Jinpa, un conte tibétain, Pema Tseden (2018)

Note : 3.5 sur 5.

Jinpa, un conte tibétain

Titre original : Zhuang si le yi zhi yang

Année : 2018

Réalisation : Pema Tseden

On sait généralement peu de choses du cinéma indépendant chinois, alors que dire du cinéma tibétain sinon que Jinpa représente, pour le moins, une excellente opportunité de le découvrir. Mais si on espère y trouver dans ce sixième film de son réalisateur, Pema Tseden, une représentation convenue et folklorique du Tibet, on risque fort d’y laisser ses plumes de cinéphile. Parce que si on peut imaginer, notamment à travers certains thèmes abordés en communication plus ou moins directe avec des usages bouddhiques, un rapport à la tradition locale, le film oppose surtout curieusement deux styles ou univers bien différents : à la fois un onirisme proche du surréalisme et une modernité décalée, voire déjà désuète qui a, pour qui ne connaîtrait rien du Tibet actuel, un petit air dystopique à la Mad Max.

Le film propose un récit à la fois très court et beau juxtaposant en une seule deux histoires, deux fables, comme les ornières laissées par les roues d’un camion dans le désert, et dont le croisement inattendu, étrange et peu évident, permettra à diverses interprétations de se faire. La forme quant à elle, distante et féerique, a le bon goût de ne pas donner les clés de cette fable du bout du monde, en instaurant plutôt habilement une forme de fascination jouant sur l’attente d’une résolution évidemment absente du film.

Les événements sont simples comme dans un conte pour enfant et voyageurs, un mythe routier : une route déserte, un camionneur écrase un mouton, le récupère dans sa remorque après quelques tergiversations, et peu de temps après, sur la même route déserte, croise un homme qu’il prend en auto-stop et qui dit avoir le même nom que lui (le Jinpa du titre du film). L’auto-stoppeur dit partir retrouver l’assassin de son père pour le tuer à son tour. Les deux hommes se quittent, prenant littéralement et symboliquement deux chemins différents. Le reste devient plus flou, comme dans un rêve, ou comme si le récit avait été nimbé dans un nuage de fumée chamanique. Une fois sa journée de travail achevée, après avoir remis le mouton écrasé à un temple, et après une nuit passée chez sa belle, contrarié par l’histoire que lui a racontée son homonyme croisé la veille, le camionneur retourne sur la route afin de retrouver le vagabond. Il s’arrête dans une auberge où la patronne confirme avoir vu le vagabond la veille.

C’est là que le récit et la mise en scène prennent un détour franchement surréaliste. Pema Tseden parsème alors sa mise en scène de détails forçant le rapprochement entre les deux situations, les deux séquences à l’auberge, on y remarque mille et un détails qui diffèrent, et d’autres qui imperceptiblement semblent s’interconnecter. Les plus étranges parmi ces détails sont ceux communs aux deux séquences mises en parallèle : on revoit la même situation, le même lieu, avec un personnage différent. C’est peut-être là qu’on commence à se demander si réellement les deux personnages comme leur nom l’identique n’en forment pas qu’un seul.

Ainsi assuré que son homonyme est bien passé chez l’homme qu’il pense être l’assassin de son père, le camionneur reprend ses recherches, car depuis son arrivée dans cette petite ville aux accents westerniens, le vagabond a disparu… Un Jinpa semble avoir remplacé l’autre : comment et pourquoi ?

Le reste est à découvrir : l’un ou l’autre ont-ils réellement retrouvé cet homme ? Cet homme peut-il être réellement celui que Jinpa pense avoir tué son père ? Et si Jinpa avait en fait rêvé cette rencontre, ne cherchait-il pas lui-même le meurtrier de son propre père, tué autrefois par un tel voyageur vagabond, pour le tuer à son tour devant les yeux de son fils ?… Peut-être plus qu’un rêve, ce serait alors un cercle meurtrier infini qui se dessinerait sous nos yeux. Un conte absurde sur la vacuité de la vengeance, sur la violence répétée des hommes, et sur une impossible quête de la rédemption ?

Si la fable, pour elle seule vaut le détour, parce qu’on n’en comprendra sans doute jamais le sens (la fin « éclaire », comme dans une fable, le sens de notre histoire, par un proverbe tibétain : « Si je te raconte mon rêve, tu pourras l’oublier ; si j’agis selon mon rêve, sans doute t’en souviendras-tu ; mais si je te fais participer, mon rêve devient aussi ton rêve »), la mise en scène n’est pas sans reproche, mais la maîtrise reste impressionnante pour un cinéaste inconnu.

Si on s’attarde peut-être trop, au début, sur certains détails issus du premier nœud narratif (celui du mouton) avant la rencontre entre les deux Jinpa, si le cadrage lors de la séquence de la rencontre, cadrant de face les deux hommes de si près et dans le même cadre qu’il coupait le visage des deux hommes sur les bords gauche et droit (choix qui a sans doute un sens, celui de suggérer qu’on a affaire à un seul homme, mais à cet instant, on n’en a encore aucun indice), si la musique peut parfois être un peu directrice à mon goût, si la patronne de l’auberge, bien que jolie me paraisse être en dessous des autres acteurs, tout le reste est bien exécuté.

Western quasi-antonionien, Jinpa fait parfois penser à Profession Reporter avec ce thème du double et l’effacement progressif, narratif et symbolique, d’un des deux modèles : le Jinpa à l’allure de mauvais garçon, avec tout l’attirail du rockeur modèle, moderne donc, venant effacer l’existence de l’autre Jinpa, à habit traditionnel, lui, dès qu’il se lance à sa recherche, un peu comme on perd toujours à courir après son ombre…

Le film écume les festivals depuis deux ans (dont le festival de Venise où il a reçu un prix pour son scénario) et a été nominé aux prix de quelques prix chinois et asiatiques. Il sort en France ce 19 février.

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