la chair

Titre original : The Strange Woman

Année : 1946

Réalisation : Edgar G. Ulmer

Avec : Hedy Lamarr, George Sanders, Louis Hayward, Hillary Brooke, Gene Lockhart

Film pénible à voir. Mettez-moi un personnage antipathique entre les pattes, et cela en devient un supplice. Celui-ci est une sorte de mélange monstrueux entre les personnages de vipère souvent attribués à Bette Davis, le personnage de Scarlett dans Autant en emporte le vent (sans le charme et l’insouciance qui vont avec), et celui de Jennifer Jones dans La Furie du désir. Voir une femme volontaire, ambitieuse, c’est bien, sauf qu’on n’est pas à l’époque de Baby Face : le « code » tire tellement sur la corde pour accabler le personnage qu’il en devient un psychopathe. Les femmes fatales s’en tirent toujours mieux quand on en fait des sphinx fantomatiques, c’est pourquoi les films noirs les utilisent si bien. Dès lors qu’on en fait des personnages principaux, et qu’on cherche à les accabler, ça ne marche plus.

Le récit souffre également d’une construction étrange. Les enjeux (l’ambition dévorante du personnage féminin, manifestement) sont mal exposés parce que le personnage d’Hedy Lamarr ne se confie en réalité jamais à aucun des hommes qu’elle séduit : ce n’est pas au moment des dénouements ou des révélations ponctuelles ou des conflits qu’on doit lâcher ces informations. Et les hommes, ou proies de cette psychopathe se succèdent les uns après les autres, ce qui n’aide pas le récit à trouver sa cohérence.

C’est original au fond : une sorte d’amorce de Dix Petits Nègres avec moitié moins d’amants se succédant les un les autres. L’impression surtout de voir un long film essentiellement misogyne en fait, avec en filigrane le message suivant : « Demoiselles, voilà le type de femme que vous ne devez surtout pas devenir. » Ce n’est pas le tout de donner des premiers rôles à des femmes, encore faut-il y présenter une image positive de la femme. Ici, on serait plutôt dans le cliché du personnage féminin calculateur, matérialiste, et forcément réservé à des femmes issues du milieu populaire, élevées par des pères alcooliques… On pourrait comparer le personnage à celui de La Femme de Seisaku. On reproche à l’une sa grande beauté, et on la suspecte des intentions portées par le personnage de l’autre film… On comprend facilement dans le film japonais le sens tragique d’être accusée à tort par une population jalouse de votre beauté, et dans l’autre, la facilité de pointer du doigt un type de femme (libre) qu’en réalité personne n’accuse, sauf peut-être les hommes qui en ont peur (les saints sont aveugles, les hommes, toujours victimes), quand tout pourtant les accable. La différence entre la tragédie et le mélodrame en somme (on frôle le grand-guignol, même si on s’épargne au moins le mauvais goût — quoique, la fin inéluctable du personnage malfaisant n’est pas loin d’être ridiculement outrancière).


Le Démon de la chair, Edgar G. Ulmer 1946 The Strange Woman | Hunt Stromberg Productions, Mars Film Corporation


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La Chasse tragique, Giuseppe De Santis (1947)

Note : 4 sur 5.

La Chasse tragique

Titre original : Caccia tragica

Année : 1947

Réalisation : Giuseppe De Santis

Avec : Vivi Gioi, Andrea Checchi, Carla Del Poggio, Massimo Girotti

Nouvel exemple de « téléphone noir » (films criminels sentimentaux que j’ai évoqués dans Chronique d’un amour) dans une variante ici plus rurale.

Comme avec Ossessione auquel De Santis avait participé, et à l’image de Riz amer et de Pâques sanglantes, l’influence des films criminels américains des années 30 et des films noirs qui suivront est évidente. Influence à laquelle il faudrait peut-être rajouter les films soviétiques, ici, la direction d’acteurs marquant parfois une certaine forme de lyrisme, voire de théâtralité, plus commune en URSS à la même époque.

Mais le plus frappant, c’est sans doute pour moi la manière dont De Santis utilise une nouvelle fois les espaces et les décors : mur éventré caché derrière un rideau dans un appartement du second étage laissant voir l’horizon, bric-à-brac permanent, douche à même le sol dans une pièce commune prise tout habillé (!), danse improvisée sur le wagon d’un train à l’air libre, place de bâtiments en ruine accueillant des centaines de vélos attendant leur propriétaire, et l’impression générale de suivre une sorte de road movie dans un grand bazar. Bientôt, on en fera même presque un genre à part entière, ce que j’appelle les « films de grenier », beaucoup plus minimalistes, voire expérimentaux en se contentant d’une trame maigre comme un fil et d’une distribution a minima.

J’avais déjà fait remarquer l’utilisation des espaces exceptionnels dans Pâques sanglantes, l’effet est purement décoratif, mais spectaculaire. Tant que l’effet se met au service d’une histoire à raconter, ça me va.


 

La Chasse tragique, Giuseppe De Santis 1947 | Associazione Nazionale Partigiani d’Italia (ANPI), Dante Film


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L’obscurité de Lim

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Au nom de la loi, Pietro Germi (1949)

Sicile : Si cille, ci-gît

Note : 4 sur 5.

Au nom de la loi

Titre original : In nome della legge

Année : 1949

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Massimo Girotti, Charles Vanel

La mise en scène au cinéma n’est pas faite que de mouvements de caméra ou de découpage technique ; mettre en scène, c’est aussi et surtout diriger des acteurs, c’est-à-dire les mettre en situation dans le cadre. Pietro Germi en donne le parfait exemple ici. On aura rarement vu des acteurs jouer aussi bien leur partition des premiers aux seconds rôles dans une logique de montée constante de l’intensité.

Au nom de la loi est un western de Sicile, un film de mafia obéissant plus aux logiques épurées, mythologiques et brutales d’un récit situé dans le Far-West qu’à celles d’un film policier. Tous les archétypes du western sont présents, et un élément essentiel du genre l’est encore plus : la menace sauvage, directe, physique (en face-à-face ou derrière une colline, au coin de la rue), explosant rarement dans le champ de la caméra. Si les meurtres sont montrés à l’écran, les coups de feu son hors-champ, accentuant l’impression que les tirs peuvent être tirés de partout et à tout moment.

Pietro Germi met donc parfaitement en scène cette menace permanente par le biais de ses acteurs : les regards se font face sans jamais se baisser, c’est encore par le regard qu’on jauge son adversaire, qu’on lui tient tête ou qu’on cherche à l’intimité. Jusque dans les seconds rôles, les jeux de regards servent à créer cette ambiance pesante et menaçante. Par exemple, quand l’un des chefs mafieux suspecte la femme du baron d’un double jeu, il lui jette rapidement un regard en coin montrant explicitement par là au public ses suspicions. Ces petits coups d’œil qui ne durent parfois qu’une fraction de seconde servent aussi à ponctuer un plan ou une séquence (tandis que les regards insistants apparaîtraient probablement plus au premier plan et au cœur d’une séquence). Avec les mêmes conséquences et effets sur le spectateur qu’un aparté au théâtre : la connivence avec le spectateur et l’addition à la scène d’une information qu’on pourrait suspecter de ne pas être totalement diégétique, car en réalité dans la vraie vie on ne laisse jamais apercevoir de telles expressions car elles pourraient trahir nos pensées.

Preuve une nouvelle fois que jouer au cinéma comme au théâtre, diriger des acteurs, ce n’est pas « faire comme dans la vraie vie ». Un jeu bien dirigé est beaucoup plus riche en informations qu’un jeu qui se contenterait d’être « vrai », et sans que cela pour autant fasse « moins vrai ». Jouer, c’est une illusion, tout est connivence et aparté avec le public ; les acteurs qui croient pouvoir donner à voir en étant naturels, s’illusionnent eux-mêmes sur le pouvoir d’évocation ou d’expression de leur « nature ». On peut bien sûr décider de procéder sans ces informations apportées au public, mais on le fait alors dans une logique de distanciation, car « naturellement », en « cherchant le vrai », on rend plus difficile l’accès à ces informations que le public est alors invité à imaginer. Le tout est de savoir ce qu’on fait : adopter un style de jeu naturaliste en tentant par ailleurs de multiplier les effets d’identification aux personnages, c’est probablement se casser la gueule, même si on le sait l’équilibre entre identification et distanciation permet a priori certaines combinaisons n’allant pas de soi. Au cinéaste alors à trouver la bonne formule, la cohérence, la faire adopter à ses acteurs, s’y tenir tout au long du tournage, et convaincre le public qu’il a adopté la bonne formule… (Public qui d’ailleurs aura rarement conscience de ces enjeux de mise en scène, surtout s’il conçoit la mise en scène qu’à travers le jeu avec la caméra, le montage et autres éléments techniques du film…)

C’est toute la subtilité de jouer un sous-texte qu’aucun acteur ne proposera sans la direction d’un metteur en scène. Hitchcock d’ailleurs avait raison : l’intensité des regards chez ceux qui s’aiment est quasiment identique à celle des regards de ceux qui se sentent menacés, qui sont aux abois ou qui jaugent un adversaire. On voit bien ici une sorte de continuité d’intensité des regards entre les séquences de confrontation entre la mafia et la justice et entre les séquences entre le jeune juge et la baronne.

Le film est présenté comme appartenant à une mouvance néoréaliste, les critiques auront vite fait de placer le film dans cette catégorie en y voyant les décors naturels et les quelques acteurs amateurs du film. En réalité, on est loin du naturalisme, donc du néoréalisme, et on serait plus encore une fois soit dans le western soit dans la tragédie (ce qui n’est pas loin d’être la même chose). Il n’est pas étonnant d’ailleurs de voir que d’autres équipes d’écritures en Italie produiront dès la décennie suivante les chefs-d’œuvre que l’on connaît (Fellini et Monicelli ont participé au scénario, si le premier est sans doute un peu loin du western, le second, sans avoir jamais réalisé de western spaghetti à ma connaissance, s’en rapproche avec des films plutôt picaresques).


 

Au nom de la loi, Pietro Germi (1949) In nome della legge | Lux Film


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Les Indispensables du cinéma 1949

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Cynthia, Robert Z. Leonard (1947)

Le grand remplacement

Note : 2.5 sur 5.

Cynthia

Année : 1947

Réalisation : Robert Z. Leonard

Avec : Elizabeth Taylor, George Murphy, Mary Alstor, S.Z. Sakall, Anna Q. Nilsson

À une époque où certains en France parlent de déclin, il est révélateur que les mythes de l’American Way of Life et de l’American Dream sonnent ici si faux. On y évoque la sacro-sainte soirée du bal de fin d’année du lycée, si chère aux adolescents américains, revisitée maintes fois par des films au cours du XXᵉ siècle, au point d’en faire un repère culturel pour des spectateurs étrangers ignorant tout de cette « tradition ». Je n’ai aucune idée si ce mythe repose sur des bases réelles et si elle est partagée par tous dans ce pays, en tout cas dans le film tout sent le factice à plein nez. L’histoire est censée prendre place dans un coin paumé de l’Illinois, or, en dehors de régionaux de l’étape (dont le réalisateur et Mary Astor), la distribution reflète ce qu’était encore à cette époque Hollywood : la Babel du XXᵉ siècle. Certains réactionnaires en France pourront toujours nous faire croire que la grandeur d’un peuple se reconnaît à la pureté de son sang (on en est là, parce que je paraphrase, mais c’est bien ce qu’ils disent) ; en réalité, dans l’histoire, c’est probablement le contraire. Les grandes civilisations ont toujours servi de carrefours des peuples. Et c’est facilement compréhensible : toutes les personnalités qui cherchent à réussir, à se faire un nom, à sortir de leur condition, à élargir leur horizon se rendent dans les centres urbains où les opportunités existent. Au tournant du XIXᵉ et du XXᵉ siècle, les États-Unis sont devenus (et l’étaient déjà sans doute avant aussi) une puissance dont le développement était basé sur l’immigration. Et Hollywood, dès le milieu des années 10, s’est imposé pour incarner ce rêve à l’écran.

Qu’y avait-il à ces premières heures de Hollywood ? Des Britanniques, des Canadiens, des Américains de la côte Est, mais aussi beaucoup d’Européens non anglophones : des Austro-Hongrois, des Allemands, des Scandinaves, des Russes, des Français essentiellement. Et tout ce petit monde s’est réuni pour fabriquer des mythes, ou un mythe, celui d’un rêve auquel ils prenaient part, souvent dans l’ombre, parce que si les personnages sont certes dévolus le plus souvent à des Blancs américains, surtout dans un tel film censé se situer dans un petit coin d’Illinois, si l’on y prête un peu attention, les immigrés n’y sont pas absents, et ils n’y occupent pas forcément non plus les places les plus basses de la société (ici le professeur de musique, et son acteur, originaire d’Europe centrale par exemple).

Ça, c’est la face visible de Hollywood. Derrière, une bonne partie de la distribution et des techniciens (alors même qu’il n’y a sans doute pas plus « américain » comme film) sont des immigrés européens. D’ailleurs, encore à cette époque-ci, je dirais, au doigt mouillé, qu’au moins neuf personnes sur dix travaillant dans cette industrie ne sont pas originaires de Californie.

Et au milieu de ces acteurs étrangers, ce qui est là encore assez symptomatique, c’est la présence de deux actrices au parcours identique à quarante ans d’intervalle. Il n’y a pas de « grand remplacement », mais des « grands rushs ». En revanche, parfois, l’histoire semble se répéter. Elizabeth Taylor est Britannique par sa naissance et Américaine par ses parents (son père vient de l’Illinois, ce qui l’aura aidé sans doute pour l’accent). Elle les suit aux États-Unis pendant la guerre où elle deviendra rapidement une enfant-star en jouant dans la série des Lassie. Pendant sa carrière, elle passera aisément d’un continent à l’autre et sera considérée comme une des plus belles femmes du monde… Un peu comme Anna Q. Nilsson.

À l’époque où le film est tourné, il est fort à parier qu’une bonne partie des spectateurs avaient déjà (et au contraire cette fois de Taylor qui restera une star pendant plusieurs décennies) oublié cette ancienne star du muet. Je traçais son parcours dans mon article sur le Hollywood Rush. Pour résumer, elle quitte sa Suède natale à peu près à l’âge qu’a Elizabeth Taylor dans le film, pour rejoindre l’Amérique, et devient modèle au début du siècle. On dit alors qu’elle serait la plus belle femme du monde (on ne sait pas en revanche si elle avait les yeux violets). Le cinéma se fait sur la côte Est, les studios d’alors font d’elle une star, elle multiplie les premiers rôles dans des films largement aujourd’hui oubliés ou perdus. Elle connaîtra par conséquent ce glissement rapide de l’industrie américaine du cinéma vers la Californie. C’est l’époque des grandes mobilités, peut-être même ironiquement, beaucoup plus qu’aujourd’hui (c’est assez étonnant de voir à quel point les facilités de transport ne facilitent pas pour autant le nomadisme, à moins que ce soit une forme de conservatisme généralisée à mille lieues des idées reçues selon lesquelles le monde serait rempli d’immigrés…), la star ne déroge pas à cette habitude, et elle n’hésite pas à retourner en Europe pour tourner. On est autour des années 15-25, et ceci explique sans doute que son nom soit relativement éclipsé aujourd’hui, car ce qu’on retient en général du cinéma muet, c’est beaucoup plus volontiers la fin des années 20, en tout cas pour ce qui est des films à Hollywood (le parlant portera un coup fatal aux productions européennes, et leurs concurrents américains s’imposeront jusqu’aux années 60). Bref, les deux actrices se croisent ici à peine (Anna Q. Nilsson apparaît dans un rôle anecdotique, et ne l’ayant vue que dans le Regeneration de Walsh — sans doute aperçue aussi dans Le Garçon aux cheveux verts où elle croisera un autre enfant-star, Dean Stockwell, qui vient de nous quitter —, je guettais son apparition). Autre similitude, les deux actrices seront victimes toutes deux d’accidents de cheval et en garderont des séquelles à long terme…

Elizabeth Taylor / Anna Q. Nilsson

Alors voilà, oui, l’essence même du rêve américain, c’est qu’il repose sur une illusion. L’illusion d’une tradition inamovible et d’une culture unique. Une illusion si bien ancrée chez certains (étrangers obsédés par l’idée de déclin) qu’ils oublient ou ignorent que ces mythes identitaires sont des arnaques, des constructions culturelles auxquelles, finalement, il n’y a sans doute que les « perdants » pour chercher à les imiter et courir après. Les peuples ne se suicident jamais aussi bien (référence à un certain « suicide » censé être la conséquence d’un « grand remplacement ») que quand ils s’imaginent dépositaires d’une histoire ou d’une tradition unique, que quand ils courent derrière des mirages. Tous les peuples, toutes les grandes civilisations, toutes les cultures solidement affirmées et qui rayonnent au-delà de leurs frontières sont issus d’un « grand remplacement », d’un gigantesque cirque culturel et ethnique où se retrouvent tous les gens qui ont faim. Faim de reconnaissance, de savoir, de richesse. Des milliers (sans doute pas assez) de migrants passent par la France pour rejoindre la Grande-Bretagne chaque année. Mais le scandale, ce n’est pas que ces personnes nous « envahissent », mais au contraire qu’ils voient en la Grande-Bretagne leur eldorado ! S’il y a un déclin de la France, il est là. Comment se fait-il que des étrangers, qui ont faim de liberté et de travail, soient prêts à mourir en traversant la Manche plutôt que de chercher à faire leur vie chez nous ? Cynthia illustre et met en scène ce mythe étrange et lointain (et que pourtant toutes les sociétés de consommation du XXᵉ siècle ont tenté de reproduire au point d’arriver à nous faire croire que ce modèle pouvait être aussi le nôtre), mais que faisons-nous du rêve français ? Du savoir-vivre à la française ? Ce rêve à construire en regardant vers demain est-il le rêve d’une France fantasmée d’hier, entre celle de De Gaulle et celle de Pompidou, ou est-il le rêve d’une France altruiste qui se définit parfois encore (et sans fondement historique) « pays des droits de l’homme » ? Est-il le rêve d’une France consciente qu’un étranger qui apprend sa langue, qui cherche à en adopter les mythes (mêmes, et presque toujours, faux), qui s’installe chez elle, non pour la détruire mais pour la faire grandir, est un atout pour elle ?

Le film, sinon ?… Eh bien, comment croire en un film dans lequel une fille de quinze ans possède un portrait de son père dans sa chambre ou dans lequel ce père interdit à sa fille de suivre des cours de chant parce qu’il craint pour sa santé fragile en rajoutant un peu de tabac dans sa pipe ?… Il y a des mirages plus crédibles ou plus enviables que d’autres.

Autrement, il faut l’avouer, il n’y en a que pour Elizabeth Taylor. Elle se démarque encore assez mal dans les séquences bavardes, elle minaude affreusement et récite comme toutes les petites stars de son âge. Mais dans les séquences où elle peut prendre son temps, quand on entend les violons (polonais) derrière ses yeux brillants (le public la connaît déjà bien en couleurs grâce à ses apparitions dans de précédents films pour la MGM, mais le film ici est en noir et blanc), le talent est évident. On sent aussi poindre par instants cette horrible voix d’oie qu’elle adoptera par la suite dans ses éclats plaintifs. Des cheveux noirs venant déjà contraster parfaitement avec sa peau blanche, un corps qui fait déjà tourner les têtes des hommes (quand son petit ami la voit descendre les escaliers, pour le coup, on n’a pas besoin de beaucoup d’efforts d’imagination pour croire à la situation). Et surtout, une interprétation remarquable dans un exercice compliqué : celui du chant. Aucune idée s’il s’agit de sa voix, mais la qualité de son interprétation à ce moment ne fait aucun doute sur ses capacités réelles. Autorité, maîtrise, variations, justesse, quel talent !… C’est peut-être un détail, mais un détail qui explique (a posteriori) beaucoup du talent qu’on lui connaîtra par la suite.


 

Cynthia, Robert Z. Leonard 1947 | MGM


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La freccia nel fianco, Alberto Lattuada (1943-45)

La freccia nel fianco

La freccia nel fianco Année : 1943-45

8/10 iCM IMDb

Réalisation :

Alberto Lattuada

Avec :

Mariella Lotti, Leonardo Cortese, Roldano Lupi

Top films italiens

Listes sur IMDb :

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Retournement de mineur. D’un classicisme absolu, sorte de « téléphone noire » : tout est futile, jusqu’à ce que ça devienne tragique (et il faut l’avouer, un peu mélodramatique, forcé).

L’essentiel est ailleurs : l’élégance toujours de Lattuada, et surtout ici une qualité de direction d’acteurs assez fabuleuse. Alors qu’on plonge allègrement dans le mélo, Lattuada tient ses acteurs, les forçant à jouer dans la retenue quand il serait si facile d’en faire trop et de jouer à la lettre ce que les péripéties mélodramatiques pourraient nous dicter de faire. C’est là que Mariella Lotti est exceptionnelle. On est littéralement (si tant est que ce soit possible) dans ses pensées ; rien ne transparaît pourtant sur son visage, sinon une certaine gravité, une dignité peut-être. Et quelle beauté, quelle autorité !…

Regarder un gros plan de Mariella Lotti, c’est comme épouser en un instant toute la face du monde, son histoire, comme si ce visage résumait à lui seul tout ce que le monde a pu produire et produira encore. L’étonnante impression que rien n’existe autour, pas même la mémoire des mille visages qu’elle arrive ainsi à éclipser en une seconde… Vaut bien l’énigmatique sourire de Mona Lisa, cette Mariella Lotti…


La freccia nel fianco, Alberto Lattuada 1943-45 | Artisti Tecnici Associati


Les Parents terribles, Jean Cocteau (1948)

Note : 4 sur 5.

Les Parents terribles

Année : 1948

Réalisation : Jean Cocteau

Avec : Jean Marais, Gabrielle Dorziat, Josette Day, Yvonne de Bray

— TOP FILMS

Il y en a encore qui utilise l’adjectif théâtral comme péjoratif (sans y être probablement jamais allé au théâtre), quand on n’aurait pas idée de dire d’une adaptation de roman qu’elle est romanesque… Qu’est-ce que le cinéma ? (Bazin ©) Faire un gros plan de « Sophie » quand son fils tombe dans les bras de sa Madeleine chérie. Au cinéma, on monte, on découpe, on choisit. Même dans un espace grand comme un dé à coudre, c’est le hors-champ qu’il faut faire exister. Parce que certes, c’est très bavard, mais le découpage de Cocteau est remarquable (nombre de raccords dans le mouvement, de panoramiques ou de travellings d’accompagnement, très importants, sans qu’on voie quoi que ce soit ; le bonhomme fait même des plongées, bien avant que certains voient Scorsese l’utiliser pour la première fois en criant au génie).

Au-delà de ça, le nœud tendu par Cocteau au milieu de ses personnages, sorte de mélodrame vaudevillesque tournant à la tragédie (et finissant au fond comme un Cocteau, par une morale certes élégante mais un peu chiante), c’est tout de même quelque chose. Et toujours cette idée qu’on retrouve souvent chez lui autour de la question du mensonge (j’aime la vérité, mais la vérité ne m’aime pas, etc.) : le plus réussi ici étant que Madeleine est peut-être la seule à se refuser au mensonge, et qu’elle s’y trouve prise malgré elle. La moralité d’ailleurs de la vérité absolue dans laquelle toutes les vérités se font face n’est pas celle de Cocteau. On peut ne pas être d’accord, mais il est au moins fidèle à la sienne de morale. La vieille crève et un autre amour peut maintenant commencer, pour que les roues de la charrette de l’amour continuent de tourner…


Les Parents terribles, Jean Cocteau 1948 | Les Films Ariane

Le Mur invisible, Elia Kazan (1947)

Note : 2.5 sur 5.

Le Mur invisible

Titre original : Gentleman’s Agreement

Année : 1947

Réalisation : Elia Kazan

Avec : Gregory Peck, Dorothy McGuire, John Garfield, Celeste Holm, Dean Stockwell

Pas bien convaincu. La direction d’acteurs est exceptionnelle, avec des acteurs chuchotant presque parfois, toujours très justes, avec notamment Celeste Holm et l’inévitable Dean Stockwell… Mais, alors qu’on n’est pas loin de la création de l’État d’Israël, qu’on est deux ans après les horreurs des camps en Europe, faire un film sur l’antisémitisme de tous les jours peut-être là où on pourrait pourtant imaginer qu’il est le moins criant (la côte est des États-Unis), ça ressemble pas mal à un exercice de défonçage de portes ouvertes.

En plus du ça, on a de toute évidence un film à thèse, idéologique, et cette petite propagande ressemblant pas mal aux films éducatifs qu’on balancera dans les salles au public souvent adolescent pour les deux ou trois décennies qui viennent…, ça n’a jamais réussi à faire de bons films. Un bon film, ça met en lumière les zones grises d’une société ou de « l’âme humaine ». Ce qui est particulièrement mal foutu ici, c’est donc bien que le personnage de Peck ne remette jamais en question ses propres réflexes antisémites. Ce qu’il n’hésitera pourtant pas à faire (vive le préjugé) avec sa petite amie !…

Au bout de dix minutes pourtant, alors que le personnage de Gregory Peck peine à trouver un angle d’attaque pour ses articles, il raconte à sa mère qu’avec d’autres sujets, ce n’était pas compliqué : avec des ouvriers, il lui suffisait de se faire ouvrier, avec les ballerines, de se faire ballerines, pour comprendre ce qu’ils éprouvaient… Mais avec les juifs, non, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire. Badam ! On se dit, bah voilà, en quoi ça devrait être différent ? Est-ce que l’antisémitisme, ce n’est pas un peu ça pour commencer ? S’interdire de penser qu’on puisse se mettre à la place d’un juif pour comprendre ce qu’il éprouve ? Eh ben, non ! Aucun jugement sur lui-même, sinon pour se taper sur la cuisse tendance « mais bon sang, c’était pourtant simple ! » en maugréant contre lui-même de ne pas y avoir pensé avant… C’est pareil que pour un ouvrier ou une ballerine ! Ben, bien sûr que c’est pareil. Et alors, pourquoi t’a-t-il fallu tout ce temps pour reconnaître qu’il n’y avait strictement aucune différence ? C’est bien parce que dans ton esprit, ce n’était pas si évident, pas naturel… Et il est là, le racisme, celui du préjugé involontaire à la base de tous les petits et gros racismes. Le mur invisible, il n’est pas vis-à-vis des autres, mais de soi-même, celui qu’on s’interdit de voir en nous remettant en question, et en comprenant que la base du racisme est en chacun de nous.

Ça commençait donc mal. L’antisémite, on le cherche toujours chez les autres, jamais en soi-même. Si on n’a pas compris ça, à mon sens, on ne comprend rien aux préjugés de toutes sortes, en particulier ethniques.

Plus grave encore, le film est donc construit sur un subterfuge d’identité qu’on retrouvera par la suite et qui ne doit pas être ici à son premier coup d’essai (Shock Corridor, L’Invraisemblable Vérité, ou dans le même genre Dans la peau d’un Noir). Pendant tout le film, le personnage de Gregory Peck se moque donc de tout son monde en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas. Moi, éthiquement parlant, ça me pose problème. Il ne le fait pas pour soutirer une information à un salopard, il ne s’infiltre pas dans un monde mafieux pour en faire état en tant que journaliste ou comme d’autres pourraient chercher à le détruire ; non, il se fout de la tête de ses collègues, il demande à son fils de mentir, et impose ça à sa copine sans même lui demander son avis. Un type qui ment délibérément à un public dupe et à qui on n’a rien à reprocher, c’est se foutre de leur tronche. C’est non seulement partir sur le préjugé (non plus racial mais idéologique) comme quoi au fond, hein, on (surtout les autres) serait un peu tous antisémites sans le savoir…, mais c’est surtout un peu s’ériger en inquisiteur chargé de révéler la véritable nature des uns ou des autres, là où, franchement, y aurait sans doute mieux à faire ailleurs… L’antisémitisme au sortir de la guerre sur la côte est… Sérieux… Ah oui, grande cause nationale, grands papiers qui vont vous révéler de grandes découvertes ! Et le plus gerbant dans cette affaire, c’est que quand Peck leur révèle que monsieur n’est pas juif, certains s’en moquent totalement…, histoire de bien montrer, qu’eux, qu’il soit juif ou non, ça ne les dérange pas le moins du monde. Mais, oh !… qu’il se soit foutu de votre gueule en se faisant passer pour un autre, qu’il se soit servi de vous pour pondre ses articles à vos dépens, ce n’est pas problématique ?…

Le comportement d’ailleurs de ce journaliste s’achève sur une autre perle : monsieur semble trouver en la personne de sa collègue à la langue bien pendue un double parfait, il lui laisserait presque entendre que ça pourrait coller entre eux, et patatras, il retombe dans les bras de sa dulcinée qu’il n’a cessé de contrarier avec ses suspicions incessantes… Et elle lui tombe dans les bras bien sûr. Plus les hommes sont des salauds, plus les femmes aiment ça, que ça nous dit…

Il faut aussi noter que le film est adapté d’un roman écrit par une femme, et que le coup de chasser un préjugé ethnique alors qu’on se vautre soi-même dans des clichés rétrogrades concernant la place de la femme au foyer ou le rapport entre maris et femmes, pardon, mais je ne peux m’empêcher de trouver ça quelque peu ironique.


Le Mur invisible, Elia Kazan 1947 Gentleman’s Agreement | Twentieth Century Fox


Liens externes :


Martin Roumagnac, Georges Lacombe (1946)

Note : 3 sur 5.

Martin Roumagnac

Année : 1946

Réalisation : Georges Lacombe

Avec : Marlene Dietrich, Jean Gabin, Daniel Gélin

On est parfois si bien à travailler avec des amis qu’on en oublie que l’étincelle chez le public, elle brille de l’incertitude, des petits silences qui se toisent et des flirts entre amants. Manque la tension, quoi. Entre Gabin et Dietrich surtout. Lacombe ne semble pas flairer le problème parce qu’il les laisse aller comme deux vieux amants qui n’ont plus l’air que des frères et sœurs. Comme c’est affreusement bavard, s’appuyer sur le texte peut paraître pour tout le monde un appui assez pratique, or c’est souvent un piège. Résultat, tous les moments forts sont ratés, car vite expédiés, ou mal exploités. Ce n’est pas tant que c’est bavard, mais bien que le jeu de la jalousie et de la pute éperdue ne prenne jamais. Si ce n’était par les dialogues, ça devait passer par les gestes, les attitudes, les regards. Mais rien ne se passe.

Il y a aussi comme un creux, ou un détour, qui prend mal sur la fin, celui de la judiciarisation de l’affaire si on peut dire. Laisser Dietrich pour morte alors qu’on la sent si engagée à gommer jusque-là tout ce qui pourrait rester d’accent allemand, c’en est bien triste, et on se sent comme orphelins, laissés avec un homme devenu un vulgaire connard. Il y a quelque chose, là encore, qui prend jamais : les remords de Gabin. On l’imagine déjà mal jaloux au point de tuer sa belle, mais jouer les filous et culpabiliser sur le tard, ce n’est pas trop dans le registre du bonhomme. Suffit parfois d’un plan pour remédier à ça, mais Lacombe ne semble être bon qu’à suivre une partition dictée pour lui par des lignes de dialogues et des situations romancées.

En revanche, l’interprétation est remarquable. Peut-être trop justement, car à force de chercher à être juste, nature, simple, on passe à côté de la situation, et de la logique de mise sous tension d’une intrigue. Dans un cinéma naturaliste pourquoi pas, mais justement là, on est dans autre chose, d’un peu baroque certes, passant de la romance au film de prétoire, mais pas grand-chose à voir avec un petit réalisme à La Belle Équipe (dont le finale « fait divertissant » souffrait justement déjà d’un mélange de genres impossible et tournait là encore à l’impasse). Faut voir Dietrich en français pour voir son talent, et ce malgré un haut de visage dessiné à la Playmobil.


Martin Roumagnac, Georges Lacombe 1946 | Alcina


Listes sur IMDb : 

Une histoire du cinéma français

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