
—— la toxicité au cinéma ——
Sujet intéressant concernant la culture de la toxicité dans le cinéma. En creux, cela parle beaucoup aussi beaucoup de l’érotisation des corps et des visages des crapules (masculines). Comme souvent quand on aborde le sujet de la représentation et de la perception au cinéma, je serai plus nuancé.
La vidéo de l’entretien de Chloé Thibaud, auteure de Désirer la violence :
https://www.youtube.com/watch?v=A5EXuAAvMbY
D’abord, je partage plutôt une partie du constat consistant à relever le fait que de nombreuses situations au cinéma relèvent de l’agression sexuelle et du comportement toxique. Souvent d’ailleurs, certains écarts n’apportent rien sur le plan dramatique, en plus de provoquer chez le spectateur un certain malaise (contraire au principe de bienséance d’ailleurs, cher à mon pote Aristote, et dont le principe, dans le mélodrame comme dans le film de genre, est souvent d’en violer la règle). J’aurais tendance à penser que c’est spécifiquement dans ce genre de situations que l’on a affaire à une forme de « male gaze ». Je suis loin d’être amateur du concept, mais s’il y a moment, au stade de la conception d’un film, où le principe semble s’appliquer, c’est bien quand un auteur ou un cinéaste perd de vue le public et devient le propre spectateur de son film en y projetant, inconsciemment, ce qu’il voudrait y voir. Cela vaut pour le désordre érotique comme pour beaucoup de « fantasmes » d’auteurs. La projection dégoulinante de ses désirs dans une histoire représente peut-être le plus vilain et le plus commun défaut dans le processus de création d’une œuvre. Certains publics, ironiquement, aiment beaucoup cet épandage une fois qu’ils considèrent qu’un auteur prend le pas sur ce qu’il produit… (À moins que certains spectateurs éprouvent sincèrement un intérêt esthétique à voir des personnages entrer dans une danse des corps pseudo-sensuelle.)
La culture du malentendu
Je n’ai bien sûr pas lu son essai, mais même si elle prend soin d’apporter beaucoup de nuances à son discours, si elle reconnaît que son constat part de son expérience personnelle (j’en ferai de même), je ne suis pas sûr de partager avec elle la manière dont les films, les auteurs et la société interagissent entre eux. Quand on parle de « culture du viol », par exemple, on donne un peu l’impression qu’il y aurait une intention derrière cette « culture », une volonté de perpétuer des stéréotypes et des rapports de soumission. C’est prêter à ceux qui conçoivent des films bien trop de pouvoir à mon avis, et c’est ignorer que la société n’est pas sans influence sur les créateurs et les produits qu’ils créent.
Certes, les œuvres mineures reproduisent souvent des archétypes et vont souvent à la facilité. C’est bien pourquoi elles sont mineures. Dans l’émission, beaucoup d’extraits de films mineurs sont évoqués pour illustrer cette culture du viol et de la toxicité des comportements masculins. Que ces navets deviennent des succès, oui, c’est problématique. Mais comme pour tous les mauvais films avec du succès, c’est le résultat de divers facteurs (publicité, mode). Quand un navet présente un visage angélique, un bel acteur, à un personnage manifestement négatif, c’est une facilité de production. Je doute qu’il y ait toujours derrière un auteur pour concevoir consciemment une telle confusion au spectateur. Cela dépend ensuite beaucoup de l’interprétation de l’acteur, de la mise en scène (pas toujours en accord avec le ton et l’écriture de l’histoire) et la perception des spectateurs. En bout de chaîne, il y a toujours le spectateur (les spectatrices quand il est question de produits cités, destinés presque exclusivement à un public féminin) pour tomber dans le panneau ou pas.
Et au-delà de ça, il y a ce qui transparaît de la société dans les œuvres et que s’approprie le public. Les navets ont tendance, soit à surfer sur faits de société avec de gros sabots, en enfonçant les portes ouvertes, soit à reproduire des stéréotypes hors du temps.
Pour illustrer ces deux phénomènes (mélange de facteurs contradictoires dans le processus créatif permettant de douter d’une « intentionnalité » et influence de la société sur les œuvres), je vais prendre deux exemples. Le Cheik (1921) avec Rudolph Valentino, et Tueurs nés, d’Oliver Stone. Dans mes deux commentaires, j’évoque justement ces questions. Les deux films profitent, me semble-t-il, d’un malentendu. Le Cheik a probablement été conçu pour son actrice principale, Agnes Ayres. Or, Valentino sort d’un premier succès inattendu, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, et le studio décide peut-être de le mettre plus en évidence que nécessaire face à l’actrice principale du film, et c’est à nouveau un succès dont le bellâtre seul semble majoritairement profiter. J’explique dans ma critique que le film surfe, comme beaucoup de navets, sur une vague d’exotisme et de cliché : le personnage de Valentino est négatif sans aucun doute possible. Le film présente paradoxalement un personnage féminin moderne : en 1920, elle appartient à la haute société, et comme les personnes de bonne famille à cette époque, on profite d’une certaine forme d’indépendance. Tout était fait, au départ, pour que le film ait quelque chose qui se rapproche le plus d’un film, malgré l’exotisme, surfant sur une vague progressiste en mettant en scène la femme moderne opposée au… barbare. Le problème, c’est qu’à cause de la place faite à Valentino, la manière de le mettre en évidence (en oubliant le caractère fortement négatif du personnage), le public (surtout féminin) a fini par adhérer plus au tortionnaire du film qu’à sa victime. Il n’y a pas d’intention à participer à une « culture du viol », même pas une vague reproduction d’usages paternalistes et de comportements toxiques : tout est hasard malheureux. Quand un auteur écrit un roman, il arrive que les lecteurs perçoivent des éléments et des intentions dans son ouvrage qu’il ne pensait pas avoir placés. Pour un film, considérant le fait que plus de personnes en assurent la production, ce principe (qui m’est cher) de malentendu se manifeste certainement bien plus encore.
Parler de « culture » du viol consisterait à dire que ces « hasards » (dans le meilleur des cas) produisent dans la population un effet tel que l’élément ainsi illustré et valorisé (l’agression ou la privation de liberté dans Le Cheik) devienne une norme acceptable dans une société donnée. Les mélodrames exotiques jouant sur la peur d’être enlevée dans les années 20 (la traite des blanches est alors un sujet répandu dans la culture populaire) avaient probablement sur le public la même fascination que le public actuel pour les films d’horreur. Le fait que ces rôles d’agresseurs (vénérés) soient tenus par des personnages exotiques suggère bien que ces histoires médiocres jouaient sur la peur de l’autre, de l’étranger. Ce ne sont donc pas des « modèles ». Plus que de « culture du viol », il me semble plus justifié de parler ainsi de « motif du viol », voire de « culture de la fille facile » (la femme séduite au premier regard). Récurrent ne veut pas dire « validé » ou ancré dans la société. Hier comme aujourd’hui, vous aurez plus de risque de vous faire agresser par une personne de votre entourage que par un prince arabe. Et ça, effectivement, la « culture populaire » le montre rarement. Les grands films (quoi que parfois « populaire ») traiteront plus volontiers ces aspects sociétaux. (Un autre motif récurrent dans la culture populaire, c’est l’apparent désintérêt de certains « héros » masculin pour les relations sentimentales ou sexuelles. On usera alors davantage du motif sexiste de la femme comme « victime secourue par un homme » tout en faisant de cet homme une sorte de seigneur asexué. Genre : John Wayne. La « culture » de la victime féminine éperdue en attente d’un sauveur masculin me semble bien plus répandue, car encore perçue comme justifiée et normale, qu’une « culture du viol ».) Mais je pinaille surtout sur une question de sémantique. Appelons ça comme on veut.
Dans Tueurs nés, la confusion est encore plus palpable. Oliver Stone n’a pas saisi la nature, le ton, la fantaisie, la coolitude, le détachement de l’écriture de Quentin Tarantino. Son film est grossier, vulgaire, comme peut l’être parfois son scénariste ; mais Tarantino ajoutera toujours, par la suite, à travers sa mise en scène, une forme de détachement beaucoup plus proche de l’esprit des bandes dessinées et des pulp magazines que de la satire ratée proposée par Oliver Stone. Les conséquences de ce malentendu ont même eu des répercussions fâcheuses quand des déséquilibrés ont fini par prendre pour modèle des personnages qui étaient sans aucun doute possibles des criminels. Ce n’est pas ici une forme de « culture du viol » qui est malencontreusement mis à l’honneur, mais une « culture de la violence » tout court. Plus tard, dans ses propres films, Tarantino magnifiera la violence, comme d’autres avant lui, au point qu’elle pourra rarement être prise au sérieux. Dans les années 90, on comparait même le réalisateur de Pulp Fiction à un cinéaste qu’il idolâtrait : John Woo, dont les séquences de violences étaient filmées comme des ballets.
La « culture du viol » suggère ensuite l’idée qu’une société demeure toujours sous influence de la production culturelle, pas le contraire. Si l’on parle des navets, j’aurais tendance à penser effectivement qu’ils s’embarrassent assez peu de coller avec une grande subtilité aux réalités de leur époque. Quand ils mettent en scène les sujets de société du moment, c’est parfois de manière grossière et maladroite. Le plus souvent, les mauvais films surferont sur des grands succès passés, des modes, des genres capables d’attirer un public spécifique, et les films obéissant à cette logique « populaire » jouent plus sur de vieux archétypes que sur « l’air du temps » et la transcription à l’écran des dernières avancées sociales. J’aurais tendance à penser que ces films restent rarement dans l’histoire, et qu’au contraire, ce sont des films plus subtils parfaitement ancrés dans la société qui finissent par rester. Mais vu la nature des films évoqués (tous récents, en dehors de quelques Disney), je ne suis pas sûr que l’auteure dispose d’assez de recul pour poser sur ce point précis un regard suffisamment détaché de son expérience de spectatrice. Quand il s’agit par conséquent de savoir si la culture sert la soupe aux vieilles rengaines du patriarcat, si l’on est collé à sa culture populaire, cela ne fait probablement aucun doute. Pourtant, si les sociétés évoluent, et si la culture accompagne et influence à son tour la société, cela se fait peut-être plus progressivement, loin des gros cartons insignifiants du moment. Sérieusement, qui pense que Twillight restera dans l’histoire et ait vocation à influencer la société ou à raconter quelque chose de pertinent sur notre époque ? C’est de la soupe qui sera vite remplacée par une autre. Son influence réelle sur le comportement des individus dans la société est probablement proche du néant. Car derrière ces succès sans saveur et sans intérêt qui se succèdent en remplaçant chacun le précédent d’une génération à l’autre, il y a des œuvres plus ancrées dans leur époque qui ont eu peut-être en leur temps moins de succès, mais qui au fil des ans deviennent des étendards pour une nouvelle génération voyant dans les éléments proposés à l’écran des « modèles » conformes à leurs revendications. Toutes les grandes œuvres restent parce qu’on n’achève jamais de discuter et de recontextualiser ce qui les rend à la fois si propres à leur temps et si intemporels. Si l’on n’en a pas conscience, c’est parce qu’on a le plus souvent le nez dans la soupe de navets qu’on nous sert dans l’espace culturel quotidien. Mais la « culture progressiste » d’une époque transpire bien dans la culture, j’en suis persuadé. Dans Le Cheik, le personnage féminin éclipsé par le bellâtre latin était bien « progressiste ». Ce type de personnage féminin émancipé a fini par créer un phénomène pendant les « années folles ». Et ce qui était sans doute valable plus pour les femmes des villes a fini probablement par se diffuser un peu partout en Occident. Jusqu’à ce que ce modèle finisse par subir une forme de contre-réforme (j’évoque ce sujet dans mon commentaire de La Fille sur la balançoire).
Zone grise, sous-texte et modèle
Ensuite, Chloé Thibaud parle de « zone grise » en laissant penser que ce serait une situation à éviter, peu enviable, néfaste pour une œuvre, les spectateurs ou la culture dans son ensemble. Je ne pourrais ici être plus en désaccord. La zone grise, c’est le but de l’art. Une bonne partie des extraits proposés dans l’émission jouent sur une confusion, sur les limites de ce qui est autorisé ou non. Or, le principe de la fiction, c’est de proposer à l’écran des personnages loin d’être des modèles. Les héros ne sont pas des modèles. On parle même parfois d’antihéros, mais en réalité, vous trouverez assez peu de personnages intéressants parfaitement lisses (la représentation de personnage parfait est reconnue pour être une des faiblesses les plus communes chez les mauvais scénaristes). Les détectives sont des alcooliques, ils trompent leur femme quand ils en ont une. Les espions couchent avec l’ennemi. Les taxis spatiaux avec du bagou font de la contrebande et volent des baisers aux princesses… Quand des psychopathes prennent en modèle les personnages de Tueurs nés, c’est un peu à cause de Stone qui n’a pas saisi la « zone grise » du scénario de Tarantino et qui l’interprète plus que nécessaire au premier degré, mais c’est surtout à cause du psychopathe qui trouve matière dans un film raté « modèle » à ses propres dérives. Aucun spectateur n’est sous influence des personnages qu’ils aiment à l’écran. La réception d’une œuvre, la compréhension des personnages, c’est un mélange de fascination et de mise à distance. Le spectateur n’est jamais privé de son libre arbitre. Qu’il y ait une influence, oui ; mais elle n’est jamais aveugle. Un spectateur sera aussi bien influencé par des personnages qu’il apprécie à l’écran (ou dans la « pop culture ») que par les éléments de son environnement qui font de lui un citoyen appartenant à une société propre. Société et culture s’influencent l’une et l’autre.
Les auteurs ne présentent jamais des modèles dans leurs films. Le public attend d’eux qu’ils portent à l’écran ou ailleurs des tueurs en série ou des séducteurs toxiques. Bien sûr que certains personnages seront plus malaisants que d’autres, mais les personnages ne sont pas la réalité et ne représentent pas des modèles à suivre. Un film, un roman, ce n’est pas un petit organon des bonnes manières à suivre. Que ce que l’on voit à l’écran influence fortement la culture, les usages et nos comportements, oui, bien sûr. Je suis le premier à rappeler combien le cinéma américain a œuvré au début du vingtième siècle pour l’émancipation des femmes en Occident. Mais on ne fait que réagir à ce que l’on voit à l’écran, et l’on est parfaitement conscients (sauf quand on a des problèmes mentaux) que ce que l’on voit n’est pas la réalité. Chloé Thibaud a conscience de cela, mais je pense qu’elle surestime le poids de la « pop culture » dans les consciences collectives par rapport aux réalités sociales d’une époque. C’est probablement moins les œuvres ou leurs auteurs qu’il faut pointer du doigt que les spectateurs qui mangent en parfaite conscience de cause des récits abêtissants où des personnages toxiques finissent par être vénérés. C’est depuis toujours à la fois le problème et l’atout de la culture populaire : ce que l’on appelait autrefois les mélodrames usait jusqu’à la corde des clichés qui faisaient leur succès ; aujourd’hui, les revoir permet justement de connaître les stéréotypes en vogue dans une telle société. Les navets de notre propre époque véhiculent probablement leur part de clichés, et ils serviront aux sociétés futures à mesurer l’écart entre ce qu’une certaine culture pouvait proposer de rétrograde par rapport aux avancées ou aux nouvelles acceptations sociales de l’époque. On craint beaucoup trop une influence, mais on ne peut pas demander à des navets de faire dans le subtil… Et leur influence supposée dans les comportements doit rester insignifiante en rapport avec les élans sociétaux d’une époque. On flirte avec le sophisme de la solution parfaite ; à moins que ce soit une forme d’injonction à ce qu’une société change du tout au tout en un claquement de doigts. Oui, il faut continuer à œuvrer pour que les mentalités évoluent, même dans la culture ; non, la culture populaire, celle des navets, n’est pas le lieu privilégié pour mener cette lutte. C’est au contraire là où les changements de mentalité se feront en dernier sentir, validant ainsi leur acceptation dans la société.
Ainsi, quand dans James Bond se bat avec une femme et que ça se change peu à peu en scène torride, certes James Bond représente une caricature de la masculinité beauf (servant encore de modèle à certains), mais c’est du cinéma. Ici, la « zone grise » qui explore tout à coup le motif de l’acte sexuel ou de la séduction, c’est juste un cliché vieux comme le monde comparant les ébats sexuels et la séduction avec un champ de bataille. Tout dans un récit consiste à ajouter aux situations des allusions, à suggérer des idées en marge, plus ou moins clichées, afin d’apporter un sens supplémentaire à ce que l’on voit, un sous-texte. Parfois, c’est fait avec de gros sabots, d’autres fois, l’allégorie ou l’allusion est plus subtile, et l’on adhère ou non à l’idée suggérée ; d’autres fois, on peine à comprendre, ça nous échappe, et ce n’est pas grave. Un récit est rempli d’éléments implicites qui sont autant de clins d’œil ou des références plus ou moins cachées auxquels le spectateur souscrit ou non.
Quand dans West Side Story, les clans entament leur bagarre en claquant des doigts ou poursuivent avec des pas de danse, tout le monde comprend que ce n’est pas le réel. On retrouve d’ailleurs ici le détachement qui est celui de Tarantino ou de John Woo. Un enfant est capable de comprendre que l’histoire qu’on lui montre avec des agressions de tous types et des morts ne représente pas un monde idéal avec des modèles qui affrontent des contre-modèles. Toutes les histoires racontent des récits de dépassement de soi, d’acceptation de l’autre. Et si les histoires d’hier représentent des archétypes dans des situations qui seraient inacceptables dans une société d’aujourd’hui, il faut là encore se saisir de l’occasion pour adopter une distance nécessaire avec ce que l’on voit. Personne ne regarde des films en vase clos. Quand l’on regarde un western, personne ne se dit que le mode de vie et les rapports entre les Européens et les Amérindiens représentent un modèle à suivre. Et si l’on se laisse peut-être d’abord happer par des histoires grossières pleines de clichés, on en découvre très vite d’autres proposant des visions plus modernes et conformes à des principes plus progressistes (sauf si l’on a une piètre image de ce qu’est un western).
Si l’on s’interroge sur la toxicité des personnages au cinéma ou ailleurs, c’est bien. C’est à ça que sert l’art. Au lieu de donner nos avis pas du tout éclairés sur des faits divers, l’art permet d’interroger ces soi-disant modèles et leurs comportements. C’est ainsi depuis la nuit des temps. Quand on se raconte des histoires au coin du feu, c’est pour faire la propagande des héros du clan ? Non. Toutes les histoires ont toujours eu des sens cachés, des leçons plus ou moins implicites. Quand on raconte Pierre et le Loup, est-ce que Pierre est un héros, un modèle ? Non. C’est une fable, une morale. Toutes les meilleures histoires possèdent un sens caché (volontaire ou non d’ailleurs).
Pourrait-on arrêter de voir dans le cinéma autre chose qu’un divertissement véhiculant des modèles ? L’art n’est ni la publicité ni la propagande. Que certaines productions ou que certains personnages posent questions, oui… même involontairement, c’est le principe !
Chloé Thibaud cite à juste titre l’exemple d’une séquence de Ratatouille posant problème quand le rat embrasse une rate (ou je ne sais quoi) pas du tout sous son charme. Mais ici, en plus du cliché de séducteur toxique dont j’espère personne ne s’identifie (le poivre, c’est le spectateur qui le prend dans les yeux), ça ne sert même pas à rendre le personnage un peu plus… épicé. Parce que ce que font probablement ici les scénaristes, ce n’est que reproduire un des clichés xénophobes antifrançais répandus chez les Américains, celui de Pepe Le Pew. Il s’agit en l’occurrence, effectivement, d’une forme de fascination malsaine de ces puritains d’Amérique pour le prétendu charme français autorisé. Le séducteur français serait, lui, autorisé à courir les dames et à ne pas se préoccuper de leur réaction parce qu’elles seraient soumises. C’est un cliché raciste qui comme tous les clichés racistes en dit plus sur celui qui y croit que sur les personnes visées. Le message implicite n’est pas « voici un modèle pour vous, les enfants », le message, c’est « voici comment un Français se comporte, comme c’est cocasse, exotique ». C’est choquant, oui, mais c’est surtout doublement choquant. D’une part parce qu’on a raison d’être outrés par l’anéantissement de la volonté du personnage féminin dans la séquence, et parce qu’il s’agit d’une représentation raciste. Je ne pense pas qu’il y ait comme pour d’autres séquences de ce « trope » culturel, de ce cliché, une volonté chez leurs auteurs de créer un modèle, mais surtout de reproduire un stéréotype que les Américains trouvent amusant (il y a aussi, sans doute, une forme de jalousie malsaine à ce que ce genre de comportements ne soit pas possible dans une société « puritaine »).
Est-ce que pour autant un faux pas dans une séquence sert à décrédibiliser le reste ? Probablement pas. Cela sert juste à rappeler qu’un personnage n’est pas un modèle, et que quand cela arrive, ce n’est pas la faute des auteurs (qui même médiocres n’ont pas pour but de présenter à l’écran des modèles), mais des personnes tordues qui trouvent là des modèles à leur toxicité. Mais ils ne sont pas tant que ça sous influence : c’est eux qui sont problématiques. Encore une fois, aucun spectateur (même les enfants) n’est dépourvu de conscience et de sens moral. Et si des spectateurs apprécient une soupe pleine de clichés problématiques, est-ce davantage la faute des auteurs attachés à leur portefeuille que le public avec ses goûts suspects ? Vous aimez Twilligth ?… À qui la faute ? (Twilligth peut avoir par ailleurs d’autres qualités que la fadeur problématique de ses personnages principaux, je ne sais pas, et n’ai pas envie de le savoir.)
Pour qu’un type de comportement à l’écran finisse par devenir un modèle ou qu’un usage, un comportement devienne la norme, il faut une acceptation sociale. Quand les femmes émancipées apparaissent dans les années 20 à l’écran sans leur corset, elles sont d’abord probablement acceptées dans les milieux aisés et festifs où elles évoluent parce que ces bons vieux de la haute société ou simples citadins sont heureux de pouvoir faire la fête. D’autres regardent peut-être ces personnages d’un œil amusé, un peu réprobateur, mais finalement, « elles sont jeunes, qu’elles s’amusent ! ». Puis, étrangement, cette image de la femme libre œuvrera probablement plus pour l’émancipation des femmes que leurs aînées, les suffragettes à corset. Qui a plus servi de modèle entre la femme émancipée à la garçonne et la femme docile des contes de fées ? C’est un cercle vertueux, positif qui devient une « mode » très largement restreinte aux femmes jeunes de la ville, mais ce sont elles que la culture populaire met à l’honneur sans pour autant faire d’elles des modèles parfaits. Et surtout, quand de tels élans émancipateurs forgent leurs propres modèles à l’écran ou ailleurs, cela ne se fait pas sans liens avec la société : si ces personnages ont pu apparaître à l’écran et servir alors de modèles, c’est bien que la société elle-même contenait les possibilités d’une révolution (grâce à la fin de la guerre). Vous pourriez déployer tous les trésors de propagande sous code Hays, l’élan émancipateur possédait d’autres moteurs (la consommation, notamment, le changement des modes de vie, plus citadin, plus éduqué). Et alors, les usages et les comportements évoluant, on se pose collectivement des questions, on tente de proposer d’autres « modèles » (pas assez vite), de là à parler d’une « culture du viol »… oui et non.
L’art influence la société, c’est un fait, mais les deux se nourrissent. On peut reprocher, là, oui, très fortement, que la production des films (surtout en France) ne soit pas en adéquation avec cette évolution sociétale, mais il s’agit bien d’une influence mutuelle. Et nous avons surtout tous collectivement la main sur ce que l’on consomme et sur la manière de regarder ces œuvres (et par conséquent sur la manière d’en discuter).
Je n’ai pas vu 365 Days, mais pour le coup, ça ressemble furieusement au Cheik : interprété là aussi par un Italien, Rudolph Valentino. Il s’agit, a priori, non pas d’un modèle, mais d’une fascination malsaine de certains pour les clichés racistes et les stéréotypes « exotiques ». Dans Le Cheik, on adopte d’abord le point de vue de la femme, donc de la victime, malgré la relative fascination pour le personnage « exotique ». Et si c’est présenté comme un film pour les femmes, il faudrait voir si cette série Netflix n’adopte pas surtout le point de vue de la victime avant que les spectatrices en viennent à fétichiser (parfois même au second degré) le personnage masculin. Dans tous les cas, cela reste, oui, problématique (comme peuvent l’être beaucoup de navets véhiculant leur lot de clichés). Mais les succès éphémères restent des succès éphémères. Le public peut aussi posséder ses propres contradictions : se laisser séduire par des œuvres grossières qui répondent à des fantasmes stupides, tout en n’étant pas dupes, et montrer par ailleurs des goûts plus affinés ou revendiquer des positions plus progressistes que leurs « idoles » éphémères.
Érotisme et « fe/male gaz/e »
Je paraphrase Chloé Thibaud : « On tombe dans le cliché qu’un homme beau ne peut pas être un agresseur sexuel ». Juste après un extrait de Jambon Jambon. J’avoue ne pas comprendre. Le film n’est pas un film romantique. C’est violent, et il n’y a rien d’esthétisant dans la séquence de viol (c’est filmé dans un terrain vague). Et au contraire, la morale que l’on peut se faire de cette séquence, c’est qu’au contraire, il faut se méfier des hommes beaux parce qu’ils peuvent aussi être des agresseurs…
Je comprends mieux quand l’auteure évoque par la suite un film que je n’ai pas vu, mais dans la manière dont elles le décrivent avec Salomé Saqué, c’est un épouvantable tocard. Pourtant, l’auteur explique qu’il faut penser très fort pour oublier que le personnage… est beau. Eh bien, pour un homme hétéro, je confirme qu’un tel personnage passerait direct pour un mec dangereux. L’histoire par conséquent serait celle de deux désaxés (à la Tueurs nés), vivant une relation malsaine. Peut-on parler du coup de « female gaz » appliqué au public féminin ? Mais gaz au sens « carburant » pour les fantasmes et les a priori malsains de madame. (On pourrait alors opposer très justement à ce « female gaz », le « male gaze » que les deux femmes évoquent dans l’émission, sans le citer, à travers la représentation loin d’être flatteuse pour tous les personnages féminins « négatifs ». Celui de Misery illustre bien cela. Mais cela reste encore à être pondéré : le cinéma a même créé son propre « modèle » féminin à la fois négatif/sulfureux et « beau/érotisé », la femme fatale.)
Après, je dois faire un aveu, j’ai probablement une manière très particulière de regarder les films cités. Quand elles parlent de scènes érotiques ou de sexualisation des tueurs en série ou de je ne sais quoi, j’avoue ne pas saisir du tout le principe d’érotisme dans un film (qui soit autre chose qu’un film érotique). La séduction, oui, mais dès que ça se rapproche un peu trop, j’ai toujours trouvé ça totalement inintéressant, sauf si c’est montré de manière parodique ou décalée (comme dans Elle, de Blake Edwards). Parce que l’exemple de Basic Instinct (comme de tous ces thrillers esthétisants de la fin du siècle précédent), je ne vois pas de réel érotisme dans le film (voilà un autre personnage féminin négatif… beau d’ailleurs) comme on peut en faire dans d’autres films bien plus au premier degré. Paul Verhoeven sexualise et esthétise ses séquences pour jouer au contraire sur le côté malsain des situations. Là encore, la sexualisation sert surtout d’allégorie de la violence, sert de « zone grise » où l’on ne sait trop distinguer un chat d’un chat… La fameuse scène de l’interrogatoire, c’est une résurgence de la femme fatale des années 30 : ce n’est ni une fétichisation de la femme ni une image positive de la femme. Le « male gaze » réduit les femmes au rang d’objet, mais les femmes y sont soumises. Ici, comme dans la tradition du film noir, la femme fatale représente une menace (en partie pour la masculinité fragile de l’homme). Si dans Misery le personnage féminin est gros et laid, dans cette séquence de Basic Instinct, c’est bien l’homme qui l’est. Et si les hommes apprécient la séquence, c’est moins parce qu’elle sexualise le personnage féminin que parce qu’ils rient de manière presque enfantine d’une femme qu’ils ne toucheront jamais et qu’ils savent leur est supérieur.
(Après le film d’ailleurs, le mythe du QI de l’actrice se répandra d’autant plus facilement que les spectateurs étaient prêts à le croire, signe que le personnage et son actrice n’étaient pas pour eux dans cette scène un simple objet soumis à leur lubricité, mais bien un objet, toujours, capable de les ramener à un rang inférieur. Pendant toutes ces années, grâce à ce film, Sharon Stone a été une figure de la femme moderne. Non pas parce qu’on l’avait présentée comme une femme soumise écartant facilement les jambes, mais parce que tout en aguichant les hommes, elle savait les tenir en respect. Je ne rappelle plus du reste du film, mais il est fort probable que toutes les séquences prétendument « érotiques » servent surtout à instiller une ambiance malsaine dans lesquelles c’est en réalité l’homme qui est vulnérable et intoxiqué par le charme castrateur de la suspecte. Je vois également que le film a été conspué par les féministes de l’époque parce qu’il ferait une femme d’une psychopathe… disons qu’on ne peut pas tout avoir : l’actrice a eu l’intelligence de faire de cette psychopathe non pas un personnage de cirque, mais au contraire un objet de fascination et de crainte. Qu’une femme inspire la crainte et la fascination, non pas que pour son physique, mais aussi pour sa force d’esprit, cela concourt à mon avis à créer des « modèles » de femmes positifs, car puissants. L’actrice a d’ailleurs toujours profité de son interprétation, non pas en tant qu’objet sexuel, mais en tant que femme intelligente, redoutable. Il suffit de la voir dans quelques autres films pour comprendre que c’est aussi le personnage qui lui a offert ce magnétisme rare. Après, une question plus légitime pourrait être : est-ce qu’il faut qu’une femme soit une castratrice pour que les hommes la tiennent en respect ? Reste qu’il faudrait que je le revoie. Peut-être qu’en revoyant la vulgarité de son contenu, j’en dirais tout autre chose aujourd’hui. D’ailleurs, à l’époque, comme beaucoup de ces films tape-à-l’œil, il m’avait laissé indifférent.)
Les deux femmes dégomment Le Tango à Paris et Les Valseuses. Je ne défendrai pas le premier qui pour moi est un chef-d’œuvre, mais dont la séquence posant problème est à la fois inutile et inacceptable pour un réalisateur. Au-delà de la question du viol, faire des films est un travail de collaboration : on ne trahit pas ses acteurs en les manipulant (a fortiori en leur faisant subir des choses sans les prévenir). Pour Les Valseuses, c’est une comédie dans le sens que l’absurde explique beaucoup la tonalité du film. Comme pour Tarantino, les situations dans le cinéma de Blier n’ont pas vocation à décrire ou à exalter le réel. Son univers se compose d’archétypes placés dans des situations saugrenues dans lesquelles la langue et surtout le détachement (comme chez Tarantino) excusent toute violence. En ce sens, toutes les séquences montrent des délinquants dans leurs excès jusqu’à l’absurde, comme deux crétins à qui l’on aurait dit après mai 68 que tout était permis. Le seul passage raté est alors probablement celui de la « tétée » dans le train : le décalage n’est pas assez marqué et ne va pas assez loin (ironiquement, certains reprochent à Brigitte Fossey d’avoir accepté le rôle en connaissance de cause — une nouvelle manière d’accuser plus facilement les femmes —, alors qu’à la lecture, on ne peut pas deviner que Blier et les deux acteurs se laisseraient prendre au piège du premier degré). Ce n’est pas le texte qui est à remettre en cause ici, c’est l’approche de Depardieu, pas assez lunaire (Fossey n’est pas vraiment faite pour le rôle d’ailleurs). Et Blier ne contrôle pas le rythme : trop lent, dès que la séquence n’est plus dialoguée, il ne reste plus que l’agression sexuelle. On dit parfois qu’une même plaisanterie, racontée par différentes personnes, n’aura souvent pas le même effet sur celui qui l’entend. Dans l’absurde comme dans la comédie (voire la satire), c’est toujours la distance qui assure l’essentiel de l’efficacité d’un effet. Et c’est un art compliqué : il faut être à la fois totalement spontané et sincère, mais il faut que cette fraîcheur relève un total décalage avec la normalité. C’est bien le côté lunaire de Miou-Miou qui a permis le succès du film et qui identifiait parfaitement la tonalité « Blier » (comme Sharon Stone dans un autre registre, on ne l’a pas remerciée en lui offrant le même type de personnage : lunaire, pas « facile »).
Un qui a très bien su illustrer l’absurdité des rapports charnels humains, c’est Shōhei Imamura dans The Pornographers. Regardez Pierre Desproges ou Guillaume Meurice, c’est leur ton souvent plus que ce qu’ils disent qui garantit le succès de leurs piques. Et pour comprendre le « ton Blier », au-delà des suspicions compréhensibles des Valseuses (si on le voit avant et qui tend moins vers l’absurde), il faut voir ses autres films qui possèdent encore cette tonalité décalée, notamment quand il continue de jouer sur l’archétype des criminels tout en s’éloignant des motifs sexuels (Buffet froid). Encore une fois, les personnages principaux ne sont pas des modèles. Ce sont des petits cons criminels comme peuvent l’être, dans un style tout autre, les deux tarés de Funny Games.
Je souscris en revanche totalement à l’idée de « contexte culture ». Cela ne devrait d’ailleurs pas s’appliquer qu’aux films véhiculant des situations ou des personnages tendancieux (c’est avec ça que Chloé Thibaud conclue).
Quel pinailleur…
Sur le même sujet :
- Le cinéphile regarde-t-il un film seul ou en groupe ?
- De l’intérêt limité des recommandations
- L’heuristique du spectateur et relativisme
- La question de la culpabilité au cinéma et ce qu’on en retient
- Perception d’images arrêtées sur Himiko, Shinoda (1974)