Broadway Melody of 1938, Roy Del Ruth (1937)

Mille milliards de mille sabots…

Mélodie de Broadway, Le Règne de la joie

Note : 3 sur 5.

Broadway Melody of 1938

Aka : Le Règne de la joie

Année : 1937

Réalisation : Roy Del Ruth

Avec : Eleanor Powell, Robert Taylor, George Murphy, Buddy Ebsen, Judy Garland

Le plus mauvais de la trilogie, et de loin.

Ça sent l’artifice et l’avoine. Le scénario d’abord ne tient pas la route : l’histoire se perd dans une histoire de pari et de canasson tout à fait hors de propos en nous éloignant trop longchamp de la scène. Écart classique du scénariste qui pour prétexter l’introduction d’un élément de son canevas décide de multiplier les pirouettes pour y arriver… Faut aussi savoir se décrotter de ses idées quand elles mènent nulle part. C’est une comédie musicale, bordel ! Rien à foutre des chevaux !… Tout ça, donc, comme prétexte à trouver du fric pour un show… Il fallait faire tout ce foin, alors qu’une fois que son associé (dont le dada c’est précisément les dadas…) se barre, il fait ce qu’il aurait dû faire depuis le début : faire la tournée des popotes, voir les directeurs de théâtre, les producteurs, et tout ça dans un montage (montage-séquence) réalisé par le maître en la matière, Slavko Vorkapich.

La réalisation ensuite… Je veux bien m’enfiler des faux raccords à la pelle quand l’histoire est bonne, le cadrage à peu près correct ou la direction d’acteurs plutôt bonne, et quand ils ont quelque chose d’intéressant à dire !… Mais je me fous de vos canassons de merde !!!… Oui, certes, c’est joli, c’est amusant… un cheval joue, aussi, des claquettes, avec ses gros sabots… Je vous vois venir… et je me planque déjà sous la selle. N’y pensons plus…

Avant-dernier film produit par Irving Thalberg, le génie MGM, mort d’une pneumonie… qu’il s’était chopé sur le tournage de… Un jour aux courses ! Ah, on comprend pourquoik’il y a pas de cheval dans la savane africaine… Le lion MGM les a tous bouffés pour se venger !…

Bref, je dis des conneries pour changer, je me donne du mal pour me mettre à la hauteur de ces grands chevaux… Je disais… Roy Del Ruth s’en était tiré plus qu’honorablement dans le premier opus (9, ma note, pas le cheval gagnant). Mais là rien ne marche. C’est vrai que le scénario n’aide pas, difficile de mettre en scène des répliques stupides et des gags qui sont loin de faire crack boom hue ! (comme cette grossière réplique du spécialiste des ronflements changé ici en spécialiste des éternuements… désolé, ça marche une fois — et ils refont même une autre redite avec le maillot de corps de Buddy Ebsen, sur lequel apparaissait dans le premier un Mickey, et donc ici… un Donald — dis donc, 1937, il n’a pas perdu de temps sur le merchandising le Disney…).

Le ton, le rythme n’y sont pas, c’est une horreur. Quant à la réalisation des numéros dansés, ils sont pathétiques (surtout celui sous la rotonde — sorte de Singin’ in the Rain qui fait plouf, avec la boue et tout…, manquaient que le crottin de cheval et les rires de hyènes enregistrés).

Quant aux acteurs, ils sont tous, en dehors de Robert Taylor (qui a juste besoin d’être beau — ce qui explique remerciements à ses parents lors des remises des prix quand les autres préfèrent louer les qualités évidentes de leur femme — ou de leur poulain) et d’Eleanor Powell (qui a juste besoin d’être là), mal employés. George Murphy (en plus d’être un futur sénateur républicain — ça paye bien de présenter son programme sur des maillots de corps pendant toute sa carrière) est un danseur… de claquettes, et puis, pas grand-chose d’autres. L’acteur ça peut encore aller (beau sourire hypocrite, c’est bien le minimum syndical pour celui qui sera également président de la Screen Actors Guild), mais si on lui demande de valser… sur des escaliers, alors là, ça va plus. On dit que les chevaux regardent où ils marchent… eh ben George aussi !… À chaque marche, un petit coup d’œil (« où sont passées mes lunettes ?!)… et puis un maintien déjà sénatorial… Buddy Ebsen à côté, c’est le prince Charles. Et du coup, voyant que Murphy ne faisait pas l’affaire… ils ont casté Fred Astaire pour le troisième film (la belle ironie c’est que tout le film tournera sur une seule idée : la méprise sur un nom qui fera que Murphy jouera à la place de son pote Fred Astaire pour partager la vedette avec Eleanor Powell).

Broadway Melody of 1938, Roy Del Ruth 1937 Metro-Goldwyn-Mayer (4)

Broadway Melody of 1938, Roy Del Ruth 1937 | Metro-Goldwyn-Mayer

C’est aussi un premier rôle (après un passage éclaire à la 20th) pour Judy Garland, 15 ans. Ah, ça, elle gueule, du coffre, elle en a. La voix, les larmes sur Clark Gable, tout ça, très bien. Les claquettes à la fin aussi, elle se débrouille très bien. Mais Dieu… quelle patate ! Des bras…, ce sont mes cuisses. Un nez comme une autoroute. Des sourcils qui croisent le fer (à cheval). Regard mièvre et hagard… Bah, Thalberg parti, ils vont foutrement la transformer la paysanne… Sauf que là… Elle n’est pas vraiment aidée. Première apparition : couettes et sucrerie à lécher, pis quand elle vient à pousser la chansonnette, les figurants restent à rien foutre derrière sinon à lancer des « boooh booohh booh bahaa ». Hé…, le mélange de son extra et intra-diégétique, les gars ! c’est une comédie musicale… Vous entendez les violons ? Dansez !… « Booh booh booh booh »…

Une chose sauve le film. Une !… Sorte de fer à cheval lancé sur la ligne… : le finale. Les cinq dernières minutes, qui méritent à elles seules que je cadenasse le film dans mes musicals préférés. Tout ce trajet trottin-trottant pour en arriver là. Bien sûr, on est venu pour ça. Dans le rehearsal movie, si on répète, c’est pour monter un spectacle… Alors, certes, de répétitions, on n’en verra pas grand-chose (je rappelle que c’est la fête aux canassons), du finale pas beaucoup plus… Mais cinq minutes d’Eleanor Powell valent bien le détour après tout ce foutoir ! L’effet est immédiat d’ailleurs. La scène est immense, Eleanor est encore entourée de son… chevalier servant, et hop ! Tout le monde s’écarte, place à la pro. D’autres “chevaliers” viendront jouer les haies d’honneur, porter la reine, bref, la mettre en valeur, même si elle se suffit à elle-même. Tout ça pour ça. Pour ces cinq minutes d’anthologie. De la grâce, de la précision, du charme, et du mitraillage en règle façon garçonne de prohibition pour la tap-dancing queen. Elle danse pas, elle mitraille.

Et elle achève bien enfin toutes ces saloperies de chevaux :

Tada, tatatata, tada, tatatata, tada, tatata !!!!… Crevez !

A rehearse ! My Kingdom for a rehearse !

Yo mi lasso jamás !

Et puisque je suis d’humeur partageuse, foin de mots, place aux images :

Si on y voit une similitude avec un certain Jackson (qui lui aussi a fini par se délaisser d’encombrants compères), c’est normal, le Jackson en question était un amateur.

(Désolé de n’avoir commenté que les plus mauvaises partitions de cette série des Broadway Melody : le meilleur est bien ailleurs.)

Broadway Melody of 1938, Roy Del Ruth 1937 Metro-Goldwyn-Mayer (1)


En supplément et en brouillon, quelques notes diverses à propos de la franchise des Broadway Melody pour les nuls :

Avec Prologues, on épatait la galerie avec de jolies chansons et du pompier à tous les étages. Tout de suite après, les vrais danseurs sont arrivés : Fred Astaire d’un côté (associé à Ginger Rogers dans les productions de la RKO) et Eleanor Powell de l’autre (lancée aux claquettes par Broadway Melody). Les deux se retrouveront pour le dernier Broadway Melody avec deux ou trois morceaux d’anthologie.

Parce que la Powell, elle ne chante pas (ou fait semblant) mais elle tambourine des pieds, et c’est elle qui mène la danse (Fred préfère être seul ou avec une partenaire en bon spécialiste de danse de chambre).

C’est compliqué de s’y retrouver dans la franchise. Ce sont les Broadway Melody avec Eleanor Powell qu’il faut voir. Le premier à la sortie du parlant peut être intéressant à regarder, mais c’est très mauvais. Il faut donc voir les trois suivants. Celui de 36, de 38 (il n’y a que le finale de bien), et celui de 40 avec les battles de claquettes entre Fred Astaire et Eleanor Powell.

Le premier du nom (enfin celui de 36 si on snobe celui de 29) a était nominé pour l’Oscar du meilleur film de l’année, ce n’est pas un petit film.

Les franchises ne sont pas nées avec James Bond ou Star Wars. Depuis toujours on cherche à reproduire un succès (même des succès sur scène) à la chaîne. Parfois, seulement avec un simple nom puisqu’ici ce n’est que le nom d’une revue ; d’autre fois c’est le nom du producteur qui attire. C’est un peu le Vivement Dimanche de l’époque. Tu as le titre, tu as Drucker, et tu sais qu’il reçoit des personnalités… Ou le Saturday Night. Donc c’est souvent avec la même équipe, c’est jamais la même histoire, c’est rarement des films qui se suivent, et pour cause, ce ne sont pas les mêmes personnages même si ce sont les mêmes acteurs (comme dans la trilogie des Chercheuses d’or — qui forment plus une unité temporelle, mais au-delà de celui de 1933, on cherche encore les pépites). Dans George White’s Scandals, George White, le producteur-acteur-danseur arrive dans une petite ville et voit qu’on joue un spectacle à son nom sans son accord. Comme quoi, on en riait déjà à l’époque de tout cet embrouillamini).

Du Cagney de Prologue, ici, il y a les prémices de ce qu’on verra dans Broadway Melody, c’est à dire qu’il danse littéralement sur les tables (ou un bar, me rappelle plus très bien) et c’est ce qui constitue un numéro en soi. Berkeley, ce sont les danses typiques des revues c’est à dire avec des chœurs. Manque juste le clou du spectacle, ceux capables d’assurer comme Cagney la tête d’affiche avec une routine de danse. Cagney n’est pas le plus grand danseur du monde, mais il y apporte de la personnalité et dans les revues de l’époque, c’était ce qui comptait parce qu’on n’est pas à l’Opéra de Paris, mais dans une tradition vaudevillesque. Donc pas de style Berkeley dans Broadway Melody, mais du Dave Gould (il a participé, par exemple, au premier film où apparaît Fred Astaire). Mais c’est moins important, parce que le travail chorégraphique des chœurs et de la caméra ou des décors a moins d’importance puisqu’on juge surtout la performance de la vedette au milieu de tout ça. À ma connaissance, pour ce qui est de ses numéros (en dehors des chœurs autour), Eleanor Powell, comme Fred Astaire, a toujours été responsable de ses propres pas de danse. Ce qui est facilement compréhensible parce qu’il y a la notion de routine. On ne dit pas au danseur de faire tel ou tel pas à tel moment, c’est le danseur qui invente des pas qui lui sont propres, sa routine, les enchaînements dont il est capable. Dans l’un, le chorégraphe demande des choses basiques qu’en principe tout danseur de bon niveau peut exécuter, de l’autre le danseur exécute lui-même ses pas parce qu’il connaît lui-même ses limites et travaille sa routine qui fait de lui justement la vedette. C’est notable dans le Broadway Melody de 36 sous-titré « naissance d’une star », il est probable que l’idée de remonter un film (sept ans après le premier) soit directement lié au talent de Powell. C’est son premier film, même Fred Astaire, qui était une des plus grandes stars de Broadway mais dont on croyait qu’il était fini après le retrait de sa sœur avec qui il formait un duo connu, et dont on s’imaginait qu’il n’avait pas d’avenir au cinéma, avait dû commencer par un rôle secondaire dans Carioca. Là, Powell est directement propulsée tête d’affiche, et le film décroche des nominations pour la prestigieuse statuette. On est plus du tout dans le style pompier de Berkeley. Et tout est prétexte à faire un nouvel opus. Fred Astaire, libéré de son contrat par la suite, en profitera donc pour apparaître dans celui de 42 pour se mesurer à la spécialiste des claquettes qu’est Eleanor Powell. Et là, on a deux danseurs avec de la personnalité comme Cagney et les deux danseurs de claquettes à la technique la plus parfaite qu’il soit (avec un mélange de danse de chambre et à deux dont est issu Fred Astaire et de danse de revue pour Powell, mais dans la revue, ça reste Powell le centre d’attraction, pas le chœur, le décor ou la caméra).

Eleanor Powell fait une simple apparition dans George White’s Scandals où elle assure un numéro, très bon d’ailleurs — mais le film est nul, on peut voir sa routine directement sur YouTube pour ne pas s’abîmer les yeux.


Sur La Saveur des goûts amers :

Fabulation : 

Eleanor Powell êtes-elle surcoté ? [article interdit aux – 18]

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The Rehearsal Movies

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Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes (1988)

Fraggle Rock

Superstar: The Karen Carpenter Story

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1988

Réalisation : Todd Haynes

Avec : « Karen Carpenter »

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Rarement vu un film aussi perturbant. En 40 minutes, Todd Haynes (futur réalisateur de Loin du paradis) choisit de montrer la rapide ascension et la tragique fin de la chanteuse des Carpenters. Haynes va droit au but et commence par la scène où la mère du duo la retrouve inconsciente dans la salle de bains. Vu subjective, papotage guilleret de la mère avec cet affreux accent des bonnes familles californiennes pour qui tout est merveilleux… Jusqu’à la découverte du corps de sa fille.

La première impression est étrange. On se demande si on va pouvoir suivre 40 minutes de films en vue subjective. Et en fait, ce n’est pas du tout ça. Ce n’était qu’un procédé, le meilleur qui soit (assez flippant de choisir l’angle le plus choquant pour entamer une histoire), pour introduire la thématique du film et expliquer les raisons de la mort de cette star éphémère qu’était Karen Carpenter.

Haynes continue son récit avec un interlude explicatif sur ce qu’est l’anorexie. Plusieurs fois tout au long du récit le film s’attardera ainsi comme pourrait le faire un film documentaire ou un film éducatif digne de Badmovie.

C’est que Haynes est prêt à utiliser tous les effets pour faire rentrer le spectateur « au mieux » dans la tête de Karen, du moins comprendre la névrose dont elle était atteinte et dont son entourage n’était pas conscient.

On va suivre très rapidement l’ascension de Karen et de son frère Richard, tout en connaissant la fin. Il n’y a pas une seconde du film qui n’est pas tourné vers cette seule obsession : comment Karen Carpenter a-t-elle pu s’enfermer dans une telle névrose alors que tout lui réussissait ?

Le contraste de cette fin connue, dont on attend avec crainte les premières prémices, avec le ton toujours très enjoué de la famille Carpenter a la saveur de ces thrillers clairs à la Kubrick où la peur en est d’autant plus présente qu’on sait que quelque chose rôde, mais qu’on ne peut la voir. Elle n’est pas dans l’ombre, elle est juste là, sous la lumière, et on ne pourra pas l’identifier.

Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes 1988 | Iced Tea Productions

Autre idée de génie de Haynes, c’est l’utilisation de poupées Barbie pour mettre en scène cette tragédie. Quand on décide de mettre en scène une telle histoire, on doit faire face à plusieurs écueils. Aucun acteur ne sera assez convaincant pour représenter un personnage connu de tous, aux multiplex talents, et surtout sans donner l’impression de faire une hagiographie. L’utilisation des poupées résout d’un seul coup tous ces problèmes. Haynes parvient ainsi à avoir la distanciation nécessaire pour trouver son sujet. Mieux, les poupées apportent ce même contraste qu’on retrouve partout dans le film pour saisir la dangerosité et l’imposture des apparences. Ces personnages qu’on entend, tout mielleux, tout plein de bonnes intentions, sont en effet flippants de bêtise. Et leur donner cet aspect figé des marionnettes ne fait que renforcer cette idée de dichotomie entre ce qu’on voit, et ce dont on peut craindre.

Même chose pour la musique. La musique des Carpenters est mièvre, pleine de bons sentiments, toujours joyeuse. Ça contraste avec la tragédie qu’on connaît. C’est comme sucer un bonbon au cyanure.

D’ailleurs, à cause de cette musique, un effet auquel n’avait pas prévu Haynes va encore s’ajouter pour augmenter encore plus les contrastes et l’impression d’étrangeté du film. Le réalisateur n’ayant pas demandé les droits pour l’utilisation de ces musiques, Richard Carpenter a porté plainte et a eu gain de cause : le film a été interdit. Le film a dû circuler en douce depuis le temps, devenant au passage un film culte, et est désormais disponible sur Youtube.

De fait, la qualité de l’image est assez médiocre, certains lettrages sont difficiles à lire, et l’effet « film étrange sorti de nulle part » n’en est que renforcé. On a l’impression de voir un film perdu et miraculé.

Imaginez que la civilisation humaine disparaisse, qu’il ne reste pratiquement rien de notre passage, et puis, des petits hommes verts viennent sur Terre et trouvent une K7 de n’importe quel film. Pour eux, les hommes peuvent bien être des poupées Barbie, ça ne changera pas grand-chose. Eh bien, c’est un peu l’impression que laisse ce film en jouant avec ces extrêmes.

Aucune idée si Haynes voulait traiter le sujet de l’anorexie en faisant ce film, s’il trouvait cette histoire touchante et tragique, s’il voulait dénoncer les excès de la dictature de l’image. Malgré tout, il reste suffisamment distant pour laisser toutes les interprétations possibles. J’ai même vu des commentaires le trouvant drôle. Pour moi, c’est une tragédie moderne, parfaitement mise en scène.

La mise en scène, justement. J’ai été particulièrement impressionné par la maîtrise d’Hayes dans le montage des plans, des séquences (il arrive même à intégrer un certain nombre d’idées et de plans très “expérimentaux” qui passent malgré tout très bien la rampe parce qu’il n’en abuse pas et qu’on comprend que ça participe à la création d’une atmosphère), des mouvements de caméra, de l’utilisation de la lumière.

Et c’est merveilleusement bien écrit, si toutefois on comprend qu’il y a une sorte de second degré, légitimé par l’entrée en matière du film qui révèle tout net le sujet du film (l’anorexie) vers quoi tout le récit tend. C’est un ton qui n’est pas forcément facile à trouver. Il aurait pu être tenté de forcer le trait en demandant aux acteurs de jouer également avec à l’esprit une forme de second degré. On serait tombé dans la force, le mauvais goût. Or, ici ce qui frappe, c’est le côté thriller, bien flippant. Haynes n’a pas envie de rire. Oui, ces gens sont cons, inconscients, à la recherche de la gloire, mais il ne les juge pas, il ne fait que décrire certains maux de l’Amérique des années 70, et même encore d’aujourd’hui (même si on sent bien l’atmosphère très insouciante de ces années, mais d’une certaine manière, là aussi, on sent la fin des trente glorieuses…). Et s’il le fallait encore, le film enfonce le clou pour expliquer les ravages de cette maladie mentale qui, semble-t-il, avant la mort de Karen Carpenter était peu connue.

40 minutes, ce n’est pas long, et c’est absolument à voir.


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Le Journal d’une fille perdue, Georg Wilhelm Pabst (1929)

Qu’est-ce que le cinéma ?

Le Journal d’une fille perdue / Trois Pages d’un journal

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Tagebuch einer Verlorenen

Année : 1929

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Louise Brooks, Josef Rovenský, Fritz Rasp

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Qu’est-ce que le cinéma ? Qu’est-ce que le propre du cinéma ? pourrait-on presque se demander comme on s’interroge sur le propre de l’homme.

Le théâtre est une suite de papotages entre des personnages s’émouvant de ce qui s’est passé et de ce qui pourrait arriver ; la peinture est une composition immobile qui fait trembler notre imagination comme la surface d’un lac altéré par le passage d’une barque ; la poésie est un art auquel, quand on s’y essaie, nous embarque et nous noie lâchement (ne cherchez pas la rime) ; le roman, une suite d’évocations habiles dont la structure plus ou moins uniforme tend à nous raconter une histoire dont on prend plaisir tout autant à relever ce qui nous correspond que ce qui concerne notre voisin ou un héros inaccessible… Et le cinéma alors ? S’il a commencé par être plus ou moins une forme de théâtre filmé d’un laconisme presque poétique, constitué parfois comme un tableau, évoquant plus qu’adaptant certaines œuvres de la littérature, il a petit à petit trouvé sa place dans la nourriture divertissante du public en expérimentant diverses techniques capables de déterminer, après échecs et espoirs, les contours d’un art qui allait dévorer son siècle comme le roman avant lui. Les domaines de recherche privilégiés ont toujours été le montage et le découpage technique. Normal, c’est au fond ce qui structure la « grammaire cinématographique ». Mais ce qui est aujourd’hui évident ne l’était bien sûr pas à l’époque où tout cela s’est mis en place, c’est-à-dire durant les trente premières années de son existence (à tel point qu’un œil d’aujourd’hui, habitué à cette grammaire, repère immédiatement l’étrangeté, l’accent curieux, d’une structure aux règles mal établies, et ne manquera pas d’être levé au ciel — Monsieur Œil — pour exprimer son scepticisme face à des monstres difformes quand le cinéma se cherchait encore une “orthographe” — de là, vient le désamour, ou le désintérêt, souvent, dont sont victimes, à notre époque, les films muets).

On ne dira jamais assez combien l’arrivée du parlant a quelque peu tué dans l’œuf l’objet narratif merveilleux qui commençait seulement à poindre dans la seconde moitié des années 20. Alors toujours en quête d’expérimentation, il fallait bien en passer par là. Seulement le succès parlant de cette technique encombrante, un peu comme si tout à coup la radio s’immisçait dans la bande dessinée, a appauvri considérablement la grammaire constituée durant ces dernières années du muet dont ce film de 1929 est un parfait exemple (sinon la preuve d’une forme d’achèvement dans cette quête de la forme narrative idéale). Exemples parmi tant d’autres, en cette triste « année du cygne ». On dit que les muets s’expriment en langage des cygnes, c’était donc couru d’avance : le muet n’avait plus qu’à chanter, ce n’était que pour mieux annoncer sa fin… Bref, tout est là, le cinéma bavard de l’âge d’or ne fera pas sans, mais il faudra attendre, au hasard, Citizen Kane pour voir à nouveau dans un même film, toutes les possibilités narratives qu’avaient rendues possibles ces trente folles années. Un art non seulement muet, mais devenu aveugle et sourd, bon pour la tombe, et qui rendra l’âme dans la plus grande indifférence en accouchant d’une souris couineuse entre deux crises, l’une de foie (la fin de la prohibition), l’autre économique (la crise de 29). Du muet ne restera qu’un triste signe du bras en guise de révérence, lancé à l’adresse de la foule qui lui tourne déjà le dos.

Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans ces silences au point que j’en perde autant mon latin ?

Point de décor expressionniste, point de montage des attractions à la Eisenstein, point d’aurore poétique en arrière-plan de nos yeux mouillés… Quoi donc ? Va-t-il encore rester longtemps muet celui-là ? (Je soigne mes fondus) Eh bien, la transparence (au singulier, merci), mon ami ! Demande-t-on à la grammaire de faire la belle ? à la structure de se retourner sur elle-même pour se contempler ? Montage et découpage technique, c’est pareil. Le génie tient à la fois de la capacité de la structure à rester transparente (ce dont un montage des attractions, malgré ses ambitions, est incapable de faire), mais aussi sa capacité à offrir du sens. C’est une gageure assez peu commune, car plus on veut remplir son panier d’effets signifiants, ou évocateurs, plus on prend le risque d’en faire trop et de laisser voir la forme qui doit encore les contenir. Pabst, en bon maître vannier (ce n’est pas une blague), n’est pas du genre panier percé, et son montage est d’autant plus efficace que sa structure en est resserrée et offre, par transparence, une douce impression d’unité et d’évidence. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ça rigole pabst en Allemagne…

Alors certes, on s’émouvra parfois de ces mouvements de caméra, comme toujours, parce que le mouvement de caméra, c’est un peu au découpage technique ce qu’est la croupe ondulée et hypnotique pour une dame. On y fera aussi les yeux ronds encore devant ces gros plans fixes qui sont au découpage technique… ce que sont les mouches pour les élégantes… Bref, ce n’est pas ce qui se fait de mieux dans le domaine de la transparence.

Das Tagebuch einer Verlorenen, 1929 | Pabst-Film Tamasa Distribution

Tout est là, dès la première séquence : la jeune gouvernante est remerciée, et ce départ est l’occasion pour le récit, en quelques minutes, de décrire chacun des personnages et de dessiner déjà le parcours qui sera le leur tout au long du film. Une situation complexe qui nous est expliquée à travers un montage alterné permanent. On passe d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre, avec l’aisance de la plume de l’écrivain évoquant telle ou telle information en fonction de l’humeur de l’instant ou des caprices de sa prose. Mais bien sûr, ces informations donnent toujours l’impression d’arriver à point nommé, dans des moments, de préférence, capables d’éveiller au mieux l’intérêt du lecteur. Ici, le temps de la narration (dictée par la volonté de l’auteur) colle au temps de la fable, de l’histoire, de la diégèse (la “vie” propre des personnages, induite par la logique du récit et d’une suite d’évocations tendant à constituer une idée de cet univers parallèle qui nous échappe) : les événements se passent sous nos yeux dans un semblant de continuité logique et crédible. Autrement dit, dix minutes de film correspondent à dix minutes de temps diégétique (pour les personnages, tout en usant en permanence d’ellipses entre les séquences). C’est probablement légèrement accéléré, mais ce qui compte là, c’est l’impression, l’effet produit : dans ce souci de transparence, on a comme l’impression d’y être. Pourtant, si l’échelle des valeurs temporelles correspond à une idée de réalité, on passe à une tout autre échelle, ou unité, quand il est question de l’espace. En effet, l’œil omniscient de la caméra se trimbale à envie, là où il est censé se passer quelque chose. Quand il est question de temps simultané ou d’ellipse, on rapporte souvent que pour l’œil non exercé de l’époque ça devait être “étrange” de voir tout à coup ces “sauts” d’un espace à un autre. C’était pourtant oublier que la littérature, et bien avant elle, les récits oraux, grâce justement à toutes les possibilités du langage, était capable d’évoquer ces “sauts” spatiaux sans trop de problèmes pour la compréhension du lecteur ou de l’auditeur ; et elle produisait même des sauts temporels sans grande difficulté grâce à la conjugaison. Plus que des écueils à la compréhension, ces “sauts” sont donc au contraire des apports indiscutables dans une structure narrative. Qu’y a-t-il de plus jouissif dans un récit de voir tout à coup débouler un plus-que-parfait capable d’évoquer une autre échelle temporelle et d’enrichir une situation ou un personnage par la seule évocation d’un « autre passé », révolu, et pourtant, si porteur d’imaginaire et de sens ? La littérature est sans contrainte, comme un voyage idéal, un fantasme partagé. Et le cinéma muet arrivait tout juste à toucher du doigt ce même idéal¹.

¹ Cela fait bien une quinzaine d’années que le procédé est utilisé.

Dans cette séquence, Pabst, passe d’un sujet à l’autre, d’un espace à un autre, d’une phrase même à une autre. Le montage se trouve bien être là un discours, c’est-à-dire qu’il raconte une histoire qui a un sens. Ce ne sont pas les personnages qui, réunis dans un même espace, vont produire cette histoire comme au théâtre, puisque bien que tous dans la même pharmacie, ils ne s’y trouvent que rarement face à face, ensemble, au même moment. Ce cinéma n’est plus du théâtre. Ce n’est pas une nouveauté, d’autres films étaient déjà parvenus à ce degré de maîtrise, mais rarement avant 1929, on aura vu une histoire racontée avec une évocation et une utilisation des possibilités spatiales d’un tel niveau de perfection. On n’est plus dans l’expérimentation, puisque la forme reste transparente et produit exactement l’effet escompté. Qui ira s’émouvoir qu’un écrivain puisse en effet construire ses phrases avec un sujet, un verbe conjugué et un complément ?… Sauf que, messieurs-dames, les hommes se racontent des histoires depuis la nuit des temps (tandis que les femmes écoutent ou font la vaisselle), la littérature n’est que la transposition sur papier de ce qu’on faisait déjà depuis les premières années où les hommes se racontaient au coin du feu des histoires drôles ou cochonnes (souvent les deux, on était déjà réduit à la monogamie) ; or le cinéma, c’est bien un langage des signes, constitué d’images, qu’il a bien fallu inventer et s’approprier. C’est pour nous aujourd’hui une évidence, comme l’enfant de dix ans qui structure ses phrases avec les codes d’une langue sans qu’il éprouve le besoin de s’interroger sur eux. Le cinéma devait donc passer par ces balbutiements, et cette fille perdue, à peine nubile (et confirmée) qu’elle se fait déjà engrosser, est une des premières à jacasser fièrement comme une grande. Si notre glorieux aïeul Cro-Magnon peut s’enorgueillir d’avoir assisté et participé à l’élaboration du langage, et en même temps sans doute, aux premiers récits composés, savourons notre chance, nous autres petits e-primates, d’avoir assisté à la naissance d’un art, certes éphémère, mais qui a posé les bases d’une structure signifiante dans un art désormais accompli que ne manqueront pas de se réapproprier de futurs cinéastes.

Autre technique parfaitement maîtrisée (selon les critères d’aujourd’hui), le découpage (les échelles de plan). Comme avec toute chose qui paraît évidente, on s’imagine que ça ne doit pas être bien compliqué de reproduire un résultat équivalent sans trop de problèmes. On peut maîtriser la grammaire, mais ne rien connaître aux règles moins communes du récit. Une langue, pour avoir ses règles, doit être parlée, et celle qu’emploient les auteurs est une langue de l’esprit, du cœur, de la transmission symbolique, des clichés et des archétypes, des peurs et des désirs primaires… Un autre langage, certes, censé être commun à tous les hommes, mais aux règles lâches et parfois un peu fumeuses. Le récit, les histoires, c’est un peu l’expression d’un idéal, d’une transmission empirique des choses ; et si, on ne peut guère se flatter d’avoir créé toutes sortes de croyances dites spirituelles, on pourra être fiers au contraire de voir que cette étrange aptitude nous a permis d’inventer l’art narratif (culte et culture descendent bien de la même montagne). Si on cherche à écrire une pièce en alexandrin, par exemple, on se rendra tout à coup compte de la difficulté de la tâche, à partir du moment où on s’oblige à suivre des règles qui ne nous sont plus tout à fait évidentes. Tout le monde sait ce qu’est un plan d’ensemble ou un gros plan, comme chacun sait ce qu’est un adverbe ou une locution. Allez maintenant savoir quand et comment utiliser adverbes et locutions pour écrire du mieux possible, ce n’est pas gagné. Si les règles pour y arriver m’échappent un peu pour ce qui est de la littérature, s’il est question de cinéma, on a de la chance parce que les règles sont plus ou moins établies, au moins au niveau de la grammaire (le récit posera, lui, toujours problème), si toutefois on a la curiosité de s’y intéresser (je renvoie à l’excellente Grammaire du langage filmé, de Daniel Arijon). Tout y est fait pour respecter la transparence et composer un découpage sans faille, sans heurt, sans étrangeté. Reste au réalisateur (bien plus auteur que les réalisateurs du parlant parce que le sens passe par les images, et les images ne sont pas contenues dans une histoire ; au mieux, elles sont évoquées) d’imaginer des plans capables d’enrichir une situation, de préférer un angle plutôt qu’un autre, etc. On n’est alors plus dans la règle, mais pleinement dans la créativité. La grammaire est correcte, mais le récit a en plus cette politesse offerte au spectateur de composer un imaginaire fort, tant au niveau de l’émotion, qu’à celui de la signification ou de la représentation des événements. Je suis content. Parfois même, on peut s’autoriser des petits écarts aux règles pour produire un léger effet, qui fera sortir discrètement le spectateur de son immersion, produit par cette recherche permanente de la transparence, pour des motifs esthétiques (c’est le cas de certains gros plans ou de ces mouvements de caméra, panoramique dans les escaliers, travelling avant dans le pensionnat…, qui mettent tant en émoi les cinéphiles). Ce qui me fascine plutôt, on l’aura compris, c’est au contraire ce respect des règles et leur utilisation au maximum de leurs possibilités ; en particulier, dans cette séquence d’ouverture, riche en rebondissements, concentrée dans un même espace, reconstitué habilement pour nos yeux à travers le récit, c’est-à-dire à travers les choix de découpage et d’échelle de valeurs de plan.

J’ai souvent exprimé ma fascination et ma préférence pour le procédé du montage-séquence par rapport au plan-séquence parce qu’il est à la fois plus complexe, plus transparent, et aussi parce qu’il induit, ou offre, un sens beaucoup plus évident. Le plan-séquence ne raconte rien, il montre, il s’étire, il déroule, alors que le montage-séquence, c’est l’articulation d’un récit. On n’est pas tout à fait dans le montage-séquence ici, parce que le procédé condense plus des actions dans une période diégétique généralement plus longue pour un temps de récit très court (ça dépasse rarement la minute) ; pourtant, avec cette séquence, et la plupart des scènes suivantes, on s’y approche : chaque plan apporte une nouvelle avancée dans la situation, on ne s’y attarde pas, et on passe rapidement à une autre époque diégétique s’il n’y a plus rien à montrer. Ce n’est pas un cinéma qui montre, ou décrit, dans la longueur, avec le but de reproduire une impression de réel ; c’est un cinéma qui raconte et qui dit : la recherche de la transparence permet d’aller directement droit au but, c’est-à-dire vers ce qui est signifiant, ce qui fait avancer l’intrigue. Les ellipses par exemple y sont nombreuses, parce que tout ce qu’on fait raconter au spectateur par lui-même, c’est autant de temps gagné pour le reste. En littérature, on y verrait une succession de phrases courtes dans lesquelles les verbes occupent la place la plus importante. Le verbe, c’est l’action. Et le cinéma, c’est l’action. L’action au sens pleinement signifiant : faire. (Pas au sens « film de bourrin ».) On a un sujet qui fait, point. Il est dans l’action. Inutile de le voir faire pendant une heure la même chose. Si on met le sens au centre de son récit, une fois compris, on tourne la page. Un verbe, une image. On comprend, on passe à autre chose. Le temps qui n’est pas perdu à produire du détail, on le gagne en apportant toujours plus de sens ; et ça permet de concentrer en un temps très court, un nombre important d’événements et d’images. (Ce qu’avec mes pâtés explicatifs, je suis incapable de faire.)

Qu’est-ce qui est le propre du cinéma ? Voilà, le propre du cinéma, c’est sa capacité à raconter une histoire dense, en quelques minutes, à travers des images, des tableaux animés. Plus dense et plus évocateur que le théâtre, pas tout à fait la même densité d’un roman ; sa place est peut-être là, entre la BD ou la nouvelle. Un produit culturel qui doit pouvoir se dévorer en deux heures ou le temps que le feu dans l’âtre s’éteigne (origine primérale de l’expression « nuit des temps » où nos aïeux passaient donc de la théorie à la pratique — mais c’est une autre histoire).

Les années 30 lorgneront très vite vers des structures plus simples, plus proches du théâtre, en adaptant des comédies. Et paradoxalement, les techniques narratives, qui avaient juste eu le temps d’être maîtrisées à la fin du muet, seront petit à petit réutilisées quasiment en même temps par le cinéma de seconde zone (ce qu’on appellera plus tard les films noirs) et par un film qui est souvent considéré comme le « meilleur de l’histoire du cinéma », Citizen Kane.

Alors, si toutefois on a la curiosité de réveiller cette grande muette au bois dormant, on pourra toujours, grâce à une conservation tardive, s’émerveiller devant ses enfants, les premiers capables d’aller plus loin que le babillage des images. Attention toutefois de ne pas y inviter Mémé Bigoudi qui, ayant vécu les années folles, pourrait rire de nos “étranges” mœurs : au moins, ces enfants du muet ont eu la politesse de ne pas vieillir. Perdus, ils le sont. Dans l’éphémère crépuscule de 1929, en tirant leur révérence à l’âge de Rimbaud et d’Achille.

Le parlant s’étale de sa longue vie paisible, mais obscure, tandis que la belle muette s’est éteinte jeune et pleine de gloire.