Rose-France, Marcel L’Herbier (1919)

Rose-France

Rose-France Année : 1919

2/10 IMDb
Réalisation :

Marcel L’Herbier


Une histoire du cinéma français
Roman-photo impressionniste sans grand génie. Plusieurs mois après la fin de la guerre, L’Herbier en est encore à faire un film de propagande en l’honneur de la patrie. La direction d’acteurs est à pleurer : pantomime qui prend la pose, roulement dans les herbes… tout sonne faux. Le choix de l’acteur principal est plutôt idiot : il semble avoir vingt ans de moins que la femme qu’il est censé aimer. Le sujet est navrant : un homme tombe sur des poèmes de sa bien-aimée et pense qu’elle le trompe, alors que ces écrits sont dédiés… à la France. La touche exotique est assurée par un chef indien qui n’a aucune fonction dramatique. Les intertitres sont idiots, trop nombreux, et pour rendre tout ça créatif, L’Herbier s’amuse à trouver à chaque panneau un arrière-plan particulier censé symboliser la situation en cours comme les illustrations dans les beaux livres ; sauf qu’on serait malgré l’époque plus proche d’un exposé PowerPoint avec des collages faussement savants, des illustrations sorties dont ne sait où, et des lettrages bourrés d’excentricités typographiques. Alors certes, on sent poindre les recherches de l’impressionnisme, notamment au niveau des surimpressions, mais la cohérence dramatique de l’ensemble ferait presque plus penser à un film expérimental. Sauf que là encore, les intertitres sont là pour nous rappeler qu’il y a une ligne narrative à suivre, et qu’à tous les niveaux tout sonne piteusement amateur.
 

Le Pauvre Amour / True Heart Susie, D.W. Griffith (1919)

Note : 4 sur 5.

Le Pauvre Amour

Titre original : True Heart Susie

Année : 1919

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Lillian Gish, Robert Harron, Wilbur Higby

La même année que Le Lys brisé, et probablement le même niveau technique pour Griffith : ici encore un ou deux faux raccords (dont un surprenant parce qu’il me semble qu’il aurait pu y remédier en forçant un peu sur la continuité, à croire que ça ne heurtait pas encore le regard), des étonnants passages de plans moyens à plan rapprochés dans l’axe (produisant là encore un faux raccord pour un œil contemporain : dans une composition classique on doit respecter l’échelle de plan et ici Griffith zappe le plan américain, donc le passage au plan rapproché saute à la figure ; effet sans doute plus violent à l’époque parce que les plans rapprochés y sont tout neufs, mais ça se justifie aussi par la situation), et puis pour le positif, Griffith reste le prince du montage alterné (celui à la fin mêlant le mari cherchant sa femme et cette même femme réfugiée chez Lillian Gish, c’est un vrai bijou, d’une modernité folle).

Le meilleur est encore ailleurs. Il faut reconnaître, et c’est peut-être le mélange étonnant de comédie et de drame propice à une mise en scène (je parle de la direction d’acteurs) riche, mais je ne me souvenais pas d’un Griffith (bien qu’il soit lui-même acteur, comme la plupart des meilleurs metteurs en scène de l’époque) aussi bon à diriger des acteurs. Et pas une direction théâtrale où les acteurs ont toute l’amplitude habituelle de la scène pour étaler dans des plans sans coupe tout leur talent, mais bien un jeu typique du cinéma, frustrant pour les acteurs, qui n’est fait que de petits bouts de scène, d’actions et de réactions (l’accent nécessaire lors des moments importants étant juste souligné par un rythme plus lent et un plan rapproché). Il n’y a que ça ici, et la meilleure dans ce catalogue de mimiques cinématographiques, c’est bien sûr Lillian Gish.

Le jeu des acteurs du muet passe souvent pour être théâtral, pour n’être qu’une simple pantomime, je crois pourtant avoir vu que très rarement une telle performance chez une actrice au cinéma, parlant compris. Gish passe d’un registre à l’autre avec une aisance déconcertante, offrant sans cesse une palette d’expressions collant merveilleusement à la situation et à son personnage, le tout toujours dans une justesse confondante.

Elle commence en adolescente timide et amoureuse, semble imiter, par la démarche cahotante et des petits tics ou rictus (une jambe qui se dresse soudain), Chaplin, puis elle gagne en maturité, cherche à plaire à l’homme qu’elle aime tout en acceptant avec dignité son choix de se marier avec une autre, continue de jouer le rôle de meilleure amie pour l’un et pour l’autre… Il faut la voir surtout pleurer à chaudes larmes, ou plutôt comme insistait toujours un de mes profs de théâtre : « se retenir de pleurer ». Parce que oui, on est bien plus émus par un personnage qui se retient de pleurer, et c’est bien plus dur à reproduire pour un acteur. Non seulement Lillian Gish arrive à pleurer tout en nous donnant l’impression qu’elle cherche à retenir ses larmes, mais elle arrive en plus de tout ça à rester simple, juste, nous laissant là penser que c’est la chose la plus facile au monde… Il faut la voir aussi l’œil en coin (comme elle sait le faire si souvent et pour exprimer tant de choses différentes), exprimer quelque chose entre la méfiance, le dégoût, la jalousie, l’envie de meurtre, quand elle regarde son amie, la femme de celle qu’elle aime, échouée dans son lit après une escapade nocturne limite adultérine. Il y a du génie là-dedans, un génie comme presque toujours, qui passe par la fantaisie.


Le Pauvre Amour, D.W. Griffith 1919 True Heart Susie | D.W. Griffith Productions


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Après la pluie le beau temps, Cecil B. DeMille (1919)

Note : 3 sur 5.

Après la pluie le beau temps

Titre original : Don’t Change Your Husband

Année : 1919

Réalisation : Cecil B. DeMille

Avec : Elliott Dexter, Gloria Swanson, Lew Cody

Comédie sentimentale, ou une fantaisie matrimoniale et bourgeoise. Légèrement moralisateur, avec la nécessité d’accepter les petits défauts du conjoint tout en travaillant sur les siens… C’est tout gentil comme morale, surtout quand il faut privilégier un retour à son premier mari (on avait forcément mal vu avec elle, si c’était le premier, ça ne pouvait être que le bon). Un avant-goût aussi des principes du code : la haute société et rien d’autre (laquelle de société ? celle de Los Angeles en 1919 ? peu probable, on ne sait pas, c’est en ça peut-être qu’Hollywood s’est aussi un peu rendu universel).

Gloria Swanson, un peu replète derrière ses robes très fashion, est magnifique. La mise en scène de DeMille est impressionnante de justesse, de rythme et de finesse : il arriverait presque à nous faire passer cette histoire sans intérêt, ni drôle (une sorte de Guitry lourd pour les intertitres très explicatifs) ni tragique, pour un grand film.

Quelques fulgurances qui valent le détour tout de même : Gloria Swanson sur une balançoire au-dessus d’une piscine entourée d’une myriade de nymphes…

(Encore une projection pourrie à la Cinémathèque : toujours le même projectionniste à ce qui semblerait : des bruits en cabine comme si monsieur était chez lui, mais surtout une bobine sur deux avec un défilement désaxé sans qu’il s’en aperçoive. Ça gueule un peu dans la salle, les têtes sont coupées et apparaissent en bas, c’est comme ça toutes les bobines sans qu’ils changent rien. T’as raison, touche à rien, ça pourrait être pire. Tu nous dis la prochaine fois si on te dérange…)


Après la pluie le beau temps, Cecil B. DeMille 1919 Don’t Change Your Husband | Artcraft Pictures Corporation


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Le Trésor d’Arne, Mauritz Stiller (1919)

Les neiges du destin

Note : 4 sur 5.

Le Trésor d’Arne

Titre original : Herr Arnes pengar

Année : 1919

Réalisation : Mauritz Stiller

Avec : Erik Stocklassa, Bror Berger, Richard Lund

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Invention du classicisme. 1919…

À la même époque Abel Gance propose déjà un cinéma un peu pompeux, inventif, mais encore un peu expérimental. Mauritz Stiller, c’est même plus de l’avant-garde, ce sont les bases, les codes, la grammaire de ce qui deviendra incontournable par la suite… Chez lui, même les surimpressions paraissent nécessaires, parfaitement intégrées au récit, compréhensibles, et… sans jeu de mots, transparentes. On ne se dit pas « tiens, voilà une surimpression comme c’est inventif », non, c’était nécessaire, un peu comme la simplicité d’un fondu au noir. On ne remarque rien, parfois on s’émerveille juste des mouvements de caméra, que ce soit un travelling arrière plein face sur un garde dans sa tourelle façon Kubrick dans ses tranchées, des recadrages peut-être moins apparents mais pas forcément évidents à l’époque, une utilisation de la profondeur de champs qui fait penser là encore à Kubrick mais aussi à Tarkovski, des raccords toujours nécessaires, toujours fluides et transparents, la plupart des séquences construites autour d’un montage alterné mais d’une simplicité telle qu’on ne voit pas toujours le procédé (regarder à la fenêtre, montrer ce qui s’y passe, ou un plan d’un personnage sur un trajet au milieu d’une même scène, voilà le type de montage alterné qui s’imbrique dans le récit sans qu’on n’y prête plus attention, peut-être justement parce que c’est de la ponctuation, non deux espaces ou deux actions qui se télescopent comme on l’entend le plus souvent dans un montage alterné plus… griffithien).

Aucune grande expérimentation donc, mais une maîtrise totale d’une grammaire qu’il semble avoir lui-même composée en l’espace de trois ou quatre ans. Le classicisme.

Mais aussi du grand spectacle.

Encore et encore, tous les ingrédients du succès de Hollywood sont là. Sujet classique dérivé du mélo, mais avec un traitement réaliste (faut voir certains plans de coupe sur des “réactions”, un procédé de montage cherchant par le contrechamp à reproduire une situation réaliste), un nombre important de “locations” (on a la bougeotte, rarement au même endroit, « ça donne à voir »), et les extérieurs en Suède, bah ça vaut l’Ouest américain.

C’est tellement maîtrisé, que ce qui pouvait passer peut-être à l’époque pour de l’audace, paraît naturel aujourd’hui : c’est cette audace pourtant qui manque chez Stiller pour tirer de tous ces grands films un ou deux chefs-d’œuvre qui m’auraient laissé planté sur ma chaise. Abel Gance osait, ce n’était pas vraiment à son avantage au début, encore moins par la suite, mais quand il a osé lors de cette période où tout était à construire, il en rajoutait, proposait, et s’assurait que le spectateur voie bien qui était le patron… Stiller est malgré ces petits procédés parfois bluffants toujours au service du récit, de son histoire. Il n’est pas dans le plus, il est dans le juste. Bien pourquoi on ne trouvera pas d’excès de pathos dans ses films… La forme qui illustre le fond.

Respect pépère. Le premier cinéaste adulte. Le premier ayant cessé de baragouiner on ne sait quoi et qui a donné le la à tous les autres.


Le Trésor d’Arne, Mauritz Stiller 1919 Herr Arnes pengar | Svenska Biografteatern AB


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Le Chant de la fleur écarlate, Mauritz Stiller (1919)

Petits arrangements dans les remous des auteurs panthéistes

Note : 4 sur 5.

Le Chant de la fleur écarlate

Titre original : Sången om den eldröda blomman

Année : 1919

Réalisation : Mauritz Stiller

Avec : Lars Hanson, Greta Almroth, Lillebil Ibsen

C’est amusant, on retrouve à peu près les mêmes qualités et les mêmes procédés déployés plus tard par Dreyer, dans Les Fiancés de Glomdal ou, dans une moindre mesure, dans La Quatrième Alliance de dame Marguerite.

Il y a quand même un truc qui me sidère après avoir vu la conférence de Mathieu Macheret pour introduire la rétrospective, c’est qu’on soit à ce point incapable de s’émanciper de la logique de la politique des auteurs et/ou d’analyser une œuvre (une filmographie a fortiori) qu’à travers le prisme interprétatif qui ne peut être que celui du spectateur… On parle de « motifs récurrents » de « période bleue, rouge ou verte », de morale, de « thématiques », d’intentions présumées du cinéaste, bref de tout ce qu’on attribue volontiers à un auteur. Ces critiques n’ont jamais rien compris au succès (oui, oui), à la qualité des classiques qu’ils encensent, et c’est peut-être bien pourquoi ils sont souvent aussi nuls pour parler des films contemporains et qu’il leur faut si longtemps pour revoir leur copie.

On est donc ici avec Le Chant de la fleur écarlate dans la veine champêtre, les sagas, supposée seconde période du cinéaste après les vaudevilles (là encore ça me paraît assez juste et basé sur des faits objectifs) auquel appartient également Johan à travers les rapides. Dégager des périodes dans la carrière d’un cinéaste, ça me paraît nécessaire et utile ; là où ça va trop loin, c’est quand on explique la valeur des films en fonction des thèmes développés ou dans la récurrence de certains motifs.

« Période écarlate », suivie de la non moins connue « période bleue » de Mauritz Stiller

La qualité de ces films, c’est celle avant tout du savoir-faire. Il n’y a pas d’auteurs sinon l’auteur des romans souvent ou des pièces qu’ils adaptent à l’écran (il s’agit ici semble-t-il d’un classique scandinave et sera adapté pas moins de cinq fois à l’écran). Le metteur en scène, qui venait alors de naître au théâtre, met en place des acteurs, c’est-à-dire des corps, mais aussi tout une histoire visuelle racontée au moyen d’un langage d’émotions exprimées à travers les yeux, les attitudes, les placements par rapport aux partenaires, etc. ; et au cinéma s’ajoute à ça toute une technique pour choisir le meilleur angle, l’échelle de plan adaptée, couper au bon moment, user de montage alterné (là encore il n’y a que ça, une vraie manie depuis quatre ou cinq ans), de flashback, et ça, ça n’a rien d’un travail d’auteur. L’inventivité d’un cinéaste, elle s’exerce surtout ici, dans sa capacité à produire des figures et des corps dans une situation pour illustrer au mieux le sujet. On le verra des décennies plus tard, quand un critique met en scène ses films, il ignore totalement ces usages et ne propose ainsi rien au regard, s’appuie sur des dialogues, des espaces et des décors qu’il sera incapable d’intégrer aux corps des acteurs (comme une toile de fond) et légitimera son travail comme il légitimait ce qu’il pensait voir dans les films qu’il vénère : à travers des intentions assez souvent invisibles à l’écran (un exemple assez significatif de cette incapacité à mettre en scène : l’adaptation de la Religieuse par Rivette.

Le metteur en scène, il met en scène les idées, les situations, les morales, les convictions, les conneries, le génie… souvent des autres. Ça peut paraître paradoxal mais les meilleurs réalisateurs ont souvent expliqué qu’on leur prêtait des intentions ou des objectifs cachés quand eux s’obstinaient surtout à mettre en images avec un seul souci d’efficacité, celui du metteur en scène de théâtre dont l’objectif n’est pas d’expliquer ou donner sens à une pièce (même s’il doit en comprendre les grandes lignes) mais lui donner corps, donner à voir. C’est de la mise en place, de la mise en forme. Il peut rendre meilleure une histoire, certes, et doit obéir sans forcément les connaître à certains principes narratifs ou esthétiques pour raconter au mieux l’histoire d’un autre ; et il peut aussi bâcler les meilleures d’entre elles ; mais il est au service d’un sujet qui s’il l’a parfois choisi ne lui appartient pas. Lui attribuer a posteriori n’a donc pas beaucoup de sens. Il fait, ou il montre, plus qu’il ne « dit » ; et ce qu’on chercherait à savoir de son « discours », de ses petites manies, ne saurait être qu’interprétation. Tout le monde a quelque chose à dire ; le plus vil crétin aura toujours matière à « dire » ; tout le monde possède également son interprétation, et aucune n’est plus légitime qu’une autre. L’essentiel quand on « adapte » les histoires des autres, c’est encore et toujours la mise en forme. C’est cette forme qu’il faut juger en dernier lieu et qui fait la qualité d’un film. Le cinéma étant plus un art narratif visuel (comme la musique peut être un art narratif et sonore) qu’un art discursif, démonstratif, symbolique, ou pire politique, l’art d’un cinéaste, son savoir-faire, il est très fortement lié à sa capacité à produire des images au même titre qu’un chorégraphe avec des corps dans un espace.

En Allemagne d’ailleurs, il me semble, on a gardé le vieux terme de regie pour la réalisation. C’est ainsi qu’on nommait les metteurs en scène de théâtre au XIXᵉ siècle quand tout était un peu statique, que les vedettes faisaient leur show et non le metteur en scène qui n’était donc encore pas né. Alors, certes, le rôle du metteur en scène n’a cessé d’être grandissant dans le cinéma parce que la question de choix, d’angles, est beaucoup plus évidente qu’au théâtre, reste qu’il est toujours au service d’une histoire (voire d’un studio). La notion d’auteur pour ces (grands) metteurs en scène n’a strictement aucun sens. Les critiques et les historiens du cinéma qui n’ont que le terme auteur à la bouche n’ont aucune connaissance et respect pour les techniques de mise en scène, voire de dramaturgie visuelle. Incapables de traiter ce qui leur échappe, ils se contentent de paraphraser, certes brillamment le plus souvent, l’histoire des films en tentant d’y dégager des thèmes ou de jouer au petit jeu des interprétations qui est probablement le niveau zéro du commentaire car aucune interprétation ne saurait être autre chose que personnelle. Une scène de descente de rapides doit alors être interprétée sous l’angle quasi psychanalytique, et vas-y qu’elle devient une allégorie du désir sexuel ; vas-y qu’une poursuite à travers champs devient une exaltation du bonheur panthéiste… L’art du spectateur dans toute sa superbe, ou sa capacité naïve à expliquer ce qu’il ne comprend pas tel un enfant émerveillé devant un tour de magie.

Non, parler des grands thèmes de Stiller, comme de bien d’autres « faiseurs », c’est presque risible. Si le cinéma suédois était si prisé à l’époque et s’il a eu une si grande importance (avec d’autres) dans l’établissement des codes que l’on connaît aujourd’hui, ce n’est certainement pas grâce à leurs thèmes, mais bien à la manière dont ils fabriquaient leurs films. Entre le film d’hier (Johan dans les rapides) et celui-ci, attention, grand thème philosophique… : on se paie deux magnifiques séquences (sinon plus) descentes en rapides (hasard des télescopages des rétrospectives cinéma-tekiennes, on a eu droit aux mêmes interprétations fumeuses lors de la conférence introduisant l’hommage rendu à John Boorman pour son film Délivrance). La thématique, on s’en fout, ce qui compte, c’est que ce sont des films d’action, d’aventures, qui sont l’héritage déjà un peu aussi des chase films britanniques. Il n’y a rien de plus cinématographique que de l’action pure, qu’un plan où un personnage est placé dans une situation de danger, où on montre la réaction d’un autre face à la même situation vue sous un autre angle, puis encore d’un autre qui n’est pas au courant du danger, etc. On joue ainsi avec le montage alterné et on gagne l’attention du spectateur comme un danseur exécute ses entrechats. (A-t-on besoin de donner une signification à une descente en rapide ? Explique-t-on la beauté d’un pas de danse ?…) Quand tous les personnages sont dans le même lieu, même principe, ce n’est toujours qu’une question de savoir-faire, pardon du gros mot… théâtral, à faire évoluer des corps dans l’espace et face caméra pour illustrer au mieux une situation adaptée d’un scénario, puis à découper tout ça dans la forme la plus élémentaire du montage alterné : le champ contrechamp. C’est du théâtre, de la danse, de la musique : à toi, à moi, à toi, à moi. Ce ne sont pas les motifs qui importent, c’est, comme on dit en musique, leur arrangement. Et plus spécifiquement ici la maîtrise du langage cinématographique. C’est du cinéma muet, mais le cinéma a toujours été muet : qu’importe le fond, le discours, un film ne dit rien, il montre et raconte une suite d’images et d’actions ; le fond, on se le raconte tout seul et il importe peu sinon qu’à nous-mêmes, spectateurs. Pour convaincre, il faut peut-être de bonnes histoires, de bons acteurs, de bons extérieurs, mais il faut surtout un maître de cérémonie, un chef d’orchestre, un chorégraphe, un arrangeur, un metteur en scène, pour organiser cette musique d’images, d’actions, de situations.

Mise en place du motif de la « peur » grâce au montage alterné : bonheur → intrusion d’un élément perturbateur hors-champ suggéré par le jeu de l’actrice → regard de l’actrice vers la menace (montage dans le plan) → contrechamp vers cette menace et vue subjective. Ce n’est pas la nature du « motif » qui importe, mais la manière de le montrer à l’écran au profit du récit et du plaisir du spectateur appelé à s’identifier aux personnages et donc à avoir peur pour eux. Un critique cherche des « motifs », un cinéaste cherche à illustrer au mieux une histoire. Les « motifs » les plus simples sont ceux qui passent le mieux la rampe. Parce que le cinéma est intuitif, visuel, certainement pas « discursif ». Le cinéma n’est pas resté longtemps muet, mais les critiques n’ont jamais cessé d’être sourds.

Si ces films ont eu leur succès et sont restés dans l’histoire, s’ils ont eu leur influence parmi les faiseurs d’images qui les ont succédé, s’ils sont bien plus « modernes » que bien des choses venues après (comme l’expressionnisme), c’est surtout parce que tout est là, dans la technique, le savoir-faire. Une technique qui va à l’essentiel, qui fait dans l’efficacité, et qu’on retrouvera à Hollywood plus que partout ailleurs. Pour ces deux premiers films, ce sont des westerns scandinaves, des films (des mélodrames) d’une simplicité inouïe (on cavale toujours contre quelque chose, on montre quelqu’un en train de regarder, un autre en train d’être vu, un autre faire plus que dire…). À la limite presque, les histoires, c’est ce qu’il y a de moins intéressant dans l’affaire, et si les thématiques dérivent des « fables » comme l’écume des remous projetés sur la rive, elles ne sont que ça, face à un torrent qui lui est tout. On n’a rien compris à ce cinéma si on décide de rester sur la rive à s’émerveiller des éclaboussures ou à chercher à percer les secrets du monstre enfoui dans les eaux et auteur de ce vacarme sourd ou muet… Ou au moins, on s’évertue à en louer les véritables auteurs, non pas ceux, peut-être tout autant ou bien plus géniaux, qui les ont mis sur pellicule.

(Il y a une scène par exemple, qui ne tient que par sa mise en place, son jeu — muet — et qu’on pourrait retrouver dans n’importe quel film, d’un « thème » plus qu’archétypal, donc sans grand génie, et qui ne tient que par le talent de Stiller à la mettre en scène : le personnage se retrouve face à son image devant un miroir et le montage en champ contrechamp nous montre successivement deux expressions différentes, une autoritaire ou négative — celle du reflet — et une autre qui subit, qui a peur… Sorte de variation du « thème » du dédoublement de la personnalité, rien de bien original, mais l’exécution, elle, rend toute la séquence admirable.)

Rien de nouveau. Ceux qui ont inventé le cinéma étaient des acteurs passés derrière la caméra, et ceux théorisant leur génie n’y ont jamais rien compris, et on finit par en faire des auteurs, et par eux-mêmes penser qu’ils pouvaient faire du cinéma pour l’avoir si bien… commenté. Le syndrome du spectateur qui, de la salle, se dit que ça doit être si facile de donner la réplique. (Je ne veux même pas savoir ce qu’on apprend à la FEMIS ou ailleurs. Je suppute tout de même fort qu’aucun de ces futurs « auteurs », « cinéastes », n’aura jamais touché un acteur durant toute sa formation. L’âge d’or du cinéma suédois ne s’est certainement pas fait grâce à l’avance sur recettes ou aux cooptations entre personnes qui « ont la carte ».)


 

Le Chant de la fleur écarlate, Mauritz Stiller 1919 Sången om den eldröda blomman | Svenska Biografteatern AB


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Les Indispensables du cinéma 1919

Cinéma en pâté d’articles :

  • La critique et la politique des auteurs en questions :

Critique de la critique analytique et interprétative à travers la… critique du Chant de la fleur écarlate 

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Barrabas, Louis Feuillade (1919)

Jacques, je suis ton père…

BarrabasBarrabas FeuilladeAnnée : 1919

Réalisation :

Louis Feuillade

8/10 IMDb iCM

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Le silence est d’or

Films français préférés

Une histoire du cinéma français

Douze épisodes de 35 minutes environ. Du pur roman de gare, ce qu’on n’a plus jamais vu au cinéma en France laissant ça aux ricains… Feuilleton, BD, cinéroman, cinéma mélodramatique (au vieux sens du terme, pas tire-larmes, mais avec des événements tirés par les cheveux en pagaille), peu importe comment on appelle ça, c’est du cinéma grand spectacle. Et ça vaut le détour.

Dès qu’ils sont à Nice (la moitié environ), ça devient excellent : un type qui saute d’un train, des avions, des bateaux, des villas au bord de mer ou dans l’arrière-pays. Et tous les éléments obligés pour faire un bon roman de gare (la marque indélébile du méchant, les fausses identités, voire les parentés révélées, les messages secrets, les kidnappings, les évasions, les explosions, l’utilisation du chloroforme… tous les clichés, c’est magnifique). On mélange allègrement les phases sentimentales, d’action, de tension, d’humour, et de mystère…

Sur le plan de la mise en scène, Feuillade maîtrise. Beaucoup de rythme. Du montage alterné pour mettre un peu de tension (il arrive même parfois à multiplier les actions simultanées : trois, quatre…). À chaque scène, on change de personnages ou presque, à la Star Wars, entre le camp des gentils et celui des méchants (on retrouve le même élément en épilogue d’ailleurs où Feuillade fait le compte en appuyant bien sur le bouton « retour de chacun chez soi, tout est bien qui finit bien »). Le découpage en échelle de plans est sobre (forcément) mais efficace, aucun faux raccord, et c’est toujours utile. Bien sûr aucun effet gancien ou d’avant-garde, on ne fait pas de l’art, on divertit. Sans honte.

Il y a une époque où il y avait encore une tradition feuilletonesque, où les critiques critiquaient les facilités du genre, et où le public suivait. Et si les premiers ont pu retourner leur veste un demi-siècle plus tard pour y trouver un nouvel intérêt, le public, lui, n’a toujours que trop bien appris sa leçon. Les héros, ça fait longtemps qu’on ne les pense plus qu’en Amérique. Il n’y a pas de crime organisé en France. Ah ?…


Barrabas, Louis Feuillade 1919 | Société des Etablissements L. Gaumont


Le Lys brisé, D. W. Griffith (1919)

Film brisé, composé

Le Lys brisé

Note : 4 sur 5.

Titre original : Broken Blossoms or The Yellow Man and the Girl

Année : 1919

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Lillian Gish, Richard Barthelmess

Je n’ai jamais été un grand admirateur des films de Griffith. Intolerance et Naissance d’une nation sont de grandes fresques pompeuses. Celui-ci se veut plus simple, et l’innovation et le sens narratif du réalisateur peuvent mieux s’exprimer afin de produire un montage efficace à traduire et suivre une situation telle qu’elle se déroule sous nos yeux.

Le cinéma n’est plus un théâtre filmé, même organisé en une alternance de plans comme on feuillette un livre d’histoire où tout est au même niveau, mais bien un outil capable littéralement de mettre en scène des personnages dans des situations. C’est-à-dire capable de mettre en relief qui, quand, où, comment, de faire des choix, et ainsi de faire du cinéma un langage, un art propre.

Pratiquement toutes les séquences sont montées en suivant le principe du montage alterné. Ce n’est pas une innovation : depuis les films de l’école de Brighton[1], Griffith n’a cessé d’utiliser le procédé, et il convenait parfaitement aux fresques ou aux films d’action comme les westerns (cf. les films de William S. Hart[2]). Le procédé a posé les bases d’une série d’innovations faisant du film de plus en plus un support d’évocations, d’idées, qu’une représentation d’images figées inspirées du théâtre. On utilise aujourd’hui beaucoup moins le procédé, mais il semblait très répandu à l’époque (en particulier dans les feuilletons), un peu comme un enfant qui arrive à prononcer ses premières syllabes et qui les répète tout amusé avant de découvrir un autre jouet et encore un autre, fruits de ses tâtonnements gazouillithiques, capables de lui ouvrir les portes de l’éloquence en lui révélant, peu à peu, toutes les possibilités offertes, toute la puissance évocatrice, et communicatrice, de ces babillages, une fois qu’il leur prêtait un sens. Plus que l’acteur qui détenait sur scène les clés pour mettre en lumière un sens derrière des mots et des actions, le montage devenait le support des intentions de l’auteur, comme la structure d’une phrase, comme la structure d’un texte. Le montage alterné était un jouet avec lequel il fallait passer maître avant de s’amuser avec un autre, et avant d’imaginer lier les procédés entre eux comme des pièces d’un grand mécano, celui du langage filmique.

Exemple de montage alterné « pendant ce temps » avec deux ou trois allers-retours entre deux « scènes » :

Montage alterné entre une action 1 et une action 2. Les deux personnages n’interagissent pas, mais le montage alterné est là pour nous indiquer qu’ils partagent un même lieu et une même temporalité : le procédé fait office de « pendant ce temps ». D’un point de vue narratif, il ne se passe rien sinon qu’on pose les bases pour la séquence qui suit, on parle de « planting » (introduire une idée dans une scène sans en révéler la nature réelle et dont on se doute qu’elle sera dévoilée plus tard).

Tout doucement, le cinéma prend donc ses distances avec le théâtre et se rapproche des possibilités de la littérature. Aucun acteur au monde ne pourrait évoquer par son jeu l’effet produit par l’ellipse d’un cut, et le collage de deux images l’une après l’autre. Méliès avait tout de suite compris l’intérêt pour lui, en illusionniste, de coller les images en une suite de surimpressions, mais ça ne restait rien d’autre qu’un théâtre d’ombres chinoises améliorées. Coller deux images l’une après l’autre, ce n’était pas seulement par convenance, changer de scène (ce qui était déjà une prodigieuse avancée par rapport à théâtre filmé), mais c’était aussi la possibilité de créer un « pendant ce temps ». Ce n’est déjà plus du babillage, c’est de la conjugaison et de la narration. Cela implique un choix de montrer successivement un événement, puis un autre, et revenir au premier pour créer une impression de simultanéité et suggérer une collision entre ces deux événements. Si on le comprend, ce n’est plus parce que la scène ou les acteurs sont identiques, mais parce que le contexte, l’environnement, tout en montrant des événements différents, appartiennent à un même champ d’idées. C’était toute la faiblesse du montage d’Intolérance : au lieu d’un montage alterné ayant une valeur dialectique immédiatement compréhensible, le montage dit parallèle n’autorisait qu’une interprétation vague, distante et peu évidente du sens à apporter à un tel procédé. L’outil de comparaison doit être assez rapide pour évoquer au spectateur un ensemble unique. Le montage parallèle opère une comparaison symbolique un peu lourde, et tout aussi vaine en fait qu’en littérature ; lié au sein d’une même séquence, le procédé devient intéressant, et reste en plein dans l’évocation, mais il n’est donc pas bon de l’utiliser à toutes les sauces. Alors que le montage alterné, on peut en user à envie, parce qu’il ne fait que répondre à une situation par une autre, si tant est que le contexte qui les lie soit compréhensible. Quand on comprend qu’on est par exemple dans la même ville, à la même heure de la journée ou presque, on comprend aisément qu’on a affaire à un « pendant ce temps », et que les deux événements sont appelés à se rencontrer. Cette attente, ce n’est rien d’autre que le suspense. Au lieu d’être émerveillé par les effets d’éloquence d’un acteur, le spectateur se laisse désormais émerveiller par la tension qui naît des images, c’est-à-dire le montage.

Le montage alterné sera surtout employé à la fin, parce qu’il permet d’accélérer le rythme et de créer un climax en faisant succéder les séquences comme on enchaînerait les répliques courtes au théâtre.

On remarquera par ailleurs, qu’aujourd’hui, deux adeptes du procédé (et peut-être même du montage parallèle) sont également deux cinéastes ayant un goût prononcé pour les surimpressions. Coppola utilise parfaitement un montage parallèle à la fin d’Apocalypse Now où il met en comparaison la scène de meurtre avec celui du sacrifice du buffle (et Coppola use des mêmes techniques avec le son, quand des scènes sonores, des paroles, viennent en surimpression des images). Et David Fincher utilise par exemple un montage parallèle (tout en procédant sur certains plans à la surimpression des séquences mises en parallèle) dans la scène de « l’enterrement » des compagnons de Ripley dans Alien3, mis en relation avec la “naissance” de l’alien (la simultanéité exacte est presque anecdotique, car bien que liés à un laps de temps probablement identique, les deux événements rapprochés par le montage ont une valeur purement discursive, en opposant l’idée de mort à celle de la naissance plutôt qu’en ayant vocation à réunir deux événements dans un même espace).

L’atout majeur du film est ailleurs. Le montage alterné est un acquis, Griffith l’utilise à l’échelle des séquences pour offrir un effet narratif de « pendant ce temps ». Surtout, il utilise parfaitement le procédé à l’intérieur même d’une scène. Dans Naissance d’une nation, les séquences en montage alterné se succèdent sans grand intérêt parce qu’on n’y voit aucun relief dans les situations montrées. À l’échelle d’une même scène, à quoi correspondrait un montage alterné ? Ce qui est bon pour coller des séquences entre elles, devrait tout aussi bien marcher pour des plans entre eux. Le champ-contrechamp, ce n’est rien d’autre qu’une forme de montage alterné dans sa forme la plus simple, et la plus rapprochée. On n’est pas seulement dans la même ville, mais dans la même pièce, et il ne fait aucun doute que la scène présentée dans son montage ne souffre d’aucune discontinuité (ou presque, l’ellipse étant plus que nécessaire pour couper les aires ou temps morts ; et si on évite les faux raccords, ce qui devient une véritable gageure quand on décide de couper une même scène en différents plans). C’est un peu l’affaire de la poule et de l’œuf. Qu’est-ce qui est arrivé avant, du gros plan et du montage alterné à l’intérieur d’une même scène. Peu importe, l’apport essentiel du procédé, c’est bien qu’il permette une échelle des plans. Qu’on décide d’un plan rapproché ou non, la valeur du plan ne signifie pas la même chose. C’est encore une invention de l’école de Brighton, mais elle mettra longtemps à s’imposer, ou à être redécouverte, au contraire du montage alterné. Habitué à la distance neutre et toujours égale du théâtre où le spectateur était tenu à distance derrière le quatrième mur, il a longtemps été obscène de rapprocher la caméra du sujet (et de fait, l’un des premiers gros plans est une vue subjective d’un passant regardant à la longue-vue les jambes d’une femme à vélo). L’idée de rapprocher la caméra sera toujours une question d’obscénité (à l’extrême, on trouve les gros plans, presque chirurgicaux, des films pornographiques), mais puisqu’elle sera liée à l’idée de montrer de plus ou moins près l’émotion d’un personnage, elle se rapportera bien plus à une question de bon goût. Maintenant que l’on ose couper les acteurs, les montrer de près, on juge surtout la pertinence de les montrer en plus ou moins gros plan. On est désormais dans le choix, le narratif, l’esthétique. Les possibilités sont immenses, et avec elles, naissent de nouvelles contraintes techniques (faux raccord, respect de la ligne, des angles, des valeurs de plan…). Le cinéma n’est plus seulement un langage, c’est une langue. Chacun a la sienne ; chacun est contraint par les mêmes règles.

Découpage narratif avec échelle de plan et champs-contrechamps :

Action 1 en plan moyen : Lillian chez la marchande.

Action 2 en plan d’ensemble : Richard traverse la rue. L’action 2 va donc rejoindre l’action 1, et on attend une interaction directe entre les deux personnages. Donc un jeu de champ-contrechamp.

Retour au plan précédent en plan moyen : on attend l’interaction. Toutes les histoires sont affaires de rencontres. La marchande est en option. On attend, on se questionne, donc notre intérêt est soulevé. On se doute que l’intérêt de la séquence n’est pas dans le fait « d’aller chez la marchande ».

Action 1, on change d’échelle et on passe au plan rapproché. Raccord dans l’axe. Si on se rapproche, c’est qu’il va se passer quelque chose, l’intérêt n’est toujours pas « d’aller chez la marchande ». Richard est hors-champ, il est là, on le sait, les plans précédents ont servi à nous le contextualiser. Notre attention est complète. Suspense.

Retour au plan-maître : on change d’échelle afin de nous montrer Richard qui jette un œil discrètement en direction de Lillian. On a peur pour elle ! Il est louche !

Raccord de mouvement, on change d’axe, gros plan : le champ-contrechamp est prêt à se lancer. Richard est vraiment creepy (impression accentuée par le halo sombre).

Contrechamp, même échelle de plan : aucun dialogue, aucun échange, mais Lillian jette désormais un regard suspicieux vers Richard. Un regard qui appelle forcément un contrechamp, parce qu’on meurt de savoir comment ce regard sera reçu par Richard. (L’intérêt du procédé, c’est donc bien de faire vivre un hors-champ, faire avancer une situation et faire monter la tension, pas de tomber dans la facilité.)

Contrechamp attendu : Richard ne fait pas le fier. La situation est simple, elle plante le décor des enjeux à venir, on peut passer à autre chose.

Je ne peux pas imaginer meilleur outil mis au service de la narration.

Parfois pourtant, il est amusant de repérer les imperfections d’un jeu de montage dont les codes ne sont pas encore bien définis. Pour préserver la continuité logique d’une séquence, on peut être amené à faire des raccords dans l’axe. Ce serait plus simple si à chaque coupure, on montrait un pan de la scène n’apparaissant pas dans le champ du plan précédent (plan de coupe), mais voilà, inévitablement, on est amené à changer de valeur de plan en montrant la même chose à une échelle différente. Plus tard, on utilisera l’effet du « jump cut » comme procédé volontaire, mais ici ça se rapproche plus pour nos regards habitués à un léger faux raccord. Griffith s’y laisse prendre quand le Chinois donne une poupée à Lillian Gish. La continuité n’est pas parfaite. Peu importe, car l’idée est là. Et l’idée de Griffith, c’est de toute évidence d’user d’un principe simple et efficace : un plan, une idée (le plus souvent une action, un mouvement, une réaction). Gance fait exactement la même chose à la même époque (dans J’accuse, par exemple). Si quelque chose de nouveau et de significatif arrive : cut et mise en place d’un nouveau plan pour que cette nouvelle idée soit articulée, et trouve son relief, autour du plan. La maîtrise est excellente et permet de coller toujours à distance idéale de l’action. Avec un personnage principal, des enjeux simples, et la possibilité de s’attarder sur une situation, ce cinéma permet enfin de s’identifier aux personnages, et par conséquent à leur histoire, à leurs émotions. Passé la grandiloquence et le « truc » maintes fois utilisé du montage alterné, Griffith comprend enfin que pour être un grand cinéaste, il faut s’attacher davantage à son sujet. Un peu tard toutefois, il sera vite rattrapé par bien plus talentueux que lui.


[1] L’école de Brighton (article)

[2] exemple de film de et avec William S. Hart


Le Lys brisé, Broken Blossoms or The Yellow Man and the Girl, D.W. Griffith | D.W. Griffith Productions


Listes sur IMDB :

MyMovies: A-C+

Le silence est d’or

Liens externes :