Chaussure à son pied, David Lean (1954)

Note : 4 sur 5.

Chaussure à son pied

Titre original : Hobson’s Choice

Année : 1954

Réalisation : David Lean

Avec : Charles Laughton, John Mills, Brenda de Banzie, Daphne Anderson, Prunella Scales

Les comédies de Lean sont rarement mises en avant par la presse ou les historiens français, et c’est vrai que dès qu’on touche à Noël Coward, je ne leur donne pas vraiment tort. Noël étant passé, Lean semble avoir trouvé chaussure à son pied avec ce nouvel opus, et ce, grâce au duo composé de Charles Laughton (tout juste avant sa réalisation de La Nuit du chasseur) et de John Mills qui n’a pourtant pas le beau rôle dans le film, l’un étant suffisamment avare pour refuser de lâcher des dots pour le mariage de ses filles (et de surcroît, alcoolique), l’autre étant idiot comme ses pieds (une proximité utile pour un cordonnier).

Car, dans cette jolie comédie, les « beaux rôles » sont dévolus aux filles, et tout particulièrement à la fille aînée, bien décidée à se marier avec l’ouvrier cordonnier de la maison voyant en lui un joyau capable d’assurer à leur mariage une certaine réussite (capitaliste) qui ne manquera pas de faire la nique au père indigne si elle arrive à le lui soutirer par le mariage. L’amour viendra quand il viendra. Business is business.

C’est ainsi toute la ruse de la fille aînée que le film s’applique à décrire. On s’amuse de la voir bien décidée à tromper son père et à se libérer de lui. Pour arriver à cette fin, elle choisit de séduire son futur mari non pas par des mots doux ou par de belles attentions, mais par sa force de conviction. Et la voilà donc qui tente de le convaincre qu’ils ont un intérêt commun à procéder à cette forme de fusion-acquisition que certains connaissent pour être un accommodement amoureux et qu’on nomme « mariage », mais qu’elle, en tant que grande pragmatique, ne peut concevoir que comme une froide opération commerciale : l’association du talent et de l’intelligence. Working girl in progress.

La composition de l’odieux bourgeois qu’interprète Charles Laughton rappelle combien il pouvait être un acteur comique de génie, et celle de John Mills en idiot attachant sur lequel la fille du patron voudrait mettre la main est époustouflante dans un registre qui m’était inconnu de sa part (l’acteur est un habitué des films de Lean, mais rarement au tout premier plan, et il n’a que peu travaillé pour Hollywood ; il est pour moi l’éternel ivrogne — encore un — de Ice Cold in Alex).

Le film conte une sorte d’histoire de capitalisme heureux à une époque où, sans doute plus qu’aujourd’hui, on pouvait croire aux “entrepreneurs” qui partaient de rien ou se lançaient grâce au coup de pouce d’un riche mécène pour qui le meilleur gage de réussite (et de remboursement) était le savoir-faire de l’artisan (et l’audace du dirigeant). Dans ce monde utopique du capitalisme-roi, à la fois bénéfique et émancipateur, on se presse pour rembourser sa dette dans le but de s’affranchir au plus vite de son bienfaiteur. Les richesses y restent encore décentes ; et les enrichissements personnels y sont encore liés à des réussites industrielles, techniques ou commerciales, pas la conséquence d’opérations financières ou d’héritages.

Voir une bourgeoise s’enticher ainsi d’un pauvre, que ce soit par amour ou par intérêt, on ne verrait plus ça de nos jours. On inventait à peine les ascenseurs qu’on le mettait alors à profit pour grimper au plus vite dans la société. Dans le monde moderne, ça fait belle lurette que l’ascenseur social est en panne et que la réussite est une illusion, ou une exception, avec laquelle on entretient les mythes.

Ce qui n’a pas changé en revanche, ce sont les riches avares et les alcooliques. Et si leur fille leur joue de mauvais tours, c’est probablement moins pour leur faire payer leur perfidie et pour s’emparer de leur affaire (une femme à la tête des opérations, au vingt-et-unième siècle, vous n’y pensez pas !) que pour les accuser d’inceste ou de mauvais traitements. (Pas sûr cela dit que les progénitures d’aujourd’hui, quelle que soit la manière dont elles sont abusées, finissent gagnantes quand elles partent ainsi contre le « système patriarcal ».)

Non, on est bien au dix-neuvième siècle dans une société britannique, et même si on montre que ce sont les femmes et les ouvriers qui assurent tout le travail, on ne bouleverse pas les apparences avec lesquelles il faut savoir jouer face à la concurrence (business as usual) : devenue la femme du cordonnier dans une jolie boutique proposant des produits de luxe, la fille rebelle s’arrange toujours pour suivre les conventions, et c’est son mari, maintenant “éduqué”, qui est mis en avant et qui doit adopter les usages d’un chef de famille.

Ce personnage de nouveau riche et de père que l’on veut modèle qu’interprète John Mills illustre bien une forme de capitalisme heureux, dans tous les sens du terme (un mythe encore sans doute, comme tous les mythes liés à la réussite et au capitalisme) : le niais aux mains d’or doit devenir moins l’imbécile heureux qu’il était pour se marier au mieux, non pas à la femme qui s’est proposée à lui, mais aux idées du capitalisme. Savoir si ces idées relèvent de l’émancipation systématique ou du mythe, c’est une autre histoire… Au moins, derrière la comédie acide comme trois gouttes de citron dans un thé sans vague, on peut y deviner, derrière l’illustration d’un mariage d’affaires, d’un mariage arrangé des voitures, d’un mariage émancipateur, la part d’ombre ou de flan. Peut-être à l’insu de ses auteurs d’ailleurs.

Le film souffre de quelques défauts mineurs. Le dernier acte radote après une séquence de noces qui aurait fait l’affaire pour clôturer le film, mais allez savoir pourquoi, il fallait achever d’humilier le père en inventant un dernier stratagème, vite mis en place pour profiter (toujours) de la dernière cuite du bouffon. Le bonhomme aura sa leçon. Ce n’est pas pour rien que de l’autre côté de la Manche, on parle de gestion « en bon père de famille ». On nous représente donc ici une image de la bourgeoisie décadente, à laquelle il faudrait opposer la bourgeoisie travailleuse, habile… et sobre. Le mérite, le mérite, et donc, le travail. Ah, les valeurs du capitalisme…

Notons que dans ce monde, il n’y aurait que deux alternatives : la mauvaise et la bonne bourgeoisie. So British.

La morale de l’histoire ? Les mauvais gestionnaires doivent finir essorés par le marché, étripés par leurs concurrents, fussent-ils de la même famille. Un siècle plus tard, cette logique se transformera en « les gestionnaires pauvres seront dévorés par les plus gros investisseurs du marché ». Comme la langue, comme la culture ou comme toute autre chose, le capitalisme s’adapte et adopte des usages propres à une époque et à un environnement. D’une époque ayant permis l’essor économique, industriel, scientifique, sanitaire, il en est devenu le mécanisme le plus dangereux et la force d’inertie la plus puissante pour faire barrage à toutes les innovations et les nécessités sociales ou environnementales.

Il manque juste un Charles Laughton pour nous rappeler que ce n’est qu’une farce.

De son côté, le personnage de John Mills n’est plus du tout un imbécile heureux : sa femme a achevé de l’éduquer, leurs enfants n’en finissent plus de nous casser les pieds, par atavisme, ils ressemblent bien plus à leur grand-père indigne qu’à leurs parents, et avec eux, c’est le capitalisme qui n’en finit plus de refuser de céder sa place après plus d’un siècle de cuites, de crises de foi et de gueules de bois. Ô capitalisme, qu’as-tu donc fait de tes filles depuis si longtemps nubiles ? Où sont-elles ? Qui sont-elles ? Prendront-elles un jour ta place ?

Puis, rentrant de sa soirée passée avec quelques-uns de ses meilleurs amis (corruption, entre-soi, pantouflage, croissance, économie, consommation, publicité), manquant de trébucher en fermant la porte…, le capitalisme éructe et monte se coucher. Jusqu’à midi, pendant son sommeil de crapule avinée, les pauvres travailleront pour lui.


Chaussure à son pied, David Lean 1954 Hobson’s Choice | London Film Productions, British Lion Film Corporation


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Lim’s favorite comedies

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Heureux mortels, David Lean (1944)

Note : 2.5 sur 5.

Heureux mortels

Titre original : This Happy Breed

Année : 1944

Réalisation : David Lean

Avec : Robert Newton, Celia Johnson, Amy Veness

On comprend mieux les futures envies d’ailleurs de David Lean, ou celles d’adapter tout juste après de grands classiques, quand on voit qu’il a dû se farcir au début de sa carrière de multiples adaptations du faiblard Noël Coward. Il y a un côté I Remember Mama tourné quelques années plus tard sans en avoir le charme.

Si c’est de la comédie, il n’y a rien de bien amusant. Je cherche encore l’esprit britannique dans tout cela. C’est bien écrit, mais on est loin du génie et on s’ennuie beaucoup.

La seule lueur du film, c’est l’idée qui emballe en quelque sorte les trente années de vie dans cette maison modeste : celle un peu nostalgique, voire morbide, que des personnes qui nous sont inconnues ont vécu avant nous dans les lieux qu’on habite, et que quand on partira, on se demandera bien s’il restera quelque chose de nous dans ces mêmes lieux délaissés. C’est une question qu’on se demande parfois en archéologie, voire en anthropologie tant cela peut être fascinant de suivre les traces de plusieurs siècles ou millénaires d’appropriation d’un même espace minuscule par des individus, des peuples ou des espèces différentes. Les lieux restent, on les altère un peu en contribuant à une maigre couche de crasse et de poussière, ça sentira toujours un peu le renfermé ou l’humidité pour les prochains occupants, et on espère au moins, nous, matière périssables et temporaires, laisser tout autre chose (une mémoire peut-être) à cet espace partagé successivement par des individus qui ignorent tout des uns et des autres sauf qu’ils ont vécu certaines expériences et habitudes identiques sans le savoir.

Heureux mortels, en effet.


Heureux mortels, David Lean (1944) | Two Cities Film, Noel Coward – Cineguild Production


Les Amants passionnés, David Lean (1949)

It Rains Trevors and Todds

Les Amants passionnés

Note : 4 sur 5.

Titre original : The Passionate Friends

Année : 1949

Réalisation : David Lean

Avec : Ann Todd, Trevor Howard, Claude Rains

— TOP FILMS

David Lean retrouve Trevor Howard (Brève Rencontre) pour un nouveau mélo avec Ann Todd et Claude Rains. Histoire banale mais très bien menée ; on s’y laisse prendre du début à la fin.

Le cinéaste britannique est un maître quand il s’agit d’exposer l’imagination des personnages : pris plein cadre, il les laisse vivre, l’œil perdu dans le vague. Et puis…, mouvement de caméra en gros plan (lean closer en anglais de Londres), et voilà les vagues qui apparaissent. Mais cette fois…, il se contentera des feuilles dans les arbres (il fera la même chose dans Docteur Jivago). Quel poète ce David.

L’une des nombreuses qualités du film, c’est son rythme. Il va à l’essentiel. Deux ou trois phrases dans une scène suffisent, parfois un regard. Il suit le principe d’Hitchcock qui disait filmer les scènes de crime comme des scènes d’amour et des scènes d’amour comme des scènes de crimes. Deux acteurs hitchcockiens ça aide aussi.

(Claude Rains a un petit air de DSK, mais là, c’est lui qui joue le cocu.)


Les Amants passionnés, David Lean 1949 The Passionate Friends | Cineguild


Liens externes :


David Lean

Classement  :

10/10

  • Lawrence d’Arabie (1962)
  • Le Docteur Jivago (1965)

9/10

  • La Fille de Ryan (1970)
  • Les Grandes Espérances (1946)
  • Brève Rencontre 1945)

8/10

  • Les Amants passionnés (1949)
  • Chaussure à son pied (1954)
  • Madeleine (1950)

7/10

  • La Route des Indes (1984)
  • Oliver Twist (1948)
  • Le Pont de la rivière Kwaï (1957)

6/10

  • Vacances à Venise (1955)
  • L’esprit s’amuse (1945)

5/10

  • Heureux mortels (1944)

4/10

  • Ceux qui servent en mer (1942)

3/10

Films commentés (articles) :

Simples notes : 

Madeleine (1950)

Qu’est-ce qu’on est loin des adaptations de Noël Coward… Je n’ai plus beaucoup de souvenirs des Amants passionnés ou des Grandes Espérances, mais avec celui-ci et Chaussure à son pied que je viens également de voir, on est à un haut niveau de précision dans la mise en scène, que ce soit dans le travail avec les acteurs (chaque mouvement semble soigneusement décidé, rien de superflu, à la limite parfois de l’inexpressivité pour contrarier les certitudes du spectateur), dans la direction artistique (les reconstitutions du XIXe siècle sont remarquables et tout s’agence bien à l’écran grâce à la profondeur de champ) ou dans les mouvements de caméra, des objectifs, de l’emplacement de la caméra… À croire que Lean se prend soudain pour Welles. Acteurs (tous les acteurs britanniques, à commencer par Ann Todd, sont justes et précis ; je serai moins convaincu par le bellâtre opportuniste français, mais le rôle est difficile à défendre) et équipes techniques arrivent à donner de la substance à une histoire déjà écrite mille fois. Clin d’œil au regard caméra de fin que les critiques des Cahiers ont sans doute oublié quand ils se sont émoustillés du même, jeté dans Monika (il faut dire que « le cinéma britannique n’existe pas »).

Ceux qui servent en mer, (1942)

Propagande de merde. Tous les bons films de guerre sont des films d’anti-guerre. Le désastre de l’esprit de supériorité occidental. « Notre propagande est légitime parce que nous sommes les gentils. » OK, mais il n’y a pas que des héros en temps de guerre, et le cinéma doit dire la vérité, pas des contes de fées. Qu’un film de propagande soit nazi, soviétique, japonais, américain ou ici britannique, on arrive très rarement à s’éloigner des impératifs positivistes implicites ou imposés par un contexte politique et national.

L’esprit s’amuse (1945)

Assez inoffensif. On comprend mieux pourquoi Noël Coward semble jouir d’une grande popularité en Angleterre alors qu’il est pratiquement inconnu de l’autre côté de la Manche. L’esprit est là, certes, manque le génie de ses plus grands compères. Alors peut-être manque-t-on comme chez Audiard ou Guitry un niveau de langue bien particulier, sinon on trouvera dans Ma femme est une sorcière un humour bien plus poilant avec un sujet abordant les mêmes sujets fantaisistes. Je trouverais même presque Coward meilleur acteur qu’il n’est dramaturge. Il ne se débrouillait pas trop mal dans Ceux qui servent en mer. Rex Harrison ici est parfait, mais le film, s’il vaut le détour, vaut uniquement pour la performance corporelle et loufoque de Margaret Rutherford en voyante excentrique.

David Lean

Le Docteur Jivago, David Lean (1965)

Le Docteur Jivago

Note : 5 sur 5.

Titre original : Doctor Zhivago

Année : 1965

Réalisation : David Lean

Avec : Omar Sharif, Julie Christie, Geraldine Chaplin, Rod Steiger, Alec Guinness, Ralph Richardson

— TOP FILMS

Journal d’un cinéphile prépubère (29 décembre 1996)

Adaptation de roman comme je les aime : épique et historique, sentimentale et humaniste. Lean s’en tire admirablement bien ; quand on traduit un livre à l’écran, il faut arriver à ressortir de plusieurs difficultés : choisir ses scènes, la manière de les mettre en scène, le rythme à aborder, et surtout trouver un style propre qui fera du film une œuvre à part entière, unique. L’attention dans un roman peut être portée sur des détails, on peut évoquer des images, un passé, s’attarder pour commenter ; et souvent, le développement de l’histoire, de la fable, la force des événements présentés ne sont pas les éléments majeurs d’un récit. Or, le cinéma montre plus qu’il n’évoque, il est contraint à de plus grandes contraintes temporelles. Le roman dispose de nombreuses échelles chronologiques et l’art du récit est justement de manier ces différentes échelles pour offrir au lecteur une vision multiple d’une situation ; le pouvoir de la concordance des temps en quelque sorte… Le cinéma impose souvent la scène, donc le présent, comme seule unité, et le pouvoir évocateur de l’image sera toujours moins puissant et plus lent que le verbe, et que la musique (le cinéma peut utiliser l’un et l’autre, mais « l’échelle-maître », toujours, reste la scène). Il n’est par exemple pas si simple de montrer au public que le temps a passé ; on utilisera des plans larges, muets, des fondus… ; car cela affecte l’unité du récit et de la continuité nécessaire au confort du spectateur. Lean semble échapper à ce problème avec des choix judicieux (et probablement une réelle transformation de la matière du livre). Il en montre le plus possible, pour éviter de devoir évoquer à travers des procédés lourds (dialogues explicatifs, retours en arrière), raison principale de la longueur du film. Le film est long, mais pas ennuyeux, parce qu’il adopte la durée idéale pour qu’on n’ait pas à nous dire dans un sens qu’il aurait pu couper des scènes inutiles ou dans l’autre que les raccourcis affectent la compréhension du récit.

Le découpage technique est par ailleurs des plus classiques pour ne pas prendre le risque une nouvelle fois d’écarter le spectateur de sa compréhension du déroulement de l’histoire. La tradition est toujours ce qui se fait de mieux. Le montage des plans sert au spectateur un rythme ni trop lent ni trop rapide (du Greenaway pendant trois heures, ça lasse, et on sort inévitablement de l’histoire ; quant au montage trop rapide, il a tendance à fatiguer) ; à une époque où on contestait souvent ce classicisme, c’est à souligner, et on ne cessera jamais depuis à tâcher de retrouver ce rythme idéal pour captiver au mieux l’attention du spectateur.

Le travail sur les décors et la photographie est aussi remarquable, comme le choix, ou la composition, des extérieurs, qui me rappellent d’une certaine manière les plans du début de L’Empire contre-attaque (on retrouve d’autres similitudes : la volonté d’un découpage classique, parfaitement transparent pour servir au mieux l’attention, et l’omniprésence de la musique, seule capable d’évoquer une forme de psychologie et de profondeur aux personnages, et la même scène quasiment, quand Jivago passe à travers une tempête de neige en cherchant à rejoindre sa famille).

 


Le Docteur Jivago, David Lean 1965 Metro-Goldwyn-Mayer, Carlo Ponti Production


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