Les arbres-écrans du cinéma

Les arbres-écrans du cinéma

Les « arbres-écrans du cinéma », ce sont ces grands classiques servant à toute une culture de jalons indispensables, censés éclairer le public sur un genre, une période, et qui en retenant toute l’attention autour d’eux cachent tout le reste, comme si derrière ces joyaux n’existait qu’un grand désert.

“If you’ve seen one you’ve seen them all”.

Peut-être : mais s’il n’en reste qu’un, celui-là vous contenterait-il ? Êtes-vous bien certains de ne pas trouver votre bonheur ailleurs ? Êtes-vous bien certains que derrière ce grand arbre ne se trouvent que de jeunes pousses, que des essences d’arbres qui vous laisseraient indifférents ?

Mettons que vous étiez dans la tête de voir une comédie musicale : que regarderiez-vous ? Chantons sous la pluie. Voir un film japonais ? Évidemment, un film d’Akira Kurosawa. Un film des années 90 ? Titanic. Un autre en noir et blanc ? Le Dictateur. Un film noir ? Les Griffes du passé.

Si vous en avez vu un, vous les avez tous vus… Vraiment ? Peut-être, mais voir Chantons sous la pluie, l’apprécier, que ce ne soit pas une excuse pour se dispenser de voir d’autres comédies musicales. S’il n’est reste qu’un, oui, et c’est bien ça le problème. Plutôt injuste. La joie qu’on éprouve en regardant Chantons sous la pluie, on la trouve par ailleurs dans beaucoup d’autres films. Ce film sert un peu trop souvent de prétexte à enterrer un genre mineur ou désuet. Les arbres-écrans du cinéma ont tendance à tuer toute la concurrence et rendre obsolètes tous les autres films du même genre, d’une même époque, d’un même réalisateur. Parler de Chantons sous la pluie, c’est faire mourir chaque fois un peu plus la comédie musicale. Voir toute la filmographie d’Akira Kurosawa et ne jamais toucher à autre chose du cinéma japonais, c’est un peu comme creuser des strates successives d’une cité enfouie, découvrir un joyau, et se dire, voilà, on arrête de creuser, on laisse les choses en l’état, on met des piquets, des projecteurs, et on fait venir le public. Oui, et en dessous, il y a encore des strates qu’on renonce à découvrir à jamais… Derrière les baobabs qui prennent toute la place, il y a souvent toute une diversité et une richesse qu’on se refuse à imaginer et à découvrir. On pense avoir vu l’essentiel. On a vu l’arbre centenaire, on a raté la forêt.

L’illusion du cinéma, elle est là, comme en histoire. On plante des jalons pour ne pas se perdre, pour aller vite voir ailleurs, monter d’un arbre-écran à un autre arbre-écran, et c’est des pieux dans le cœur des grands oubliés que l’on plante. Chantons sous la pluie, c’est autant une sorte de grand mausolée dédié au cinéma de l’âge d’or d’Hollywood que son fossoyeur (ce qui, au fond, est toujours la même chose). Il pleut sur la comédie musicale, et tu as ces trois guignols qui avec leur ciré et leurs bottes semblent particulièrement s’amuser de laver sous leurs pas toutes les traces de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains. Si la vieillesse est un naufrage, c’est la jeunesse qui l’y précipite. En chantant. Et en faisant une croix sur les richesses possibles qu’elle pourrait découvrir en se servant de ces arbres comme trépied pour voir plus haut et plus loin. Afin de voir ce que ces arbres-écrans cachent derrière leur magnifique canopée. Sales gosses…