Anatomie d’une chute, Justine Triet (2023)

Note : 4 sur 5.

Anatomie d’une chute

Année : 2023

Réalisation : Justine Triet

Avec : Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis

Remarquable. Victoria ne m’avait pas du tout emballé, et tant sur le plan de l’écriture que sur la direction d’acteurs, Justine Triet semble avoir peaufiné sa méthode, voire avoir radicalement changé sa manière de faire. Je serais curieux de connaître le dispositif mis en place pour mettre ses interprètes en condition. Parce que si sur Victoria, les acteurs sont parfaits, de mémoire, on restait dans un texte très écrit. Ici, cela ressemble beaucoup plus à de l’improvisation dirigée, mais dans une variante très dirigée (avec des passages obligés, des contraintes majeures dans les propositions faites ou dans les prises de risque, etc.). Une improvisation d’un genre où les acteurs savent exactement quoi dire, comment réagir en cas de telle ou telle réponse, mais cela, sans pour autant avoir un texte prédéfini, afin de pouvoir au moins leur laisser cette liberté d’articuler les propos et gagner en spontanéité. On remarque quelques failles qui peuvent penser à des scènes répétées où l’acteur commence à trop connaître ses propres éléments de langage, mais c’est extrêmement rare. Justine, je sais que tu me lis, envoie-moi un mail, je veux savoir.

Direction mise à part, en ce qui concerne la matière dramatique du film, l’objet, le sujet, c’est follement passionnant, à mi-chemin entre Asghar Farhadi, Ruben Östlund (surtout Snow Therapy) et Abbas Kiarostami (tendance Close Up). Avec ce film, Justine Triet se hisse pratiquement à leur niveau. Un ou deux films de cette facture, et le thriller judiciaire naturalisto-confusionniste s’est trouvé un nouveau chef de file. Qu’est-ce que la vérité ? « Mais la vérité ne m’aime pas ». Le filon ne cessera jamais de me fasciner.

Deux ou trois trucs m’empêchent de faire passer le film de mes « films français préférés » à mon top « pinaculaire ». Soyons exigeants avec les films des autres quand on se les approprie.

D’abord, Triet et Harari auraient peut-être pu encore nouer un peu plus les fils des incertitudes. La torture (ou le canevas) n’est pas poussée à son maximum à mon sens, et comme c’est le point fort du film, il y avait moyen, en enfonçant le clou, de viser la perfection (de celles qui ouvrent sur une infinité d’interprétations). Dans un chef-d’œuvre, ensuite, difficile de faire l’impasse sur l’empathie et la fascination éprouvées à l’égard des personnages. Difficile d’identifier où ça cloche : une question de sensibilité personnelle aux acteurs, un manque d’identification, une mise à distance imparfaite avec les acteurs, des séquences mettant en scène l’intimité des personnages et leurs rapports trop prévisibles… Aucune idée. Chez Farhadi et Kiarostami, en débit d’une éventuelle culpabilité des personnages, je les aime d’amour. L’approche de Triet se distingue ici relativement de celle de ses collègues : chez eux, le récit complexe noie les protagonistes avec comme effet immédiat de renforcer leur humanité. Chez Triet et Harari, l’intention que l’on devine derrière la sophistication des enjeux et de la confusion des rôles diffère significativement : question d’interprétation, mais j’y vois une forme de misanthropie ou de fatalisme (ça ne rend pas le film moins bon, mais inévitablement, une certaine distance s’établit entre les personnages et le public). Et si l’on regarde parmi les éléments secondaires auxquels on pourrait être susceptible de s’identifier : l’enfant aveugle, le chien, par exemple, j’avoue que leur emploi me laisse plutôt de marbre (j’ai un faible pour les films d’enfants, mais rarement dans ce genre de situations où les enfants servent un peu trop d’accessoires ou d’alibis émotionnels et qu’ils ne s’interposent pas suffisamment à leurs parents, prenant ainsi leur part dans la confusion générale).

Quel progrès en tout cas par rapport à Victoria… Après 2H30 de film, j’étais même déçu que ça finisse. Comparés à ce que peuvent proposer certaines affaires judiciaires, les rebondissements sont rares. Il est périlleux de faire simultanément dans le naturalisme et dans la concision sur un sujet pareil. Le naturalisme, c’est même le principal tournant par rapport à Victoria. On se doute un peu que le film recueillera pas mal de récompenses pour son scénario (et à juste titre), mais j’espère également qu’on ne se fera pas avoir par la relative transparence de la mise en scène. Le dispositif, tout tourné vers la justesse des acteurs et des situations, aide à coller au plus près de la réalité reconstituée. Chapeau.


Anatomie d’une chute, Justine Triet (2023) | Les Films Pelléas, Les Films de Pierre, France 2 Cinéma


Sur La Saveur des goûts amers :

Limguela Top Films français

Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Films français préférés

Liens externes :


Tout est pardonné, Mia Hansen-Love (2007)

Fille aux pairs

Note : 1.5 sur 5.

Tout est pardonné

Année : 2007

Réalisation : Mia Hansen-Love

Avec : Paul Blain, Marie-Christine Friedrich, Victoire et Constance Rousseau

Les dommages collatéraux des bourgeois quand on leur ouvre en grand les portes du cinéma. Des actrices au minois photogénique sont castées dans la rue, on leur fait croire qu’elles ont du talent, la critique parisienne se masturbe sur le film parce qu’ils dînent une fois ou deux chez des amis, des amants, des dealers qui apparaissent au générique, et des gamines de quinze ans décident ainsi, du jour au lendemain, de devenir actrices. Avec les conséquences prévisibles similaires à un trisomique à qui on promet les podiums de mode.

Voilà comment on paupérise les actrices. Les premières années, encore, ça ne va pas si mal, on continue de vous inviter dans les cocktails en ville, mais vous comprenez aussi beaucoup plus que vous êtes une proie pour les prédateurs sexuels du milieu qui ne font jamais un film, et puis, plus ça va, plus on vous oublie. Vous vieillissez, alors vous tentez le théâtre, on vous rit au nez parce que votre voix ne porte pas à plus d’un mètre. Vous revenez au cinéma, vous faites jouer votre carnet d’adresses, mais voilà, personne n’ose vous dire que si vous aviez décroché un premier rôle la première fois, c’est grâce à votre visage poupon et vos grands yeux de dessin animé. On ne vous le dit pas tant qu’on espère tirer encore avantage de vous.

Vous tâtez un peu de courts, de téléfilms, essentiellement parce que d’autres fils à papa ont été très impressionnés par vos beaux yeux quand vous étiez à peine pubère, et parce que les filsdeux, ça préfère faire tourner les relations plutôt que le talent. Parce que le talent, on n’en a jamais vu la couleur, on ne sait pas à quoi ça ressemble. Alors on s’invente de jolies histoires de casting à la Béatrice Dalle. Parce qu’on ne sait pas quoi inventer d’autre. Les belles histoires en marge. L’imprévu pas du tout prévisible. Guidé par ceux qui osent (la chance sourit aux audacieux, mais « c’est aussi à ça qu’on les reconnaît »). Et voilà comment tout ce petit monde sans talent se retrouve à faire des films, à trente ou quarante ans totalement paupérisés dans un milieu de filsdeux auprès desquels on vient guetter les miettes pour retrouver du travail. Honore toujours la main qui te nourrit. Le mérite, le talent, qu’on nous dit. Non, la bourgeoisie parisienne. Filsdeux et critiques, main dans la main pour produire un cinéma de la nouvelle qualité française, un cinéma de cour et de courtisans où plus personne ne sait ce qu’est un film, un acteur. Et en plus des spectateurs obligés de se taper des films scolaires aussi inoffensifs qu’un verre d’eau, où chaque prise semble être un exercice de cours de théâtre en entreprise, c’est surtout bien triste pour ces actrices qui n’ont pas une once de talent et qui malgré cela ont dédié leur vie à la comédie…

Ah, et pour être plus précis, pour donner une idée de comment se monte une distribution dans un film de la bourgeoisie parisienne, le mieux s’est encore d’écouter ce qu’ils en disent eux-mêmes. J’ai vu le film dans le cadre d’une rétro de la réalisatrice à la Cinémathèque française. Le directeur de la maison est là, mais sur la passerelle, pour regarder de loin le bébé monstrueux produit par sa classe sociale. Il ne ferait pas ça pour un cinéaste de bien meilleur standing, et il laisse le soin à un autre de présenter la réalisatrice et les acteurs présents. Chacun nous dit à tour de rôle comment il a été choisi pour faire le film. La même constance. L’actrice principale a été repérée dans la rue. L’acteur qui joue le père est le fils de l’acteur-réalisateur Gérard Blain (ah, tiens, un filsde), et la réalisatrice l’a rencontré lors d’une projection d’un film du père au Champo (cinéma d’art et d’essai parisien), le « fils de » étant par ailleurs ami avec le petit ami de la réalisatrice (envoi du scénario un mois plus tard ; casté ? des essais ? Pour quoi faire ?). La petite qui joue le rôle du personnage principal à six ans…, ben c’est la sœur de la première. Du propre aveu de la réalisatrice, elles ont un caractère opposé, et ça se voit forcément à l’écran. La cohérence ? Pour quoi faire ? L’histoire est trop belle. On ne sait pas les écrire, alors on les provoque pour pouvoir les raconter en projection presse… Et puis, une actrice qui a un petit rôle, et qui peut-être s’en tire le mieux avec le peu qu’elle a à faire dans le film : castée d’abord à partir de photos envoyées alors qu’elle suit des cours à un conservatoire d’arrondissement (pour les curieux, c’est comme un club de théâtre), donc c’est bien, elle ne sort pas de nulle part. Petit indice de l’actrice : elle a eu le père de la réalisatrice comme prof de philo. Encore une « belle histoire », une histoire de relations.

Les provinciaux, ce n’est même pas la peine de tenter votre chance à Paris. Ou tâchez de bien soigner votre carnet d’adresses dès votre arrivée, le talent ne vous servira à rien. Remarquez que ça marche aussi bien pour les acteurs, les réalisateurs ou… les critiques. La réalisatrice ayant, paraît-il, travaillé aux Cahiers du cinéma lors de sa relation avec Olivier Assayas. Assayas étant par ailleurs, membre du bureau à la Cinémathèque. Vous n’avez pas le bras long ? Pas de rétrospective pour fêter vos vingt ans de carrière. Les Fillon auraient dû faire du cinéma plutôt que de la politique.

Un peu perdue, Constance Rousseau imite les acteurs de soap opera quand elle est en gros plan : ses yeux passent d’un œil à l’autre de ses interlocuteurs, ça lui donne un air agité et absent. Évidemment, personne pour lui dire en plateau. Les acteurs, démerdez-vous.


Tout est pardonné, Mia Hansen-Love 2007 | Les Films Pelléas, CNC, TPS Star


Sur La Saveur des goûts amers :

La nouvelle qualité française

Liens externes :


Cible émouvante, Pierre Salvadori (1993)

Peulpe Fiction

Cible émouvante

Note : 4 sur 5.

Année : 1993

Réalisation : Pierre Salvadori

Avec : Jean Rochefort, Marie Trintignant, Guillaume Depardieu

Eh ben, je n’aurais vu aujourd’hui que des polars pleins de dérision. Curieusement aussi, voir ce film le même jour que Pulp Fiction a quelque chose de troublant. L’un semble avoir inspiré l’autre. Le cinéphile qu’est Quentin Tarantino aurait-il vu le film de Pierre Salvadori ?

Les mêmes situations décalées : hasard des circonstances quand on retrouve son ennemi dans un hôtel (Salvadori) ou dans la rue (Tarantino). Antoine qui laisse partir le coup de revolver comme Vincent. La rencontre Victor-René assimilable à celle de Vincent-Madame Mia, tout aussi incongrue. Le début avec un montage de séquences. Le thème du tueur à gages et son boulot qui tourne mal. Le mec qui trahit son patron (ça ne se passe jamais comme on l’attend). Thématique de l’initiation du père spirituel au fils. Tuer à toutes les sauces. Le fait d’entrer dans l’appartement et de trouver un homme soit au cabinet (Pulp Fiction) soit dans le bain (Cible émouvante), et dans les deux cas, deux accessoires sans cesse réutilisés par le même personnage (Vincent ou Antoine), même si chez Tarantino, c’est revendiqué clairement, alors que chez Salvadori c’est moins stylisé, y prêtant moins attention. Victor qui masse les pieds de René dans Cible émouvante alors que dans Pulp Fiction cela fait partie du récit de Vincent dans le début du film dans les couloirs. Enfin, si le film de Salvadori a pu inspirer Tarantino, celui-ci ne s’en serait qu’inspiré, car le scénario et sa mise en scène sont bien meilleurs.

Moins de moyens, un humour et une écriture moins fins. Salvadori ne donne pas assez d’identité, de style à sa mise en scène, d’ailleurs son scénario ne lui permettrait pas, il est trop dense, trop chaotique, avec des éléments prenant trop d’importance, et ne laissant pas de place à la mise en scène. Son style est celui du (stérile) naturalisme, il ne fait que placer une caméra dans un cadre, qui est uniquement consacré à représenter l’action comme au théâtre, sans la filtrer. Tarantino au contraire donne l’impression que chaque élément de décor est le fruit d’un choix délibéré et réfléchi.


Cible émouvante, Pierre Salvadori | Les Films Pelléas, Locofilms, M6 Films


Sur La Saveur des goûts amers :

Liens externes :