Retour à la vie, Cayatte, Clouzot, Dréville (1949)

L’autre drôle de guerre

Note : 4.5 sur 5.

Retour à la vie

Année : 1949

Réalisation : André Cayatte, Henri-Georges Clouzot, Jean Dréville

Avec : Bernard Blier, Louis Jouvet, Noël-Noël, François Périer

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Formidable film à sketchs qui doit probablement beaucoup à Charles Spaak. C’est à la fois drôle et tragique, parfait donc pour un Bernard Blier venant réclamer à une cousine tout juste retournée des camps une signature alors qu’elle reste prostrée dans sa chambre. Il parle, il parle, numéro d’acteur comme on en fait plus : « Tu vois, j’ai perdu un peu de poids. Les privations, tu comprends !… » Ce n’est pas encore du Audiard, mais c’est déjà odieux. Donc savoureux.

La partie avec Jouvet (celle de Clouzot) est peut-être la plus réussie. Ç’aurait fait un formidable long. Jouvet veut savoir, ça le turlupine, et ce qu’il veut savoir, c’est ce qui pousse des hommes a priori sans histoires à devenir tout à coup des monstres. Alors quand un évadé allemand, mourant, se réfugie dans sa chambre, l’occasion est trop belle. Il le cache d’abord, un peu comme il cacherait un rat mort à sa logeuse. Et comme ça le turlupine, l’Allemand va devoir s’expliquer… Un monstre, pour l’ancien professeur qu’est Jouvet, ça se dissèque. Il y a des procès qui se font à Nuremberg, et d’autres, parfois improvisés, dans des chambres de bonne. On ne ferait pas mieux pour questionner les travers de la guerre et des hommes qui y sont plongés malgré eux, mais qui la font bien, la guerre… Après-guerre, pas de complaisance avec les petites facilités : les monstres d’hier sont bien sûr questionnés, mais encore fallait-il aussi pointer du doigt les travers des nouveaux vainqueurs (une “dénonciation” qu’on retrouve pareillement dans le segment sympathique avec Noël Noël).

La dernière partie est à la fois la plus émouvante et la plus décevante. La faute à une fin mal menée. Serge Reggiani revient d’Allemagne, non pas avec ses lauriers ou ses médailles… mais avec une Allemande qui est devenue sa femme. Accueil glacial. Suicide d’une nation. À montrer dans toutes les écoles : illustration parfaite des bienfaits vivifiants de l’intolérance et de l’ostracisme sur ce grand corps malade qu’est la nation au sortir d’une guerre, ou comment reproduire les petites haines viscérales qu’on entretient pour le voisin, avant que tout le monde se foute sur la gueule. La xénophobie en exercice en somme. L’art du mépris de l’autre sans le connaître, parce qu’il n’est qu’un “autre”. La mise en scène pendant les trois quarts du film est parfaite, pleine de tensions, de silence, de confrontations muettes. La drôle de guerre quoi, pas celle qui précède la grande, mais l’autre, celle du retour, que Gance avait déjà montrée à sa manière dans J’accuse. Ceux qui sont restés l’ont aussi faite la guerre, et continuent de la faire après. C’est bien pourquoi la Seconde avait suivi la Première… Charles Spaak fait la leçon. Place à la réconciliation.

Et puis le ratage total sur la fin (Jean Dréville à la réalisation). Un retournement sans doute rendu nécessaire sinon il n’y aurait rien à raconter, mais là où on avait pris le temps, on se précipite et pour ce moment clé du finale, on tombe dans la facilité. Le plus important à montrer lors d’un tel retournement, ce sont les hésitations, le doute qui précède l’action, le revirement… Sinon on ne peut y croire, et on ne peut être émus. Cela sonne trop comme un appel grotesque à l’émotion. Montrer ces hésitations, c’est interroger les nôtres. Avec cette lancinante question qui revient après chaque bataille, qu’elle soit perdue ou gagnée parce que c’est la même chose : « Qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Et là, on n’a pas le temps de se la poser cette question. On nous tire la manche pour qu’on s’y frotte les yeux et qu’on s’y mouche. Comme les rires chez Feydeau, les larmes, il faut les laisser venir, leur laisser le temps de monter, pour qu’elle puisse enfin couler. On ne les tire pas les larmes, non. Voilà pourquoi l’art de la direction, ce n’est pas savoir monter un serpentin de rails entre trois décors et cent figurants pour en faire un plan-séquence, c’est suggérer, faire preuve de délicatesse quand une histoire se trouve à un croisement, faire les bons choix dans ces moments cruciaux du récit. Surtout pas commander au spectateur quelle voie emprunter.

Le film s’achève sur ces facilités, mais qu’importe de finir sur une ruine. On ne reproche pas à un film à sketchs de manquer d’unité. On savoure son plaisir et on en retient le meilleur.


Retour à la vie, Cayatte, Clouzot, Dréville 1949 | Les Films Marceau, Les Productions Jacques Roitfeld


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Les Nuits de Cabiria, Federico Fellini (1957)

On sait pas ce qu’on a quand on gagne un Oscar

Les Nuits de Cabiria

Note : 5 sur 5.

Titre original : Le notti di Cabiria

Année : 1957

Réalisation : Federico Fellini

Avec : Giulietta Masina, François Périer, Franca Marzi

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Fellini ne fait pas encore du Fellini. Il est encore attaché au réalisme italien. Toujours entre drame social et comédie de caractères à la limite ici du burlesque. On n’est pas loin souvent du mélo, comme dans Le Voleur de bicyclette ou comme bien des années plus tard avec La vie est belle de Benigni.

On y retrouve les caractères hâbleurs, clownesques, des Italiens. Giulietta Masina, c’est la gouaille insolente, égocentrique de Gassman dans Le Fanfaron, dans le corps d’un Toto au féminin. Un petit oiseau qui se trémousse fièrement en regardant les belles de côté, à la fois orgueilleuse et naïve. Un vrai personnage de clown. Des pitreries aux larmes. Impossible de croire à ce qu’elle raconte quand elle prend son air sévère. Elle ne peut nous être antipathique, parce qu’on ressent toujours le contraire de ce qu’elle dit. Ainsi, quand elle gueule sur Wanda, sa voisine et unique amie, en lui disant qu’elle n’est pas son amie, impossible de la croire. Quand elle se dit fière de ne manquer de rien et d’être parfaitement heureuse, la force qu’elle prend pour l’affirmer nous dit tout le contraire. Tout le film repose essentiellement sur la réussite de ce personnage, sans doute un peu moins lunaire que celui de La strada (encore qu’il faudrait que je le revoie). Ce sont toutes ses contradictions qui la rendent attachante, et qui lui attirent tous les ennuis du monde (et en particulier à tomber sur le même type d’homme qui en veut à son “magot”).

Les Nuits de Cabiria, Federico Fellini 1957 Le notti di Cabiria | Dino de Laurentiis Cinematografica, Les Films Marceau

En dehors de ce personnage, il y a le récit. Le film commence comme il se clôturera, avec Cabiria se faisant naïvement plumer par son Jules. Tout est déjà dans cette première scène : Cabiria est heureuse, la vie est belle, elle se promène dans ces terrains vagues en banlieue des grandes villes entre campagne et cité, là où on construit de nouvelles villes au milieu de nulle part (un motif décoratif récurrent de l’époque : Mamma Roma, Miracle à Milan…). Cabiria lève les bras de bonheur, son sac à la main…, trop tentant pour son amoureux, qui lui pique son sac, la pousse dans le canal et s’enfuit, comme s’il venait de piquer le sac à main de la première grand-mère venue. Cabiria est sauvée de la noyade par une bande de gamins, puis par des passants, et tel un animal blessé qui reprend vie et qu’on vient de sauver, elle cherche du regard son “amoureux”, voudrait le mordre. Elle l’appelle et insulte son monde. Merci de m’avoir sauvée ? Même pas. C’est Cabiria, sensible et sauvage.

On rencontre ensuite son amie, prostituée comme elle, vivant dans les terrains vagues, qui ne sont pas encore tout à fait des bidonvilles, à l’écart de la cité. Cabiria au milieu de ces poules de la nuit qui font le trottoir est la plus fière, mais aussi sans doute la plus attirante, terriblement castratrice à insulter le client. Pourtant, Cabiria (sans que cela nous soit expliqué) possède une petite maison au milieu de ces terrains vagues. (Et tant mieux si ça ne nous est pas expliqué parce que même si la forme est réaliste on est déjà dans une forme d’onirisme fellinien, et on ne s’embarrasse pas d’explications superflues : on joue les stéréotypes à fond et les situations ne s’expliquent pas, elles répondent à la nécessité de créer une ambiance, de former des oppositions ; donc ce qui est intéressant, c’est ce qui se cache derrière tout ça, la vraisemblance devient juste un accessoire qui rend impossible toute fantaisie, tout fantasme). Cabiria est un peu fourmi, à ne rien dépenser, à tout garder pour soi, pour se créer son petit nid qu’elle possède fièrement comme une preuve qu’elle n’est pas tout à fait comme les autres. Cette maison, c’est le rêve qu’elle s’est fabriqué, celui d’être une personne ordinaire et respectable. C’est aussi de là que lui vient son grand malheur. Cette pseudo-richesse, trop ostentatoire, attire les escrocs. Cela commence bassement avec son premier Jules qui se contentera après plusieurs semaines de vie commune… de son sac à main ; et ça se poursuivra avec Oscar, rencontré à la sortie d’un théâtre où elle s’est laissé hypnotiser (et donc mise à nu) par l’illusionniste qui se donne en spectacle ce soir-là.

Le bonheur lui est interdit, on le sent tout de suite. Le clown triste doit être triste et s’il ne lui arrive pas de malheurs, il n’y a pas de fable. Oscar semble trop bien, trop honnête pour elle. Elle non plus n’y croit pas une seule seconde au début, puis elle se laisse convaincre. Parce que les illusions, c’est comme la faim, on ne peut pas vivre quand on n’a pas de rêves. Elle décide de révéler sa condition de prostituée à son Oscar (ce n’est pas dit aussi crûment : tout au long du film, on a tout le folklore de la prostituée, sans la montrer au travail, sans parler des choses…, on la voit faire le trottoir et on comprend que ce n’est pas une chose respectable, mais jamais ce n’est dit explicitement, ce qui renforce encore plus le côté onirique du récit). Là, le comportement d’Oscar change, elle ne le remarque pas, mais nous, on voit tout. C’est comme chez Hitchcock, le spectateur voit tout avant le personnage, c’est ce qui crée la tension, l’atmosphère. On ne saura jamais si Oscar avait tout prémédité depuis le début ou si le fait qu’elle lui fasse cette révélation qui lui a donné l’idée de partir avec sa “dot” (elle quitte tout, vend sa maison, pour partir avec lui). L’incertitude est accentuée par le comportement d’Oscar, moins “professionnel” que le précédent, mais au final plus cruel.

Chez Risi ou a fortiori chez Visconti, on aurait tendu vers la tragédie, le meurtre crapuleux, l’accident fatal. Chez Fellini, la vie se poursuit comme un rêve, comme une fête. Cabiria s’est fait plumer, mais la vie est un enchantement. Elle n’avait pas grand-chose, et elle n’a maintenant plus rien, elle n’est plus qu’une femme, elle s’est donc débarrassée du superflu. Pour être heureux séparons-nous de ce qui nous encombre. Heureux les pauvres d’esprit, les misérables, car le royaume des cieux est à eux… Peut-être bien même le royaume des vivants. L’opposition est criante entre les riches et les pauvres. Une même distinction que l’on remarque dans Miracle à Milan. Les riches sont malheureux, sans vie, vivant dans des labyrinthes froids et austères (comme ici toute la séquence chez la star de cinéma), tandis que les pauvres sont pleins de vie, même si pour l’exprimer, ils se gueulent dessus, se frappent, s’arnaquent… Encore une fois, Cabiria peut lancer à Wanda qu’elle n’est pas son amie, on n’y croit pas une seconde. Et Wanda non plus d’ailleurs. La langue beuglante et fleurie des rejetés de la société est tout autant sophistiquée que celle des gens des villes, il faut juste savoir la décoder.



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Gervaise, René Clément (1956)

Gervaise

Note : 3.5 sur 5.

Année : 1956

Réalisation : René Clément

Avec : Maria Schell, François Périer

Journal d’un cinéphile prépubère

Quel film magnifique ! quelle histoire ! quelle interprétation ! et quelle mise en scène !

Ce film nous rappelle l’importance de cette œuvre monumentale de Zola dont L’Assommoir est l’épisode le plus connu. Un patrimoine exceptionnel que nous avons là. Un patrimoine dont nous ne nous servons pas suffisamment. Ce XIXᵉ siècle nous offre une multitude d’œuvres littéraires formidables qu’on ne prend pas assez en référence comme Shakespeare dans le monde anglo-saxon. Ce sont pourtant des œuvres universelles, grandioses, indémodables, dans lesquelles le cinéma pourrait puiser jusqu’à en tirer un genre à part entière. Imaginons une suite de films retraçant l’épopée humaine des Rougon-Macquart, La Comédie humaine, Les Mystères de Paris, mais pourquoi pas aussi Les Mémoires d’outre-Tombe ? Pourquoi préférer adapter cinquante fois Les Misérables ? Certains films naturalistes d’aujourd’hui manquent d’une histoire forte et les mises en scène ne sont pas souvent à la hauteur. René Clément nous montrait pourtant parfaitement la voie.

L’interprétation de Maria Schell est excellente. Mais aussi celle de Suzy Delair dans le rôle de Virginie, ainsi qu’une surprenante jeune fille jouant Nana sur laquelle le film se termine.

René Clément est un genre de cinéaste-metteur-en-scène qui n’existe plus. Tourné en 1956, on pensait déjà à la nouvelle vague. Après Gervaise, c’est toute une manière de filmer qui va disparaître brusquement. Un cinéma naturaliste qui commence seulement aujourd’hui à revivre avec de jeunes cinéastes*, alors qu’aux USA, le cinéma s’est modifié et diversifié sans perdre sa qualité (hum).

*Je pense que je songeais encore à Desplechin et à la Sentinelle à ce moment-là, sans savoir qu’il s’enfermerait par la suite dans un cinéma réaliste de beaux appartements parisiens. L’émergence de réalisateurs français faisant le choix du naturalisme et ayant émergé dans les années 90 me semble être avérée. Même si le meilleur exemple est probablement belge, et même si on peut regretter à la fois l’absence d’adaptation d’envergure, et la frilosité épique des histoires proposées. Au mieux, le temps du récit dépasse quelques mois, rarement des années ; c’est un cinéma de faits divers, de situations, de témoignages, et non de destins.


Gervaise, René Clément (1956) | Agnes Delahaie Productions, Silver Films, Compagnie Industrielle et Commerciale Cinématographique (CICC)