Ce jour-là sur la plage, Edward Yang (1983)

Note : 4 sur 5.

Ce jour-là sur la plage

Titre original : Haitan de yi tian / 海灘的一天

Année : 1983

Réalisation : Edward Yang

Avec : Sylvia Chang, Ming Hsu, Lieh Lee, David Mao, Terry Hu

Kaléidoscope narratif assez vertigineux, loin d’être parfait, mais qui semble déjà donner le ton à un cinéma moderne ayant reçu en héritage toutes les expérimentations esthétiques et narratives des décennies précédentes.

La réussite de Yang tient en un paradoxe. Le cinéma des nouvelles vagues diverses ne pouvait s’affranchir des terrains sur lesquels ils étaient apparus : ils étaient tributaires d’un environnement culturel, d’un espace, devaient composer avec les acteurs qui venaient avec leur bagage culturel ; ils étaient prisonniers des usages de production spécifiques, d’un territoire identifiable avec son histoire, ses clichés… Ces cinéastes pouvaient inventer tant qu’ils voulaient, ils ne pouvaient s’écarter d’un contexte dont ils étaient malgré eux les héritiers.

Edward Yang, au contraire, semble ne partir de rien. Le cinéma américain a pu se développer en partie sur le folklore de l’Ouest tandis que d’autres s’essayaient au slapstick. L’espace dans le film de Yang ? Des immeubles impersonnels, des espaces vides, des intérieurs qui, quand ils sont identifiables, le sont parce qu’ils sont inspirés de l’occupation japonaise. L’esthétique de Yang apparaît ainsi à la fois factice et banale. De cette banalité presque oppressive qui compose nos espaces modernes, nos espaces de travail, nos espaces intimes. L’espace dans le film de Yang est celui d’une urbanité sans histoire, sans identité sinon celle des grandes villes nouvelles qui prennent tous pour modèles les mégapoles dans lesquelles les façades des gratte-ciels semblent refléter à l’identique la même impersonnification. Miroirs du vide. Et quand la caméra de Christopher Doyle (pour son premier film) prend l’air et explore l’espace, derrière la surexposition, derrière les longues focales, c’est encore l’étrange familiarité et la banalité des lieux qui transparaît. Une ville moderne, comme tant d’autres. Ici ou ailleurs, peu importe, car la caméra n’est nulle part. Telle une virgule, elle cisèle le récit, le recompose jusqu’à le faire douter de lui-même puisqu’il existe à la place de la réalité.

C’est aussi, paradoxalement, une spécificité d’une époque durant laquelle les grandes agglomérations du monde et la mode se globalisent. À la fin des années 70 et jusqu’à la fin des années 80, vous pouviez ne plus savoir où vous étiez si l’on vous proposait des images de Kobe, Téhéran, Séoul, Milan, Dallas, Londres ou Toronto. Les grandes villes nouvelles adoptent le même brushing architectural et impersonnel censé être une représentation de la modernité et du luxe.

Que reste-t-il alors comme modèle de référence quand l’espace visuel pourrait être celui d’une publicité pour automobile ou pour des chaises de bureau ? On revient aux sources de la modernité : la littérature. Et qu’avait proposé la littérature de moderne ? À travers Proust, Woolf, Conrad ou Joyce ? L’éclatement du récit. Le sujet, puisqu’il ne ressemble à rien, sinon à un reflet de la façade de l’immeuble d’en face, n’a plus d’importance et de consistance. Seul compte la mise en abîme des idées, la mise en branle des évocations. Quand il ne reste rien, le récit demeure. Regarde-t-on le monde à travers un kaléidoscope ou se laisse-t-on porter par ses structures déconcertantes ?

Certains films de la nouvelle vague s’y étaient magistralement essayés. L’Année dernière à Marienbad, Hiroshima mon amour, La Jetée, avait déjà opéré cette bascule du sujet vers le récit. Mais ils étaient tous très liés à un espace, un environnement, à une histoire, à un héritage cinématographique. La plage du titre, ici, c’est vrai que l’on s’y attarde beaucoup et qu’elle tient une place de choix dans la logique du récit, mais elle arrive assez tardivement dans le film et le style urbain, moderne, impersonnel, globalisé avait eu le temps de s’imposer. Qu’a-t-elle d’ailleurs de spécifique, cette plage ? Rien. Le temps (du récit, de la mémoire, des doutes) constitue le dernier espace possible. Quand il ne reste rien, le récit demeure.

Les premières minutes du film de Yang sont un choc. Le cinéaste taïwanais semble prendre un peu de Bresson pour détacher les conséquences de leurs causes (chaque plan devient un indice parmi d’autres pour comprendre par petites touches impressionnistes les raisons d’une disparition, d’une impossible relation), un peu d’Antonioni pour le ralentissement du temps (aussi pour le thème de la disparition inexpliquée, de l’aliénation, de l’incommunicabilité), un peu de Tarkovski pour l’introspection, le détachement des images et du son (et suggérer l’entrée dans une plage narrative et temporelle distincte). Tous s’étaient inspirés à leur manière de ces grands écrivains qui avaient théorisé et mis en application la déconstruction du récit, la prédominance des expériences et des subjectivités sur l’intrigue, la porosité entre réalité et mémoire… À cause de la friche culturelle, référentielle et esthétique sur laquelle Yang ne pouvait se reposer (ce qui ne signifie pas que le cinéma taïwanais n’existait pas avant le film), son style, qui faisait à la fois la synthèse de toutes les expérimentations passées et revenait aux propositions narratives de la littérature moderne, a ouvert une nouvelle voie, largement empruntée par les « films de festival ». (Les grosses productions urbaines surfent volontiers aussi sur un style donnant la part belle au récit et aux « impressions ».)

Le film dure presque trois heures, mais si Yang s’autorise des séquences lentes (à la Antonioni), leur enchaînement est plutôt rapide. Peut-on même parler de séquences quand l’unité de ce type de récits se porte davantage sur le plan ou sur des chapitres thématiques ? Dans ce cinéma moderne, on n’entre pas dans un lieu chronologiquement après être sorti d’un autre en ayant joué ou non d’ellipse. Si tout n’est plus qu’évocations, allusions, associations, tout est fait d’ellipses. Le sujet est le récit avec ses retours en arrière (analepses), ses voix off, ses récits mêlés (enchâssés), ses récits dans le récit (gigognes). Un détail peut être l’occasion d’une nouvelle piste narrative, d’un glissement par association, par évocation ou bifurcation ; on navigue d’un sujet à un autre ; on se laisse aller à une mise en doute des événements, de la mémoire, du temps ou du récit même. Le récit hésite, comme emporté par une suite d’impressions, comme un dialogue intérieur, comme un flux de mémoire recomposé hérité autant de Proust, de Virginia Woolf que de Joseph Conrad.

« Vous êtes toujours mariés ? Vous devriez venir au concert. — Ce n’est pas possible, je ne t’ai pas tout dit… » « Et que s’est-il passé après ça ? » « Oh, tu m’y fais penser… Je te raconte la suite. »

Cette logique narrative n’a rien de gratuit. Elle illustre un mystère et une volonté pour la narratrice (elle-même insérée dans un récit-cadre) de poser un regard critique et interrogatif sur la disparition de son mari : elle questionne autant les motifs de cette disparition (les retours en arrière permettent une analyse psychologique et relationnelle) que sa nature (s’est-il noyé ou s’est-il enfui ?).

Le cinéma, dans les films noirs par exemple, avait intégré ces astuces de déconstruction du récit (et du héros) à travers la voix d’enquêteurs qu’ils soient policiers ou journalistes (parfois même criminels). La nouvelle vague s’était emparée de techniques identiques pour tendre vers un style déjà plus contemplatif. Mais dans des histoires affreusement banales et urbaines, qui touchent à peine la criminalité (il n’y a pas de corps, pas de victime, pas d’opposant), et qui s’appliquent seulement à évoquer une trajectoire commune, un échec, celle d’un couple, c’est déjà plus singulier. Bergman a souvent utilisé les flashbacks dans ses films, le couple est au centre de ses préoccupations, mais le cadre qu’il choisit pour ses drames est très spécifique et recherché. Un homme qui dort ou Le Horla sont des adaptations axées sur des dialogues intérieurs uniques. De mémoire, Yang gonflera ses ambitions avec A Brighter Summer Day en lui donnant un souffle nostalgique plus évident et posera un contexte environnement bien plus identifiable. La chronique ici se fait bien plus personnelle, et même si elle s’étale sur plusieurs années, le cadre (faute peut-être de disposer de moyens suffisants) reste intime, quotidien et profondément urbain (la plage, comme dans Barton Fink, ne sert alors plus qu’à mettre en évidence, par contraste, le climat oppressif dont sont prisonniers les protagonistes).

C’est en ça peut-être que le film ouvre la voie à une forme encore très actuelle : à l’époque des grandes fresques capables d’user de certaines de ces techniques narratives (chez Bertolucci par exemple), Edward Yang les intègre dans un contexte plus commun : les décors sortent rarement du cadre intime. Le lit conjugal, un autre d’hôpital, des bureaux en open space, une salle à manger, une chambre d’étudiant, des extérieurs nombreux mais banaux… et une plage. Paradoxalement, si ce récit en kaléidoscope procède de l’artifice, les éléments qui s’y recomposent semblent réels, justement parce qu’ils appartiennent au quotidien et à la normalité des choses. L’approche d’Edward Yang se situe ainsi entre un cinéma d’avant-garde (ou de nouvelle vague) et un cinéma populaire à grands moyens, aux côtés d’un Antonioni (avant son internationalisation) ou d’un Angelopoulos. C’est le cinéma américain qui bientôt s’emparera de toutes ces techniques et de ce style impressionniste, parfois même pour des comédies.

Tout n’est pas parfait dans le film. Yang ne tient pas toujours ses acteurs comme il le faudrait. Dans un style de jeu à la Bresson/Antonioni, il est indispensable que tous soient sur la même longueur d’onde. Difficile pourtant de réunir une troupe d’acteurs homogène quand les rôles sont si nombreux et que les acteurs disposent d’une expérience loin des standards antonioniens qu’a dû imposer le cinéaste sur le plateau. Même les acteurs principaux manquent souvent d’aisance. Les indications du cinéaste semblent parfois apparaître à l’écran, signe que ses interprètes les reproduisent sans en comprendre le sens (« remets bien des cheveux pour montrer que tu tiens toujours à te présenter sous un meilleur jour devant ton mari » ; « place ta main devant la bouche pour exprimer ton doute »…).

Yang n’est pas un mauvais directeur d’acteur : ce n’est pas donné à tout le monde d’arriver à ralentir le rythme et d’en demander moins à ses acteurs comme chez Antonioni, mais certains gestes ou réactions manquent de spontanéité et de naturel. Là où, en revanche, sa direction fait mouche, c’est quand le cinéaste semble avoir appelé ses acteurs à agir comme s’il y avait un bébé qui dormait dans la pièce voisine (ça marche aussi en indiquant aux acteurs qu’une personne vient de mourir). Effet garanti : l’idée n’est pas de recréer une réalité, mais de faire transparaître à l’écran une atmosphère en phase avec l’humeur du narrateur (Tarkovski, Antonioni, Bresson, Herzog, Coppola, Bergman, tous sont maîtres dans ce domaine, et avec ses comparses taïwanais, Yang proposera parfois des films encore plus radicaux dans ce registre).

Une situation paraît déroger à cette atmosphère générale : une scène de dispute entre le mari et la femme dans leur salon qui pourrait être une tentative malhabile d’invoquer John Cassavetes, mais qui possède les excès inappropriés d’un Marriage Story (pas la comédie coréenne de 1992, mais le film de Noah Baumbach sorti en 2019 – et ce n’est pas un compliment).

En trois heures de film, et concernant un premier film, la rareté des couacs impose le respect (c’est d’autant plus particulier que, me concernant, il s’agit là du film le plus abouti du cinéaste, mais je n’ai jamais été très en phase avec la vague taïwanaise).

À peine peut-on regretter sur la fin une trop grande insistance faite sur le mystère de la disparition du mari. C’est certes le cœur du récit, mais l’intrigue tourne en rond pendant vingt minutes sans rien apporter de réellement nouveau ou de décisif. Le spectateur a papillonné pendant deux heures tout autour de ce sujet central, et au moment de s’y arrêter, selon le principe du récit moderne, on comprend que l’intrigue et le sujet du film sont accessoires. Ce qui comptait jusqu’alors, c’était bien les plongées successives d’une temporalité à une autre, d’un récit à une autre, d’un point de vue à un autre. Aucun fait bien précis n’était venu alors imposer sa domination sur les autres au point de prendre le pas sur le tourbillon discontinu du récit. On survolait les choses comme dans une chronique amoureuse, de manière non chronologique, comme un papillon dans une tempête de conscience, ballotté par les aléas de la mémoire et par les vagues du temps. Une fois ce grand huit achevé, la tête nous tourne encore, et rares sont ceux qui auraient souhaité que cela s’éternise sur le mystère d’une disparition. Dans L’avventura par exemple, le spectateur se fout pas mal que lui soit proposé une résolution au mystère de la disparition d’Anna : la terre continue de tourner (et de batifoler) en dépit de son absence. Dans un récit moderne, tout cela n’est prétexte qu’à évoquer autre chose. Et à broder beaucoup sur la vacuité du monde…

C’est un défaut de ce style moderne : la distanciation nous rend plus attentifs aux détails, aux impressions, aux associations d’idées ou aux évocations, beaucoup moins aux personnages et à leur sort (à travers une intrigue). Suicidé sur une plage de la mer de Chine ou évaporé avec l’argent de la caisse, le mari ? Ma foi, on s’en moque. Ce que l’on veut, c’est voyager encore et encore dans les souvenirs ! « Drill baby, drill ! » pourrait-on dire comme Marcel tournant, pensif, une cuillère dans sa tasse et tâchant de se souvenir ce que lui évoque cette satanée madeleine trempée dans le thé ! Parce qu’Edward, entre nous, il y aurait une manière de résumer ton film : « une femme raconte sa vie à une autre qui ne lui a rien demandé alors que le spectateur attendait précisément que cette seconde femme lui raconte sa vie à elle ». Il y avait là matière à prolonger le film encore une heure ou deux. Donnant-donnant. L’ombre de l’histoire de la pianiste plane comme un écho lointain sur tout le film : on connaît le début de son histoire, puis, sans disparaître tout à fait, elle se marion-cranise. Elle partait pour être le personnage principal du film ; au lieu de ça, elle s’est figée en confidente de luxe.

Certaines étrangetés narratives soulignent donc les approximations du récit, mais l’audace et la singularité étaient telles dans leur approche qu’il aurait été étonnant de s’en tirer sans fausses notes.

Le film contient ses moments de grâce. Comme cette séquence d’un souvenir lointain vu à travers les yeux de la future mariée… Une bouille familière apparaît à l’écran : celle de la petite Li Shu-Chen, âgée de quatre ou cinq ans et qui sera l’année suivante dans le film de Hou Hsiao-hsien, Un été chez grand-père. Ce joli passage a-t-il donné l’idée à l’ami cinéaste pour son propre film ? Hou reprendra la jeune actrice au visage d’ange impassible, mais aussi l’idée de la maison du médecin dont on reconnaît l’héritage de l’occupation japonaise.

Hommage aux coiffeurs du film en tout cas. Des dizaines de coupes différentes, dont les éphémères permanentes, aujourd’hui rangées dans le cabinet des horreurs capillaires…


Ce jour-là sur la plage, Edward Yang (1983) Hai tan de yi tian, That Day, on the Beach | Central Motion Pictures, Nova Media


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Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955)

Un samedi de chien

Note : 4 sur 5.

Les Inconnus dans la ville

Titre original : Violent Saturday

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Victor Mature, Richard Egan, Stephen McNally, Virginia Leith, Tommy Noonan, Lee Marvin, Sylvia Sidney, Ernest Borgnine

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Cinéma dans le miroir

Film finement baroque.

C’est d’abord le récit qui adopte une technique de destins parallèles finissant dans un climax attendu par en partager un commun. Avec ses différentes variantes, la technique est héritée des chroniques, du théâtre brechtien, des pièces de Shakespeare ou de bien autres choses encore. Au cinéma, les destins croisés ne sont pas inédits alors que le principe du montage alterné a façonné sa grammaire et son histoire : si on en reste aux destins parallèles partageant une temporalité et un espace communs, Street Scene de King Vidor, par exemple, ou Went the Day Well?, mettaient ainsi en parallèle différentes aventures urbaines.

Plus tard, ce type de récit reviendra périodiquement à la mode : alors que (de mémoire) la science-fiction des années 50 en faisait déjà usage pour montrer les effets d’une invasion au sein de la population d’une même ville (Body Snatcher, Le Village des damnés, Them!, Le Jour où la Terre s’arrêta…), le mélodrame (genre ô combien baroque), bientôt suivi par sa variante télévisuelle (le soap), l’adoptera dès les années suivantes (Les Plaisirs de l’enfer, notamment, mais aussi, la même année, La Toile d’araignée, et plus tard, La Vallée des poupées). Dans les décennies suivantes, ce sont les films catastrophes qui mettront le procédé à profit (c’est très utile pour multiplier les courtes apparitions d’anciennes vedettes : on pense à Fred Astaire dans La Tour infernale ou à Ava Gardner dans Tremblements de terre). Enfin, c’est bien entendu Tarantino qui joue pour ainsi dire presque toujours dans ses films avec les destins croisés et qui en relancera la mode dans les années 90.

Le baroque, ensuite, concernant la forme, pour le coup, inédite, du film de Fleischer. On adopte ici le Technicolor et le Cinémascope, une première pour ce type de films (thriller à petit budget avec une patte ou une ambition mélodramatique, voire sociale et psychologique, comme pouvaient l’être les films de Douglas Sirk ou certains drames de Vincente Minnelli, à commencer par La Toile d’araignée, déjà évoqué et sorti la même année).

Lors de sa longue carrière, Fleischer est connu pour avoir touché à tout, à tous les genres. Et en réalité, il est presque toujours en marge des genres qu’il aborde, travestit et entremêle. Une caractéristique du baroque. Son premier film sur le drame que vit une petite fille au divorce de ses parents était déjà, et reste encore, un film « sans genre ». Ses thrillers ou séries noires/b mêlent habilement l’âpreté du noir, la comédie avec des répliques cinglantes (Bodyguard, par exemple, ou ici avec ce Violent Saturday) et une ou deux histoires de cœur qui traînent. On retrouve ce mélange des genres ici. Film de hold-up, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, sauf que justement, l’habituel film noir se serait focalisé sur les seuls criminels (ça ne fait pas toujours de bons films, au hasard, Le Cambrioleur, avec Jayne Mansfield et Dan Duryea).

Dans Les Inconnus dans la ville, on prend un pas de recul, et comprenant vite les intentions des malfaiteurs (suspense oblige), on regarde, attentifs, la patiente description des victimes collatérales de leur hold-up qui a de bonnes chances de tourner mal (sans quoi on n’y prêterait pas autant attention). Cette manière décalée, baroque ou épique (au sens brechtien : on refuse le spectaculaire et on cherche à dévoiler ou à analyser le cheminement social et psychologique des personnages) et que certains nomment déjà « soap », proche de la tonalité des films catastrophe des années 70 (le calme avant la tempête, les petites histoires faussement futiles des uns et des autres amenées à devenir tragiques, à la Rashômon, en croisant le chemin de quelques criminels), j’y ai vu surtout une appropriation du style Tennessee Williams.

En dehors de l’aspect moite et suintant de la Louisiane de Williams, on y retrouve la névrose des bourgeois ou des habitants d’une même communauté incapables de vivre entre eux. On y voit encore les difficultés des petites gens à préserver les apparences d’une vie ordinaire et conforme aux codes de la communauté, leur recours à des activités illicites pour s’en sortir, et surtout les amours contrariées par l’alcool et par le besoin de fuir les habitudes du cercle conjugal.

On sombrerait effectivement dans le soap si les acteurs en faisaient des tonnes. Mais Fleischer avait déjà démontré sa capacité dans ses films noirs à choisir des acteurs puissants tout en leur imposant de jouer la douceur et la finesse. Depuis l’Actors Studio, on sait que l’on n’a plus besoin de forcer pour passer à l’écran, ni même de prononcer chaque expression : la psychologie passe aussi par une forme d’incertitude et une perméabilité feinte des sentiments (appelée bientôt à craquer). On peut frimer un peu, gesticuler comme peut très bien le faire Lee Marvin (attaché à son stick déboucheur de nez depuis qu’il dit ne pas s’être remis d’un rhume refilé par son ex-femme — voilà qui est très « Actors Studio »), mais là encore, tout se fait en douceur.

Richard Egan, de son côté, en alcoolique mélancolique, charmeur et désabusé, est dans la lignée des autres personnages à la virilité affichée mais contrariée des films de Fleischer (Charles McGraw, Lawrence Tierney, Mitchum, Kirk Douglas, Victor Mature, Anthony Quinn…), capables de jouer sur autre chose que le muscle ou les vociférations.

Les coups d’éclats sont réservés aux répliques. Et si dans le récit, on retrouvait un peu de Tarantino, eh bien, dans ce baroque où les dialogues précèdent la violence, on est déjà un peu également dans du Tarantino. Ou du Sergio Leone. Voire du Charley Varrick. « Quand tu dois tirer, tire ! Cause pas ! »

De quoi peut-être se demander si ce baroque, ce n’est pas aussi finalement ce que certains nomment parfois « modernité ». Un cinéma qui se sait faire du cinéma. À la manière déjà du théâtre de Brecht, un cinéma conscient des effets qu’il produit, et ne manque pas de le faire savoir. À travers parfois des références. Car oui, je m’aventure peut-être un peu, mais à l’image d’un Tarantino, on croit presque voir dans Les Inconnus dans la ville un cinéma déjà de références, un cinéma de cinéphile conscient de l’histoire qui le précède, soucieux de rendre hommage aux films passés tout en ne manquant pas une approche nouvelle.

Même si parfois, les références que l’on pense voir au premier coup d’œil se révèlent impossibles. On est au cinéma, si on les rêve, c’est donc bien qu’elles existent.

L’acteur qui joue le môme de Victor Mature, par exemple, c’est celui de La Nuit du chasseur, un film qui commence avec les conséquences d’un hold-up ayant mal tourné. (Le film de Laughton est sorti quelques semaines après le film de Fleischer).

Sylvia Sidney, qui joue ici la bibliothécaire avec des soucis de portefeuille, avait tourné une quinzaine d’années plus tôt dans Casier judiciaire, un film de hold-up de Fritz Lang qu’elle parviendra à faire avorter grâce à une leçon de mathématiques morales.

Le personnage de héros malgré lui qu’incarne Victor Mature n’est pas sans rappeler celui de meurtrier repenti de Rock Hudson dans Victime du destin ou le shérif blessé de Duel sans merci (ici, Stephen McNally, toujours aussi flegmatique et sans la moindre once de fantaisie, passe du shérif au leader des malfrats). Lee Marvin retrouve le rôle de sadique qu’il a déjà pu jouer chez Don Siegel. Et le banquier voyeur rappelle le banquier, encore plus tordu, du Tueur s’est évadé : les mêmes limites du sadisme refoulé, le même animal à lunette (le film est tourné l’année suivante).

Il y a quelque chose de pourri à Hollywood. Les criminels reviennent à la fête. Et ils refusent de faire leur entrée par la petite porte de derrière. Et s’ils meurent, il faut que ce soit désormais en Technicolor et en Cinémascope !

Bientôt en crise, Hollywood ne sera jamais aussi bon que quand il semble porter un œil critique sur lui-même, quitte à se prendre comme référence : ce sera par exemple le cas dans un style tout aussi baroque, contemporain de Sergio Leone, de Cinq Cartes à abattre. Johnny Guitar aussi avait déjà bien montré la voie : porter un regard sur le cinéma, c’est aussi s’en moquer et prendre ses distances avec un genre pour lui insuffler une nouvelle jeunesse. Rio Bravo, quatre ans plus tard, proposera aussi une toute nouvelle conception du temps à l’écran.

Alors, oui, il pleut des références, et toutes sont un peu forcées et anachroniques. Plus que des références, alors, faut-il y voir un souffle « moderne » à Hollywood ? Se sentant mis en danger par la télévision, les studios commencent à vaciller et les restrictions du code passent au second plan. Le sadisme peut bien s’afficher plus volontiers chez Siegel, Hathaway, Aldrich et donc Fleischer, qu’importe s’il attire du public dans les salles. Et cela, jusqu’à la panne sèche. Les superhéros d’alors sont les névrosés. L’Institut Xavier réunissant la fine fleur des superhéros dans X-Men aurait été dans les années 60 un asile psychiatrique. Ainsi, au tournant de la décennie, ce qui était alors « moderne » ou « baroque » se transformera comme un vieux masque rouillé en alléluia du n’importe quoi. L’épiphanie des extravagances et des excès n’est pas pour tout de suite, si Les Inconnus dans la ville est une réussite, c’est précisément qu’il se trouve parfaitement entre les audaces nécessaires à l’établissement d’une nouvelle proposition de cinéma et les outrances répétées d’une époque ne sachant plus quelles limites dépasser pour attirer l’attention du spectateur.

On pourrait presque voir avec Les Inconnus dans la ville l’avis de décès imminent du film noir. Le genre était indissociable du noir et blanc et des stéréotypes moraux imposés par le code Hays. Le baroque (ou la modernité) du film de Richard Fleischer prouve que le thriller pur, ou le film noir (comme on ne l’a jamais appelé dans les studios), dépouillé des notes mélo-socio-psychologiques des Inconnus dans la ville, pourra tout à fait se conjuguer avec les caractéristiques que l’on croyait réservées aux séries A. Il faudra alors plus volontiers parler après de néo-noir pour les thrillers en couleurs à venir.

Quant à la violence (bien avant Bonnie and Clyde qui dépassera bien plus les usages de la violence au cinéma que le film de Fleischer), on la sent déjà poindre d’une manière qu’on n’avait peut-être plus vue depuis l’époque pré-code (du moins, dans des films de studio de premier plan). En cela, peut-être, le film (mais c’est toute l’époque qui est ainsi) annonce une ère nouvelle : l’ère où Hollywood ne peut plus composer avec la concurrence du petit écran et avec les restrictions d’un autre âge. Ce qui était autrefois réservé aux séries B va peu à peu se généraliser aux films de plus grande importance. D’où les années suivantes particulièrement baroques où des moyens bien plus colossaux que ce que l’on peut voir ici sont déployés pour illustrer des personnages toujours plus tordus et névrosés. Et la transformation sera totale dans les années 70 quand certains grands succès de l’époque seront des thrillers à grand spectacle (avec des variantes paranoïaques).

Pour finir : hommage à la technique, habile et expéditive (tout en étant non-violente) d’un des trois malfrats pour faire taire un gamin un peu trop grande gueule. Mon ex avait adopté la même technique lors de ses conférences où des gamins se trouvaient malgré elle impliqués. Elle avait même un budget alloué pour leur clouer le bec. C’est que j’en ai bouffé aussi des bonbecs. (Je ferais bien de revoir le pedigree de mes fréquentations. Qui veut finir une fourche nichée entre les omoplates ?)


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955) Violent Saturday | Twentieth Century Fox

La Chute d’un caïd, Budd Boetticher (1960)

Note : 4 sur 5.

La Chute d’un caïd

Titre original : The Rise and Fall of Legs Diamond

Année : 1960

Réalisation : Budd Boetticher

Avec : Ray Danton, Karen Steele, Elaine Stewart, Simon Oakland, Robert Lowery, Warren Oates, Jesse White, Joseph Ruskin

— TOP FILMS

Remarquable film noir tardif pendant une majeure partie du film, et un dernier cinquième épouvantable. Dans le Rise and Fall, c’est le Rise qui est brillant, avec les qualités habituelles des films de Bud Boetticher (violence flirtant toujours avec le second degré, et violence précédée toujours de batailles de repartie), et c’est le Fall qui se vautre.

Avant que le film se rétame en même temps que son héros, on peut apprécier comme d’habitude la qualité du choix des acteurs et de leur direction chez Boetticher. Ray Danton est une découverte étonnante dans le rôle principal : une certaine beauté latine, l’œil qui frise l’insolence qui va avec, l’intelligence, la stature olympique, une voix suave… à se demander pourquoi un tel acteur n’a pas plus souvent été employé dans des premiers rôles… Il est accompagné par un spécialiste des rôles secondaires de composition, et habitué des plateaux de Sam Peckinpah : Warren Oates. Autre acolyte de contrepoint, féminin cette fois : Karen Steele, habituée, elle, des westerns de Bud Boetticher, et employée ici, peut-être pas à contre-emploi, mais dans un rôle comique d’écervelée amoureuse et lucide, avant de sombrer en même temps que le film dans l’alcool et l’à-peu-près. Autour de ce trio, une suite affolante de personnages de fortes têtes (et de gueules qui ne s’oublient pas) : Robert Lowery, en patron de la pègre locale ; Simon Oakland en détective désabusé ; Joseph Ruskin et ses joues creusées par l’acné dans le rôle de l’impassible et violent garde du corps ; Jesse White en mangeur de choucroute…

Que du beau monde pour articuler de la meilleure des manières des répliques qui fusent comme des balles perdues. En 1960, on est sans doute à bout du code Hays, mais on ne le sait pas encore. Les films noirs se font rares, et on pourrait plus imaginer le film comme un retour ou une évocation des prénoirs des années 30 qui avaient brièvement mis à l’honneur les gangsters de ces Roaring Twenties. Si les films noirs aiment les flashbacks (ce qui n’est pas le cas ici), on n’en vient généralement qu’à évoquer, de manière presque journalistique, des faits récents. Ici, à sept ans de Bonnie and Clyde, c’est toute une époque qu’on honore dans les faux décors de ville reconstituée de la Warner : l’époque de la prohibition et de l’avant Grande Dépression. Difficile d’imaginer malgré tout comment un tel film en 1960 ait pu encore se faire, sans doute que le ton désinvolte et son humour y est pour quelque chose, peut-être encore que cette fin désastreuse était une contrepartie nécessaire pour ne pas laisser penser qu’un criminel pouvait s’en sortir autrement…

Le scénario de Joseph Landon avance à un rythme fou pendant près d’une heure, faisant de chaque séquence une nouvelle aventure pleine de charme et de fantaisie, un nouveau fait d’armes et une nouvelle marche franchie vers le succès de Legs Diamond. Si le personnage est ambitieux, on remarque surtout son audace, voire son insolence et son humour. À l’image des films bien plus tard des films de Quentin Tarantino (ces deux-là ont l’amour des petits truands en costard et des mitrailleurs de repartie), tout ne semble être qu’un jeu pour Legs Diamond : les morts s’enchaînent sur l’asphalte, mais rien ne semble jamais dramatique ni même bien réel. Une fantaisie. Ni remords, ni excuses, ni psychologie, ni haine, ni peur. Comme bientôt chez Leone et bien plus tard donc chez Tarantino, c’est à ce prix que le spectateur peut entrer en empathie avec ce type de personnages. On accepte qu’ils soient des criminels, on les voit tuer et se faire tirer dessus, et si Legs se croient être invincible, on le pense aussi, parce que bien qu’inspiré d’un gangster bien réel, on sait que sa représentation ici n’est rien d’autre qu’une fantaisie. Est-ce que ce ne serait pas cela justement le cinéma moderne ?… Jouer du fait que le spectateur n’est jamais dupe et prendre le contrepoint complet de la nouvelle mode à Hollywood chez les acteurs, héritée des intellos de la côte est : la psychologie et l’investissement personnel dans la construction du personnage. On ne construit plus rien : on s’amuse.

Là où le film bascule, c’est justement quand le jeu prend fin et que tout d’un coup tout semble prendre un ton plus dramatique : arrivé au sommet, à peine après avoir délogé les propriétaires d’un cabaret servant de couverture, en quelques secondes le film tombe dans le n’importe quoi. D’abord, contre toute vraisemblance, Legs refuse de venir en aide à son frère (là encore, je ne peux pas croire que ce soit autre chose que la censure qui ait imposé un tel revirement de caractère), puis sa femme devient alcoolique, le couple part ensuite en Europe et passe son temps dans les salles de cinéma, prétexte à y montrer les mêmes séquences d’actualité illustrant la fin de la prohibition et l’arrivée d’une nouvelle forme de pègre plus « syndiquée » et internationale à laquelle Legs sera bientôt exclu. Tout cela est bien trop vite expédié, et s’il avait fallu une fin brutale pour le caïd, il aurait été mieux avisé de le tuer à son sommet sans nous imposer un quart d’heure de chute laborieuse. Si le parcours de Legs n’est pas sans rappeler celui de Tony Montana, je n’ai pas souvenir que Brian De Palma se vautrait autant en mettant en scène les excès responsables pour beaucoup de sa chute à venir. Réussir un tel tournant dramaturgique dans un scénario traitant de l’ascension (qu’elle soit criminelle ou non d’ailleurs), c’est probablement un art difficile, mais ni Landon ni Boetticher ne semblent y avoir mis beaucoup de cœur pour traiter ce dernier aspect du personnage… Et allez expliquer au spectateur qui s’est amusé depuis une heure des répliques et de l’audace du personnage principal, qu’il est temps de lui régler son compte en prenant soin d’abord d’éliminer toute sympathie qu’on pouvait éprouver pour lui…

On va fermer les yeux sur cette fin dispensable ; il ne faudrait pas que ces dernières minutes ratées nous obligent à bouder notre plaisir. Un peu de fantaisie dans le monde des brutes, et viva le cinéma.


La Chute d’un caïd, Budd Boetticher 1960 The Rise and Fall of Legs Diamond | United States Pictures


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Went the Day Well? Alberto Cavalcanti (1942)

Cavale dans un verre de Chianti

Note : 4 sur 5.

Went the Day Well?

Année : 1942

Réalisation : Alberto Cavalcanti

Avec : Leslie Banks, C.V. France, Valerie Taylor

Ça m’amuse toujours autant de voir parler de modernité au cinéma. Cette modernité serait née quelque chose comme dix ans après ce film, et bien sûr, tout est déjà là (et ailleurs). Et ça ne fait aucun doute, regarder ce Went the Day Well en même temps que ce qui se faisait à la même époque aux États-Unis, et on y verrait d’un côté que classicisme et stylisation, et de l’autre un réalisme brutal qu’on prendrait forcément pour moderne. C’est en fait un biais idiot qui nous laisse croire que l’histoire évolue vers plus de « modernité », de « décadence », de « liberté »… Ce qui est valable pour la violence l’est également pour la sexualité par exemple et on ignore aujourd’hui, souvent parce qu’on ne veut pas s’imaginer que nos arrière-grands-parents étaient bien plus libérés sexuellement qu’on ne l’est aujourd’hui… Il n’y a en fait aucune modernité, il n’y a que des modes de représentation et des choix esthétiques.

Étrange parcours que celui d’Alberto Cavalcanti. Brésilien, il prend part au mouvement d’avant-garde du cinéma français dans les années 20 avec un génial Rien que les heures, puis adapte, à la même époque, Maupassant avec Yvette, continue sur la voie documentaire, se perd dans les versions françaises des studios Paramount de Joinville-le-pont, et… finit par rejoindre l’Angleterre au début de la guerre, où, à en croire Bertrand Tavernier, il aurait à lui tout seul propulsé le cinéma britannique dans la… modernité. Il faut reconnaître que déjà, ce film contient tout ce qui fera la marque du cinéma britannique et cela pendant des années, et qu’on les doit donc peut-être aux caractéristiques et aux goûts de Cavalcanti. Le goût d’abord du réalisme, mais aussi un montage qu’on pourrait définir de classique, du meilleur genre, c’est-à-dire resserré, précis et transparent.

La « modernité » supposée qui choque le regard aujourd’hui, c’est surtout cette manière presque documentaire à représenter la violence. Le plus remarquable, c’est que loin seulement de montrer des scènes plutôt brutales (fusillades, assassinat à la hache, meurtre de sang-froid, sadisme, et le pire de tout sans doute, ce maudit accent allemand), Cavalcanti ne montre jamais aucune réaction à cette violence pour suggérer un commentaire, une moralisation, une réflexion sur ce qui vient de se produire. On a parfois la réaction qui suit l’action, ou l’explication, l’excuse… ici, rien de ça. Bang, bang, bang. Ça avance, ça mitraille, ça martèle et on ne se retourne jamais pour juger de ce qu’on vient de voir. Le spectateur pourrait se choquer (moins aujourd’hui où les spectateurs sont beaucoup plus… modernes) d’une telle violence, mais c’est en fait un principe qu’on reconnaît dans à peu près tout ce qui fait une narration. Commenter, c’est s’arrêter, et c’est bouffer le travail du spectateur (et souvent du lecteur). C’est brut, oui, dans tous les sens du terme. Le regard moralisateur, c’est à celui qui regarde le film de le porter, non à celui qui le montre.

Went the Day Well Alberto Cavalcanti 1942 Ealing Studios (1)Went the Day Well Alberto Cavalcanti 1942 Ealing Studios (2)

Au principe donc lié au montage, et qui procède de la même logique narrative, c’est celui « d’un plan, une idée ». C’est ici le propre du cinéma classique hollywoodien, et le procédé est tellement transparent qu’on en oublie souvent de dire que c’est aussi ça le classicisme. (Alors certes, si on dit que la modernité, c’est de proposer des gros plans audacieux ou des ralentis sur quelqu’un qui canarde la foule, d’accord, ce film n’est pas « moderne », et c’est tant mieux.) Avoir été un cinéaste muet, encore plus probablement d’en avoir été un de l’avant-garde, aide sans doute beaucoup dans cette entreprise moins simple qu’elle n’y paraît d’apporter une idée à chaque plan. On est au cœur d’une conception du cinéma comme langage. Ce n’est plus du théâtre où ce sont les acteurs qui déterminent les actions en fonction de leurs mouvements ou de leurs répliques, mais bien le montage qui dessine les contours d’une logique narrative. Dans cette écriture, les champs contrechamps sont rares (qui n’est rien d’autre que le suivi des répliques des acteurs comme on suit un match de tennis entre deux protagonistes : ping, pong, ping-pong…) et tout pratiquement est ellipse. Au lieu de faire évoluer des acteurs dans un plan et d’attendre que se produise l’instant où ils délivreront l’élément essentiel de la scène, là au contraire, on donne cet élément tout de suite, cut, et on passe à autre chose. C’est un flux ininterrompu, qui donne un rythme à la mise en scène, nous interdit de penser (d’où le classicisme et l’absence de distanciation), parce que même si tous ces éléments ne sont pas essentiels pour la trame générale, ils participent à un ensemble logique, comme l’énumération froide et précise dans une description de roman. À la différence notable que dans un roman, les descriptions n’ont pas le même pouvoir de fascination qu’à l’écran. Au cinéma (et les premiers à l’avoir compris étaient les petits « amateurs » de l’école de Brighton — « modernes » avant tout le monde), le pouvoir de sidération naît beaucoup du mouvement, de l’action. Au théâtre, on déclame, au cinéma, on fait. C’est bien pourquoi ce cinéma possède une langue si proche de la littéraire, parce que la meilleure n’est jamais qu’action : tout dans une phrase est déterminé par son verbe. Le cinéma, même celui d’avant-garde, ne peut évoquer les verbes d’état, le sens figuré, alors il ne montre que de l’action. Pourquoi attendre une plombe que l’action attendue se pointe ? Autant la montrer de suite, et passer à autre chose. La seule question du montage alors est de savoir quelles actions doivent être signifiantes et dignes d’être montrées au regard du spectateur. Ce n’est pas le tout de vouloir donner à voir, encore faut-il que cela procède à une cohérence d’ensemble. Par exemple, au début du film, il ne se passe à proprement dit pas grand-chose : des scènes banales de la vie, des gens qui se rencontrent, tout va bien… et pourtant on regarde. On regarde parce que tous ces éléments de description vont dans le même sens, et on sent que très vite viendra dans cette petite routine un élément perturbateur. Le rythme n’est pas seulement soutenu par le découpage, Alberto Cavalcanti dirige ses acteurs au métronome. La nature des actions a beau être réaliste, la manière de l’exécuter n’a rien de naturel : bang, bang, bang, il faut que ça avance, et comme dans une musique, il laisse respirer le rythme brièvement, nous autorise à battre une paupière après l’autre pour nous laver les yeux… et ça repart. Qu’aurait-on besoin d’inventer une modernité après ça ? C’est déjà parfait ! Qu’on y insère des ralentis, des gros plans, des fondus, des zooms, peu importe, le principe sera toujours le même. C’est une manière de raconter économe : au lieu de tourner de longues scènes sous tous les angles et de laisser le monteur se dépatouiller avec tout ça, mélangeant plans de coupe, plans maître et plans de réactions de la duchesse hautement signifiants, eh ben, on filme ce dont on a besoin. Une, deux, cinq, dix secondes, juste le temps que l’action se fasse, et on passe à une autre. Le plus amusant, c’est que cette manière de raconter permet à Alberto Cavalcanti d’avoir le contrôle total sur son produit (il est sûr d’avoir le final cut parce qu’il ne filme pas autre chose que ce dont il a besoin — même si la notion ne veut rien dire dans le contexte d’alors). Surtout il détermine quand et comment accélérer ou ralentir le rythme. Les acteurs ne viennent que se superposer au tempo établi par le montage. Et par le montage, et la décélération du rythme, il peut augmenter la tension (par l’attente) ou au contraire la frénésie (des tantes). On le voit bien ici avec un début pourtant tranquille un rythme haletant, utile à présenter tous les personnages, et la suite, une fois que les Allemands se dévoilent, qui est plus dans la tension contenue jusqu’à l’explosion finale.

Un mot sur les personnages parce que c’est assez remarquable. Je n’ai pas souvenir en tête d’exemple de beaucoup de films chorals antérieurs (Street Scene), mais c’est amusant de remarquer que le principe a été à la fois utilisé dans les films de guerre et les films catastrophe. Il y a une parenté étonnante entre les deux qui m’avait jusque-là échappé. Reste que ce sera surtout un procédé utilisé dans les années 60, en particulier par Robert Aldrich et John Sturges (je ne parle pas de Règlement de comptes à O.K Choral). En Allemagne, il le sera dans Le Pont (qui joue un peu sur le même principe d’un village, cette fois Allemand, voyant tout à coup débarquer la guerre à ses portes), mais c’est aussi un film de guerre. En France, on aura Sous le ciel de Paris, de Duvivier. Bref, beaucoup de personnages, ça permet aussi de comparer le jeu des évolutions et s’amuser à repérer les intentions des scénaristes. À vue de nez, il semblerait qu’ils aient voulu s’appliquer ici à forcer des trajectoires inattendues et à casser des clichés. Une grande partie des personnages présentés dès le début comme des notables ou des personnages importants, se révèlent être des Allemands (là encore, on l’apprend très tôt pour obéir à un principe hitchcockien de suspense et interdire les vaines tentations de surprises et des révélations foireuses)* ; une de ces notables qui n’avait rien de sympathique au début se révèle peu à peu sous un meilleur jour et mourra en sauvant des gosses (au passage : elle crève, et on n’a aucune réaction des gosses, on passe à autre chose ; c’est brutal mais pas de pathos en commentaires, ou de ré-action) ; et les petites gens, les moins que rien, ce seront eux qui aideront le village à se débarrasser des intrus (magnifique scène de la commère des PTT qui, après avoir cuisiné héroïquement son chaperon, appellera en vain de l’aide au village d’à côté, la commère d’en face tardant à lui répondre…).

*et pas de bol pour les habituels poilus qui grognent dès qu’on leur spoile le film : malgré de telles révélations prématurées, le montage néglige d’utiliser des balises “spoilers”.

Voilà probablement ce qu’on peut faire de mieux comme film de propagande. Le film d’un grand globe-trotter qui aura décidé de s’enfermer sur une île dans la guerre, et traitant de l’invasion ennemie, qui était alors une peur réelle chez tous ses spectateurs.

Un « Aldrich avec un nuage de lait »

(Tavernier, toujours, rapporte que pendant le tournage, toute l’équipe avait vidé en quelques jours les stocks rationnés de whisky du pub de la ville).


Went the Day Well?, Alberto Cavalcanti 1942 | Ealing Studios


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Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954)

Silver Western, ou le brouillard des illusions

Note : 4 sur 5.

Quatre Étranges Cavaliers

Titre original : Silver Lode

Année : 1954

Réalisation : Allan Dwan

Avec : John Payne, Lizabeth Scott, Dan Duryea

— TOP FILMS

Il est amusant de constater qu’on peut trouver dans un film de 1954 de l’un des pionniers d’Hollywood, au sein d’une obscure production RKO, autant de justesse dans l’interprétation de l’ensemble de sa distribution, et autant de « modernité » dans son approche du western. Dans un genre qui est en train de connaître son âge d’or, le recours au folklore et aux stéréotypes est un peu la règle (à en user toutes les ficelles jusqu’à en faire crever Hollywood quelques années plus tard, et de permettre l’éclosion brutale et éphémère du western italien, reprenant là où les Américains n’avaient pas osé aller, avec une course à la surenchère, aux effets et aux excès). Et voilà que Allan Dwan, pionnier parmi les pionniers donc, prend le contre-pied du cinéma dit « classique » pour en faire déjà, la même année que Vera Cruz, un western dit « moderne ».* Alors que le western servait jusque-là de terreau fertile à des histoires efficaces car simples et directes, voilà qu’il n’est plus qu’un décor comme un autre pour illustrer ce qu’il y a de plus trouble, de plus complexe, dans les rapports humains, dans le rapport de l’homme au monde. Seulement, Allan Dwan n’est pas Aldrich, il doit coller à l’image qu’on se fait de lui, celle de pionnier ayant dirigé Douglas Fairbanks dans le Robin des bois de 1922, et voilà que deux de ses westerns pourtant admirables sont aujourd’hui relativement oubliés : Le mariage est pour demain, et donc ces Quatre Étranges Cavaliers (pour les mêmes raisons, on privilégie les films noirs de Tourneur et on en oublie ses westerns).

Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954) Silver Lode | Benedict Bogeaus Production, RKO Radio Pictures

Quand on n’a pas de star, on soigne ses seconds rôles. Payne n’est pas vraiment une star et ici ceux qui tiennent le film, ce sont bien ces acteurs de seconde zone prouvant qu’ils ont tout des acteurs de premier plan. Un mal pour un bien, car une étonnante homogénéité se dégage de la distribution. John Payne est une sorte de grand frère obscur de James Stewart à qui manquerait le charme maladroit, ou l’assurance tout à coup boiteuse et guillerette de John Wayne. Payne reste de marbre, inflexible dans son imperméabilité toute mouillée, et offre imperceptiblement le même regard en coin, histoire de suggérer tout un panier d’expressions tout-en-un, de la menace, au désir, en passant par la méfiance, l’introspection ou la circonspection… Il est bon John, et en se contentant d’être Payne, il est ne fait pas d’ombre au reste de la distribution. Son génie, on dira. Ou celui de Dwan.

C’est qu’il faut du flair, de l’intelligence et du savoir-faire pour réunir toute une brochette d’acteurs de talent qui, jusqu’au moindre figurant, se moulent dans un même univers, un même ton. Certains aujourd’hui y verraient de la théâtralité, mais c’est qu’il faut bien envoyer de la réplique et savoir se mouvoir devant une caméra et évoluer parmi ses copains pour donner à voir, raconter une histoire. Le réalisme, contrairement à ce que peuvent rêver toute une flopée de critiques n’ayant jamais foutu les pieds sur une scène, n’est pas la réalité. Mais une illusion de la réalité, une reproduction. Le vrai est peu de chose au cinéma, il n’est qu’une illusion pour ceux qui se laissent tromper par les images. En revanche, la justesse est tout. Et voilà ce qui caractérise à la fois l’interprétation des acteurs, mais aussi la dimension, la saveur, le ton, la couleur… moderne que le réalisateur parvient à inoculer à son film. Pas de stars donc, mais des acteurs pleins d’assurance et d’autorité (à ne pas confondre avec l’autoritarisme des acteurs qui forcent, s’agitent, comme s’ils cherchaient où mener leur personnage, alors que ceux qui font preuve d’autorité — et ça peut concerner des personnages n’en ayant aucune — ne cherchent pas : ils ont déjà trouvé — le ton juste). C’est la marque des acteurs intelligents, aguerris, ceux qui ont acquis des certitudes dans l’expérience mais aussi une modestie dans l’approche d’un rôle. Certains préféreront dire que ces acteurs ont de la personnalité. On peut dire ça aussi oui, ça permet de nier tout le travail qu’il y a derrière, celui qui, pour le coup, n’a rien de moderne pour des critiques entichés de l’idée du vrai. Cette intelligence des acteurs, elle s’évertue pourtant, non pas à se mettre en avant, mais à se confondre dans une distribution pour, ensemble, proposer une vision… juste du monde qu’on veut représenter. C’est une combinaison d’intelligences et d’expériences mises au profit d’un même but. Un travail de collaboration, d’échanges, hérité de la scène, qui est à mille lieues de la notion d’auteur tant prisée par les critiques. Si Dwan dirige, donne le ton, ce n’est pas lui qui joue. Et il n’a pas plus écrit la partition de ce qu’il fait jouer, que programmé la lecture que devra s’en faire tout spectateur. Si le metteur en scène interprète ce qu’un scénariste, une histoire, lui apporte, pour trouver une cohérence, il en produit une qui restera le plus souvent étrangère aux spectateurs. Tout le reste est silence… ou au contraire, paroles vaines. Un film, à travers son « auteur », ne propose aucun discours clair. Dans une forme de discours indirect, peut-être, on pourrait dire que le cinéaste crée un discours montré. Mais montrer n’est pas dire. Et c’est bien pourquoi toute interprétation future ne saurait être autre chose que personnelle. Bref, tout ça pour souligner l’importance du rôle tenu par l’interprétation, sous toutes ses formes, et que cette interprétation est conditionnée par le savoir-faire, l’intelligence subtile, d’un metteur en scène et de sa bande d’acteurs, seuls capables de restituer, ensemble, et au mieux, la complexité d’une histoire. Si le film paraît si… moderne, ce n’est pas la volonté de « l’auteur » Dwan, mais bien la concordance de différents points de vue sur un sujet précis. Allan Dwan dirige, possède le dernier choix, mais il n’est pas l’auteur de son sujet. Derrière la volonté supposée d’un cinéaste, il y a avant tout une histoire, reposant sur des faits factuels et des personnages plus ou moins grossièrement dessinés. Si la trame peut difficilement être tordue (certains le font habilement pour faire correspondre une « morale de l’histoire » à leurs propres goûts, désirs et intentions), le rôle du cinéaste, à la manière d’un chef d’orchestre, est d’en faire ressortir la, ou une, cohérence. Cela reste l’orchestre qui joue et le compositeur qui compose.

Il faut donc, pour que tout ce petit monde puisse s’exprimer et tirer dans le même sens, une matière commune qui est l’histoire. La subtilité commence là. Le western est là, avec ses chevaux, sa ville isolée, ses shérifs, ses sales mioches, ses ivrognes, ses prostituées et ses filles bonnes à marier, pourtant c’était comme si tous les codes du genre étaient inversés. C’est là qu’est la subtilité, dans ce jeu (le meilleur proposé depuis Shakespeare) qui est celui des apparences. Faux-semblants, méprises, mensonges, vérités de plus en plus floues, arnaques, corrupteurs corrompus et corrompus corrupteurs… Rien n’est plus facilement identifiable. Ni noir ni blanc, ni même tout à fait gris. Le brouillard des illusions. Identifie-toi, Hamlet !

Ainsi, pas besoin de lever la voix. Pas de grands instants de bravoure. Ni ironie ni exubérance, ni folklore. La musique reste discrète, il faut presque la bousculer comme on réveille la fanfare, pour qu’elle s’y mette. Pas de coup d’éclat dans la mise en scène, pas d’esbroufe. L’éternelle modernité du classicisme en somme… Un classicisme de film noir. De ces films noirs qui s’affranchissent au mieux de l’inspiration expressionniste et qui se focalisent sur ses « héros ». Une forme d’incommunicabilité avant l’heure peut-être. Qui es-tu vraiment, John Payne ? Ou plutôt, Dan Ballard ? Si on n’échappe pas aux scènes de poursuite et de la confrontation finale, avant ça, on est dans un récit de type analytique. Comment faire moderne avec du vieux, messieurs les critiques ? Œdipe avait déjà tout vu (façon de parler). Ainsi, au lieu de suivre le développement d’une action en train de se nouer sous nos yeux, comme dans tout bon western qui se respecte (le western classique est une aventure, la chevauchée remplaçant l’odyssée hasardeuse d’Ulysse), les événements importants dont il sera question tout au long du film se sont passés deux ans auparavant. Tout le problème ici sera donc de démêler le vrai du faux, éviter d’abord le lynchage de ces quatre cavaliers venant arracher ce monsieur tout le monde qu’on imagine mal être l’auteur du crime dont on l’accuse, et puis échapper à ses bourreaux tout en s’efforçant de prouver son innocence.

Le poids du passé (la griffe du passé on pourrait dire) est un thème analytique (hum, moderne) qui est donc commun à la fois aux films noirs et à certains de ces westerns (noirs, ou modernes). Resitué dans un univers… moderne, citadin, on pourrait très bien y voir un film noir, et l’astuce aurait pu ne pas être claire pour tout le monde. Or, Allan Dwan (sans connaître pour autant le concept de « films noirs »), adapte, interprète donc, cette histoire comme s’il s’agissait d’un film noir. Il en adopte les codes, de la même manière que le film adopte certains codes du western classique pour les retourner. On reste dans le jeu des apparences, du trompe-l’œil (« Vous vous mettez le doigt dans l’Œil ! » pourrait nous souffler Œdipe, qui en a vu d’autres). Le Far West n’est donc qu’un prétexte, qu’un terrain de jeu pour montrer l’ambivalence et la complexité du monde. Tout le film baigne dans une atmosphère lugubre (boîte 32, étiquette c14 : « le western crépusculaire ») et bien sûr, pas la moindre ironie, l’instant est grave.

Les deux genres que sont le film noir et le western ont en commun l’une des grandes figures, ou cadre identifié, dans le rayon « personnages », en particulier au XXᵉ siècle, et pour laquelle la contribution de la culture us est indéniable : je nomme donc « l’antihéros ». (Mais est-ce que tout héros réussi n’a pas en lui déjà cette dimension souterraine sans quoi aucune force crédible ne serait capable, de l’intérieur, de le freiner, le pousser à renoncer à sa quête, à sa foi, à son devoir ?… l’antihéros en cela ne serait rien de plus qu’un héros, toujours, dans un stade, souvent long ou final, où il a cédé au désespoir et au renoncement, où il décide de ne plus se fier aux illusions — là encore, concept faussement objectif qui ne fait que rendre encore plus opaque ce qu’il prétend éclairer, cadrer, identifier).

La trame souvent dans ces « films noirs et désillusionnés » est presque invariablement la même : on use d’enjeux triviaux auxquels un enfant est déjà confronté. L’enfant n’est-il pas sans cesse confronté à sa propre culpabilité et ne teste-t-il pas en permanence les limites de la loi qu’on lui impose ? N’est-il pas tout de suite confronté à la justice et à l’injustice ? Au fond, si nous nous attachons si facilement à ces histoires, c’est qu’elles nous permettent, alors qu’enfant on en est toujours réduit à l’impuissance, de refuser une situation et de fuir. Le film noir et le western sont comme des toiles poreuses où se concentre et s’imbibe tous nos désirs contrariés : « Ah, si seulement on pouvait fuir ! échapper à ce monde qui ne semble être fait que d’infinies contrariétés et de fuir, fuir simplement ! » De quoi a-t-on besoin de plus pour faire un film… moderne (ou analytique, noir, dwanien ?…) qu’un faux coupable fuyant la justice des hommes, se refusant à son sort et tenter de remettre seul le monde en ordre ?

Voilà l’Amérique telle qu’on se la représente quand elle nous fascine. Celle qui cultive l’individualisme, où un homme se fait, se corrige, convainc tout seul et en dépit de tout le reste.

Seul, ou presque, car de cet apôtre de l’individualisme (dernière voie possible vers la rédemption), un seul personnage peut encore se rabaisser à lui proposer son aide, à avoir une foi indécrottable en lui : la prostituée. Le stéréotype est un archétype qui a mal tourné ; l’art n’est donc pas dans la nature (du personnage), mais dans la mesure. Pour que ce soit réussi, il faut que la prostituée malgré sa fonction se comporte en princesse (en opposition avec les femmes bien comme il faut qui n’ont rien de respectable). Elle doit aimer sincèrement mais pas aveuglément, elle doit être honnête et loyale pour représenter le seul recours possible digne d’être employé par le héros… Bref, l’image d’une mère, d’une icône, d’une sainte (d’une madeleine trempée dans le ✝)… Oui, disons…, une mère dans les bras de laquelle on pourrait chercher du soutien, quand l’autorité nous écrase et nous assaille. Elle est là l’Amérique. La liberté en porte-jarretelles. Celle qui compromet ses fesses mais pas sa rectitude. L’Amérique qui se couche tôt pour faire dresser les hommes et qui, en dépit de tout, reste droite dans ses bottes. Derrière tout self-made-man qui s’amollit se cache une pute qui l’endurcit. Les prostituées aussi préfèrent le noir… Oui, l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleure. Celle des Lumières de l’Ouest.


*Concept censé se rapporter à une chronologie du cinéma américain qui serait passé d’un cinéma des espérances à celui de la désillusion. On aurait d’une part un basculement du classique au moderne avec Citizen Kane (et avec pendant et surtout après la guerre toute une vague des films sur le désenchantement, parfois des séries B que cette critique française nommera « films noirs »). Et de l’autre, une renaissance du western après le classicisme fordien, autour de deux réalisateurs à la fois de films noirs et de westerns, Jacques Tourneur et surtout Robert Aldrich (de manière assez tardive, autre cinéaste de la transversalité, on pourrait citer Hawks, à la fois auteur de films de gangsters, de films noirs, de westerns classiques et de westerns modernes…, une transversalité à la limite de l’horizontale, prêt à se coucher pour un rien, ce qui fera de lui l’étendard couché de « la politique des hauteurs »). Ce concept de modernité dans le western (et pas seulement), est donc hérité de cette formidable critique française (en particulier les Cahiers du cinéma), qui aime ranger les films, les réalisateurs, dans des boîtes, y foutre des étiquettes, et donc faire, dans une sorte d’auto-discrédit, le contraire de ce qu’elle loue justement dans ces films soi-disant « modernes » ; à savoir, définir des couleurs primaires, distinctes, selon qu’un film ou un cinéaste entre dans tel ou tel cadre (en fonction aussi d’une période ou d’une interprétation éminemment personnelle des motivations ou des intentions d’un « auteur »). Car cette modernité serait précisément l’absence de manichéisme, l’incapacité à livrer au spectateur les contours d’une fable moralisante, l’image nette d’un héros sans faille. En fait, rien n’est moderne et rien n’est classique. Tout cela est mêlé depuis des lustres, et la dualité, le désenchantement, a toujours été une part importante du cinéma hollywoodien comme de n’importe quelle culture… Modernité, et ton cul…

Toute posture est une imposture. On commence par identifier des formes, à percevoir une dialectique derrière les images, on classe, et au final on ne comprend plus rien même si tout donne l’apparence d’une cohérence. Un monstre, point. Parce que dire que les Quatre Étranges Cavaliers possède à la fois les particularités du western et du film noir et qu’on en fait selon toute logique un « western noir », on a raison jusqu’à un certain point. Chercher à comprendre, c’est discriminer ; discriminer, c’est exclure, et exclure, c’est (se) tromper. À force de modeler une image de ce qu’on veut comprendre, on ne fait rien d’autre que constituer une image de ce qu’on veut voir. Un peu comme les faux souvenirs. Est-ce que parler de « western noir » définit et aide à situer le film ? Ça aide certainement à poser des concepts « durs » sur une perception du monde ou de l’esthétisme qui ne peuvent être que flous. À force d’identifier, on se fie à ce qu’on dit ou sait, et non à ce qu’on voit ou expérimente. Voyons donc chaque film, d’abord, comme une expérience unique. Les outils de classification peuvent servir et sont nécessaires, mais il ne faut pas s’en rendre esclave : les jalons, les mouvements, les définitions, sont d’abord des utilités, une fois qu’on les possède, il faut s’évertuer à s’en écarter pour voir à nouveau l’œuvre et non plus son modèle.

On ne peut pas s’émouvoir d’un certain relativisme qu’on décèle, ou croit déceler, à travers les images, l’histoire et son interprétation proposées par un cinéaste, et refuser ce même relativisme en imposant une interprétation unique de ces mêmes images. Aucune histoire du cinéma, aucune critique, ne peut se faire sans une très grande part de subjectivité. Toute notre perception de ces « œuvres montrées » est conditionnée par ce qu’on sait de l’histoire même du film, du tournage, du cinéaste et de ce qu’en ont déjà dit du film d’autres spectateurs ou des critiques. Une seule constance demeure : les malentendus, la mauvaise interprétation, l’analyse un peu présomptueuse, toujours légitime quand cela reste personnel, un peu moins quand on veut en faire une certitude pour tous. C’est bien de voir une œuvre et de tenter d’en traduire quelque chose, d’y trouver des correspondances avec d’autres œuvres et céder au petit jeu des influences ou des références, mais ce qu’on en tire ne sera jamais que ce qu’on en fait et au fond peu importe qu’on se mette le doigt dans l’œil, le tout étant de ne pas se convaincre que ce que l’on voit, croit ou sait, représente la réalité. Le film (et tous ces cinéastes ou ces films qui semblent nous rappeler la même chose, nous mettre en garde contre les leurres) ne dit pas autre chose. — Mais on n’est pas, ici, obligés de me suivre.


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