Un jour avec, un jour sans, Hong Sang-soo (2015)

Une sage histoire

Note : 4 sur 5.

Un jour avec, un jour sans

Titre original : Jigeumeun matgo geuttaeneun tteullida / 지금은맞고그때는틀리다

Année : 2015

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Jeong Jae-yeong, Kim Min-hee, Choi Hwa-Jeong, Seo Young-hwa, Yoon Yeo-jeong, Yoo Joon-sang, Go Ah-seong, Gi Ju-bong

Un de mes préférés, assurément. Hong Sang-soo s’amuse une nouvelle fois avec son récit en le découpant ici à la manière d’Eustache pour Une sale histoire. Une relation s’installe entre un cinéaste venu trop tôt à une conférence qu’il devra donner le lendemain et une jeune peintre : ils passent la journée ensemble, puis prennent un verre et terminent la soirée chez une amie de la peintre.

Jusque-là, c’est déjà tout à fait charmant : comme d’habitude, il est plus facile d’adhérer quand les acteurs sont formidables. Et Hong Sang-soo semble même avoir une idée de génie pour les diriger : si les scènes de beuveries sont habituelles chez lui, mais pourquoi diable n’avait-il jamais eu l’idée de leur demander pour plus de crédibilité… de s’enivrer réellement ? Je plaisante, mais c’est en tout cas ce qu’on se dit quand on voit les deux acteurs se faire face, multiplier les verres et montrer autant de spontanéité, libérés de toute retenue.

Et puis, au bout d’une heure, on reprend tout et on recommence. Le jeu habituel des sept erreurs, l’univers quantique du cinéaste qui aime tant explorer les possibilités narratives, les occasions manquées, les récits alternatifs… Avec une idée somme toute assez simple, mais aussi audacieuse comme dirait son propre personnage. On remarque dans les situations quelques différences, on se demande même parfois si on n’a pas été attentifs la première fois ou si ce qu’on remarque participe à ces éléments modifiés par rapport à la première version. Comme dans le Eustache (qui était peut-être même encore plus radical dans son dispositif), l’aller-retour permanent entre les deux parties (via notre mémoire) force l’attention, pousse parfois à l’ironie, voire à une certaine forme de philosophie parce qu’on se sait être nous-mêmes placés tous les jours dans des situations capables d’influer sur notre environnement, notre rapport aux autres et notre propre destin. Les deux destins proposés ici ne sont pas radicalement opposés, mais étrangement, c’est peut-être celui qu’on pourrait craindre tourner le plus mal qui s’avère le plus positif pour les deux personnages.

Dans la forme, c’est peut-être encore plus étrange. En tant que spectateur, ces séquences d’ivresse m’étaient apparues bien plus crédibles lors de la première partie : au contraire de la première, les acteurs ne me paraissaient pas réellement ivres dans la seconde version. Était-ce l’effet d’une certaine lassitude de la répétition, la fin d’un effet de surprise ? Ou le cinéaste s’est-il amusé à créer de telles différences ? On pourrait s’amuser, nous, spectateurs, à imaginer, soit que les séquences aient été tournées à des jours d’intervalle et que les acteurs aient refusé de s’enivrer autant comme la première fois, soit (et ce serait plus crédible encore) que le cinéaste ait multiplié les prises en improvisation dirigée le même jour de tournage tout en leur demandant de continuer de boire. Il aurait ensuite placé au montage la séquence tournée plus tardivement (avec des acteurs ivres) avant la séquence tourné plus tôt (avec des acteurs encore relativement sobres). On peut le remarquer d’ailleurs, et sauf erreur de ma part, dans la première partie, les acteurs ont deux bouteilles vides de soju face à eux et en sont à la troisième, tandis que dans la seconde partie, ils n’entament que la première, les deux autres bouteilles étant sur la table mais pleines. C’est un classique chez les acteurs : si, à la première prise, on peut espérer plus de spontanéité (surtout en improvisation dirigée), à force de répéter, on gagne en idées nouvelles, on perd en spontanéité… jusqu’à ce que la fatigue se fasse sentir et qu’on lâche prise. On ne saura jamais, et c’est tant mieux. L’intérêt de tels procédés ou astuces, au-delà du récit et de la comparaison, c’est bien de susciter de telles questions sur le film sans chercher à y répondre. Comme le tour d’un magicien, celui d’un cinéaste (et de son équipe) doit rester impénétrable…

Jeu des 7 erreurs : Un jour après trois heures d’impro (et d’alcool) / Un jour après une heure d’impro (et pas pour autant sans alcool)

Bien sûr, tout au long du film, on peut aussi sourire de l’autodérision du cinéaste : ça ne m’arrive pas toujours, parler des cinéastes ou des créateurs à l’écran pouvant parfois m’agacer. Mais la pilule passe toujours mieux avec des acteurs qui savent mieux s’y prendre que d’autres. Il faut parfois multiplier les prises pour trouver la bonne affinité entre les acteurs ; parfois, ce sont les acteurs qu’il faut multiplier pour trouver la bonne osmose avec une histoire ou un public. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu ces acteurs dans d’autres films du réalisateur jusqu’ici (mais ma mémoire et ma mauvaise physionomie jouent souvent avec moi leur propre magie avec leurs mauvais “tours”), ils sont parfaits, et on retrouve quelques-uns des chouchous du cinéaste dans des seconds rôles, faisant presque office pour certains de gardiens du temple (presque littéralement ici).

(Je suis la filmographie relativement dans l’ordre : c’est donc le premier film du cinéaste que je vois avec sa future égérie, Kim Min-hee. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle colle parfaitement au ton du cinéaste. On peut relativement bien imaginer aussi que Hong Sang-soo se soit laissé largement influencer par elle. C’est indéniable, sa présence a eu du bon dans l’approche du cinéaste, et c’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour lui avec cette rencontre — mais j’évoque cela ailleurs.)

Je pourrais, bien sûr, m’énerver encore une fois en voyant le cinéaste être toujours aussi attiré par les jolies filles, mais au moins ici, il ne joue pas les Woody Allen et n’impose pas à ses actrices une certaine forme de gérontophilie malaisante : le personnage du cinéaste est certes plus âgé que la peintre, mais cela reste encore raisonnable, et surtout, ça doit parler à mon côté prude parce qu’au fond, l’honneur et la morale sont saufs. Des mots d’amour, un baiser sur la joue, et puis s’en va.

C’est tellement plus beau comme ça, Sang-soo. Ne fais pas ton Jean-Claude Dusse, ne force pas, ne conclus pas (je parle de films). Parce que si tu nous proposes deux versions différentes d’une même journée, on se charge tout seuls des mille autres versions possibles où les personnages comme dans Un jour sans fin s’y reprennent à chaque fois de façons différentes pour explorer les possibilités, même les plus graveleuses. Après tout, c’est un réflexe que le spectateur possède déjà et que tu ne fais qu’invoquer ou exploiter à travers ton film : « Et si on avait agi autrement ? ».

On se pose, et on “pause”. Retour en arrière. « Et si ». Invoquer seulement les possibles, ne suggérer que de petites différences comme dans un jeu de sept erreurs, ce sera toujours mieux. Car Jean-Claude Dusse, lui, il explorerait la possibilité unique qui lui serait offerte de conclure, et il se l’imaginerait écrite par Marc Levy. Tu m’ennuies souvent, Sang-soo, mais je te reconnais au moins le fait de ne jamais tomber dans ces excès, ces “forçages”. Attention à toi cependant : j’espère que tu explores tes fantasmes à travers tes films, que tu te sers d’eux pour produire, créer, mais que tu ne franchis jamais la ligne jaune. Je t’ai à l’œil, Jean-Claude : garde ta chemise.


Un jour avec, un jour sans, Hong Sang-soo 2015 Jigeumeun matgo geuttaeneun tteullida / 지금은맞고그때는틀리다 | Jeonwonsa Film


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In Another Country, Hong Sang-soo (2012)

Isabelle en quête d’auteur

Note : 3.5 sur 5.

In Another Country

Titre original : Da-reun na-ra-e-seo / 다른 나라에서

Année : 2012

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Isabelle Huppert, Yoo Joon-sang, Kwon Hae-hyo, Moon So-ri, Moon Sung-keun, Jeong Yu-mi, Yoon Yeo-jeong

De la légèreté et de l’inconséquence, toujours, mais elles ne font pas de victimes, cette fois. Au mieux, des déçus. (Je n’ai aucun doute sur le fait qu’Isabelle Huppert sache se défendre, en somme, l’âge et surtout la renommée aidant. Aucun doute non plus donc sur le type de légèreté proposé ici : une fantaisie.)

On retrouve, dans la forme, le Hong Sang-soo que j’aime le plus, à savoir un cinéaste qui s’amuse avec la structure du récit (ici, la réécriture de différentes histoires courtes à partir d’un même lieu, quelques personnages en commun, et un personnage à chaque fois différent mais interprété par la même actrice), qui utilise des plantings qui « mettent la puce à l’oreille » parfois pour rien, mais les plantings, c’est comme les jolis décors, pourquoi s’en passer (ici, le planting de la bouteille sur la plage, du parapluie), et enfin le Hong Sang-soo qui reste plein de frivolité, mais qui évite la vulgarité d’un regard très “masculin” (comme Haewon et les hommes).

Celle qui est parfois assez frivole, en fonction du personnage qu’elle joue, c’est bien aussi Isabelle Huppert : qu’elle soit follement amoureuse d’un cinéaste coréen qu’elle attend désespérément dans sa chambre en rêvant de flirter « en douce » avec lui loin des regards indiscrets ou qu’elle cherche à voir de plus près le “phare” du sauveteur en mer du coin. Isabelle Huppert peut être drôle aussi parce qu’elle n’a aucun problème à jouer la bêtise (l’étonnement ou la crédulité, plus précisément).

Contrairement à Haewon et les hommes, la distribution est aussi beaucoup plus à mon goût. Jung Yu-mi dans le rôle de la réceptionniste a ce petit air idiot mais charmant qui sied parfaitement au comique et à l’absurde de répétition des séquences. Youn Yuh-jung, dans celui d’une amie au chevet d’Isabelle Huppert, offre toujours une touche particulière, fantaisiste, aux films de Hong Sang-so dans lesquels elle apparaît (même si je la préfère lumineuse et naturelle comme ici plutôt que grincheuse comme dans d’autres films, car elle y manque alors un peu de justesse). Le personnage du sauveteur est savoureux : lui aussi parfaitement idiot à force de répéter cent fois les mêmes situations. Et enfin, je dois l’avouer, je dois avoir un petit faible pour le charme pour le coup bien grincheux de Moon So-ri (déjà parfaite dans Ha ha ha) : une intelligence dans le regard, souvent porté en coin, jaloux, suspicieux. Elle a une manière (elle comme d’autres Coréennes) d’exprimer la défiance en faisant des gros yeux et en prenant une posture bouche ouverte, je dois être un peu sadique parce que ce mauvais caractère (souvent exagéré puisqu’il a pour but, par l’excès, de montrer à l’autre qu’il nous exaspère), je lui trouve quelque chose de tout à fait charmant (c’est du vécu). Évidemment, dans le film, ces petits yeux en coin, souvent proposés en arrière-plan, ne font qu’ajouter au ton “léger” du film. Des actrices comiques, ce n’est pas si fréquent dans le cinéma coréen, et je crois que c’est encore elles que je préfère jusqu’à présent chez Hong Sang-soo.


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Le Daim, Quentin Dupieux (2019)

Le Daim-donc

Note : 2.5 sur 5.

Le Daim

Année : 2019

Réalisation : Quentin Dupieux

Avec : Jean Dujardin, Adèle Haenel

Au cinéma, il y a une règle dans le cinéma de l’absurde, appelée « principe des 45 minutes », théorisée par le philosophe Georg Lukàcs, qui désigne une limite temporelle au-delà de laquelle tous les récits absurdes s’essoufflent, patinent, et finissent par ennuyer le spectateur.

Assidu pendant ses jeunes années aux spectacles de la scène berlinoise pendant les années 20 et 30, et témoin de l’éclosion de divers genres théâtraux, Georg Lukàcs se rend compte que dans les spectacles burlesques jouant sur une idée idiote et comique de départ, les « pièces », ou sketches, durent rarement plus de quarante minutes. Les propriétaires de salles connaissent depuis la moitié du dix-neuvième siècle ce principe, et c’est pourquoi beaucoup de ces spectacles de music-hall (« vaudevilles » aux États-Unis, « burlesque », « matinee », music-hall en France, parfois pièces en un acte, chez Tchekhov par exemple) proposent des soirées où se succèdent divers numéros et sketches afin de divertir le public avec une large gamme de genres et d’artistes susceptibles de maintenir éveillé son intérêt capricieux. Lukàcs le note dans un coin de sa tête et s’en servira pour la suite de ses études sur le spectacle et le cinéma.

Plus tard, fervent défenseur du théâtre et du cinéma naturaliste de la scène new-yorkaise, quand le théâtre surréaliste français se transforme peu à peu en théâtre de l’absurde, Georg Lukàcs se rappelle de ces principes imaginés pour le burlesque et les théorise pour ce théâtre de l’absurde naissant qu’il ne le convainc pas tout à fait et qu’il compare déjà au cinéma expérimental de la même époque. Selon lui, le théâtre de l’absurde serait sujet, comme le burlesque autrefois, à une telle limite de durée, car elle correspondrait grosso modo à la durée d’un acte de présentation dans une pièce conventionnelle de deux heures, ou en trois actes, le principe de l’absurde consistant selon lui à singer les codes narratifs réalistes pour mieux les détourner, non pour s’en moquer comme dans le burlesque, mais dans le but de provoquer un sentiment de l’étrange dans l’esprit du spectateur… Le spectateur attend à l’issue de ce premier acte, ou de ces quarante-cinq minutes, que les enjeux dramatiques du récit aillent plus loin que la seule proposition de départ basée sur l’absurde. Si l’auteur ne parvient pas à aller au-delà de la simple proposition absurde de départ, s’il échoue à embarquer le spectateur dans un parcours narratif conventionnel, le spectateur s’ennuie dès le second acte.

Passionné de cinéma, Georg Lukàcs précise que ce « principe des 45 minutes » se vérifie pour une série de films expérimentaux absurdes émergents à cette époque dans tout le cinéma underground, en particulier sur la côte est des États-Unis mais pas seulement. Selon lui, si l’absurde est incapable de proposer au public des longs métrages, c’est précisément à cause de cette limite à laquelle les films absurdes sont soumis. L’absurde pour l’absurde, selon lui, était un non-sens. Il allait même plus loin en affirmant que parmi les meilleures pièces (en trois actes) considérées comme « absurdes », certaines étaient en réalité « burlesques » (il cite La Cantatrice chauve) ou « existentialistes » (il cite En attendant Godot).

Quentin Dupieux n’a probablement jamais entendu parler de Georg Lukàcs. Et tous ses films dépassent cette limite. À la vingtième minute, on a compris où il voulait en venir. À la trentième, on se demande comment il va s’en sortir. À la quarantième, on a compris que ça ne menait nulle part et on attend embarrassés que ça se termine.

 

Ceci est une farce, Georg Lukàcs n’existe pas, mais ça résume assez bien ce que je pense du film.


 

Le Daim, Quentin Dupieux 2019 | Atelier de Production, Arte, Nexus Factory, Umedia, Garidi Films


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Victoria, Justine Triet (2016)

Comédiane romantique

Note : 2.5 sur 5.

Victoria

Année : 2016

Réalisation : Justine Triet

Avec : Virginie Efira, Vincent Lacoste, Melvil Poupaud, Laurent Poitrenaux

Entre comédie et drame, on ne sait trop sur quel pied danser. Alors d’accord, on pourrait penser que la comédie dramatique, c’est une spécificité française ; en réalité, j’ai du mal à comprendre comment on pourrait faire de bons films, non pas en additionnant les qualités des deux genres, un peu comme dans une comédie italienne où ça se traduit assez souvent par des farces satiriques, mais au contraire, en cherchant un juste milieu entre comédie et drame. Ni tout à fait un drame, ni tout à fait une comédie. Au bout du compte, du côté de la comédie dans Victoria, c’est loin d’être gagné, on sourit peut-être deux ou trois fois grâce à la spontanéité des acteurs, jamais de la situation ou des dialogues, alors on essaie de se raccrocher à une histoire banale.

Ce mélange raté des genres, on en trouve un symbole grossier à la fin du film quand Victoria se requinque avec de la cocaïne après avoir ingurgité plusieurs somnifères. Je doute qu’on sorte indemne d’un tel mélange, et je doute encore plus de la pertinence, disons morale, de proposer la cocaïne comme remontant ordinaire n’entraînant aucune complication directe.

Le scénario n’est par ailleurs pas sans avoir quelques jolies idées, mais ça reste dans l’ensemble du domaine de l’anecdotique. Tout aussi anecdotique, ordinaire, que le type d’affaires traitées par l’avocate durant tout le film en toile de fond et que la cinéaste montre pourtant intéressée par les médias. C’est malheureusement à travers ce genre de petits détails qu’on remarque le manque d’à-propos d’un cinéaste. Ironiquement d’ailleurs, le personnage de Vincent Lacoste se plaint que celui de Virginie Efira ne s’intéresse pas à ce qu’il fait en dehors de leur relation, mais la scénariste en fait tout autant. Il n’y en a que pour le personnage de Victoria, et le problème, c’est que Justine Triet voudrait en plus de la comédie dramatique en faire une comédie romantique — le film termine sur cette note. Pourquoi pas, si tout le reste du film, le personnage de Samuel avait plus d’épaisseur et n’était présent que pour mettre en valeur le personnage (unique) principal. Ce qui fait qu’à aucun moment on ne peut croire à leur amour. Problème, si on n’y croit pas une seconde, c’est aussi pour beaucoup d’autres raisons.

J’aime bien Virginie Efira en tant qu’actrice, mais ce n’est pas une séductrice, ni même une romantique. Elle a un côté très masculin, assez plaisant d’ailleurs, mais ce trait de caractère lui interdit à mon sens les emplois de femmes hétérosexuelles ou les séductrices dans les films à visées romantiques. Je n’ai aucune idée si elle a déjà eu des emplois de personnages homosexuels, mais ça correspondrait beaucoup plus à son tempérament. Et à y regarder de plus près, en quoi cela aurait posé problème de faire du personnage de Samuel une femme ? Et une femme qui prendrait aussi un peu plus d’importance dans le récit. S’il fallait en faire une comédie roman-dramatique, il n’aurait pas fallu faire Victoria, mais Victoria et Sam…, et s’il fallait en faire une comédie romantique, il n’aurait pas fallu faire Victoria, mais Victoria et Pénélope.

Le souci, si on fait de Samuel une femme, c’est qu’on se passe du talent de Vincent Lacoste. Or, les acteurs, c’est bien la seule réussite du film. Si on met à part quelques rôles secondaires obligés de s’attacher d’un peu trop près à des dialogues et n’ayant pas la liberté des acteurs principaux, hormis Laura Calamy qui est insupportable en collègue avocate de Victoria, la distribution sauve en réalité pas mal le film : Efira fait manifestement du Efira, c’est-à-dire un jeu basé sur une spontanéité grave et efficace, une ironie retenue et une très bonne écoute ; Vincent Lacoste fait du Vincent Lacoste, le mec blasé et à côté de ses pompes mais peut-être pas tant que ça ; Melvil Poupaud arrive déjà plus à composer un personnage et parfois à être un peu flippant (ce qui n’aide pas pour trouver une tonalité comique au film, mais ce côté hybride mal défini, ça caractérise bien son style de jeu en fait) ; et l’acteur qui joue l’ex-mari, Laurent Poitrenaux, est aussi excellent, avec Vincent Lacoste, peut-être le seul qui arrive à trouver la bonne tonalité humoristique (ce qui change peut-être avec ces deux-là, c’est leur fantaisie, voire leur capacité à faire rire avec leur fragilité supposée).

Un dernier mot sur le montage. Les montages-séquences sont pénibles : quand on reproduit un effet narratif de ce type dans une situation donnée (stéréotypée), si ce n’est pour s’appliquer et apporter quelque chose hyperléché, consistant, inventif, on s’abstient. Mais bon, c’est à l’image du reste du film. Autre procédé mal utilisé voire inutile : les visions de Victoria. C’est audacieux, mais exploité avec autant de désinvolture (je n’ose pas dire amateurisme), à quoi bon.

À quoi bon, c’est en somme ce qu’on se dit une fois le générique de fin posé.


Victoria, Justine Triet 2016 | Ecce Films, France 2 Cinéma, Le Pacte


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The Lobster, Yorgos Lanthimos (2015)

Note : 2.5 sur 5.

The Lobster

Année : 2015

Réalisation : Yorgos Lanthimos

Avec : Colin Farrell, Rachel Weisz, Jessica Barden

Charia crypto-spéciste vue par Rostropovitch…

Si le concept du film d’anticipation dénonçant une société totalitaire à la 1984 peut au début surprendre, et si l’idée d’en voir le moins possible est plutôt bien vue (on évite les écueils inhérents à la représentation, rarement convaincante, du futur), je trouve tout ça finalement assez vain et mal mis en scène. La représentation d’un futur dans lequel les célibataires seraient littéralement chassés et transformés (kafkayennement) en animal, trouve assez vite ses limites : la première moitié dans l’hôtel me paraît moins ennuyeuse que la suivante, mais la seconde est peut-être justement moins fascinante parce qu’on cesse de chercher à répondre aux questions posées, ou aux pistes levées, dans cette première partie…

La mise en scène donc. Par certaines touches, certains choix ne convainquent pas vraiment, et on sent bien que les acteurs sont eux-mêmes assez peu convaincus de ce qu’ils font. La lenteur d’accord, le jeu distancié voire robotique ou niais, aussi. Seulement, il n’y a guère que Colin Farrell qui limite la casse, dans un rôle pourtant pleinement de composition… Les autres semblent perdus ou jouent carrément mal.

Bref, l’impression parfois de se retrouver face à un montage de prises ratées d’un film de Roy Andersson. Mais c’est singulier, pour sûr.


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Top des films de science-fiction (non inclus)


Parasite, Bong Joon-ho (2019)

Note : 4.5 sur 5.

Parasite

Titre original : Gisaengchung

Année : 2019

Réalisation : Bong Joon-ho

Avec : Kang-ho Song, Sun-kyun Lee, Yeo-jeong Jo, Woo-sik Choi, Hye-jin Jang

— TOP FILMS

Il y a une fable amusante dans Parasite rappelant un peu la fourberie du coucou pondant ses œufs dans le nid d’autres espèces pour que ses petits soient élevés par d’autres. L’ironie ici serait qu’il y aurait double filouterie avec une morale assez noire. Parce que si chez Molière ou dans la commedia dell’arte, les rôles sont inversés et on montre que les valets, s’ils n’ont l’argent, disposent au moins de l’intelligence, ici les pauvres accepteraient presque leur situation de pauvres en adoptant une posture de « parasite » vis-à-vis des riches qui seraient alors intouchables. Et la réelle lutte en fait n’aurait lieu alors qu’entre les pauvres pour s’assurer la meilleure place dans le nid des riches. Il y a toujours plus bas que soi (bien symbolisé dans le film par les deux sous-sols). L’ambition des « pauvres » à ce moment-là n’est pas de prendre la place des riches, mais de correspondre le plus à ce que les riches attendent d’eux (ne jamais « dépasser la ligne ») pour bénéficier d’une place de choix à leurs côtés. Ils éjectent les employés de la maison un à un comme un coucou jette dès sa naissance les œufs de ses hôtes, mais ils ne cherchent pas à prendre réellement la place des maîtres, peut-être parce qu’ils savent intuitivement qu’ils ne feront pas long feu dans leur monde : si le fils s’amuse lors de la beuverie « quand le chat n’est pas là les souris dansent » à noter que sa sœur passerait, elle, incognito dans ce milieu, il s’interroge plus tard sur sa propre capacité à se fondre dans cette société où les riches sont tout à leur aise (d’ailleurs, celle censée être la mieux adaptée à ce monde sera celle de la famille qui ne survivra pas — peut-être un signe que le dieu Wi-Fi veille et châtie ceux qui chahuteraient un peu trop l’ordre établi). Et si au final, le « maître » est agressé, c’est moins pour lui piquer sa place que par un geste non prémédité (le père ne fait jamais de plan comme il le dit) et en réaction à la condescendance un peu forcée de son « maître » à le pousser à associer la classe des individus à leur odeur (un cliché peut-être un peu facile mais tellement représentatif de nos préjugés).

Il y a peut-être d’ailleurs dans cette fable la même incongruité que peut inspirer l’escroquerie du coucou, parce qu’une des grandes réussites du film de Bong Joon-ho, c’est de ne pas avoir fait des « maîtres » des personnages antipathiques. Pas seulement parce que l’opposition réelle viendra une fois nos « coucous » bien installés dans leur nid et se fera avec d’autres « parasites », mais parce que ç’aurait été pousser la farce un peu loin que de faire des pauvres les gentils et des riches les méchants. Je dois avouer qu’on n’a pas toujours connu le cinéma coréen aussi subtil… Aucun doute sur la nature de ces riches : ils sont victimes d’une escroquerie, et pour beaucoup, de leur crédulité. On gagne alors à ne pas avoir de personnages réellement antipathiques, chacun étant parfaitement nuancés (sauf peut-être les deux enfants de la famille riche qui restent toutefois en retrait tout au long du film), et on se rapproche alors bien de la fable du coucou, qui pourra bien devenir trois fois plus gros que ses parents adoptifs, ces derniers seront toujours aussi dévoués et crédules. Tout au plus le « maître » pourra relever l’étrange odeur de l’élément parasite placé insidieusement dans son nid, mais ne s’en offusquera pas plus que ça (jusqu’à ce qu’au contraire, ce dégoût passager irrite tragiquement celui qui est censé en porter la marque…). La fable aurait pu être grossière, au lieu de ça, elle fascine et on tente longtemps après à en démêler les fils, les implications comme les conséquences. À la fois simple à comprendre, mais assez floue pour qu’on s’y arrête avec l’impossibilité d’y trouver une image nette et établie avec le temps. C’est à mon avis cette capacité à dépeindre des espaces flous où l’attention du public s’arrêtera sans être capable d’y trouver la netteté attendue qui fait souvent une grande œuvre. On s’approche de ces espaces, on tente une approche différente dans l’espoir d’y voir enfin un objet clairement défini, mais on n’y trouve jamais qu’une tache floue qui se dérobe à notre entendement. Comme un effet de sfumato.

La fable concerne tous les parasites qui luttent plus ou moins pour gagner les faveurs des maîtres. Ainsi quand la mère prétend que si elle était riche elle serait tout aussi gentille (voire probablement naïve) que sa maîtresse, elle ponctue sa phrase par un geste violent à l’égard d’un des chiens (autres parasites) la ramenant bassement à sa condition de parasite. On rit jaune, parce que si la plaisanterie est amusante car paradoxale, il n’en reste pas moins que la morale en creux qu’on peut lire dans cette situation, c’est qu’on ne s’élève jamais de sa condition (de parasite). Le constat suggéré est noir : l’ascenseur social est un mythe.

Le récit est parsemé de petites incohérences, mais on les accepte comme on accepte de voir les animaux parler dans une fable. Le réalisme n’est pas un souci, même si parfois, on peut être en droit de se demander si l’absence de cohérence de certains éléments ne nuit pas un peu à une certaine forme de bienséance en nous sortant du film quelques secondes (perso j’ai levé un sourcil quand le père est censé rester plusieurs mois dans le sous-sol, se nourrit dans le frigo des Allemands quand ils sont là, mais se contente de boîtes de conserve pendant les mois où il n’y a personne dans la maison, alors qu’on nous a précédemment fait comprendre qu’il n’y avait pas assez pour vivre : sinon pourquoi la gouvernante s’inquiéterait-elle de son mari après son renvoi ?). Par exemple, quand on sait que chacun des membres de la famille finit par se faire employer dans la maison, et cela en quelques semaines, on n’est pas si choqué que ça de les savoir habiter toujours leur sous-sol miteux : parce que ça relève précisément plus de la fable que du réalisme. Il y a un souci de fabulisme comme il y a un souci de réalisme. L’erreur (et peut-être Bong Joon-ho s’y est-il laissé prendre à deux ou trois reprises) aurait été de vouloir rendre chaque recoin de la trame en cohérence les unes avec les autres avec le risque de dénaturer la fable.

S’il n’est pas recommandé de raconter les différents détours d’un film, avouons qu’on échappe pour cette fois à un twist final trop souvent de rigueur dans les thrillers. Au mieux assiste-t-on à deux coups de théâtre : un, une fois que le « plan » s’achève et qui sert à relancer efficacement l’intrigue et lui faire prendre un détour plus violent (la lutte des classes inférieures pour l’accès aux ressources détenues par les « riches ») ; et un autre dans le dénouement. Rien de plus classique. Aucun retournement qui vous oblige à remâcher ce que vous avez vu ou qui subrepticement vous fait avaler votre chewing-gum. Si le film tire à la fin légèrement sur le pathos et sur les fils de la cohérence (faute notamment à l’emploi un peu trop grossier des possibilités du morse), c’est tout de même appréciable de ne pas tomber dans un excès de retournements gratuits malgré la touche ludique, divertissante, du film (c’est le principe de la satire à l’italienne). Arriver à jouer sur les deux tableaux sans que l’un n’empoisonne ou ne finisse par phagocyter l’autre, c’est assez rare. Une forme réussie de symbiose par parasitage.

Autre réussite rare, l’usage narratif des smartphones. Il n’est jamais facile d’intégrer ces nouveaux objets dans une histoire tant la place qu’ils peuvent prendre dans la mise en scène et dans le montage peut vite devenir un problème. Le défi est alors d’apporter du contenu, du sens, à travers l’écran et par le biais de quelques mots. On revient presque un siècle en arrière quand il fallait jauger le nombre d’intertitres dans son film. Et Bong Joon-ho s’en tire très bien en se limitant le plus souvent à un plan, un message, intervenant dans le montage. L’information donnée fait avancer l’action, mais la réaction à cette information sera toujours visuelle : jamais (ou rarement), un texto ne répondra à un autre. Ce serait déjà une répétition. Les Coréens étant des fous de Kakao Talk (l’équivalent de WhatsApp), on remercie Bong Joon-ho de ne pas nous noyer (comme dans la vie) dans un tunnel de plans de messagerie (deux plans d’écran de smartphone qui se suivent, c’est déjà trop : on s’inquiète déjà d’en voir apparaître d’autres).

Il est assez rare de trouver chez un même réalisateur deux talents cohabiter, celui de la direction d’acteurs et celui de la réalisation (le montage technique comme on disait à une époque). Ceux capables de faire les deux comptent parmi les meilleurs. Reste alors plus qu’à savoir raconter une d’histoire, et on peut dire qu’on a affaire à un maître. Tous les acteurs sans exception sont parfaits, et ce n’est pas seulement dû à un choix de casting ou à la chance : la mise en scène de Bong Joon-ho est si précise, qu’aucune raison de penser que certains détails dans l’interprétation des comédiens soient le pur produit du hasard. Diriger un acteur, c’est souvent l’aider à se débarrasser de tout le superflu, c’est-à-dire l’expression, le geste, le regard, qui au moment voulu donnera du sens à la situation, éclairera le récit, les intentions ou l’état d’esprit de son personnage. Un acteur, ç’a toujours tendance à vouloir en faire beaucoup ; le metteur en scène doit donc être là pour le canaliser et l’obliger à respecter une sorte de ligne claire. Voilà pour la direction d’acteurs. Quant à la réalisation, elle se met justement au service du contenu. Les acteurs doivent servir le récit pour le mettre en lumière, la réalisation aide les acteurs (et à travers eux les spectateurs) à éclairer encore plus le sens (quitte à éclairer une zone de floue comme dit plus haut). En ce qui concerne le cinéma coréen actuel, on pourrait être toujours un peu tenté de craindre une réalisation sophistiquée à l’excès, maniérée. Et étonnamment, si Bong Joon-ho se fend de quelques mouvements de caméra, ceux-ci sont toujours justifiés : un travelling latéral d’accompagnement sur un personnage marchant vite, ça aide à suivre, et à coller, à son humeur ; un travelling lent commençant sur le visage d’un personnage révélant en une seconde ce qu’il pense en laissant échapper juste ce qu’il faut pour qu’on comprenne la situation (parce qu’il se pense observé par personne, en tout cas pas par l’autre personnage qui lui fait face mais qui ne le regarde pas à cet instant), puis bougeant lentement vers cet autre personnage, ça aide à comprendre l’opposition des personnages, à les inclure dans un même espace narratif qu’un champ-contrechamp aurait moins bien rendu (dans cet exemple, c’est moins le mouvement de caméra qui importe, mais le temps de latence entre les deux visages) : le mouvement de caméra permet de garder les personnages dans le même plan et d’insister sur leur nature (d’un côté le prédateur, de l’autre, la proie). Tout se tient : le metteur en scène dirige des acteurs pour donner sens à son histoire, il dirige sa caméra pour rendre au mieux les interactions entre les personnages, et au final, le but est de raconter au mieux son histoire… Pas de faire un film spectaculaire, drôle, non, raconter une histoire. La fable avant tout.

Notons encore le rythme assez échevelé du film : ce ne serait pas une qualité si Bong Joon-ho ne savait distiller parfaitement ses effets, ralentir quand il faut la cavalerie. Parce que faire un film haletant de bout en bout, rien de plus simple. Ici, jamais on ne s’ennuie : curieux et amusés au début, on profite à la fin du premier acte, et avec les membres de notre famille d’escrocs d’un repos bien mérité. L’objectif défini au début du film est atteint, on se questionne alors de ce vers quoi pourra alors s’orienter le film. Et ça repart de plus belle. Dans les deux cas (ou les deux actes), deux procédés me semble-t-il ponctuent assez souvent parfaitement le film pour diversifier les rythmes : si la comédie use d’effets lents et laisse toute la place aux acteurs pour nous faire entrer en empathie avec eux, la seconde partie, plus thriller et action, les deux sont parsemés ici ou là à la fois de montages-séquences pour nous montrer les avancées rapides de la trame (notamment dans l’évolution de l’escroquerie, et avec toujours un choix de musique judicieux), mais aussi de montages alternés (trois sections : les trois familles en prise le plus souvent avec un membre d’une des deux autres familles). (On notera à ce propos peut-être un épilogue certes maîtrisé du côté de l’emploi du montage-séquence, avec cette fois la voix du fils servant de lien entre les plans au lieu de la musique. Il fallait certes conclure le récit, et c’était sans doute le moyen le plus pratique pour ce faire, mais Bong Joon-ho en fait à ce moment peut-être trop, trop longtemps sur ce qui n’est plus du ressort de la trame principale.) Je n’avais pas vu une telle réussite en matière de montages-séquences (de mémoire) dans un thriller depuis Gone Girl (avec le même emploi du ralenti pour évoquer l’inéluctable majesté d’un plan se déroulant comme prévu).

Je ne vois guère que certaines comédies italiennes (ou un Molière) pour rivaliser avec la maîtrise de Bong Joon-ho en matière de satire. Je pense particulièrement à Une vie difficile pour l’alliance réussie de la comédie satirique (sociétale) et le drame attachant, et au Pigeon, pour l’aspect choral et branquignolesque. Mais la réussite encore plus palpable chez Bong Joon-ho, c’est en plus sa capacité à y adjoindre encore dans ce pot-pourri déjà bien garni de styles, une pincée de thriller. Et là, en plus d’évoquer cette fois Shakespeare pour son habilité à finir assez souvent ses films dans un joyeux carnage (ce n’est pas si commun de voir autant de personnages principaux disparaître de nos jours à moins de faire un film à élimination), on ne peut s’empêcher de penser à l’archiconnu Servante, œuvrant dans les mêmes sphères domestiques et le même rapport malsain entre maîtres et serviteurs (inversement des rapports entre maîtres et domestiques, appropriation par la plèbe du bon vieux sweet home cher à la classe « moyenne »).


 


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Green Book, Peter Farrelly (2018)

Green Book

Réalisation : Peter Farrelly

Avec : Viggo Mortensen, Mahershala Ali

| Vu le 9 mai 2019 | 8/10

On le sait, le cinéma est affaire de sensibilité. On voudrait croire qu’un film projeté puisse être vu de la même façon par des millions de spectateurs. En réalité, aucun ne voit le même film. Comprendre pourquoi tel ou tel cinéphile adhère ou non à telle ou telle manière de faire reste un mystère, et quand on s’accorde sur un film, on fait encore semblant de nous accorder sur le fond quand on ne le fait en fait que plus grossièrement (ou binairement) : ceux qui aiment, et ceux qui font la grimace. C’est peut-être au fond un peu comme les paires de voyageurs plantés au hasard dans un train ou dans un bus : il n’y a pas de bons et de mauvaises personnes avec qui faire la paire, il n’y a que des individus avec qui on a le plus de chance de s’accorder, et les autres. Les frères Farrelly par exemple, c’est une paire qui en transport en commun m’a paru toujours, moi, bien accordée. Et le Peter seul s’en tire tout aussi bien, peut-être parce que son film traite d’une autre paire, allez savoir. Cela en devient même le sujet du film : savoir s’ils arriveront à s’accorder ou non.

Rien d’original donc dans cette histoire proposée. Une histoire, ça commence, ou c’est, presque toujours, une rencontre. Parfois aussi, une bonne histoire, c’est une histoire qui fonctionne selon le principe du voyage. Ainsi, les histoires de transport en commun, c’est une bonne manière de faire des rencontres : celles qu’on fait avec les autres, qu’on vous impose, que vous pensez choisir, et puis une autre, plus inattendue, plus existentielle, essentielle, celle qu’on fait avec soi-même. C’est dans les grandes occasions, les grands voyages, qu’on se dévoile, qu’on se découvre. Le road movie, une des plus vieilles histoires du monde. Et ça marche autant avec un couple hétérosexuel qu’avec deux paires de couilles (ou de nichons : Thelma et Louise, autre exemple réussi de film de voyage, même si la paire de copines se connaît déjà au début du périple). Ce n’est d’ailleurs pas la sexualité qui importe, parce qu’un peu comme en amour, dans un voyage, ce qui compte, ou plutôt ce qui gagne à être raconté, c’est le parcours : la séduction, le moyen, bien plus que le but, la fin, la destination (qui est presque toujours la même). C’est vrai ensuite que les péripéties souvent mises en œuvre dans ce genre de films manquent parfois d’originalité, mais si ça marche depuis l’antiquité, pourquoi se priver d’une vieille recette de grand-mère qui fait à chaque fois son effet ? Si on reçoit différemment ces propositions de récit, c’est qu’on est tous programmés, et sensibles, à des détails qui nous échappent, qu’on peut éventuellement décoder, et qui sont toujours probablement affaire de mesure. On pourra donc refaire cent fois le même film, avec ces mêmes recettes, qu’on jugera toujours des petits détails faisant la particularité de chaque redite.

Je ne pourrais dire si je suis particulièrement amateur du genre (le road movie), en tout cas celui-ci, oui, me rappelle d’autres opus qui avaient déjà réussi à me combler : New York-Miami, Rain Man pour les deux références les plus évidentes. À chaque fois, un couple improbable, mal assorti et « que tout oppose » en apparence. L’alliance des contraires, le jeu des apparences, ça fait longtemps que les raconteurs d’histoire nous invitent sur ce terrain-là. Des évidences, des bonnes intentions, des espoirs, il y a un peu de tout ça, et personne ne s’accordera sur la qualité des assortiments. Le tout peut-être étant de respecter certaines règles et de ne pas chercher à faire bien original : un coulant au chocolat, ça reste un coulant au chocolat, on l’aime pour le coulant et pour le chocolat, on apprécierait assez peu y trouver du fromage ou de la langoustine. On soigne les détails donc. Et parmi ces détails, certains passent inaperçus quand ils sautent aux yeux des autres : j’ai cru comprendre que certains commentateurs n’avaient pas apprécié l’approche raciale du film, moralisatrice. Peut-être, mais comme chacun fait son film, ce n’est pas ce que j’ai vu : j’aime les rencontres dans les films, les oppositions, les voyages initiatiques seul ou à deux, la question raciale m’a donc paru accessoire, ç’aurait pu être un homo et un hétéro, un golden-boy et un autiste, un major et une mineure, une princesse et un wookie, Misse Daisy et son chauffeur, un rôdeur et un hobbit, un drogué et un cow-boy… peu importe, vu que c’est précisément l’opposition qui fait la saveur, le sel, le point de départ de tout voyage en commun. Alors un Rital raciste et un Noir BCBG, ma foi pourquoi pas. Parce que si la question raciale, moralisatrice, ne m’a pas personnellement choqué, c’est peut-être bien aussi parce que Farrelly a su pas mal la mettre de côté (à moins que ce soit moi). Bien sûr que c’est le sujet. Un sujet… un peu comme un vernis posé sur une planche : l’ossature, elle, est toujours la même. Et cette couche de vernis, aux colorations certes très classiques, elle ne m’a pas dérangé tant qu’on m’a réussi à ne pas me faire quitter des yeux la poutre qu’on agitait devant moi… Et la poutre, cette fois-ci, c’est le jeu d’opposition constant, appuyé, entre les deux personnages principaux.

Le film n’est pas sans défauts (visibles), et ils sont sans doute inhérents au contexte dans lequel il a été tourné : oui, c’est un film hollywoodien, mais Hollywood, c’est peut-être là aussi où sont le plus souvent le mieux écrits ce genre de concepts. L’Amérique, de par sa géographie, est propice à ce genre d’histoires. Disparités culturelles, ethniques, sociales, et de grands espaces parcellés d’îles homériques ou d’auberges tolkienniques. Alors la musique peut parfois être un peu forte, donner trop clairement le sens du vent émotionnel, elle s’écaille devant mes yeux assez vite pour que je puisse profiter à plein du bois dont je me chauffe, celui, poutrement plaisant, (ré)chauffé par ce fou de Peter, et qui consiste, rien de plus, qu’à chanter un vieux refrain qui me plaît. Comme le disait feu Chewbacca, dans un grognement, en réponse à la princesse qui s’étonnait de la rusticité du transport en commun qui devait les ramener à bon port : « Ce sont les vieilles casseroles qui chantent la meilleure soupe. » Ou quelque chose comme ça.

 


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Les Estivants, Valeria Bruni Tedeschi (2018)

Note : 2.5 sur 5.

Les Estivants

Titre original : I villeggianti

Année : 2018

Réalisation : Valeria Bruni Tedeschi

Ne te demande pas ce que Voici peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour Voici. Ou quand l’impudeur ne vient pas à toi, va à elle…

L’écueil impossible à résoudre de l’autofiction où ce qui nous est proposé résonne avec ce qu’on sait et qu’on ne voudrait pas savoir ; où on se demande, au fond, ce qui est proche de la réalité, remanié avec, ou sans, mauvaise foi ; où on sait que l’auteur sait qu’on se pose la question et ne peut lui-même y répondre… S’il y a une règle du jeu, elle est ici, celle d’une connivence hors cadre avec le spectateur, certainement pas ailleurs. Et elle est de celles qui embarrassent. Parce qu’autrement, si tout peut en effet faire penser aux joyeux mélanges du film de Renoir (et là aussi, on ne cesse d’y penser, et on préférerait assister à un film sans devoir à chaque instant en revenir à une référence écrasante), les Estivants souffrent largement de la comparaison.

Le film n’est pas si mal écrit (si on laisse de côté ces contrariétés inhérentes à l’œuvre d’autofiction), il est très bien dirigé (comme disait Hitchcock, une grosse partie de ce travail consiste à prendre les bons, et de bons, acteurs, et ici, on est servi), mais il manque en bout de chaîne tout ce qui fait la justesse d’un bon cinéaste. Étrangement d’ailleurs, l’actrice Valeria est celle qui joue le moins juste, et c’est franchement pénible, sachant qu’on la sait capable de mieux quand elle est canalisée, qu’on y supprime toutes les propositions « de trop », moins justes ou pertinentes, que ce qui devrait. La cinéaste semble être traversée des mêmes défauts que la comédienne, et semble ne pas prêter attention aux petites subtilités qui font la grandeur d’une mise en scène. Elle a pourtant la fantaisie, marque souvent des meilleurs, et elle a le goût et l’intérêt de mêler comme un Renoir, comme un Allen, comme un Fellini ou d’autres, les situations amusantes et le plus tragique. Mais la volonté ne fait pas tout.

Ça manque de grâce, de distance ; les volumes, ou les durées, sont rarement celles ou ceux qu’il faudrait ; la sensibilité, ou l’émotion, recherchées paraissent trop forcées ou vite expédiées (elle ne semble pas savoir par exemple pas quand ralentir ou prendre son temps dans une séquence réellement émouvante, et c’est sûr qu’avec 21 personnages, on n’a pas de temps à perdre, et on peut avoir du mal à déterminer, à choisir, des situations à mettre en avant plus que d’autres).

Avec tout ça, la mise en abyme liée au thème principal du film (l’évocation du frère décédé) semble là encore forcée : Valeria Bruni Tedeschi ne fait que rajouter de l’effet à l’effet, un peu comme un Night Shyamalan irait multiplier les twists pour dérouter son public. Trop de sophistication finit par dénaturer un thème grave et sérieux : si tout cela n’est qu’un jeu, pourquoi prendrions-nous au sérieux ces lamentations de sœurs pleurant leur frère ?

Dernier point, et pas des moindres. Si tous les acteurs sont parfaits, rares sont finalement ceux qui arrivent à nous paraître sympathiques. Dans un film choral, c’est important. Si La Règle du jeu marchait si bien, c’est que tous attiraient notre sympathie. Ici, tous se tirent dans les pattes et se détestent (oui, il est facile de mépriser le couple Sarko-Carla, et le personnage — et acteur — du mari aux yeux bleus est insupportable), pourquoi devrions-nous faire pareil ? Seuls les personnages (et acteurs) Xavier Beauvois et Vincent Perez tirent leur épingle du jeu grâce à une fantaisie inattendue et bien vue.


Les Estivants, Valeria Bruni Tedeschi 2018 | Ad Vitam Production, Ex Nihilo, BiBi Film


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Réalité, Quentin Dupieux (2014)

Note : 2.5 sur 5.

Réalité

Année : 2014

Réalisation : Quentin Dupieux

Avec : Alain Chabat

Dupieux se rêve dans la peau de Spike Jonze et apprend à ses dépens qu’une fois la carte de l’onirisme abattue, on s’abîme dans l’absurde pour ne plus en sortir. Manque l’enjeu, ce que Le Plongeon réussissait fort bien par exemple (et en jouant sur une note plus grave bien sûr).

Parce que ce n’est pas le tout d’avoir des idées farfelues, encore faut-il savoir les réaliser. L’exécution est si mauvaise (c’était déjà le cas de Rubber) que l’interprétation faite (après séance par la musicienne Barbara Carlotti à la Cinémathèque française) est plus intéressante que le film lui-même. L’art de l’exégèse, ou la capacité à voir ce que personne n’a vu. Pour faire ça, il faut avoir une certaine capacité à être attentif aux signes d’un film, aux éléments purement signifiants voire symboliques, sans se soucier de l’exécution, ce qui est logique parce que celle-ci est affaire de professionnels. Je ne dois pas être un spectateur comme les autres : je ne me soucie pas des signes ou des interprétations (celles des auteurs en tout cas, puisque celles des spectateurs, sont en réalité ce pour quoi on partage des histoires), et je suis beaucoup plus attentif à la manière de rendre tout ça.

Franchement, le film ne serait pas servi par un acteur de génie (mais un seul), il serait tout aussi pénible de le regarder que Rubber. Direction d’acteurs, zéro. Le rythme, zéro : on ne sait pas si on adopte une tonalité comique avec quelques instants plus flottants à travers l’absurdité des situations ou si au contraire on joue pleinement la carte de l’absurde. Les dialogues alternent le bon (avec le producteur par exemple, mais Johnatan Lambert, sans être un mauvais acteur cumule deux défauts rédhibitoires pour le rôle : il est puissamment « pas drôle » – une caractéristique étonnante pour un acteur censé être un comique, mais on connaît aussi dans ce registre Eli Semoun, lui aussi partie prenante d’une génération de comiques sans le moindre sens de l’humour – et il manque d’épaisseur – ce n’est ni une question de taille ou de poids, mais bien d’autorité) et le mauvais (les séquences avec Élodie Bouchez sont très mal embouchées, et elle-même semble un peu perdue à ne pas savoir quoi jouer, alors que c’est une actrice réaliste, on lui demanderait presque de jouer ici du boulevard).

Jusqu’à la moitié du film, on suit plus ou moins, c’est gentiment fignolé, et malgré les défauts de mise en scène, ça se laisse regarder. Une fois que ça part en vrille, on aurait presque envie de rappeler à Dupieux le mot de Wilder qui avait eu l’idée de mettre une nuit un calepin près de son lit pour en tirer les merveilleuses histoires qu’il pensait “inventer” dans ses rêves. Le résultat au matin était digne de cette seconde partie : une fille rencontre un garçon. Rien d’autre. Eh bien, c’est ça Réalité. On se demande ce que peut bien être la finalité de toutes ces acrobaties abyssales. Il faudrait garder en mémoire le génial Plongeon lui aussi articulé autour de l’idée d’un rêve et de la réalité : Burt Lancaster plongeait de piscine en piscine pour atteindre un but à la limite de l’absurdité, probablement symbolique, mais il y allait bien, et au bout de chemin, on ne sait trop comment interpréter cette fin de parcours, mais il trouvait quelque chose. C’est peut-être le cas ici, peut-être que Dupieux voulait créer un film qui se mord la queue. Mais un film dans un film, ce n’est pas la même chose qu’un rêve dans un rêve, ou un rêve partagé par un autre, etc. Difficile à définir, parce que c’est à la fois rien et tout ça en même temps. Des acrobaties. Et elles ne sont même pas brillantes puisque l’exécution est pauvre…

Alors Chabat… Le génie il est là. Le reste, on Chabat les couilles.


Réalité, Quentin Dupieux 2014 | Realitism Films, Sofica Manon 2


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La Loi de la jungle, Antonin Peretjatko (2016)

La loi du marché

Note : 3 sur 5.

La Loi de la jungle

Année : 2016

Réalisation : Antonin Peretjatko

Avec : Vincent Macaigne, Vimala Pons

Triste cinéma où les films burlesques en viennent à être mis en scène non pas par des acteurs mais par des élèves d’école de cinéma…

On est d’ailleurs en plein dans l’absurde administratif français décrit dans le film. On en vient à donner les clés d’une comédie à un type qui n’a aucune expérience de la scène. On accepte de monter un financement de comédie burlesque… sur scénario. Savoir-faire néant, pas étonnant. Pas étonnant non plus qu’à travers certaines ententes douteuses une comédie douteuse et mal conçue finisse par être louée par une engeance critique sortie des mêmes écoles. Encore heureux que certains acteurs, sans aucune homogénéité, s’en sortent par leur talent, au milieu de cette jungle d’incompétence. Qu’est-ce que cette population de fils à papa apprend donc à l’école puisque leurs scénarios sont presque tous invariablement médiocres ? Parce que ce n’est pas le tout d’être incapable de mettre en scène des acteurs dans un exercice qui réclame de l’expérience comme le burlesque, même un film comique, ça se conçoit, même entièrement tourné vers des lignes de dialogues. Que retient-on ici ? Rien.

On est au comble de l’absurde quand ces cinéastes (comme il faut bien les appeler, puisqu’ils sont plus auteurs que directeurs de troupe) truffent leurs films de références (enfin c’est ce qu’ils disent) ou disent être inspirés des vieux films burlesques, slapsticks et compagnies, mais que jamais ne leur serait venu à l’idée pour les copier d’aller soit tâter de la scène, soit au moins aller à la rencontre de ces acteurs de la scène pour comprendre comment ils fonctionnent. Savent-ils au moins que tous ces cinéastes du burlesque qu’ils apprécient n’ont pas commencé… élèves de cinéma, ni même techniciens, mais presque toujours acteurs ? Non, il n’y a pas une logique là-dedans ? On n’apprend pas le burlesque en gagnant une maîtrise de cinéma, en montant un film ou en apprenant à interpréter les motifs sexuels dans les films de Buñuel. Pas plus qu’on apprend la comédie en regardant des films. Bien trop de cinéastes qui ne sont en fait que des cinéphiles. Des enfants jouant à être réalisateurs. Des beaux parleurs rêvant de se frotter aux grands, mais qui n’arrivent pas à la cheville des aînés qu’ils vénèrent.

Merci l’ENA. L’École Nationale de l’Art. Dans laquelle on apprend dans des bureaux à faire rire. Absurde en effet. Mais pas pour tout le monde.

La rue est pleine de clowns bien rodés à qui personne ne songerait à filer une caméra. Il est vrai que, malheureusement, ces deux mondes ne se rencontrent jamais. Si ces « cinéastes » ne connaissent rien à l’art de la scène, acteurs et clowns de spectacles vivants sont rarement cinéphiles. Et pour cause, cela fait bien longtemps qu’on leur a fermé les portes du cinéma. Les indésirables. Énorme schisme entre ceux qui savent faire et ceux qui savent dire. Le problème, c’est qu’au cinéma, si le service après-vente auprès des médias ou consanguins critiques est important, l’essentiel reste avant tout ce qui se fait à l’écran. L’origine de ce désastre n’est d’ailleurs pas seulement liée à toute une culture du « faire » appris (ou plutôt non appris) dans les écoles de cinéma et très inspirées par le dogme de la politique des auteurs (qui les a tués, les auteurs, au profit des « interprètes », au sens « commentateurs »), mais aussi à chercher du côté de la culture télévisuelle (par « culture » ici il faudrait presque plus parler de « réseau »).


 

La Loi de la jungle, Antonin Peretjatko 2016 | Scope Pictures, IMAV Editions, Chaya Films, Aldabra films


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