Fish Tank, Andrea Arnold (2009)

Note : 4 sur 5.

Fish Tank

Année : 2009

Réalisation : Andrea Arnold

Avec : Katie Jarvis, Michael Fassbender, Kierston Wareing

Billy Elliot meets Lilya 4-ever

Depuis Sans toit ni loi ou Rosetta, on sait que les portraits d’adolescentes en marge, réalisés avec la caméra sur l’épaule pour suivre les déambulations souvent pédestres du personnage principal ont du potentiel. Existe-t-il des exemples de films notables qui se situeraient entre Doisnel et le Sandrine Bonnaire/Agnès Varda, voire entre le Varda et le Dardenne, avec le même modèle féminin de l’ado écorché vif dans le cinéma naturaliste ? Je garde en mémoire un très bon court-métrage de Lynne Ramsay, mais le résumé semble me contredire… La Vie rêvée des anges, mais mes souvenirs, là encore, s’évaporent… Et si l’on prend par exemple Insiang, sans être un apôtre du « male gaze » (j’en parle dans ma critique du film), on remarque assez aisément ce qui distingue l’approche de Brocka et celle d’Andrea Arnold : le personnage d’Insiang est victime des agissements des hommes et peut ainsi être perçu comme un objet plus que comme un sujet (d’où l’argument qui consisterait à dire, et qui vaudrait pour tous les films japonais de l’âge d’or centrés sur des protagonistes féminins — j’évoque cette question dans mon article sur les films de femmes indépendantes et célibataires —, que le regard posé sur le personnage est forcément masculin). Mia, en revanche, est pleinement maîtresse de son destin (ou essaie tout du moins de l’être), ce qu’illustre son besoin constant de bouger (je pars, j’arrive, je me déplace, je réagis, etc.). Elle ne subit pas comme Insiang, elle agit (là où un « male gaze » aurait une tendance supposée à faire de ses personnages féminins des rôles passifs, attentistes — et cela ne produit jamais du bon cinéma).

Quoi qu’il en soit, Andrea Arnold façonne une histoire exactement là où l’on pouvait l’attendre une fois les dix premières minutes du film amorcées (et c’est très bien).

Rien de bien original donc : une ligne dramatique principale (la chronique d’une famille pauvre uniquement composée de rôles féminins — une mère et ses deux gamines — alors qu’elles font mine de se détester, que la mère s’est trouvé un nouveau petit ami, et que le récit adopte le point de vue de la fille aînée) et deux ou trois « actions d’ambiance » comme je les qualifiais à une époque (l’axe jument/amour gitan, l’axe de la danse/audition, l’axe services sociaux/école/amis). Mais une exécution sans fausses notes et une efficacité au rendez-vous. La fermeture du volet sur l’audition de danse m’a semblé un peu trop entendue, pour le coup, mais jusque-là, Andrea Arnold parvenait à surprendre avec des passages obligés et un type de récit désormais plutôt bien formaté.

Le sens de tout ça, je n’en ai aucune idée. Je garde ma préférence pour Lilya-4-ever et Ayka. Plus radicaux dans leurs propositions, ils tirent sur la corde sensible sans pour autant provoquer l’effondrement du décor à forcer de manquer de finesse. Ils tiennent aussi de la tragédie contemporaine plus que de l’exploration des limites de la société. Et dans un style plus antonionien (mutique donc, mais avec le même motif, presque symbolique, de la marche censée illustrer une forme d’action vaine et désespérée), récemment, citons le chef-d’œuvre de Hu Bo, An Elephant Sitting Still. Bref, en tant que simple chronique sociale d’une époque, Fish Tank tient… la corde.

On pourra noter surtout l’extrême habilité de la cinéaste à produire sur la toile ce que l’on attend de l’art : qu’il dévoile les limites des principes, des règles, des lois d’une société. Je pointe souvent du doigt ici le manque d’ambiguïté de certains films qui enfoncent les portes ouvertes et qui n’ont rien d’autre à proposer que leur exposition brutale des évidences (Hope, Les Chatouilles…). Fish Tank joue au contraire toujours sur les frontières, les limites, il parvient à évoluer sur la… corde raide. Connor prend ainsi plaisir à séduire les deux adolescentes, mais on ne peut alors savoir s’il le fait par jeu malsain, pour se faire accepter, ou s’il s’agit d’une manipulation pour arriver à ses fins. Le spectateur n’en sait rien parce qu’Andrea Arnold prend bien soin d’éviter les explications et la psychologie.

Dans la grande tradition des films qui mettent à l’épreuve sociétés, environnements et époques, la cinéaste pose un constat et démontre que même en assistant aux événements, il n’est pas simple de juger une situation, un comportement, un acte. La cinéaste ne se limite pas qu’aux motivations troubles de Connor. L’âge du personnage et de l’actrice n’est sans doute pas choisi au hasard. Le spectateur apprend, explicitement, et un peu sur le tard, que l’adolescente a quinze ans, l’âge justement auquel les lois établissent les limites du consentement éclairé. L’actrice, elle, avait dix-sept ans lors du tournage (au-delà de l’âge du consentement, mais toujours mineure). Quand les deux personnages passent à l’acte (préparé de longue date), peu d’éléments vont dans le sens d’une prise par surprise ou d’une sidération. La question du viol ne se pose alors qu’en fonction de l’âge réel du personnage, et tout le film s’appuie sur l’opposition entre l’éveil du désir (et la jalousie de l’adolescente envers sa mère) et l’autorité effective qu’il exerce, par sa position d’homme majeur, sur la fille mineure de son éphémère petite amie : elle souhaitait clairement cette relation interdite lorsque cela reste flou pour lui. Mais, au regard de la loi, lui est responsable de ses actes, tandis qu’elle est à la limite de l’âge du consentement (à la limite, mais théoriquement en deçà). Qu’importent les circonstances (désir réel et exprimé de l’adolescente, excuse de l’ivresse), pour la loi, il serait qualifié d’agresseur.

Andrea Arnold met donc parfaitement en scène les limites que la société fixe pour protéger les victimes. Chaque spectateur prendra alors parti pour une interprétation plus que pour une autre, et il le fera, influencé par ses propres biais (sauf s’il est conscient que le but de l’expérience peut aussi consister à suspendre son jugement). Dans d’autres films moins réussis, le personnage féminin aurait été plus franchement en deçà de l’âge limite, n’aurait pas été consentant ; l’homme aurait très tôt manifesté, à travers des allusions et des expressions, son désir d’avoir un rapport sexuel et aurait nié toute responsabilité ou faute. Fish Tank rejoint ainsi quelques films qui interrogent avec habilité ces limites, non pas pour les dénoncer, mais pour les mettre à l’épreuve, comme La Rumeur ou Les Dimanches de Ville-d’Avray par exemple.

Un film réussi peut rarement faire l’économie d’une bonne direction d’acteurs et de jolies répliques. La palme des meilleurs dialogues revient à la cadette. Arnold semble s’être amusée à lui réserver les insultes les plus colorées dont la pique finale qui résume la sororité contrariée des deux adolescentes, et dont le jeu de mot intraduisible (« baleines »/« Pays de Galles ») a joliment été traduit en français par « Et n’oublie pas de saluer ces lépreux de Gallois pour moi ». Excuse my French, mais, il y a, en effet, un côté « je t’aime moi non plus » typiquement français.


Fish Tank, Andrea Arnold (2009) | BBC FilmUK , Film Council, Limelight Communication


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Le Ciel partagé, Konrad Wolf (1964)

Coming (out) of age film

Note : 3 sur 5.

Le Ciel partagé

Titre original : Der geteilte Himmel

Année : 1964

Réalisation : Konrad Wolf

Avec : Renate Blume, Eberhard Esche, Hans Hardt-Hardtloff

Le ciel se compose donc de deux entités distinctes et irréconciliables : le fond et la forme. La forme me séduit assez : la photographie et le montage rappellent ce qui pouvait se produire à la même époque au Japon (Masumura vient assez rapidement à l’esprit, mais allez savoir pourquoi le film m’a surtout fait penser à Je n’oublie pas cette nuit, de Kôzaburô Yoshimura). Chaque plan est en recherche d’un aspect esthétique fort ; le montage propose constamment des effets pas trop tape-à-l’œil ; la narration imbrique divers procédés bons en bouche pour marquer l’héritage romanesque du film. Pour ce qui est du fond, en revanche…

Certes, le cinéma devrait toujours présenter à l’écran des histoires de femmes de vingt ans. Quoi d’autre ? Reste qu’il faudrait que ces jeunes femmes soient autre chose que de gentilles petites filles dociles et inactives.

Arrivés à un certain niveau formel (dramaturgique, esthétique, narratif), les films nous séduisent sans doute plus à travers les sujets qu’ils abordent. Les films de jeunes femmes de vingt ans m’attirent plus que d’autres pour deux raisons. D’abord, en tant qu’hétérosexuel strict, je pourrais regarder des femmes de vingt ans pendant des heures. Dans la vraie vie, on se garde bien de les dévisager (enfin, pas toujours : pas plus tard qu’il y a dix jours, je dévisage l’une d’entre elles en revenant au bercail après une séance de cinéma, je m’attarde sur son joli visage à un feu rouge ; la demoiselle doit sentir mon regard pervers posé sur elle alors qu’elle papotait avec une amie, et ses yeux inquisiteurs viennent longuement se fixer sur les miens : « Il ne faut pas faire ça, monsieur, vous faites peur aux personnages de cinéma » ; après ça, ne vous étonnez pas qu’elles refusent d’apparaître à l’écran et que les cinéastes préfèrent raconter les soucis bourgeois de leurs potes). Au cinéma, m’émerveiller de l’expression des jeunes femmes découvrant le monde, je ne vais pas m’en gêner. Le cinéma pourrait uniquement porter sur des sujets de jeunes femmes de vingt ans (à l’usine, aux études, aux fourneaux, dans les champs, en manifestations, peu importe), que je m’en contenterais sans mal. Ensuite, chaque spectateur possède probablement un genre attribuable en fonction de son caractère secret. J’aime les femmes, mais j’ai aussi le côté fleur-bleu d’une autre époque.

En revanche (et voilà le hic), à l’écran, j’ai en horreur les petites filles à papa, les filles dociles et spectatrices des initiatives des autres. Une réplique du film résume à elle seule ma détestation pour ces femmes au cinéma : « Il y a un an, je l’aurais suivi n’importe où. » Vous êtes une femme, vous êtes propulsée au centre d’une histoire (écrite par une femme) et ce qui illustre le mieux votre sentiment nostalgique en regardant en arrière, c’est votre rapport à l’homme que vous avez quitté. On aura connu des femmes plus indépendantes.

Voilà le caractère de Rita. Un personnage typique du bloc de l’Est. Au premier abord, éduquée, émancipée, la jeune femme s’intègre en réalité parfaitement au modèle de la famille traditionnelle et patriarcale. Étonnement, les films proposés par la Nouvelle Vague paraissent peut-être moins féministes parce qu’ils sont surtout réalisés par des hommes (et des goujats), mais il transparaît de ce monde bien plus d’émancipation et d’indépendance que dans des sociétés de l’Est dans lesquelles les femmes restent des bonnes petites bourgeoises assujetties à leur mari… Camarades, il ne suffit pas de montrer des ingénieurs femmes, des ouvrières, des cheffes… si, dans le cadre familial et sentimental, elles redeviennent de petites filles dociles suspendues aux décisions des hommes, ça travestit un peu l’idée d’une émancipation des femmes ! Réveille-toi, camarade ! (La mère du personnage masculin illustre d’ailleurs le même asservissement au mâle de la maison : le père, ancien nazi, tape sur la table, que dit la mère à son fils ? D’être gentil avec lui. Commentaire en bas de la vidéo YouTube d’Étienne de La Boétie : « Je vous l’avais bien dit ! » Cela pourrait être anecdotique si le personnage féminin réagissait face à l’expression de l’ordre bourgeois et patriarcal. Mais elle ne fait rien, comme toujours, résignée, apathique, indifférente.)

Eh oui, ces personnages récurrents dans le cinéma de l’Est (j’avais apprécié Karla en revanche, allez savoir pourquoi ; peut-être parce qu’elle y montrait une force émancipatrice plus affirmée) insupportent. Paradoxalement, devant la caméra d’un autre homme à femmes (et goujat notoire) comme Bergman, ses personnages féminins ne présentent jamais la même docilité. Eux sont perpétuellement en révolte, en souffrance et en lutte contre leurs pairs, les hommes. Elles refusent l’ordre établi et sont assez souvent, comme c’était probablement déjà le cas dans la société suédoise (en tout cas plus que partout ailleurs), les égales des hommes.

Chacun pourra donc confirmer, à tous les âges de la vie, que son cœur a toujours vingt ans. Les spectateurs suivent la même logique : les vieux pervers qui lâchent en coin des regards aux jeunes filles dans la rue (et tous les autres) ont toujours leur cœur de vingt ans. Mais leur genre ne correspond ensuite pas forcément à leur genre naturel (leur sensibilité peut parfois aussi porter sur des sujets ou des mondes qui leur sont exotiques). Je dois donc posséder l’âme d’une lesbienne attirée spécifiquement par les personnages féminins (de vingt ans) : étant moi-même un peu docile et fragile, à peine émancipée, je m’identifie toujours mieux aux personnages féminins volontaires, voire rebelles…, à l’opposé donc de ce que je suis (parce que je suis une spectatrice obéissante, une suiveuse, qui aurait pu « suivre mon personnage féminin préféré jusqu’au bout du monde »). Rita me ressemble. Elle est belle (forcément), elle a vingt ans (oui, c’est moi), et elle suit son homme (lesbienne, je suis ma femme). C’est pour ça qu’elle m’indiffère. Elle me ressemble trop. Qui voudrait flirter avec soi-même au cinéma ? On ne s’identifie qu’avec le personnage que l’on aurait espéré être, pas avec celui que l’on est déjà. « Mademoiselle, vous êtes une suiveuse. » « Oui, bon, ça va… Être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile… »

Voilà, sachez-le. Chacun possède un genre au cinéma et il peut différer de celui que vous avez dans la tête ou sous la ceinture. (Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué.) Et que tout le monde se rassure : mon psychologue va bien. Mais j’insiste : ne vous étonnez pas si dans quelques semaines vous voyez poper un nouvel article sur ce blog. « Vous aussi découvrez votre vrai moi de spectateur/spectatrice : faites le test ! Mâle ou femelle ? ».

Bref, la vie de Rita est si peu trépidante que l’on se perd à s’accrocher à quelques détails futiles du film qui illustrent au moins l’air du temps. Le cinéma devrait toujours proposer des histoires de femmes de vingt ans à l’écran… et l’on y évoque ici Brigitte Bardot : les cheminots se repassent une de ses photos. B.B a beau être éternelle et encore de ce monde, on ne la remerciera jamais assez de fermer sa gueule depuis qu’elle a passé l’âge de clouer la nôtre. En voilà une autre femme docile. En dehors du Mépris (dans lequel elle est parfaitement soumise), j’aurais plutôt tendance à penser qu’elle appartient au cinéma de papa dans lesquelles les femmes doivent rester des petites créatures capables de satisfaire à la volonté des hommes (et oui, dans le Vadim, elle n’apporte rien de particulièrement révolutionnaire). Ce n’est donc pas si étonnant que l’on s’y échangeait ses photos dans le bloc de l’Est tant leurs films, parfois, tout en mettant volontiers des rôles féminins à l’écran, reproduisaient les schémas patriarcaux de « filles à papa ». La révolution du bout du rouge à lèvres. Les faux cils et les marteaux. Les femmes peuvent participer à la révolution si cela permet aux usines ou aux ateliers d’augmenter la cadence. À la maison, c’est toujours papa qui commande. Le monde serait une table de poker, ces femmes se contenteraient de dire « je suis ».

Je pense docilement, donc je suis.

Autre détail futile, mais pas moins évocateur d’une époque : les Soviétiques qui envoient le premier homme dans l’espace (Laïka est invisibilisée, forcément). L’information jaillit d’un coup, comme ça, au milieu d’un champ lors d’un test de locomotive. Et ce décalage fugace, presque impressionniste dans un film qui ne nous impressionne guère plus beaucoup au stade où il est lancé, entre cette information et ce qui apparaît à l’écran fait voir soudain cet événement historique sous un nouvel angle. Elle nous apparaît non plus à l’aune d’une compétitivité entre l’Est et l’Ouest, mais à la lumière du bond technologique qu’avait connu l’Union soviétique en moins de vingt ans. (Même les bonds, pour me faire de l’œil, doivent avoir vingt ans.) La Corée du Sud (et à un degré moindre la Chine) connaîtra la même explosion ingénierique : les deux pays sont passés en moins d’une génération à des sociétés paysannes (tracteurs à vapeur, famines récurrentes) à des leaders technologiques mondiaux… En 1941, tu disposes de trois tracteurs quatre étoiles et de deux locomotives au point que les États-Unis te viennent en aide pour botter le cul du Reich, et en 1960, tu lances la conquête spatiale. Au scrabble de l’histoire, le kolkhoze gagne la première manche…

Seul éclair salvateur dans ce Ciel partagé : les mots que répète Manfred à sa muse en guise de leitmotiv amoureux. Sa « nymphe brune », il l’honore deux ou trois fois avec la nostalgie d’un homme qui a déjà perdu celle qu’il aime et qui revient revisiter son amour d’autrefois depuis le futur pour lui rappeler combien elle lui manque. Aucun homme ne parle ainsi, sinon en rêve ou dans les romans à l’eau de rose, à la femme qu’il aime. Et mon petit cœur féminin doit aimer ça, les hommes qui savent parler aux femmes comme dans les livres. Aucun personnage, moi, ne m’a jamais parlé ainsi. Oh ! non, ce n’est pas ça, je suis une mouette.

Allez, rideau de fer, je suis toute nue.


Le Ciel partagé, Konrad Wolf (1964) Der geteilte Himmel | DEFA-Studio für Spielfilme



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Frankenstein, Guillermo del Toro (2025)

Note : 4 sur 5.

Frankenstein

Année : 2025

Réalisation : Guillermo del Toro

Avec : Oscar Isaac, Jacob Elordi, Christoph Waltz, Mia Goth, Charles Dance

Encore un petit effort et le prochain qui se colle à l’adaptation du roman comprendra que le génie de Frankenstein (et celui de Mary Shelley) tient plus de sa composition narrative que de la composition de sa créature.

Dans mon commentaire sur le roman, je m’interrogeais sur la manière dont le cinéma pourrait précisément illustrer le dilemme non seulement narratif mais linguistique de l’œuvre. Parce que Frankenstein est bien plus qu’un simple roman de science-fiction horrifique, c’est un patchwork narratif de génie qui reproduit l’éclatement cosmopolite de l’Europe du XIXᵉ siècle, une allégorie, presque, de la fécondité des relations sociales et internationales de l’époque illustrée par la créature (à travers son adaptabilité, sa sensibilité et son génie propre — Mary Shelley ne cherche pas à rabaisser la créature par l’intermédiaire de la langue, au contraire, elle l’élève à notre niveau pour en faire un alter ego).

Comme on pouvait s’y attendre, Guillermo del Toro évite de faire parler ses personnages français et les transpose vite en Grande-Bretagne. L’aspect continental, dira-t-on (voire polymorphe ou composite du roman), n’apparaît que dans l’évocation de l’enfance du docteur (sans préciser qu’il s’agit de la Suisse, sauf si cela m’a échappé), et l’on y entend quelques mots de français qui ne semble pas être un français de Suisse, ni même un français international de la haute société européenne, mais un français de personne non francophone choisi sur le tard pour le casting… Bref, il s’agit de toute façon d’une adaptation et en dehors de cet aspect étrange et difficile à transposer, c’est en revanche l’aspect narratif qui pour une fois tente un minimum de reproduire à l’écran l’écueil du roman épistolaire.

J’écrivais dans mon commentaire que le roman comptait trois voix, on n’en a plus que deux ici. Le roman est parcouru de peu de péripéties, c’est sans doute pour cette raison qu’il est à la fois si difficile à adapter « à la lettre » (en respectant l’essence polymorphe du roman) et susceptible de laisser une grande marge de créativité (Guillermo ne s’en est pas privé : il s’approprie quantité d’éléments — autobiographiques, expliquait-il à la séance — en recomposant largement les lieux et les péripéties). Le choix a pourtant presque toujours été de se focaliser sur les événements (rarement conformes à Shelley). L’intérêt du roman, comme la plupart des chefs-d’œuvre, se situe autant dans son fond (sujet, thème) que dans sa forme (narrative et symbolique). L’une des surprises à la lecture du roman après en avoir vu diverses adaptations est de voir lire la créature : voir en particulier ce que la lecture et son apprentissage ont fait d’elle (parce que c’est elle qui s’exprime, à l’écrit, dans le roman). Au cinéma, même si l’on peut s’autoriser à y voir adapté d’une manière ou d’une autre l’aspect littéraire et épistolaire du roman, cela passe forcément par la parole. Toutes les adaptations se focalisent sur la créature au moment où celle-ci parle à peine. Guillermo del Toro se contente de la faire brièvement philosopher et d’évoquer ses lectures.

Alors, gageons que la prochaine fois sera la bonne. Un récit enchâssé à la Citizen Kane apporterait quelque chose de plus à Frankenstein. Cette autre voie devrait être possible. À la fois plus fidèle et capable de moderniser le mythe en insistant sur l’aspect polyphonique (et polymorphe) du roman. La créature n’apparaît pas seulement comme un monstre à cause de sa physionomie, mais parce que partout où elle passe, elle est « l’étranger » dont on se méfie : elle « naît » en Allemagne, mais sa langue « maternelle » devient le français, et le tout doit être retranscrit… en anglais. La créature, c’est donc le migrant d’aujourd’hui, l’être cosmopolite, le savant vagabond méprisé dans les sociétés modernes, celui que l’on craint parce qu’il pourrait nous « grand-remplacer » (Guillermo del Toro, plus que Mary Shelley, joue sur la peur de voir les pauvres petites demoiselles du continent succomber au charme « monstrueux » de l’étranger, reprenant ainsi plutôt un motif de Dracula). Le rapport de la créature avec le docteur Frankenstein n’est ainsi pas exclusif. Le sujet du roman, c’est autant l’expérience de l’altérité que la quête de l’espace vital d’une créature modelée par l’homme condamnée à lui survivre. Cette altérité ne se trouve pas seulement évoquée à travers la question de l’apparence de la créature, mais aussi à travers les différentes langues diégétiques du récit, à travers les différentes classes sociales abordées, à travers les différents lieux. Compacter tous ces aspects en une seule langue, un seul lieu, une seule classe, c’est un peu réduire la créature à un vulgaire animal de compagnie, à un simple bout de viande qui se dérobe à notre fourchette.

Le film possède une autre qualité : son design. Je ne suis pas fan des lumières créées par ordinateur, mais costumes et décors valent le détour. Le château des expérimentations évoque à la fois la version de 31 (de ce que je m’en rappelle, surtout pour son entrée, son escalier) et celle de Branagh (la chambre d’expérimentation et sa tour). Quant à la créature, elle évoque plus… le Prométhée de Ridley Scott. Elle est plus proche de l’homme augmenté que de la vision néandertalienne proposée dans les précédentes versions.

Le film est long. Il aurait gagné à prendre encore plus le temps lors des grandes séquences émouvantes « créature/humain ». Les obligations hollywoodiennes… La distribution Netflix ouvrait la voie à une adaptation en deux ou trois volets… Une série, un jour peut-être…


Frankenstein, Guillermo del Toro (2025) | Bluegrass Films, Demilo Films, Double Dare You, Netflix


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Pixote – La Loi du plus faible, Héctor Babenco (1980)

Note : 4 sur 5.

Pixote – La Loi du plus faible

Titre original : Pixote: A Lei do Mais Fraco

Année : 1980

Réalisation : Héctor Babenco

Avec : Fernando Ramos da Silva, Jorge Julião, Gilberto Moura, Marília Pêra

Dans le genre chronique de l’adolescence et de la misère, le film coche pas mal de cases. De Los olvidados à La Petite Marchande de roses, en passant par le tout récent film vu Les Enfants de la crise, le sujet de l’enfance martyrisée laisse rarement indifférent.

Le jeu des acteurs fluctue au gré des séquences : les adultes (en particulier la prostituée) s’en sortent généralement mieux que les enfants (Babenco n’emploie pas, ou peu, l’improvisation, et les enfants jongleront souvent maladroitement avec des mots qui ne sont pas les leurs). Mais l’inconfort généré à l’oreille par un texte appris par cœur disparaît, rapidement gommé par la principale qualité du film : sa densité.

Une séquence vaut une nouvelle situation. L’ellipse permet d’avancer par sauts successifs sans avoir à tout expliquer. Et le tout est vite expédié. On comprend vaguement quelques enjeux liés aux conditions d’incarcération de la bande de jeunes. Les conséquences hors champ, les manipulations, la corruption de l’administration et de la police, tout ça jaillit d’un coup dans la vie de ces délinquants après souvent s’être manifesté dans l’ombre. Le premier d’entre eux (le plus jeune, celui qui donne le titre au film) s’impose au centre du récit plus parce qu’il est témoin et acteur malgré lui d’événements qui lui échappent, et avant de finir comme le dernier survivant d’une succession de tragédies.

Si le récit se fait d’abord purement descriptif et ne s’attarde pas sur les diverses étapes expliquant les conflits, c’est que le plus important est ailleurs : la trajectoire chaotique et criminelle que vont emprunter ces survivants d’une « maison de correction » violente et corrompue va poser les bases d’une morale radicale antiautoritaire. Loin d’être aidés dans ce centre, les jeunes délinquants doivent se serrer les coudes pour survivre ou au contraire se défendre face à des agressions pouvant jaillir à n’importe quel moment et de la part de n’importe qui (surtout les autorités pénitentiaires ou policières).

C’est alors tout naturellement qu’une poignée d’entre eux finit par se faire la malle et par n’avoir d’autre choix, d’autres perspectives, d’autres repères, que le crime pour survivre. Si le titre de film se focalise sur un seul de ces paumés, c’est que le film ne se contente pas d’être un film sur la misère et sur l’adolescence : le film à élimination sert à traduire la brutalité et l’urgence de vivre (jusqu’à l’absurde, ce qui pousse le groupe à adopter des comportements de desperado comme lorsqu’ils s’unissent avec une prostituée pour agresser, chez elle, ses clients) qui est le quotidien de ces jeunes en fuite.

Ni misérabilisme ni sensationnalisme. Le format de la chronique autorise donc une distance capable d’imposer au spectateur une morale largement politique (voire critique envers la société décrite) : comment la société (et un tribunal) jugerait-elle Pixote dans la vraie vie ? Certainement pas comme nous le jugeons. Situation après situation, le spectateur doit admettre qu’au-delà de l’excuse de minorité, le garçon est la victime d’un environnement dans lequel la société toute entière est pointée du doigt (et cela, quels que soient ses crimes).

La mise en situation d’événements tragiques au cinéma, une nouvelle fois, donne des outils à la société pour mieux comprendre les enjeux impliquant toutes ces formes de violence liées à la pauvreté : les individus, avec leur libre arbitre, sont peu de choses face aux forces destructrices qui agitent toute une société, tout un environnement. Ces violences sont directement générées par la misère souvent organisée par la corruption et l’appropriation des richesses d’une partie de la société au détriment d’une autre. Ce sont nos sociétés qui mériteraient d’être mises au banc des accusés, non ces tristes misérables qui en sont souvent à la fois les seuls coupables désignés et les premières victimes. La société qu’ils n’ont pas créée est une jungle dans laquelle ils n’occupent que le bas de la chaîne alimentaire. Ils sont les derniers servis dans le clan.

Le film est une mise en garde contre toute forme d’autoritarisme. Au début des années 80, le Brésil était en pleine dictature, et c’est presque étonnant que le film ait pu s’y faire tant la morale ne souffre d’aucune ambigüité. La leçon s’applique à toutes les époques et à tous les types de sociétés tentées par le mirage des autoritarismes… Les violences de la base sont le fruit de violences institutionnelles. Qui est responsable de ces violences institutionnelles ? Les élites. Celles que l’on ne voit pas dans le film, mais que l’on imagine hors champ.


Pixote – La Loi du plus faible, Héctor Babenco (1980), Pixote: A Lei do Mais Fraco | HB Filmes, Embrafilme


Sur La Saveur des goûts amers :

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Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928)

Note : 4 sur 5.

Les Mendiants de la vie

Titre original : Beggars of Life

Année : 1928

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Wallace Beery, Richard Arlen, Louise Brooks

Le « calcul » aux échecs consiste ni plus ni moins à envisager et à simuler diverses suites de coups afin de voir laquelle finit gagnante au bout d’échanges, de prises, des parades et d’attaques successives. Quelque chose me dit, pour un réalisateur, qu’imaginer une scène de film (dans le cinéma muet, de surcroît) procède de la même logique de « calcul ».

Un bon réalisateur n’improvisera pas au moment du tournage : il devra prévoir au moment de l’écriture diverses manières de placer ses acteurs ou sa caméra ; imaginer des échanges de regards ; faire intervenir de nouveaux éléments dans le champ ; jouer sur la profondeur ; opter pour un angle lui offrant la meilleure stratégie possible ; forcer un « tempo » ou prendre de l’avance sur un plan, en gagnant du terrain et en se rapprochant des personnages ou en prévoyant un emplacement avant de commencer un champ-contrechamp ; définir à l’avance la grosseur des plans adéquats ; placer ses personnages dans des situations illustrant au mieux les menaces et les conflits auxquels les personnages sont confrontés (user d’un même plan large ou d’un champ-contrechamp) ; imaginer les expressions et les gestes des acteurs ; calculer la longueur des plans et des séquences ; etc.

Le cinéma parlant, le cinéma muet possédait ce petit quelque chose de millimétré comme un roman-photo ou une bande dessinée en mouvement. Certains s’aident d’ailleurs d’un storyboard pour mieux calculer leur(s) coup(s). Si Wellman s’est révélé si efficace dans les deux périodes du cinéma (parlant et muet), c’est peut-être qu’il avait (comme les quelques dizaines de génies qui ont passé la barrière du son) cette capacité de « calcul ». Avant de parler, les plus judicieux tournent leur langue sept fois dans leur bouche, les grands réalisateurs tournent sept fois le film à faire dans leur tête. Ils pensent le film en imaginant la stratégie gagnante qui illustrera de la meilleure des manières le sujet ; ils confrontent différentes approches afin d’en faire ressortir celle qui remportera le plus aisément possible l’adhésion du public ; grâce à leurs simulations imaginatives et à leurs « calculs », ils auront identifié les principaux écueils de l’histoire et de sa réalisation.

Si l’histoire des Mendiants de la vie n’a rien de follement imaginatif ou de passionnant, rien dans sa construction, son découpage, ses placements et ses déplacements d’acteurs, ses expressions ne dépasse. Aucun temps mort, aucune situation développée à la hâte ou mal agencée ; les regards comme il faut qui sont comme des attaques à la découverte (« Je te regarde, je te menace. Comment vas-tu parer ça parce que tu sais que tu es à ma merci si tu bouges le petit doigt ? »), histoire de préparer le plan suivant et de maintenir une menace constante ; des gestes francs et précis qui illustrent en une seconde une prise de décision, une pensée, une réaction, une attention vis-à-vis d’une menace, etc.

Il est vrai, en revanche, que si le sujet ne brille pas pour son originalité, les rapports de force qui s’y trament se prêtent à une telle logique de la confrontation et de la menace rappelant les échecs : Wallace Beery se retrouvera d’ailleurs impliqué dans une adaptation célèbre reprenant ce jeu de menaces et d’alliances à plusieurs coups, L’Île au trésor. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier des deux joueurs qui fera un faux pas aura une tapette. »

« N’importe quel pion avancé doit monter à la promotion. Et pour ce faire, être protégé. Si ce n’est par une tour, ce sera par un cavalier. Au bout du chemin, le pion deviendra dame. »

Le cinéma muet arrive tout juste à la perfection avec ses codes, quelques audaces formelles sont encore permises si elles servent le récit (ici, Wellman s’autorise un passage en surimpression pour décrire le récit du meurtre qui sert d’hamartia, de faute initiale, obligeant les personnages à la fuite), mais les meilleurs réalisateurs ont de manière générale compris les « trucs qui marchent » : des montages alternés constants entre les divers groupes d’une histoire (les gentils, les méchants, les alliés – même si tous ces archétypes sont ici inversés) ; un rapport continu entre extérieurs et intérieurs (le théâtre, en cinq mille ans d’existence, n’en a jamais été capable, donc on se régale de cette nouvelle opportunité qui donne l’impression de voir des romans mis en images en privilégiant les sujets offrant des décors variés) ; et enfin, une densité dans le découpage technique pour illustrer des histoires rarement plus longues que deux ou trois jours (si l’on marie densité et temps diégétique long, il faudra que le film soit allongé en conséquence, autrement, ça passera pour une facilité, une facilité que l’on commence déjà beaucoup à rapprocher du mélodrame).

Le cinéma parlant s’imposera bientôt, et tout sera à refaire. Ou presque. Car si vous changez quelques règles aux échecs (comme le meilleur d’entre eux s’est amusé récemment à le faire en reprenant une vieille idée de Bobby Fischer), les capacités de « calculs » des réalisateurs qui s’étaient déjà montrés plus habiles que d’autres à se représenter des films avant de les réaliser demeurent. Après, je veux bien croire que certains filmaient sous tous les angles et laissaient ensuite le monteur « calculer » à leur place. Mais ce n’est clairement pas le cas ici. Tout est trop bien découpé, les gestes et les regards participent si bien au montage que ça ne peut être fait après coup.

La seule paresse ou négligence que je peux reprocher à Wellman, c’est le manque de réalisme dans certains espaces intérieurs. De mémoire, dans ses films parlants, il n’aura aucun problème à tourner des séquences censées prendre place en extérieur… en studio. Pour les plans de nuits, les plans rapprochés, ça peut parfois se révéler inévitable, mais Wellman, pour diverses raisons, n’a jamais trop pris au sérieux la parfaite reproduction ou logique dans la représentation de certains espaces qu’ils soient extérieurs ou intérieurs (sans doute justement parce qu’il était issu du muet où les exigences n’étaient pas au même niveau). Ses extérieurs sont ici parfaits, spectaculaires (trains en mouvement, ravins), mais certains intérieurs laissent trop apparaître qu’il s’agit d’un plateau dans un studio avec le recul nécessaire et suffisant pour y placer une caméra. C’est un peu, aux échecs, comme disposer d’un fou attaqué et hésiter à le déplacer de quelques cases ou l’envoyer le plus loin possible… Les calculs sont pas bons, William.

Je te pardonne. Ça se laisse mater sans difficulté.

William composerait une symphonie (un film) avec trois bouts de ficelles (un sujet sans grand intérêt), mais aucun réalisateur ne pourrait jouer à la place de ses acteurs. Louise Brooks rayonne comme il faut en garçonne en fuite ; Richard Arlen convainc sans mal dans un rôle parfaitement crédible (non) de bon samaritain sans le sou ; mais quand Wallace Beery passe quelque part, toute l’assistance se tait et regarde… L’acteur se montre tout aussi précis dans son « découpage » que le réalisateur, et propose en permanence un geste ou une expression qui vous laisse béat d’admiration. S’il y a une forme d’intelligence à tramer à l’avance tout un film dans son découpage et dans les mouvements, les gestes, les expressions des acteurs… que dire des acteurs qui, quel que soit le type de personnage joué, lui offriront toujours cette impression frappante de facilité, de charisme, d’autorité… L’intelligence de l’apparence. L’œil alerte, les mains qui dirigent ou commentent l’action et les autres personnages, l’imagination active qui s’exprime en un instant avant de rebondir pour donner à voir quelque chose de différent… Et cela, sans surcharger les cases de son échiquier : chez Feydeau, il faut laisser le spectateur « recevoir » les répliques afin qu’il ait le temps de rire ; avec les acteurs qui jouent la menace, la logique est la même : « Je joue un coup, à ton tour. Sauras-tu parer cette menace ? (Petit temps.) Pas grave. J’ajoute un attaquant. »

À regarder Beery, il est plus facile de comprendre comment certaines crapules arrivent à tirer à eux des alliés et des victimes. Roublards, voleurs, magouilleurs…, il rend tous ses personnages à la fois… calculateurs et tout à fait inoffensifs. Pire, le sachant même du côté des fripouilles et des escrocs, à cause de son bagout, de son charme, de ce je-ne-sais-quoi, il compte parmi les hommes que l’on pourrait suivre les yeux fermés. Et à la fin, ceux qui en ont été victimes trouveront toujours un moyen pour dire : « Il n’était pas si méchant dans le fond. » Edward G. Robinson ou James Cagney avaient cette même faculté à attirer le regard, à rendre sympathiques des crapules (Harrison Ford avait aussi ce talent, mais il a vite cherché à profiter de son statut de star pour ne plus interpréter que les bons samaritains, sans comprendre justement que quand les mecs roublards et charismatiques apparaissaient à l’écran, les spectateurs ne voyaient plus qu’eux, jusqu’à éclipser le gentil de l’histoire… « La Rebellion s’est ruinée par ce Han Solo, mais au fond, c’est un chic type. »).

Les deux pièces principales du plateau quittent l’écran sans que l’on se préoccupe beaucoup de leur sort ; le roi adverse meurt au dernier plan et recueille tous les suffrages du public en imaginant plusieurs décennies à l’avance le coup de Mais où est passée la septième compagnie : « J’ai glissé, chef ! ». Littéralement, la meilleure chute possible. Roque and roll.

Beau travail, William & Wallace. Back to back W.


Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928) Beggars of Life | Paramount Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1928

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Yella et Phoenix, Christian Petzold (2007/2014)

Note : 2.5 sur 5.

Yella

Année : 2007

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Devid Striesow, Hinnerk Schönemann

Note : 2 sur 5.

Phoenix

Année : 2014

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf

Je découvre ce réalisateur. Qualité allemande, on dira… Je reconnais cependant à son cinéma une qualité, certes essentielle, mais qui ne garantit pas de céder à diverses facilités : sa capacité à créer une certaine tension retenue dans l’ensemble des scènes de ses films. Les dialogues sont souvent insipides, réalistes et, à la fois par instinct et par désir de se mettre en évide, les acteurs s’efforceront toujours de jouer dans un style naturaliste (pas forcément celui qui passe le mieux à l’écran, à savoir un naturalisme minimaliste, mais plutôt un naturel parasité par des élans inutiles, des attitudes exagérément « vraies », des intonations familières, etc.). Petzold se débrouille donc pas mal dans ce registre parfois difficile pour qui n’a jamais travaillé avec un acteur. Ce registre consiste donc à montrer les personnages toujours comme s’ils retenaient quelque chose, comme s’ils agissaient toujours avec prudence, méfiance, ou comme s’ils cherchaient à masquer leurs sentiments et leurs pensées. Ça peut aussi tourner à l’artificialité, créer une intensité uniquement factice et un minimalisme plus proche de la préciosité que de la pertinence, tomber dans le « procédé » et le systématisme. Mais, il vaut mieux perdre en cohérence générale pour gagner en unité stylistique. C’est aussi plus facile à interpréter : les nuances sont réduites à néant et une large partie de l’interprétation est laissée au spectateur (variante de l’effet Koulechov : si vous demandez à un acteur de ne rien faire, de ne penser à rien, le public, à cause du poids et de l’influence de la situation ou de l’intrigue sur le moment présent, se chargera d’en traduire des effets dans l’interprétation des acteurs).

Et ça s’arrête à peu près là au rayon des points positifs. Si l’on reste dans la direction d’acteurs, ce n’est pas le tout de savoir leur demander quel style on veut adopter et de savoir tendre avec eux vers ce que l’on souhaite (et peut-être a-t-il demandé tout autre chose – c’est la beauté de la chose). Il faut aussi être pertinent dans sa manière d’aborder un personnage. Dans Yella, un autre souci se présentait : celui de la pauvreté de la distribution. Le ton était là, mais en dehors de l’actrice principale, les acteurs manquent de justesse. Dans Phoenix, en revanche, c’est la vision du personnage rescapé des camps qui interroge. L’actrice (qui est pourtant la même que Yella) joue trop dans l’émotion, dans la faiblesse, au point (puisqu’on ne simule pas la fatigue, notamment) de perdre la justesse dont elle faisait preuve avec un personnage plus proche d’elle dans Yella. Je vois déjà le public, les festivals ou les collègues-acteurs louer sa « performance ». Le premier parce qu’il est idiot ; les derniers parce qu’il n’y a rien de plus qui satisfait un acteur (après le naturalisme) que de voir des collègues se vautrer dans le sensationnalisme, les larmes, l’apitoiement, etc.

On sait que Nelly sort des camps, défigurée, forcément physiquement et moralement atteinte. L’enjeu est donc d’éviter, autant que possible, le ton sur ton. Cela me paraît d’ailleurs d’autant moins judicieux de se laisser aller sur ce point que l’on sait que pas mal de personnes qui échappent à la mort en ressortent avec une énergie et un désir de vivre dépassant les blessures physiques ou psychiques. Une chanteuse à succès (ce que semble être ce personnage) est déjà une rescapée : échapper à une pression de sélection, une artiste sait ce que c’est, c’est d’ailleurs pour ça que la plupart des stars ont cette présence, ce détachement si caractéristique. Ils n’ont évidemment pas échappé à la mort (même si certains d’entre eux vous expliqueront sans rire qu’ils mourraient s’ils faisaient autre chose que la comédie), mais ça relève malgré tout de la même impression, celle d’avoir échappé à un goulot d’étranglement à travers lequel d’autres ne sont pas passés. Mais même sans cette comparaison que certains ne manqueront pas de trouver disproportionnée ou déplacée, il y a deux choses : oui, un rescapé peut sortir de la déportation en pouvant à peine mettre en pied devant l’autre (mais encore une fois, vous ne pouvez pas montrer ça à l’écran, ça ne se simule pas, et si vous le faites, c’est de l’indécence ; depuis que le mélodrame n’est plus à la mode, on a cessé cette approche racoleuse), et surtout, présenter le personnage ainsi n’est pas souhaitable. Ce n’est pas l’empathie ou la compassion qui font avancer durablement une histoire : le public a besoin de personnages actifs, « résilients », dirait-on aujourd’hui. Ce que les faits rapportent, ce que les dialogues annoncent, il ne sert à rien de le « jouer » ou de le commenter. Une sonate, vous composez la mélodie d’une main, l’harmonie d’une autre, tout se mêle, mais jamais les deux mains ne jouent la même chose. Il s’agit de « composition ». L’acteur doit donc jouer… une portée propre, sa partition, non répéter en canon ce qui ressort des dialogues. Si l’acteur (dirigé) ne se soumet pas à cette logique : ton sur ton garanti. Un acteur ne répète ni ne reproduit : il interprète.

Voilà pourquoi l’actrice peine à convaincre alors que ses deux principaux partenaires se débrouillent mieux (surtout le mari qui, très nettement, « éclaire » son personnage et multiplie les efforts pour rendre sympathique un salaud – et il y arrive). Soit ces deux acteurs ont plus de talent qu’elle, soit Petzold réclame aux uns ce qu’il ne demande pas à l’autre…

Je dois dire ensuite que j’ai été passablement agacé par les deux histoires proposées. De ce que j’ai compris de Yella, le fleuve représente la démarcation à la fois physique et symbolique entre les deux Allemagnes. À partir de là, Petzold écrit un argument sous forme d’allégorie fantastique visant à opposer l’état de délabrement avancé du côté est et les dérives propres au libéralisme à l’Ouest (individualisme, prédation, escroquerie, etc.). Sur le papier, c’est un bon point de départ. Le problème, c’est d’une part que les personnages n’échappent pas au regard négatif que semble porter de manière un peu trop évidente leur auteur : si dans l’autre film, difficile d’échapper à l’empathie (forcée), ici, Petzold joue la carte opposée, celle de l’antipathie. Or, personne n’aime voir des personnages antipathiques. De l’autre, les situations, souvent répétitives (retour à l’hôtel, nouvelle entrevue), n’ont aucun charme ni intérêt (malgré les efforts de Petzold pour dramatiser tout ça, on est loin de Glengarry). Un écueil que le cinéma préfère souvent éviter : le cinéma d’entreprise. Qui a envie de voir au cinéma parler de fusion-acquisition, de rachat d’actifs, de comptabilité, de brevets ? Qui ? John Galt ?

Phoenix tombe dans un piège plus gênant encore (pour ne pas dire vulgaire) : le récit abracadabrantesque. De manière générale, les quiproquos ubuesques sont réservés à la comédie. Plus c’est gros, plus on en rit parce que l’on rit de notre incrédulité en voyant ce que nous l’on sait et que les personnages ignorent (et que certains feignent souvent d’ignorer pour se jouer d’un autre). Petzold demande au public de croire à la cohérence et à la possibilité d’une histoire dans laquelle une rescapée des camps n’est pas reconnue par son mari ? Désolé Christian, tu changes la tête de ton ex-femme, dont sa présence t’est probablement plus familière que celle de ta propre mère (ou de toi-même – parce que l’on n’a aucune idée de ce à quoi l’on ressemble et de ce que l’on dégage), tu lui fais perdre quelques kilos, tu reconnais malgré tout cette personne. Et souvent du premier regard (même si celui-ci est d’abord incrédule). On serait tous capables de reconnaître des élèves avec qui l’on a partagé le banc des écoles si l’on discutait avec eux sans savoir qui ils sont. Alors une conjointe… Et pardon, vu ce que cette femme a subi, elle devrait porter une perruque et des cicatrices parsèmeraient son visage. Les mains, le corps, les yeux, les oreilles, la voix ! La voix, bon sang, on reconnaîtrait une voix familière au milieu de dizaines d’autres… Qui peut croire à une situation aussi saugrenue ? Qui, Christian ? John Galt ? (Non, ce n’est pas ça. Je suis une mouette.)

[Un dernier point extérieur au film. Chaque fois qu’il en était question dans le film, ça me mettait mal à l’aise. L’amie de la rescapée tente de la convaincre de rejoindre… « la Palestine » : Haïfa, Tel-Aviv qui se construit. Comment a-t-on pu penser que souscrire à la vieille idée de la création d’un État pour les juifs… située EN Palestine pouvait être une bonne idée ? Réparer un génocide en décidant conjointement de provoquer un autre génocide (qui a ainsi commencé au moment même où les puissants ont créé une nation à partir de celle d’une autre que l’on avait étouffée). Une des idées des nazis était d’étendre leur espace vital disponible vers l’est. Israël est né de cette même faute originelle. Quelle triste répétition de l’histoire… La création du pays n’honore pas les millions de victimes juives, il honore leur bourreau et perpétue, sous sa dernière forme, le colonialisme des siècles passés (doublé d’un impérialisme, lui, toujours d’actualité). Et au passage, puisque c’est d’actualité : répondre à l’émotion d’un génocide (même si ce n’est pas présenté ainsi par le concerné) en reconnaissant l’État de Palestine (au plus fort du génocide en cours) pose les mêmes limites qu’une reconnaissance (et la création) d’un État d’Israël pour répondre à l’émotion d’un génocide. Même si ici, la reconnaissance serait purement symbolique et diplomatique, je ne crois pas beaucoup à la solution à deux États (cela ne réglerait ni les problèmes territoriaux ni les conflits opposant les deux populations voisines). L’unique porte de sortie serait un État commun pour tous les Israéliens et tous les Palestiniens sur le modèle multiconfessionnel… du Liban.]

Je passe sur le symbole déplacé du « phœnix »…, l’oiseau qui renaît de ses cendres. Quelle idée « fantastique » là encore, Christian.


Phoenix, Christian Petzold 2014 | Schramm Film Koerner & Weber, Bayerischer Rundfunk, Westdeutscher Rundfunk/Yella, Christian Petzold 2007 | Schramm Film Koerner & Weber, ZDF, ARTE



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Un matin couleur de sang, Li Shaohong (1990/92)

Note : 4.5 sur 5.

Un matin couleur de sang

Titre original : Xuese qingchen/血色清晨

Titre international/alternatif : Bloody Morning

Année : 1990/92

Réalisation : Li Shaohong

Avec : Zhaohui Gong, Hu Yajie, Lu Hui ,Wong Kwong-Kuen, Yan Xie, Zhao Jun, Kong Lin, Ju Xingmao, Miao Miao, Linlang Ye

— TOP FILMS

Remarquable adaptation du roman de Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée. Le film navigue entre Kiarostami (tendance sac de nœuds, comme Où est la maison de mon ami ? ou Close Up, tournés d’ailleurs à la même époque) et Asghar Farhadi (même tendance sac de nœuds, spécifiquement judiciaire).

Le récit dans les deux premiers tiers du film se partage entre l’enquête qui suit le crime d’honneur dont a été victime le maître d’école (la voix off du policier — forcément bienveillant comme dans n’importe quel film de dictature — ponctue le récit), les flashbacks censés rapporter une version des faits (un peu à la manière de Rashômon et de Nous et nos montagnes, mais il n’y a pas vraiment de contradictions dans le récit des personnages, c’est surtout un prétexte narratif pour changer de temporalité et se focaliser sur les différents sujets abordés lors de l’enquête) et les conséquences (surtout psychologiques) du crime avant que les deux assassins ne quittent le village pour être jugés.

Le dernier tiers du film livre une conclusion à tout cet engrenage parfois complexe en montrant une version plus linéaire des faits au matin du meurtre. On quitte alors un type de récit à la Rashômon pour épouser un dénouement, toujours sous forme de flashback, plus à la Agatha Christie (tendance Le Crime de l’Orient-Express) parce qu’en réalité, les deux assassins ont tout fait pour que les divers villageois à qui ils ne cachaient pas leur dessein les empêchent de passer à l’acte. Mais un mélange de circonstances malheureuses et de pleutrerie générale a fait qu’ils ont dû suivre ainsi la macabre tradition de ce qui est une constante dans les cultures du monde : quand la fille à marier se révèle ne plus être vierge à la nuit de noces, un crime d’honneur (la victime en est le plus souvent la mariée, ici, il s’agit du fautif supposé, l’instituteur) s’impose pour sauver la face… Ironiquement, lors du mariage, la troupe de théâtre semblait proposer un numéro consistant à rappeler l’importance de s’assurer de la virginité de la fiancée avant le mariage (« semblait », parce que le plan sert de virgule avant de passer à autre chose)… Au petit matin, tout le monde a su, personne n’y a vraiment cru, et une fois tout le village massé autour des trois protagonistes, les deux frères ne pouvaient plus reculer… Chaque individu de cette chaîne défaillante, accroché malgré lui à une tradition barbare et rétrograde possède sa part de responsabilité aux côtés des deux assassins. La morale de ce conte funèbre pourrait ainsi être : « Si vous trouvez ça révoltant, faites en sorte que l’on ne pratique plus cet odieux crime d’honneur dans nos campagnes. La Chine doit entamer cette révolution ! »

En Iran, comme en Amérique du Sud, comme en Union soviétique, et donc comme en Chine, cette même capacité à évoquer par le conte et par la parabole, une morale universelle susceptible de ne pas trop froisser la dictature en place. Car si le roman initial et cette adaptation (à laquelle il faut ajouter la version italienne dont je n’ai aucun souvenir) divergent quelque peu, les crimes d’honneur constituent bien une constante universelle dans des sociétés du monde n’ayant aucun rapport entre elles et censée protéger le lignage des familles. Le film montre d’ailleurs bien à la fois le choc culturel opposant ces usages ancestraux aux usages modernes condamnant ces pratiques, mais aussi l’opposition entre le monde des campagnes, héritières d’un autre, millénaire et en décomposition (les extérieurs, composés de maisons ou de bâtiments en ruines vieux de plusieurs siècles, évoquent parfois, dans un univers toutefois plus escarpé, les décors du Printemps d’une petite ville), et le monde des villes qui n’est pas encore celui des mégalopoles chinoises actuelles, mais des villes moyennes dans lesquelles les paysans peuvent s’enrichir.

Le film gagnerait à être vu une seconde fois tant il s’est révélé compliqué à suivre. Le film a les défauts de ses qualités : sa structure est très dense, pleine d’ellipses, de personnages et de flashbacks, au point que l’on ne sait parfois plus qui est qui et que le sens de la situation nous échappe (les mariages arrangés imposent une forte verbalisation des rapports, une marchandisation des liens à créer, et quand on évoque le nom d’un personnage, puis celui d’un autre, on est vite perdus). Au milieu du film, je n’y comprenais plus rien. Façon Le Grand Sommeil. Qui s’en plaindrait d’ailleurs ? Le confusionnisme a ses avantages (si toutefois on sait se laisser porter par les quelques instants de grâce d’une réalisation). J’ai ainsi dû reconstituer a posteriori un puzzle laissé inachevé pour m’assurer, après des recherches, par exemple, que la mariée n’avait jamais avoué avoir eu une liaison avec le maître d’école comme j’en avais eu l’impression au visionnage (ayant gardé son livre de poèmes, il est raisonnable de l’imaginer amoureuse du fiancé de sa meilleure amie, mais à la manière d’un récit à la Asghar Farhadi, ce détail joue surtout sur les apparences et entretient le flou sans rien apporter de concluant sur la réalité de leur relation). Une fois l’identité de chacun mieux établie, j’ai ainsi mieux saisi la manière dont le mariage avait été arrangé : le marié (qui répudiera sa femme la nuit du mariage), jouissant d’une bonne situation dans le village voisin, tombe sous le charme de la fille et pour convaincre son frère de lui accorder le mariage, il lui propose de se marier le même jour (à 36 ans, aucune femme ne veut de lui) avec sa propre sœur… handicapée. Après avoir constaté que sa femme n’était pas vierge, le mari la renverra donc dans sa famille la nuit même et pillera les cadeaux que la famille avait reçus en dot… (Le récit pratique ici la technique de la douche écossaise qu’affectionnait, dans mon souvenir, John Ford et Akira Kurosawa — mais je n’en suis plus si certain, mes recherches sur le Net pour m’en assurer… me renvoyant vers des pages de mon site ! —, qui consiste à alterner une séquence douce, lente, avec une autre, brutale et rapide. Ici, le pillage nocturne des biens du second mariage répond ainsi à l’autre nuit de noces et à la tendresse naissante entre le futur assassin et sa femme handicapée. Le frère « déshonoré » repartira même avec sa sœur, touchée par une crise d’épilepsie…)

Vive les mariages d’amour.

D’autres détails encore, plus subtils, ou évocateurs d’une réalité, prennent alors tout leur sens. La marque des grands films. Le soin apporté à chaque personnage secondaire du village, par exemple, du bambin martyrisé par ses voisins et qui échoue à passer le message que sa sœur lui avait demandé de faire parvenir à l’instituteur, à la grand-mère qui a perdu la tête, en passant par les diverses femmes du village, loin d’adopter la moindre bienveillance et sororité à l’égard de la fiancée mise en cause. Et cela se fait à travers des plans brefs, généralement des plans de coupe, révélant l’esprit de tous ces personnages secondaires dans des situations dont souvent, prisonniers de leur point de vue, ils ne peuvent mesurer la portée.

Le film a été réalisé à la grande période du renouveau du cinéma chinois quand on découvrait notamment en France les films de Zhang Yimou et de Chen Kaige. Il partage ainsi certaines qualités spécifiques de cette tendance : jolie lumière ; élégance de la réalisation à travers de légers mouvements de caméra et des angles recherchés ; un découpage serré, mais lent, capable de créer des atmosphères à la fois réalistes et poétiques ; usage parcimonieux et judicieux de la musique (à l’opposé des productions futures se vautrant dans le lyrisme pompier) ; et une direction d’acteurs stupéfiante de précision et de naturel (deux spécificités souvent contraires)…

Comment un tel film a-t-il pu disparaître des radars alors qu’il avait été primé, et donc remarqué, au Festival des trois continents ? Les distributeurs, Arte, ont-ils fait le job alors qu’à la même période le cinéma chinois était à la mode ? Est-ce que c’est parce que Li Shaohong est une femme ?… Parce que le film nous perd parfois ? Mystère. La Cinémathèque française l’a diffusé dans une salle minuscule (et à « guichet fermé ») à l’occasion d’une rétrospective dédiée aux femmes cinéastes chinoises.


Un matin couleur de sang/Bloody Morning/Xuese qingchen/血色清晨, Li Shaohong (1990/92) | Beijing Film Studio


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Né pour tuer, Robert Wise (1947)

Note : 4 sur 5.

Né pour tuer

Titre original : Born to Kill

Année : 1947

Réalisation : Robert Wise

Avec : Claire Trevor, Lawrence Tierney, Walter Slezak, Phillip Terry, Audrey Long, Elisha Cook Jr., Esther Howard

L’intrigue mêle certains archétypes du thriller (tueur en série, ingénue, détective corrompu…) avec des éléments plus inattendus (le tueur est un psychopathe, mais aussi bel homme, ce qui lui permettra de séduire à la fois la fille de bonne famille ainsi que sa « sœurette », et toute sorte encore de détails singuliers). Certaines relations révèlent une telle originalité qu’elles pourraient sortir d’un rêve. Le récit évite pourtant de tomber dans l’invraisemblance. Les deux sœurs de lait semblent avoir bénéficié strictement de la même éducation. La divorcée reste un sujet rare au cinéma à cette époque. Le tueur en série, ensuite, est étrangement flanqué d’un confident (les tueurs pathologiques s’avèrent en général plutôt de nature solitaire, bientôt même, au cinéma, ce seront des tueurs impuissants vivant chez maman, et quand ils appartiennent à un groupe, il convient alors de parler de complices et leurs meurtres sont crapuleux). Enfin, l’enquête est commanditée par une vieille amie alcoolique d’une des victimes, non par la police (qui n’arrive dans le récit que sur le tard) ; on serait loin de penser qu’un tel personnage puisse par amitié s’impliquer autant dans la recherche d’un assassin.

Avec autant d’étrangetés, si l’on évite l’invraisemblable, on devrait au moins frôler le baroque, le mélodrame. Pourtant, tout se tient relativement bien.

Un ressort est activé pendant tout le film pour agrémenter le récit, complexifier les aspirations d’un des protagonistes, et l’on peine à concevoir qu’il ait pu passer la censure : le vice envahissant, refoulé de la sœur et qu’il faut mettre en perspective avec les propres travers pathologiques du tueur en série. Cet axe dramatique permet de faire avancer le film sur trois rails bien distincts : l’enquête à proprement parler (celle du détective embauché par la vieille amie) ; les différentes relations sentimentales ; et enfin, donc, les tendances vénales et prédatrices de la sœur divorcée qui se trouvent comme révélées par la seule présence du tueur, un peu comme un seigneur Sith qui éveillerait le côté obscur alors contenu d’un padawan… Si le tueur en série est déjà un personnage fascinant, ne répondant à aucun code, cette sœur partie divorcer à Reno ressemble à peu de personnages connus à l’époque. Le spectateur est exposé à ses penchants dès le début du film quand elle renonce à appeler la police après avoir découvert les deux corps dans la cuisine de la pension qu’elle avait occupée le temps de son divorce. Elle continue ensuite sur de dangereuses voies obscures en s’entichant de l’assassin, tout en faisant mine du contraire, et en courant un parti capable de lui assurer le confort bourgeois qu’elle a connu en grandissant aux côtés de sa sœur de lait.

Dans les films noirs, les deux « amants criminels » se disent volontiers l’un à l’autre qu’ils s’accordent comme personne. Mais ici, en dehors du renoncement initial à appeler la police, la sœur n’a commis aucun crime et c’est son cheminement intérieur vers le côté obscur qui fournit au récit une part de son suspense. Ah, si, j’oubliais : au regard du code Hays, elle est déjà coupable, puisqu’elle a divorcé.

Et selon le bon principe du code, d’ailleurs, à la dernière bobine, la « morale » sortira gagnante : la justice des balles perdues s’occupera du sort de ces déviants.

Réalisation d’un grand classicisme : on est loin des films noirs âpres et lugubres ou des séries B. On aurait plutôt affaire à un drame criminel avec de subtils accents mélodramatiques. Pour interpréter ces étranges monstres animés par on ne sait quelles pulsions destructrices, des stars auraient définitivement fait passer le film au rang de série A, mais la production a réussi malgré tout à réunir d’excellents acteurs habitués aux seconds rôles. Claire Trevor et Lawrence Tierney forment un duo de qualité, mais s’ils sont très précieux venant en appoint d’une ou deux vedettes, pour tenir ensemble le haut de l’affiche, ça manque d’un je-ne-sais-quoi.

Pour interpréter l’amie alcoolique, respect surtout à Esther Howard et à son visage de Janus (un côté de son visage semble lorgner constamment sur l’autre pour lui reprocher ce qu’il exprime). On l’aura rarement vue autant à la fête. Elle peut ici démontrer toute l’étendue de son talent jusque dans une scène émouvante où son personnage, rincé, déconfit, après avoir échappé de manière plus qu’inattendue à son assassinat, perd d’un coup sa vitalité et sa puissance habituelle pour gagner subtilement en simplicité.

Le film parvient souvent à nous surprendre d’ailleurs, mais pas dans un sens hitchcockien où les surprises se substitueraient au suspense. Ces surprises surgissent plutôt de l’écart entre les attentes du spectateur et la singularité des éléments narratifs venant leur répondre.


Né pour tuer, Robert Wise 1947 Born to Kill | RKO


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La Source d’Heghnar, Arman Manaryan (1971)

Note : 3.5 sur 5.

La Source d’Heghnar

Titre original : Heghnar aghbyur / Հեղնար Աղբյուր

Titres anglais alternatifs : Heghnar Spring / The Spring Heghnar

Année : 1971

Réalisation : Arman Manaryan

Avec : Sos Sargsyan

Adaptation d’un texte de ce qui semble être un écrivain arménien soviétique d’importance : Mkrtich Armen. Je reste assez circonspect, ou sur ma faim (pour ne pas dire autre chose).

Le film présente une indéniable singularité, mais il apparaît aussi parfois un peu inabouti ou, par instant, confus et maladroit. Le symbolisme de la fable (on aime bien la fable en Arménie à ce que je vois) n’aide pas à rendre les choses plus claires : j’ai historiquement du mal à percevoir, identifier, déchiffrer les codes quand ils se cachent trop bien à mon attention, et quand mon ignorance ne me facilite pas non plus la tâche.

À première vue, la morale de La Source d’Heghnar pourrait… couler de source, mais trop d’éléments épars échappent encore à une cohérence propre. Et ne pas comprendre a le don de me plonger dans l’inconfort… Parce que certes « la femme est une source à laquelle seul le mari peut boire », je l’ai, tu me laisses deux secondes pour digérer la puissance anti-woke de l’argument, mais ça reste encore limpide. À côté de cet élément, ça devient déjà plus flou. Le film contient une révélation finale qui prend le contre-pied de ce qui précède : l’histoire, alors teintée d’une solennité spirituelle, voire mystique, adopte tout à coup une approche rationaliste toute soviétique. Même si jusque-là l’hypothèse de l’entourloupe charlatanesque avait forcément pu jaillir dans l’esprit du spectateur pour donner un sens à ce « miracle », je ne vois pas bien en quoi ce basculement brutal vers la rationalité éclaire le reste de la fable. Que devient la morale du film ? Entre « méfiez-vous des faux prophètes » et « ma femme m’appartient », deux sujets s’affrontent, et un choix s’impose.

De la même manière, l’histoire ne nous montre pas si le mari a tué sa compagne ou si elle meurt… de honte. Pourquoi faire mystère des circonstances de son décès et euphémiser cet épisode loin d’être anodin en l’évinçant intégralement de la « fable » ? Pourquoi, par ailleurs, le paysan a-t-il pris une telle importance dans le premier tiers du récit ? Tout ce qui présente sous la forme de conte, de fable, de parabole, d’apologue ou de mythe s’encombre rarement d’éléments superflus. Or, notre fable fonctionnerait tout aussi bien sans ce détour malheureux consacré au paysan qui agit comme une fausse piste alors que l’événement prend une place centrale au début du film. L’art du récit consiste pour beaucoup à un art des justes proportions. Peut-être la signification de cet étrange écart m’échappe-t-elle ici… Mais j’ai comme l’idée qu’une introduction doit livrer, en creux ou non, tous les éléments de sa conclusion. Si une fausse piste ou une histoire parallèle se greffe à l’entrée en matière, le récit n’évitera pas la confusion.

C’est d’ailleurs dès l’entame du film que cette confusion s’installe. Elle est certes volontaire parce que le récit a recours à des actions muettes pour nous exposer les enjeux du film, mais mal jaugée, cette confusion noie vite le spectateur. Plusieurs axes narratifs en montage alterné se font face dans cette introduction, et comme on ne sait pas encore qui est qui, le jeu de proportions et de durées qui s’installe échoue à nous faire comprendre que ces éléments vont converger. Un tel procédé hérité des thrillers fonctionne parfaitement… dans les thrillers. Même si la musique instaure un mystère, le montage alterné fait son office dans un contexte qui présente un minimum d’urgence. Les personnages se hâtent, mais la mise en scène et le montage louvoient plus que nécessaire, que ce soit dans la lenteur d’exécution ou dans cet arrêt inopiné à la fontaine durant lequel le paysan voit la femme pour la première fois. Le paysan passe alors pour être un personnage principal du film quand il n’est en fait que secondaire (voire anecdotique). Par la suite, je veux bien que la femme en question ait des yeux charmants, mais n’est-ce pas un peu hors sujet de raconter que le paysan se suicide ? Soit le paysan occupe trop de place dès le début, soit il a comme fonction de stigmatiser la beauté de la femme du maître, faisant de ce fardeau un poison pour qui se laisse séduire. Produire un pendant « naïf » au véritable amant, soit, encore faudrait-il ne pas se limiter à une seule occurrence : au lieu de n’être qu’un homme parmi d’autres pour signifier le fatalisme systématique de la fable, le paysan comme unique alternative donne l’impression de s’inviter à la fête sans que sa présence soit en réalité si indispensable…

Mes réserves concernent également quelques points de mise en scène. La singularité présente l’avantage de l’originalité et… le désavantage de s’établir en dehors des codes habituels. La musique et la lenteur relative du film apportent un cachet étonnant et baroque, entre Mort à Venise (la même année) et un épisode d’Alfred Hitchcock présente. Et comme pour les détours incompréhensibles du récit, certains plans m’interrogent. Je me suis souvent demandé au visionnage si je n’avais pas échappé à un détail ou si tel ou tel plan ne contenait pas une information (forcément symbolique) capable d’éclairer l’histoire ou de lui donner une plus grande logique.

J’ai vu un commentaire sur le film évoquer une comparaison avec le cinéma de Satyajit Ray, c’est vrai que l’on retrouve l’atmosphère (de conte) du cinéaste bengali, mais Ray savait aussi parfois embrumer le spectateur (en tout cas occidental, ignorant à certains égards aux savoirs ou aux symboles de la culture qu’il découvre). Le climat joue également forcément beaucoup, même si l’été arménien me semble beaucoup plus rappeler la disette (jusqu’aux couleurs) baignée de soleil du Uski Roti de Mani Kaul que la chaleur humide de Ray.

Je garde le meilleur pour la fin (parce que ce que je présente comme des singularités offre un certain intérêt au film). En plus des éléments sonores et surtout musicaux, Arman Manaryan propose quelques surimpressions (presque toutes proposées dans la « garçonnière » de madame) d’une rare beauté. La direction d’acteurs n’est peut-être pas optimale à ce moment-là, mais le procédé ravit les yeux. Je garde cette comparaison parce qu’elle traduit assez bien ce que j’ai ressenti pendant le film : un mix entre Mort à Venise et un épisode d’Alfred Hitchcock présente.


La Source d’Heghnar, Arman Manaryan 1971 Heghnar aghbyur / Heghnar Spring |Armenfilm


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Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969)

Note : 4 sur 5.

Nous et nos montagnes

Titre original : Մենք ենք, մեր սարերը / Menq enq mer sarery

Année : 1969

Réalisation : Henrik Malyan

Avec : Sos Sargsyan, Frunzik Mkrtchyan, Khoren Abrahamyan, Armen Ayvazyan, Artavazd Peleshian, Azat Sherents

Henrik Malyan met de côté les formes expérimentales et esthétiques de ses collègues du Caucase pour adapter ce qui semble être un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine arménienne. L’auteur, Hrant Matevossian, s’est chargé lui-même de l’adaptation de la nouvelle qui semble l’avoir fait connaître, publiée en 1962 selon la page française de Wikipédia — 1967, pour le recueil de nouvelles selon la page anglaise de l’encyclopédie en ligne. Malyan est passé par une école de théâtre et de cinéma à Moscou avant, semble-t-il (toujours selon ma source du pauvre), de prendre la direction de divers théâtres en Arménie.

La Russie a inventé le jeu moderne, et ses acteurs ont tout au long du vingtième siècle suivi les principes du jeu intériorisé et psychologique qui s’exportera jusqu’à New York avec l’Actors Studio. C’est précisément le type de jeu que l’on voit ici. En plus d’être la meilleure méthode pour mettre en évidence une histoire, elle a surtout l’avantage de paraître naturelle et de proposer deux niveaux d’interprétations simultanées. Elle distingue la part dramatique de la fable suivant le fil des événements (souvent rapportée à travers les dialogues), de la part illustrative, qui consiste à mettre en scène les personnages dans des activités annexes. Ces deux niveaux se manifestent généralement dans notre activité du quotidien : nous sommes capables de parler d’un sujet sans rapport avec ce que nous faisons, et quand l’on s’arrête (temporairement ou non), cela souligne le fait que la situation a gagné en gravité. Une fois mise au service d’un récit, ce principe a la vertu de pouvoir jouer en permanence sur les deux tableaux et de porter à la connaissance du spectateur un contexte naturaliste et sociologique d’envergure (même si Marlon Brando en conclura qu’un acteur doit se gratter les fesses pour paraître « naturel »).

Voilà pour la forme d’apparence classique. Sa mécanique repose d’ailleurs sur une sophistication bien plus élaborée qu’elle en a l’air. Si les audaces et les étrangetés « brechtiennes » d’approches plus visibles et plus distanciées à la Sergueï Paradjanov ou à la Tenguiz Abouladze sont plus adaptées aux histoires traditionnelles et folkloriques (voire baroques), pour servir une fable moderne et absurde, la forme classique et naturaliste paraît plus appropriée.

Sur le fond, l’histoire de Hrant Matevossian rencontre énormément de similitudes avec les récits postérieurs de ses voisins iraniens. Pour éviter la censure et le risque de se voir suspectés d’offrir au spectateur une critique de la société dans laquelle ils vivent, les réalisateurs iraniens passeront volontiers par la fable (mettant en scène bien souvent des enfants). Dans ces films produits sous dictature, les auteurs arrivent toujours à faire preuve d’une puissante subtilité allégorique ou thématique qui mènera forcément à l’universalisme, car les exemples trop spécifiques pourraient heurter le pouvoir en évoquant des contextes domestiques. Et cela, en se pliant aux exigences d’une représentation policée de l’autorité : un gendarme se doit d’être un modèle de droiture, de fermeté, mais aussi d’humanité… La fable tire vers l’universel, ce qui lui permet d’échapper aux contextes sociaux ou politiques. Au contraire du théâtre italien, par exemple, dans lequel les archétypes sociaux dominent, dans la fable, les personnages ont une fonction qui les extrait de leur particularisme comme dans la mythologie ou les légendes. Peu importe que les bergers soient ici cultivés, cela reste un détail, et un détail d’ailleurs assez en phase avec un idéal soviétique d’éducation pour tous (ou de labeur pour tous) : il convient en revanche que les héros appartiennent à un type de personnages universels. Et quoi de plus universel que des bergers ?

Ensuite, comme dans n’importe quel mythe, chacun des bergers représente une manière distincte d’appréhender les choses. La fable offre toujours au lecteur un sens moral aux événements : les caractères et les réactions différentes des bergers face au gendarme qui les interroge sont censés viser une forme d’exhaustivité. Les personnages adoptent chacun une stratégie opposée et complémentaire. La fable use alors de la répétition pour les interrogatoires comme dans Les Trois Petits Cochons ou dans Le Petit Chaperon rouge. Dans une sorte de Kafka rural, le style tire vers l’absurde, mais la structure du récit s’appuie sur une mécanique mythologique et morale. L’absurdité naît des pinaillages et des réticences de chacun à vouloir élucider ou masquer les détails d’un événement dont la logique traditionnelle s’oppose à la rationalité et à la temporalité du droit au sein d’une société dans laquelle tout acte, tout accord, toute vente est transposé à l’écrit avant de pouvoir être consulté et vérifié : vous payez, vous vendez, les registres sont comptables de la moindre de vos transactions passées. Comment une société rurale étrangère à ces usages donnera-t-elle la preuve d’un accord tacite ? La réponse sera d’autant plus incertaine que l’on n’est pas sûrs qu’un tel accord existe. Le berger lésé, lui, reste vague sur ses allégations, et les accusés peuvent se jouer d’un gendarme quelque peu pointilleux sur les principes du droit en interprétant à son intention une sorte de remake parodique de Rashômon. Qui vole un mouton finit petit-bourgeois et digne du goulag… Ou pas, si tu tournes bien la chose…

Comme dans toutes ces fables qui opposent la ruralité à la modernité (dont les caractéristiques sont partagées avec certains westerns et donc avec certains films iraniens), l’espace reflète cette opposition. L’environnement commun est celui de la nature domestiquée par l’homme, mais sur laquelle la civilisation n’a pas encore tout à fait la main. Si le gendarme peut interroger les suspects à son poste de police, il paraît bien seul pour mener son enquête, et il apparaît surtout comme l’unique représentant non seulement de la loi, mais de l’« empire » comme son usage intempestif du russe pour marquer son autorité le rappelle. Et alors, une fois l’enquête terminée, que fera-t-il ? Il « transhumera » avec les accusés et le plaignant vers la ville et son tribunal. On retourne presque au temps des mythes grecs quand les héros « transhumaient » d’une cité à l’autre. Ces « odyssées » (souvent pédestres) occasionnaient des rencontres néfastes prévues par les oracles, des expériences initiatiques ou révélatrices. Œdipe tuera son père sur un tel chemin alors qu’il croyait précisément l’épargner en s’éloignant de lui. Ici, en guise de Sphinx et de conclusion au film, cette joyeuse troupe de personnages ralliant la ville croisera d’autres bergers à qui ils « révéleront » à voix haute et de façon répétée leur méfait (comme un plaider-coupable adressé au seul tribunal auquel ils se soumettent : les collines de leur pays). (Preuve du caractère universel du genre, ce recours aux « mythes des itinérances » se retrouve tout aussi bien dans les récits traditionnels japonais — les jidaigekis de Kenji Misumi par exemple — que dans les road movies du Nouvel Hollywood.)

Avant ce geste tout à la fois loufoque et symbolique, le film contient toutes sortes de détails amusants et tout aussi parlants. Le gendarme, d’ordinaire si soucieux de rendre le droit dans une campagne qui semble s’affranchir de toutes contrariétés légales, traverse un verger en chapardant un fruit sur son arbre. Son entrain à finir ses bouchées marque bien l’idée qu’il a conscience d’agir en contradiction avec ses principes : « qui vole une pomme, vole un mouton, qui vole un mouton, vole un œuf (non, ce n’est pas ça) ». Volontaire ou non, le vol prend un caractère autrement plus symbolique, de nombreux fruits étant originaires du Caucase (sorte de trésor national). Mais le gendarme échappera aux pépins, lui.

Enfin, lors d’un simulacre de tribunal que les bergers et le gendarme organisent le temps d’une halte dans les collines rocailleuses pendant leur voyage vers la ville, chacun se prête au jeu et intervertit les rôles sans amoindrir ses responsabilités. Jusque-là, Hrant Matevossian s’était contenté de citer Shakespeare. Avec ces inversions des rôles, ces travestissements censés dévoiler la véritable nature des personnages, on est en plein dedans. L’absurdité et la critique du droit rejoignent celle par exemple du Marchand de Venise (l’excès des conditions posées par Shylock, le travestissement à des fins révélatoires et la parodie de procès). Rarement le cinéma aura aussi bien illustré l’idée d’intelligence empathique : la capacité à se mettre à la place de l’autre.

Quelques notes de musique au début rappellent Nino Rota. Et à travers ses alpages pleins de rocailles, d’herbes et de ruisseaux, le style du film évoque parfois le cinéma italien. Pâques sanglantes, par exemple. Le monde caucasien n’a pas l’air si différent du monde méditerranéen. L’air commun des latitudes, peut-être, des mythes partagés depuis des millénaires aussi…


Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969) Մենք ենք, մեր սարերը We and Our Mountains | Armenfilm


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L’obscurité de Lim

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