Les Civilisés, Claude Farrère (1905)

Roman qui correspond en tous points à l’image que l’on se fait d’un Prix Goncourt (reçu en 1905), même décerné au début du siècle dernier. Un style parfait, voire précieux, au service de pas grand-chose sinon d’un sujet à la mode susceptible de faire parler tout en évitant de trop susciter la polémique (ces « civilisés », ici, correspondent à la manière dont trois riches noceurs établis en Indochine se qualifient ironiquement — les barbares étant les colons qui ne tirent pas avantage des privilèges et avantages souvent sexuels que peuvent tirer les oppresseurs sur les populations locales).

Voilà pour le style, car, pour ce qui est de l’intrigue, ça tiendrait en trois lignes. Elle est d’ailleurs à l’image du bon esprit, que l’auteur tente de faire infuser au début de son roman : un humour propre aux diplomates, c’est-à-dire un peu mou et vide derrière les tournures et l’habilité un peu datée (les pauvres retrouvent leur tonton raciste à toutes les fêtes de famille, les classes supérieures doivent se farcir les remarques faussement fines de l’ambassadeur).

C’est que si les diplomates, les aristocrates ou les officiers multiplient les aventures de par le monde, ils n’en vivent pas pour autant de véritables histoires. Si les gens heureux n’ont pas d’histoire, il pourrait en être de même des parvenus, des diplomates, des personnes bien sages gâtées par les circonstances de la vie qui n’auront strictement rien à dire sur le monde dans lequel ils évoluent, parce qu’ils ne le voient et ne le conçoivent que d’un seul bord.

Paradoxalement, on effleure avec le sujet du roman un peu de ce monde réel, mais si la minceur de l’intrigue peut faire penser à une fable anticolonialiste, l’auteur semble surtout s’émouvoir des mœurs « civilisées » de ses trois protagonistes sans jamais réellement prêter attention à la logique impérialiste, et par conséquent, sans jamais montrer la moindre empathie pour les populations réduites le plus souvent à de l’esclavage sexuel.

La morale (internationale) derrière la morale (des lupanars) : Les colonies ne se porteraient au fond pas si mal si les occupants ne se résumaient pas à des personnes louches plus ou moins bannies de la métropole. Pour le démontrer, l’auteur punit ses trois noceurs en ne leur laissant aucune chance de rédemption : car en voilà deux qui tout compte fait espérerait se ranger et cesser leurs activités nocturnes. Messieurs, vous allez devoir payer. L’amour sera votre tombeau.

Barbarie, Civilisation, Hermann Paul (pour Le Cri de Paris, 1899) 

Si l’intrigue est donc niaise, molle et simpliste (comme une fable, certes…), certaines descriptions de ces colons peu fréquentables derrière la respectabilité de leur rang, de leur grade ou de leur profession valent la lecture pour le vitriol avec lequel elles nous sont soumises et pour le soin stylistique qu’y a apporté l’auteur (pareil pour la description de Hong Kong).

Beaucoup des adjectifs employés pour qualifier les populations colonisées d’alors ne sont aujourd’hui plus d’usage, signe que le monde a bien changé depuis. On en aurait presque parfois la nausée à plonger dans cet univers colonial définitivement disparu : c’était probablement le but de l’auteur, sauf que plus d’un siècle après, pour un lecteur contemporain, cette absence de lois, de morale, cet écart gigantesque entre ceux qui possèdent tout et les autres qui n’ont rien et qui vivent des miettes des premiers, c’est tout ça qui donne la nausée. Bien plus que la débauche qui n’en est en fait que la conséquence logique.

Le plus triste, c’est que d’une certaine manière le monde actuel tend un peu vers un retour de ce monde ultra-déséquilibré, plein d’excès de toutes sortes avec quelques nantis pour en profiter et la majorité qui survit. L’empire n’est plus colonial, mais capitaliste et mondialiste. La faune de nantis d’aujourd’hui se distingue en ce qu’elle est constituée différemment : si désormais, ce sont les richesses financières qui gouvernent le monde, à l’époque, c’était encore (avant que la Première Guerre mondiale massacre tout ce petit monde) les notables de grandes familles (avocats, banquiers ou médecins) et surtout les aristocrates.

Seuls deux chapitres présentent un réel enjeu dramatique, une confrontation entre deux personnages et une péripétie fâcheuse.

La première concerne la demande en mariage ratée du médecin. Cette scène est peut-être une des seules du roman d’ailleurs à pouvoir faire écho aujourd’hui (le type insiste lourdement, la demoiselle, à peine vingt ans, reste ferme et n’hésite pas à se faire plus directe quand le bonhomme, censé être un orateur brillant, revient à la charge comme un enfant de quatre ans n’ayant pas encore compris le principe des limites posées).

La seconde consiste à détruire les rêves d’assagissement et de rédemption du jeune militaire : rentrant au bercail après plusieurs semaines en mission, ayant résisté jusque-là à toutes les tentations pour honorer sa fiancée, cette dernière le surprend à l’aube en compagnie de ses deux amis noceurs et de deux femmes… Farrère évite le grand-guignol et le mélodrame en réduisant la dramatisation des événements importants au strict nécessaire et en se faisant plus lyrique (avec une touche de suspense) pour décrire tout ce qui encadre cet événement majeur représentant une sorte de bascule vers le vide pour le militaire.

Dommage de ne pas avoir su créer dès le départ un récit autour de cette déchéance. Les fables sont faites pour ne durer qu’un instant, pas sûr que ce soit adapté à un roman. Si bien que la première moitié du récit donne comme envie de vomir.


The Dead Zone, l’adaptation et le roman (Stephen King, Jeffrey Boam, David Cronenberg)

Commentaires croisés

Les événements actuels aux États-Unis (tentative d’assassinat et réélection de Trump) m’ont incité à lire le roman et à revoir le film. J’avais écrit une vieille critique (presque vingt ans) que je n’ose relire, et je me suis essayé très brièvement (ça m’arrive) à la comparaison entre quelques éléments séparant et réunissant Stillson et Trump ici.

Mais cette lecture a surtout été l’occasion de repérer la manière dont l’adaptation avait été remarquablement faite. King a une écriture très visuelle et la structure de ses récits pourrait ressembler à du cinéma. Il serait donc tentant de coller parfaitement à la trame de son histoire, sauf que tout en empruntant pas mal des caractéristiques du cinéma (le montage alterné notamment), l’écriture de King adopte par ailleurs un certain nombre de procédés ou d’approches impossibles à réaliser au cinéma.

Il y a 28 chapitres dans le roman, et à peu de choses près, c’est le nombre de séquences dans un film. Le problème, c’est qu’à l’intérieur de ces chapitres, King y inscrit souvent différentes « séquences » supplémentaires, ce qui reviendrait à faire quelque chose qui ressemblerait à des montages-séquences. Impossible, à moins de se prendre pour Coppola, de s’en tenir à la structure du romancier. Malgré les apparences, aucun scénariste n’aurait pu faire l’économie de pas mal de coupes.

Plus intéressant encore : la manière dont Boam concentre le temps du récit autour de quelques mois si l’on met le prologue à part : cinq ans avant le temps du récit, puis l’histoire semble cantonnée aux saisons froides de la région. C’est peu ou prou un temps très cinématographique. En effet, la durée des événements diégétiques excède rarement quelques mois.

Si à l’époque du cinéma muet, de nombreux mélodrames jouaient sur les possibilités du cinéma de passer d’une époque à une autre, tout le monde s’est peu à peu rendu compte que cette possibilité se heurtait à un problème : changer d’époque implique de modifier l’apparence des personnages, et par conséquent les vieillir. Et c’est rarement crédible.

L’astuce dans le film est capillaire, uniquement capillaire. Les autres personnages n’ont pas à être vieillis parce qu’on ne le voit pas dans l’introduction.

Celle-ci est par ailleurs profondément remaniée : King se perd dans une interminable séquence de jeu de hasard et insiste sur les relations entre les deux amoureux, le tout en mêlant aux passages dédiés à Johnny d’autres concernant deux criminels de l’histoire.

Boam ne se complique pas la tâche : une intro, ça sert à introduire. En cinq minutes, c’est plié.

Astuce amusante, Boam élimine tout le début racontant l’accident de hockey de Johnny pour le réintroduire plus tard, mais cette fois pour l’appliquer au personnage dont le médium est le précepteur : on passe du football et à l’adolescence au hockey et à l’enfance. Boam peut supprimer ainsi toute la partie devenue inutile sur l’épisode de l’incendie.

En condensant l’action sur quelques mois, cela permet également de le faire sur l’élection de Stillson, alors que dans le roman, Johnny suit d’abord l’ascension de Carter et celle du psychopathe se fait plus lente.

Inutile de multiplier les événements précédant la rencontre avec le futur autocrate, et dans le film, l’accent est surtout mis sur l’enquête du tueur en série menant à l’implication d’un des flics de la ville. Toutes ces péripéties dans le roman ont une épaisseur relativement identique. Dans le film, cela vient crescendo et des liens logiques apparaissent : si Johnny accepte la proposition de devenir précepteur (ce qui lui permettra de rencontrer une première fois Stillson), c’est parce qu’il doit faire face à différents événements trop pesants pour lui : la mort de sa mère, la brève relation avec Sarah qui signifie aussi la fin de leur relation, la presse et les fans qui s’intéressent bien trop à lui depuis qu’il a aidé à résoudre les crimes mystérieux dans la région.

Dans le roman, Johnny part vivre des mois, voire des années, à l’ouest du pays où il se fait oublier (évidemment, dans un film, changer ainsi de région, d’univers est quasiment impossible, l’unité visuelle, donc géographique, est trop importante pour la cohérence du film). Ce retrait volontaire (qui se manifeste surtout par une fine ellipse : il ne se passe probablement que quelques jours entre la première rencontre avec l’enfant et la leçon qu’il reçoit chez Johnny dans sa nouvelle maison) et le recours à un enfant plutôt qu’à un adolescent permet de prendre une légère respiration avant de venir à l’événement majeur qui conclura le film (et l’on sait combien King a des difficultés souvent à livrer une fin à ses histoires).

Il n’y a pas que des avantages à se restreindre à de telles coupes : ainsi, les raisons du titre disparaissent dans le film alors qu’elles sont évoquées à la fin du roman. Les migraines qui préfigurent l’état de santé de Johnny et sa tumeur existent dans le film, mais on les attribue à l’accident. L’accident initial (l’harmatia en quelque sorte) transféré ainsi de l’enfance de Johnny à son élève qu’il sauvera de cette fin tragique n’a donc plus de raison d’être si tout l’aspect lié à la tumeur disparaît : Boam s’est passé de ce qui était explicatif dans le roman de King. Aucune raison véritable à justifier médicalement les visions de Johnny, encore moins à précipiter son meurtre en se sachant condamné.

Le film s’achèvera d’ailleurs sur la séquence de l’assassinat raté. King, de son côté, surfe ensuite sur l’émotion et sur l’explication en imaginant des lettres écrites par Johnny. Un tel épilogue se rencontre parfois au cinéma, mais on sent dans le scénario de Boam une volonté d’aller droit au but et de proposer un récit droit, froid, presque clinique, voire scolaire, mais terriblement efficace. Une fois Johnny assuré qu’il avait modifié le futur, il n’y avait aucune raison de s’attarder si autre chose que les larmes de Sarah (que Boam a très judicieusement impliqué dans la campagne de Stillson). Comme pour Shining on dira, Stephen King, c’est encore les autres qui en « parlent » le mieux. L’auteur peut critiquer les adaptations tant qu’il veut, il doit probablement une large partie de son succès à ces adaptations plus réussies que l’original.

Dans ce qu’on peut lire de la biographie du scénariste sur Wikipédia, on comprend que Cronenberg a soumis à Boam une série d’indications qui se sont révélées judicieuses pour gagner encore en simplicité. L’ironie, c’est que dans beaucoup des succès des adaptations des histoires de King au cinéma dans les années 80, la sophistication y est prohibée. Pourtant, les romans n’en sont pas totalement dénués. Elles gagnent ainsi à l’écran un côté conte pour enfants qui aura probablement participé en retour un peu plus au succès du romancier du Maine…


Dead Zone, David Cronenberg (1983) | Dino De Laurentiis Company, Lorimar Film Entertainment

Stephen King et la prédiction de l’ascension de Trump dans Dead Zone

Si l’on fait une recherche dans un moteur de recherche « Stephen King prediction Trump » (ou ici), une série d’articles sortent en résultat considérant que l’auteur de thriller américain avait d’une certaine façon prédit à la fois l’éclosion d’un populiste comme Trump, mais aussi sa tentative d’assassinat.

Je me joins à ces articles. À l’approche des résultats, je m’étais mis dans l’idée de lire le roman connaissant déjà le film adapté par Cronenberg.

Évidemment, King ne prédit rien, cela aurait été assez loufoque de voir qu’un livre traitant d’un médium fasse preuve de médiumnité. D’ailleurs, la fiction a très souvent mis en garde contre les populismes (Gabriel au-dessus de la Maison-Blanche en 1933, Un homme dans la foule, en 1957, Les Fous du roi, en 1949, etc.).

Cependant, c’était trop tentant de relever les éléments coïncidant avec le personnage qu’incarne trop bien Trump et avec d’autres qui pourraient s’appliquer peut-être plus à des personnalités françaises…

Rappelons d’abord quelques points qui ne collent pas : le Stillson de King n’a pas du tout les mêmes antécédents que Trump. On peut à la limite y retrouver un profil héritant d’un père puissant et d’une mère laissant trop de liberté à son bambin (stéréotype dans la fiction américaine censée engendrer des psychopathes), et encore, je n’ai pas assez d’éléments pour savoir si ça correspond réellement à Trump… Pour le reste, Stillson est issu de la classe populaire. Ensuite, Stillson est de gauche, voire écologiste. Pour le coup, je trouve qu’on y retrouve là surtout la technique du coucou employé par Mitterrand et surtout par Macron qui n’aura en réalité jamais adopté la moindre mesure de gauche. On peut souligner aussi que comme la plupart des récits de l’auteur américain, l’action prend place en Nouvelle-Angleterre, le plus souvent dans le Maine, or, c’est peut-être un des territoires relativement épargnés par le vote Trump : ces dernières élections, dans le district censé basculer aux mains de Stillson, Trump a fait 48 % (la gouverneur en revanche appartient au camp républicain).

À un moment, encore, King (ou son narrateur) prétend que si Stillson avait été condamné pour des délits, il n’aurait jamais pu se présenter, car il en aurait été immédiatement discrédité. Trump a pourtant fait la preuve qu’une personnalité ayant déjà gagné le bulletin (et le cœur) des gens, aucune condamnation ne pourra par la suite le discréditer au regard de ses électeurs (c’est même une caractéristique devenue répandue en France).

Parmi les correspondances troublantes, il suffit de laisser un extrait du roman résumer la chose :

« Que ferons-nous à Washington ? Pourquoi voulons-nous aller à Washington ? rugit Stillson. Quel est notre programme ? Notre programme se compose de cinq points, amis et voisins, cinq points bien connus. Et quels sont-ils ? Premièrement : foutre les bons à rien à la porte. »

Un rugissement d’approbation s’éleva de la foule. Quelqu’un jeta une double poignée de confettis en l’air, un autre hurla : « Haaaoh Hoo. »

« Savez-vous pourquoi je porte ce casque, amis et voisins ? Je vais vous le dire. Je le porte parce que quand vous m’aurez envoyé à Washington, je leur rentrerai dedans, comme ça. »

Et, sous les yeux ahuris de Johnny, Stillson baissa la tête et se mit à charger l’estrade comme un taureau tout en poussant des cris aigus. Roger Chatsworth était écroulé de rire. La foule délirait.

Stillson recommença sa charge, puis enleva son casque qu’il jeta à la foule. Une émeute s’ensuivit quasiment.

« Deuxièmement, hurla Stillson dans le micro, nous mettrons dehors tous ceux qui au gouvernement, du plus gros au plus petit, passent leur temps au pieu avec une pute qui n’est pas leur femme. S’ils veulent coucher avec des putes, ils ne doivent pas le faire avec les deniers publics. »

— Qu’est-ce qu’il raconte ? s’inquiéta Johnny.

— Oh, il s’amuse. Il adore faire montrer la pression, expliqua Roger en essuyant ses larmes de joie.

Johnny aurait bien voulu s’amuser autant que lui.

« Troisièmement, gronda Stillson, nous balancerons la pollution dans l’espace. Dans de grands sacs en plastique, on l’enverra sur Mars, Jupiter ou les anneaux de Saturne. Nous aurons un air pur, une eau pure, et tout ça dans les six mois. »

« Quatrièmement, nous aurons tout le gaz et l’essence dont nous avons besoin. Nous allons cesser de faire joujou avec les Arabes. Il n’y aura plus de vieilles gens qui mourront de froid quand viendra l’hiver comme l’année dernière. »

Cette remarque provoque une tempête d’applaudissements. (…)

« Nous avons du muscle, amis et voisins, nous pouvons le faire. Y a-t-il quelqu’un ici pour dire que c’est impossible ? — Non ! » hurla la foule.

« Pour finir, poursuivit Stillson en s’approchant du bac métallique. (…) Pour finir… des saucisses.

« Et quand vous m’aurez envoyé à la Chambre des représentants, vous pourrez dire que les choses changeront enfin. »

George Herman résuma:

« Le candidat démocrate David Bowes qualifie Stillson de plaisantin qui perturbe le jeu démocratique. Harrison Fisher est plus sévère dans son jugement. Il dénonce en Stillson un cynique guignol qui considère les élections comme une farce de carnaval. »

(…)

Johnny se leva et ferma brusquement la télévision.

— Je n’arrive pas à y croire. Ce type est vraiment candidat ? Ce n’est pas une plaisanterie ?

— Plaisanterie ! C’est une question d’appréciation personnelle, dit Roger en riant. Mais il est certain qu’il se présente. Je suis moi-même un républicain convaincu, et je dois admettre que ce Stillson ne m’est pas antipathique. Il a engagé une demi-douzaine de motards comme gardes du corps, de vraies brutes. Mais pas du tout du genre « Hell’s Angels », il les a convertis. (…) C’est un clown, et après ? Peut-être les gens attendent-ils cela ? Ils ont envie de se détendre de temps en temps. On ne parle que du pétrole, de l’inflation galopante ; les impôts n’ont jamais été aussi lourds et, apparemment, nous sommes prêts à élire un casse-noisette de Géorgie, débile léger, président des États-Unis. Alors les gens veulent rire. Mieux, ils veulent faire un pied de nez à cette élite politique qui semble incapable de résoudre quoi que ce soit. Stillson est inoffensif.

— Vous trouvez normal que les gens de troisième district élisent l’idiot du village pour les représenter à Washington ?

— Vous n’y êtes pas, répondit patiemment Chatsworth. Mettez-vous à la place de l’électeur, Johnny. Les gens du troisième district sont pour la plupart des cols bleus et des commerçants. (…) Parfois, ces cinglés font du bon travail. Mais même si Stillson se révélait être aussi fou à Washington qu’à Ridgeway, il ne sera en poste que pour deux ans. En 78, ils le renverront et le remplaceront par un nouveau venu qui aura compris la leçon.

Quelques pages après cet extrait, Stephen King raconte la rencontre entre les deux hommes. Johnny évidemment voit tout en lui serrant la main. Plus tard, il se posera la question : « Si vous aviez su ce que ferait Hitler qu’auriez-vous pour l’empêcher ? ».

Je préfère de loin l’adaptation qu’en a faite Cronenberg. Il va droit au but alors que King comme d’habitude surfe d’abord sur une excellente idée de départ, puis tergiverse, meuble, contextualise, jusqu’à ne plus savoir comment finir son thriller fantastique.

La qualité évidente de King, c’est sans doute de savoir s’emparer des archétypes de nos sociétés, les adapter à sa sauce (fantastique) et en tirer un récit simple et rythmé qui ressemble à un scénario de cinéma. D’autres écrivains ou cinéastes avaient avant lui joué sur la peur de l’arrivée d’un tel énergumène au pouvoir, simplement parce qu’après le fascisme des années 30, leur ascension est devenue une des principales hantises de nos sociétés. Et manifestement, ces mises en garde sont inefficaces, car partout les autoritarismes reprennent de la vigueur.


The Dead Zone, David Cronenberg 1983 | Dino De Laurentiis Company

Sur La Saveur des goûts amers :

— TOP FILMS —

The Dead Zone, l’adaptation et le roman (Stephen King, Jeffrey Boam, David Cronenberg)

Ancienne critique du film (journal d’un cinéphile prépubère, 1996)


Paperolles de lecture

À la recherche du temps perdu

Note : 4.5 sur 5.

À la recherche du temps perdu

Année : 1913-1927

Scénario : Marcel Proust

Un amour de Swann

Intelligence vertigineuse d’un mythomane hypermnésique livrant au lecteur toute nue la complexité des raisonnements et réflexions si détestables chez d’autres : le commentaire, l’explication… L’intelligence et la méticulosité sont si prégnantes chez Proust qu’on lui laisse passer ses défauts : son manque de clarté, son intérêt pour ce qui paraît à notre époque si futile, l’irréalisme de certaines situations ou leur faible valeur dramatique (l’épisode où Swann retourne chez Odette en craignant l’y trouver avec un autre homme et voir Proust en faire des tonnes quand vient à Swann le moment de décider ou non de taper au volet de sa belle, le tout pour se rendre compte qu’il s’est trompé de fenêtre… c’est tout de même assez révélateur du style de Proust). À l’image du Miroir de Tarko (ou le contraire), il y a quelque chose dans ce récit qui tient à la fois de l’inceste, de l’impossible et de l’amusement à arriver à se projeter ainsi aussi facilement (ou facticement) dans la vie intime, les pensées même, du père de son premier amour. Le gros du premier volume est ainsi uniquement dédié à l’amour de ce père fantasmé avec une cocotte, et il repart ensuite en reprenant tout son récit à la première personne comme si de rien n’était. Vertigineux toujours, et pour le moins embarrassant, au point qu’on puisse comprendre que s’il y a une bonne part d’expérience personnelle là-dedans, que Proust ait préféré évoquer et inventer un monde parallèle allant même jusqu’à créer des lieux où des personnages historiques qui n’existent pas… Je crains un peu pour la suite, depuis vingt ans, je tourne autour de Proust, mais j’avais bien compris instinctivement que, comme Proust avec sa mère à l’heure du coucher, je ne voudrais jamais quitter Combray. Cette première partie m’avait tellement fascinée il y a vingt ans que je m’étais endormi à la première entrée en scène de Swann…

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

J’ai du mal à comprendre comment on peut être aussi précautionneux dans la description de la psychologie des sentiments et en savoir si peu sur les personnages rencontrés. C’était déjà le cas avec Swann, mais avec Gilberte, c’est encore pire : on ne sait rien d’elle, et même sur le jeune narrateur, on ne sait finalement rien à part ces allées et venues incessantes sur la nature de son amour et de sa relation avec Gilberte ; c’est aussi à travers les actions et les décisions qu’on se définit, pas simplement à travers l’étude (réflexions, interrogations, commentaires et comparaisons) qui se veut faussement minutieuse à force de répétitions des sentiments. On ne retrouve en fait rien des artifices géniaux narratifs du premier tome de la Recherche, pire, à certains moments le récit tourne à la description mondaine fatigante. Dans ce premier tome, le décor, l’espace, les objets, donnaient au récit une couleur qui enrichissait le thème de la mémoire : or, c’est beaucoup moins le cas ici, c’est tristement moins visuel, moins sensoriel.

Balbec rehausse l’intérêt de la première partie, on sent peut-être ce lien qu’en fera Visconti avec Mort à Venise (images d’illustration). Celle qui décrit le mieux le style, et donc le caractère de ce petit chou de Proust, c’est encore sa grande mère : « Mais quand même elle se contenterait d’un grattement on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l’entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges… »

Du côté de Guermantes

Le triomphe de la mondanité. Proust me perd. Rare moment réellement intéressant et dramatique de ce pavé de bonne famille : la mort de la grand-mère. Si le petit Marcel, devenu grand et con, continue le récit de son ascension dans les salons à la mode, je vais avoir du mal à le suivre jusqu’au Temps retrouvé.

Sodome et Gomorrhe.

Et on y retourne. Comme d’habitude, des mondanités pas très intéressantes, des interrogations, elles, qui le sont déjà plus, sur l’homosexualité (même si Proust se cache derrière son petit doigt et préfère minauder en lui racontant ses pensées intimes), un retour bienvenu mais trop court sur les souvenirs tendres du temps passé à glander à Balbec auprès de sa grand-mère. Parce que c’est ce qu’il y a de plus beau chez Proust… le recours trop rare à mon goût du souvenir nostalgique des êtres qui lui sont chers. Dès que Proust replonge dans un récit chronologique et flou de sa vie pleine de vide (il prend soin de ne jamais rappeler son âge comme s’il s’effaçait le plus possible derrière ses sensations et les sujets mondains de sa “vie”), c’est mortellement ennuyeux ; tout Proust en fait se trouve condensé dans ces passages où il hume le déploiement de ses sens et où il se remémore, et se revoit même en train de se replonger ainsi dans ses impressions passées ou ses souvenirs. Dommage ma petite souris que tu te perdes tant dans les mondanités.

La Prisonnière

C’est devenu une telle habitude, de m’assoupir pendant les longs passages chez les Verdurin, que j’en suis à un point où pour m’endormir, je récite le nom des personnages les plus chiants de la Recherche. Les passages avec Albertine, seuls, sont pourtant de véritables petits chefs-d’œuvre.

… Madame et Monsieur Verdurin, la duchesse de Guermantes, tous les Guermantes, Morel, Cottard, Madame de “Camembert”, Norpois, Saniette, Ski, le Prince von, le premier président, le lift et le chasseur, la princesse de Parme, Albertine (prisonnière), maman… et Marcel !

Proust utilise peu la troisième personne du singulier ou du pluriel. Ici, brièvement, il l’utilise avec le couple Verdurin, mais il l’utilise aussi dans un passage avec Charlus, un peu comme il l’avait fait avec Swann dans le premier roman. Le signe peut-être que Charlus et Swann sont deux identités fantasmées de Proust ou un mélange de souvenirs personnels et de vie fantasmée (beaucoup fantasmée pour Swann, car il y aurait un modèle indiscutable, peut-être dans ce cas le modèle que Proust aurait voulu être).

Proust champion des plantings. Celui de l’épisode de la fille Vinteuil pour suggérer l’homosexualité d’Albertine donne le tournis. Mais globalement, tous les leitmotivs sont des refrains rythmant le récit sur des milliers de pages et qui donnent cette saveur si particulière à la Recherche. J’avoue parfois m’assoupir, et la réapparition de ces thèmes récurrents, ça fait un peu l’effet de notre nom prononcé alors qu’on commence à sombrer… « Hum ? Non, non, je dors pas, je réfléchis. »

Albertine disparue

Donc Albertine meurt et tout ce qui intéresse Marcel pendant 300 pages, c’est de savoir si elle était homosexuelle. Albertine meurt et yolo, je vais enfin pouvoir mener l’enquête. Je t’adore Marcel, pendant que tu t’interroges, au moins, on échappe à toutes les mondanités pour ce coup-ci.

Le Temps retrouvé

Étonnante plongée dans la Première Guerre mondiale. Proust qui, d’habitude, concentre tout son récit sur les commentaires du narrateur avec peu d’évocations contextuelles, ici place précisément ce récit au milieu de la Guerre mondiale avec de réelles mises en situation. Notamment lors de ces séquences avec le baron de Charlus et sa maison de passes ; d’un coup, on se retrouve projeté dans Voyage au bout de la nuit, voire dans Salo et les 120 jours de Sodome, et c’est amusant de voir, et de comparer, à quel point Céline fera presque le voyage inverse de Proust en revenant sur son enfance dans Mort à crédit avec un style toujours, chez lui, basé sur les situations, au contraire de Proust, mais avec une même préciosité dans le style, dans la langue, et qui apparaît ici chez Proust par intermittence avec la même préciosité argotique. (Il arrive que certains extrêmes trouvent un terrain d’entente…)

Waouh ce début du chapitre 3 ! Une sorte de réminiscence ou une redite du début de la Recherche et du chapitre de Combray et de la madeleine, cette fois avec des souvenirs de la place Saint-Marc rappelés dans l’esprit du narrateur par le biais de pavés inégaux. Impressionnant. Si Marcel avait pu soustraire toute mondanité, voire tous les personnages antipathiques de son récit, ne garder que ces réminiscences introspectives, en fait s’il avait pu rester dans sa chambre, ne jamais sortir de chez lui, ne voir personne et imaginer des voyages, des personnages, qui chacun le ramènerait à une portion d’un passé lui-même fantasmé, là oui, ça aurait été encore plus magique. Mais je suis dur, il y a assez dans toute la Recherche d’introspections alambiquées et poétiques (oui, tu es bien un poète, Marcel) pour suffire à mon bonheur.

On dit de certaines personnes qu’elles s’écoutent parler, et ce n’est en général pas un compliment, mais chez Proust, on peut dire qu’il se regarde écrire, et ma foi, c’est assez fascinant : les toutes dernières pages de la Recherche sont en cela assez fantastiques, jouissives. Le narrateur, qui s’est toujours rêvé auteur, double de Proust, qui se dit qu’il serait temps de devenir cet écrivain qu’il a toujours rêvé d’être et qu’il a peur de ne plus être capable de devenir à l’orée de la mort, même accidentelle. Toujours dans une sorte de mise en abîme introspective, il (le narrateur) se sait avoir accumulé d’innombrables idées au cours de sa vie (parfois mondaine), se voit comme une mine dont lui seul serait capable d’exploiter les ressources, et qu’il serait dommage par conséquent de ne pas les exploiter… Touchant et beau. Après mille écarts mondains, la petite souris retourne dans son nid. Le temps retrouvé.


Le Rédempteur, Igor Pejic & Tyef (2020)

Repens-toi et lis

Je suis assez peu amateur de bandes dessinées, mais quand c’est un pote qui s’y colle, je regarde ça avec curiosité, l’œil critique en alerte, même si je ne connais absolument pas les codes et les références du « genre ».

Igor Pejic, c’est notre Jodorowsky de l’ombre : à la base, plutôt un réalisateur idéaliste (il prépare son premier long métrage, une comédie de science-fiction), admirateur depuis toujours de comics, il passe par un financement participatif pour aider à monter un projet de super-héros et s’associe pour cela au dessinateur Tyef.

C’est ainsi que leur bébé prend vie : Le Rédempteur, avec ici un premier long et beau volume sobrement intitulé Naissance d’un héros.

Le résultat, au moins dans sa réalisation, est assez convaincant. Et pour ne pas être, au contraire de lui, un grand admirateur de récits de super-héros, Igor ne m’en voudra pas d’y avoir trouvé surtout un intérêt à l’univers visuel proposé et parfaitement rendu par Tyef. Les deux acolytes ont manifestement voulu jouer sur une hybridation des cultures américaines et francophones de la bande dessinée avec, dans l’esprit, sans doute une inspiration graphique américaine (les personnages sont américains et le récit se déroule principalement à New York), avec une attention importante portée à l’objet BD (couverture cartonnée rigide) qui me semble plus être un usage habituel dans la bande dessinée franco-belge (et des collectionneurs). J’ai acheté une seule BD dans ma vie, moins parce que j’y trouvais un intérêt dans l’histoire que parce que « l’objet » était magnifique : c’était le gros volume de Sha, réalisé par Olivier Ledroit et Pat Mills. On n’en est pas si loin ici : tenir cet objet entre les mains, c’est du bonheur.

Pour en venir sur le fond, l’univers de super-héros, s’il peut me séduire par ricochet à l’écran, j’y avais déjà jeté un œil par le passé, et j’avoue que si la BD, de manière générale n’a jamais été un support qui m’a beaucoup emballé, les comics n’ont pas beaucoup plus fait d’effet sur moi. Si de manière globale, graphiquement, j’y trouve souvent des idées intéressantes susceptibles de nourrir mon propre imaginaire, c’est toujours avec beaucoup de circonspection que je recevais les propositions narratives ou les thématiques soulevées dans ce genre de support. Au cinéma, quand on dit que ça « fait BD », ce n’est pas un compliment, et cela veut généralement dire que l’accent d’un film a été mis sur une esthétique un peu creuse et très travaillée, parfois même volontiers tape-à-l’œil, au détriment d’une histoire souvent caricaturale et mal construite. Et il faut avouer que ces griefs, au cinéma, sont largement justifiés, et tiennent pour l’essentiel des défauts récurrents rencontrés dans la bande dessinée. Mais demander à des récits de fantaisie d’avoir l’exigence, ou la prétention (pas forcément mieux reçue d’ailleurs), qu’un Godard ou qu’un Tarkovski par exemple et au hasard, c’est sans doute trop en demander (ou se tromper tout bonnement de support), et après tout, les exemples réussis d’univers « graphiques » qui soient par ailleurs dramaturgiquement des références au cinéma, je n’en vois pas beaucoup (même si je suis alors plutôt un spectateur indulgent : je le serais en tout cas toujours plus quand Lynch s’essaie à une adaptation « impossible » de Dune que quand Villeneuve réplique, avec la repartie d’un fossoyeur nécrophile, Blade Runner).

Le Rédempteur ne déroge donc pas à la règle. Graphiquement, c’est très réussi ; l’univers donne envie d’en connaître toujours un peu plus ; mais que ce soit le sujet (ou la proposition « mystique » sur quoi reposent tous les enjeux du récit) ou la mise en œuvre dramatique du morceau, ça me laisse, un peu comme d’habitude avec la BD, sur ma faim. (Mais je le répète assez souvent, au cinéma de genre, voire en littérature fantastique/SF, je suis rarement converti aux histoires proposées : quelques chefs-d’œuvre et à côté une large production de films médiocres ou de romans mal pissés ne jouant que sur des concepts efficaces aux dénouements rarement convaincants.)

Comme souvent dans la BD, mais c’est aussi dans son tempérament, Igor semble avoir voulu jouer sur différents genres : le fantastique-gorethique (mélange de gore et de gothique) et l’humour. L’aspect visuel du fantastique de super-héros dans un univers brutal (guerre en Afrique, ruelles sombres de New York et même orgies géantes) m’a plutôt séduit. Le reste, beaucoup moins. Le point m’ayant fait le plus tiquer (mais on sait à quel point j’ai une aversion pour les religions), c’est cette prédominance de la foi et, comme le titre l’indique, d’une certaine conception de la rédemption. Dans un univers de super-héros où le surnaturel (ou l’extraordinaire) est bien sûr omniprésent, cette irruption du religieux me semble assez étrange. Conception sans doute toute personnelle en lien avec ma représentation du monde, c’était déjà le reproche majeur que je pouvais faire à ma « bible », le Sha d’Olivier Ledroit et Pat Mills. Et même si on perçoit derrière un bon nombre de pistes esquissées (susceptibles de représenter dans les prochains volumes) des rebondissements à ce niveau, il y a quelque chose de tordu dans cette proposition qui peinera toujours à me convaincre (que ce soit dans cette bande dessinée ou ailleurs).

Il y a d’ailleurs dans le récit quelques propositions ou usages de procédés narratifs qui ne sont pas sans attirer mon intérêt : il y a une idée de compte à rebours « amusante » qui donne du piquant à la « quête » (rédemptrice) du héros, et certains mystères (dévoilés sans doute dans des volumes suivants) qui sont parfaitement initiés (sous forme de « plantings » bien souvent) et qui réclament déjà de vouloir en savoir plus. D’autres principes narratifs plus classiques et récurrents en bande dessinée (surtout en comics) comme les flashbacks, les flashs, les pensées des personnages, le montage alterné (« pendant ce temps, à l’autre bout de la planète… ») participent à la bonne mise en place du récit et au plaisir qu’on a à tourner les pages. C’est encore là un des aspects les plus réussis du volume.

J’attends la suite, et surtout, j’espère voir un jour Igor tourner la page des super-héros à l’accent de cow-boy pour s’intéresser à d’autres bien de chez nous ! Inscrire ses personnages dans un monde anglo-saxon quand on est Français…, c’est péché ! Les Fantômas, Arsène Lupin, Nyctalope ou Fantômette attendent leurs successeurs !

Le Rédempteur (1er tome), Igor Pejic & Tyef | Good Dream Comics (2020)


Le symbolisme chez Tarkovski

J’ai remarqué que, lorsque j’affirmais ne pas recourir dans mes films à des symboles ou à des métaphores, l’auditoire m’exprimait chaque fois sa plus parfaite incrédulité. On me demande par exemple, avec obstination, ce que représente la pluie dans mes films, ou encore le vent, le feu, l’eau…

Et un peu plus loin pour conclure :

En aucun cas il ne faut confondre volonté artistique et idéologie, sans quoi nous nous privons de nos moyens de percevoir l’art de manière spontanée, de tout notre être…

Toujours le même principe donc, et c’est rassurant en fait. Il n’y a rien à « interpréter » dans les films de Tarkovski. Il ne fait pas appel à l’intelligence du spectateur, sa compréhension, mais à ses sens, sa mémoire.

Aucun « symbolisme » chez Tarkovski.


Paul Valéry cité par Andreï Tarkovski

Tarkovski citant Paul Valéry :

Seul atteint à la perfection celui qui renonce à tout ce qui  mène vers l’outrance délibérée.

Tarkovski se sert de cette citation pour évoquer le style épuré de Bresson. Cela peut paraître un peu étrange parce qu’il reste tout de même chez Tarkovski une poésie qui me semble être le contraire de la sécheresse bressonnienne. Le rapport qu’il fait avec le cinéma japonais me paraît bien plus compréhensible. Il parle de sobriété et de modestie, encore faut-il proposer aussi des images qui ont un sens, un mystère, une aura presque. Alors que Bresson n’a jamais cherché, et de moins en moins film après film, à tendre vers la poésie. La poésie pour lui était déjà sans doute dans cette outrance dont parle Valéry.

Autre citation de Valéry  :

Achever un ouvrage consiste à faire disparaître tout ce qui montre ou suggère sa fabrication.

Cette fois Tarkovski dit sa détestation du cinéma expérimental, de l’artiste qui se cherche plus que celui qui trouve. C’est amusant parce qu’il y a le même principe chez les acteurs à qui on apprend à gommer le superflu et à qui on demande de faire plus que de chercher en permanence. Plus drôle encore, lors de son passage aux États-Unis (je cite de mémoire l’anecdote), on organise une rencontre avec Stan Brakhage qui doit sans doute voir en Tarkovski un cinéaste fortement expérimental (justement parce qu’il propose des images poétiques, mais contrairement au cinéma expérimental elles sont comprises dans un récit, et même si le spectateur n’en perçoit pas le sens, elles sont incluses dans une logique narrative que le cinéma expérimental n’offre jamais). Très honoré donc le cinéaste américain propose de lui montrer ses films dans une chambre d’hôtel. Et là, dès le premier film, c’est un drame, parce que Tarkovski s’emporte, disant que ce n’est pas de l’art, de la merde, etc. Brakhage insiste alors comme un petit garçon soucieux de montrer ses colliers de nouilles à Michel-Ange, et chaque fois le cinéaste soviétique s’emporte. On n’aurait jamais vu Tarkovski aussi énervé lors d’une “projection”. Et l’autre chaque fois de continuer : « Attends, le prochain, tu vas peut-être aimer ! ». Pauvre Andreï… Quand l’artiste poète, l’un des grands génies du XXe siècle, rencontre l’un des meilleurs… en partant de la fin… On a donc l’explication ici : Tarko déteste le cinéma expérimental.


Friedrich Engels cité par Andreï Tarkovski

Plus le point de vue de l’artiste est caché, meilleure est l’œuvre d’art.

Va t’amuser après à trouver légitime les assertions critiques prétendant retraduire l’intention de l’auteur.

Un peu plus tard, Tarkovski rappelle une constante, un classique dans la description des grandes œuvres :

Les grandes créations sont ambivalentes et autorisent les interprétations les plus diverses.

En rab, la citation de Tolstoï :

Le politique exclut l’artistique, car pour convaincre il a besoin d’être unilatéral !

En revanche, on pourrait dire que le « politique » constitue un formidable personnage de fiction. Parce qu’en tant qu’individu « excluant » l’art, et donc le doute, la multiplicité des points de vue, l’artifice, et au contraire cherchant l’efficacité du discours de l’instant sans tolérer, en apparence, la moindre inflexion dans son discours, il est un de ces monstres insaisissables, escrocs, subversifs, changeants, qu’affectionnent l’art. D’abord d’apparence inflexible au point de vue et aux idées franches, sur la longueur, l’inconsistance de son discours visant à convaincre ceux qui l’écoutent au moment où ils l’écoutent, tout ça pour ce personnage, forme une matière dramatique insaisissable, infinie, obscure, indescriptible, qui constitue un des meilleurs moteurs de la fiction.

Il n’y a que les monstres qui passent la rampe. Peut-être parce qu’on les craint et qu’on se demande toujours s’ils existent. Et qu’à force de les craindre, on finit par les voir partout. Comme le rêve, la fiction (ou l’art), nous place face à ce dont on a peur, presque pour le transcender, au moins par contradiction, en nous obligeant à réagir face à eux.


Monsieur Levy, ou l’Illusion cosmique d’un demi-matamorien

Commentaire/ critique de La Conjuration des imbéciles, John Kennedy Toole (1980).

CVT_La-Conjuration-des-imbeciles_1137

Il faut reconnaître le talent de John Kennedy Toole à décrire assez habilement certaines situations, à faire de l’esprit, bref, à se la ramener s’il n’était question que de juger de sa capacité à écrire. C’est assez réjouissant à lire, après tout, aussi étrange que cela puisse paraître, j’y ai retrouvé par certains aspects les qualités d’écriture d’un Céline ou de l’autre JK (on ne rit pas)… Rowling.

Là où j’ai plus de mal, c’est dans la structure et la finalité du tout (la géométrie et la théologie comme dirait l’autre). Si on peut penser, ou espérer, que ce génie caustique puisse servir à démolir ou dénoncer la bêtise humaine, ce n’est pas seulement à travers quelques répliques bien tournées ou des situations révélatrices qu’on pourrait y parvenir : il faut un but à tout ça. Or de but, il n’y en a pas. JK Toole lance les situations comme elles viennent, dépeint les trajectoires de plusieurs personnages typiques de sa ville, à la manière presque d’un Robert Altman, façon chronique dépaysante et absurde, sauf qu’il semble amorcer un récit initiatique (inspiré ou pas par Cervantès), et on quitte alors la chronique pour une quête décousue, plutôt répétitive voire immobile, engourdie, ou qui devient même souvent carrément vociférante, gesticulatrice, pour en cacher l’errance véritable. Au point qu’on pourrait se demander si JK Toole ne tombe pas dans ce qu’il semble dénoncer à travers son personnage, le manque, donc, de théologie et de géométrie. Tout cela est un peu trop foutraque pour mener quelque part. On l’adapterait au cinéma qu’on serait proche des comédies lourdingues que Ignatius exècre, ou, au hasard, de la série Roseanne avec John Goodman : de l’insolence, pour se défouler un peu, et tout redevient dans l’ordre. Et encore, il y a sans doute plus de géométrie chez Doris Day que chez JK Toole. Parce qu’on compare parfois Ignatius à Don Quichotte, j’y verrai plutôt une apparentée avec Matamore. Ignatius en présente les mêmes limites. Matamore est drôle quand il se vante, quand il fait le récit de ses exploits, quand il délire et que ça reste du vent. Mais qu’on le voit alors à l’œuvre (et ce serait difficile) et on serait obligé de le prendre au sérieux parce que si Don Quichotte ne fait pas de mal à une mouche, Matamore (et donc Ignatius) est bien capable, peut-être pas de bousculer les astres comme il le prétend, mais, du pire… Ignatius est drôle en écrivaillon raté et prétentieux dans sa chambre à vomir sur le monde ; il l’est encore quand il se chamaille et braille sur sa mère, parce que la violence ne peut être que feinte quand elle passe, encore, qu’à travers la langue (on reste dans l’humour screwball, où la suggestion fait tout, où l’opposition de style fait mouche parce qu’Ignatius et sa mère, c’est drôle comme une bonne comédie du remariage entre mère et fils) ; il l’est encore, drôle, en emmerdeur professionnel, en employé médiocre (surtout en vendeur de hot dog), en spectateur de show TV ou de cinéma outré de ce qu’il voit ; et il l’est enfin quand il correspond avec sa libérale dulcinée (même principe d’oppositions extrêmes). Car Ignatius est un fat, dans le sens théologique du terme (non géométrique), et c’est là seulement où il fascine et où on peut garder de la sympathie pour lui. Que lui, l’hippopotame, dise pouvoir foutre un tutu et faire la leçon à des petits rats, et on rit ; mais on rira moins s’il met à exécution ses prétentions, comme un gag qui s’éternise ou se répète. Là où ça devient franchement lourd et moisi donc c’est quand les prétentions viennent à se faire aussi grosses que le prétentieux : Ignatius en Spartacus ou en Fletcher Christian ça ne le fait déjà plus du tout.

Parce que si Don Quichotte nous amuse dans ses périples picaresques, on le suit avec plaisir, ou avec bienveillance, parce qu’on le sait à la fois fragile et plein de bonnes volontés : on rira de ses malheurs, de sa crédulité, de sa douce folie… Ignatius, c’est tout le contraire, c’est un fou, mais un fou furieux ; quand son agressivité se limite à un babillage précieux et savant, on s’amuse de l’écart entre ce qu’il prétendrait faire et, ce qu’on sait, n’arrivera jamais : c’est Matamore mettant à ses genoux les Titans. Mais s’il s’arme d’un sabre en plastique et mène des révolutions, ça en devient con et superficiel. Parce que tout à coup ce n’est plus Ignatius qui part à l’abordage des cons, c’est JK Toole, et ce faisant, se ramasse comme son personnage. La prétention, pas l’action. Là où on entre en empathie avec Don Quichotte, à travers sa fragilité, on ne peut pas en faire autant avec un Ignatius qui, lui, s’en prendrait sans honte à la veuve et l’orphelin. Si certaines diatribes peuvent amuser parce qu’elles ont quelque chose de juste, ou montrent à quel point, comme Don Quichotte, il est à côté de la plaque, d’autres, quand elles ne servent plus qu’à fuir ses responsabilités sont carrément lourdingues s’il n’y prend jamais conscience au fil du récit et ne se contentera jusqu’à la fin qu’à fuir et à médire le monde. S’il parlait plus et agissait moins, voilà qui ce qui en ferait un personnage redoutable, un monstre d’aigreur et d’intelligence qu’on se prendrait à aimer, et à défendre. Or, trop souvent, Ignatius se fait lourd. Parce que lui ne se bat pas contre des moulins.

Le récit s’enclenche avec un accident de la route après quoi le brave homme devra aider sa mère à rembourser les dégâts : il lui fait trouver du travail, lui, le génie oisif et incompris. On aurait pu penser qu’il y aurait alors une évolution, presque initiatique, chez le personnage, que cet accident devienne en quelque sorte la faute initiatrice d’un mouvement, l’événement le poussant dans sa quête, celle qui lui ferait prendre conscience de ses propres torts, de ses erreurs… Le génie, il aurait été là. En plus d’être brillant et drôle, il aurait fini par être réellement touchant en trouvant sa voie. En ne voulant qu’être drôle, et surtout en s’agitant comme un zouave et en retournant toute la ville derrière son passage, on ne voit plus que des gesticulations et des braillements. C’est l’affreux Bibendum de SOS Fantômes. Si les cinquante premières pages sont longues à se mettre en place, il reste encore une autre cinquantaine avant la fin qui est un supplice. Toole aurait gagné, au moins, à raconter certains de ces méfaits (par Ignatius ou par d’autres) au lieu de les décrire. On serait resté dans ce qui fait la saveur du roman, le récit, l’évocation. Certes il n’aurait été plus seulement question de prétention parce que notre monstre matamoresque se serait mis en branle, mais justement, ça aurait été un moyen, à nouveau, de travestir la “réalité” pour en grossir les traits, les exagérer, à travers la langue, le récit, le mensonge… On aurait alors recentré le roman sur la perception excentrique du monde que se fait Ignatius, et sa folie aurait été supportable, car inoffensive.

En réalité on serait presque en droit de nous demander si le véritable héros du roman ne serait pas M Levy dont la trajectoire prend un sens qui me semble moins futile et lâche que celle d’Ignatius. Si l’odieux gros lard finit comme il a commencé, c’est-à-dire à se foutre de la gueule du monde, à chercher à échapper à ses responsabilités, et tout ça laissant en plus l’impression de finir en happy end sur lequel le bonhomme serait le premier à vomir (si on est conciliant on pourrait y voir une fin digne du Lauréat), M Levy, lui, non seulement fait preuve de compréhension à son égard (c’est le véritable philosophe de l’affaire), mais en plus il reprend foi en son travail, semblant vouloir se détourner de son confort oisif pour une ambition juste et mesurée à mille lieues de celles de l’ignoble Ignatius ; et cela non pas dans un détour épilogique qui pourrait laisser penser que l’entrepreneur désintéressé des affaires dont il a hérité puisse tout à coup devenir le chef d’entreprise modèle qu’il n’a jamais été, mais bien parce que sa réussite et son désir de reprendre les affaires en main ne seraient rien d’autre qu’un doigt d’honneur adressé à sa femme qui n’attend qu’une chose, qu’il se plante. Qu’il y parvienne, c’est de la péripétie accessoire, comme toutes celles que nous propose Toole dans toutes leurs largeurs : parce que ce sont bien les prétentions, les volutes de fumée, qui importent ; les mettre tout à coup en scène, c’est patauger dans ses contradictions et se vautrer dans la vulgarité. Le voilà donc l’honnête rebelle de cette histoire. Celui qui finit par affronter les emmerdeurs en face. Ignatius, tout brillant qu’il est, est, et restera, l’emmerdeur qui emmerde le monde merdique. C’est une usine à gaz d’idées savoureuses et replètes : ça tourbillonne, ça tourbillonne, et ça finit coincé dans un engorgement pylorique pour ne jamais prendre forme et consistance… Il ne se sert de sa prétendue intelligence que pour manipuler son monde et n’apprend donc rien de ses expériences : qu’il manipule les foules, les passants, ses employeurs, sa mère, il finira dans la même logique sans avoir changé d’un gramme en se servant opportunément de sa donzelle libérale pour s’échapper du merdier qui l’attend. Odieux envers sa mère, manipulant sa petite amie, rechignant à affronter ses responsabilités, Ignatius reste un Ubu inflexible incapable d’apprendre de ses expériences, un Matamore dont on ne peut plus rire, bref, un enculé, et c’est probablement bien la seule raison théologique qui le tirbouchonne tant à l’intérieur.

Reste l’écriture, le génie épars qui occasionne quelques instants de grâce linguistique. Et là, même si on peut regretter qu’à la traduction, il n’en sorte qu’une transcription évasive, notamment en transposant les différents accents de la Nouvelle-Orléans dans un français parigot certes efficace mais forcément pâlot, on ne peut que louer l’essentiel qui me semble-t-il (du peu de ce que j’en ai vérifié) reste une traduction quasi littérale, respectant l’habileté de l’auteur et de son personnage principal à inventer des tournures souvent épithétiques ou périphrastiques, autrement dit en jargonnant pour jouer des contrastes, et divertir le lecteur en l’incitant à comprendre les allusions ou les circonvolutions, rarement finaudes, mais follement excessives, et c’est bien là l’intérêt de la chose. Mais comme tout est mesure en art, il faut parfois aussi doser ses propres limites… ou du moins savoir les placer. Si le monde manque de théologie et de géométrie selon Ignatius, il semblerait bien aussi que ce soit tout le problème de l’auteur. Finalement, le suicide de l’homme posthumisera l’auteur en donnant un sens à ce qui en était dépourvu… Là où Toole se serait perdu en gesticulations habiles mais vaines pour vendre, et confirmer son talent plein de promesses, ne reste que l’évocation d’un génie que le monde n’aurait su entendre… JK Toole n’a pas eu comme son personnage à mettre à exécution ses pataudes prétentions, on les imagine à sa place. La tragi-comédie qu’il a été incapable de construire dans son roman, il y a mis un terme, comme Ignatius, en s’embarquant dans une voiture. Il ne savait pas plus que lui où il allait ; nous, on sait. Les artistes, c’est comme les mouches ; on ne les apprécie jamais autant que quand ils tombent. Encore faut-il qu’il reste quelqu’un pour lire leur épitaphe. Les éloges funèbres, prétendent toujours, travestissent la réalité, voilà tout ce qu’on pourra jamais trouver de plus théologique et de géométrique en ce monde.

BzzzzZZzzzzzzz
(Je suis une mouche. Non, ce n’est pas ça.)


La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (1984), Glen Cook

La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (150)

L’univers n’est pas inintéressant mais c’est plutôt mal exploité. L’écriture paraît au premier abord efficace avec une bonne densité d’action, des descriptions habiles, un vocabulaire nourri et une bonne dose de mauvais “garçons” ; seulement tout ça cache mal l’inanité de la quête (ou mission) et surtout le développement du bousin dramatique.

Aucune structure. Un canevas qui s’étire mollement tel un chewing-gum sans fin. Pertinence douteuse du choix des scènes (de choix en fait il n’y en a aucun, c’est raconté comme… « des annales », au jour le jour, sans relief, sans ellipse). L’auteur pourrait changer ou couper la plupart des “scènes” ça ne changerait rien à l’affaire, tout est interchangeable (or l’idée d’un canevas réussi donne l’image d’une pyramide inversée ou d’un château de cartes ; on enlève une pièce et tout s’effondre — ça reste une impression, en réalité c’est sans doute rarement le cas).

Parce que des objectifs, des enjeux, on les a jamais en tête, ce qui rend la lecture plutôt laborieuse. On avance de bataille en bataille, et pour meubler les longues soirées, on enfile les scènes de parties de cartes… Le jeu de cartes pourtant, ça devrait faire tilt, c’est signe qu’il ne se passe rien… Toutes les situations semblent ainsi se ressembler : soit on attaque, soit on se repose et on papote.

Des personnages et de la densité donc, mais ça lasse très vite comprenant que ça mène nulle part et que la maîtrise dramaturgique laisse à désirer. La structure, c’est l’armature première d’un récit ; il ne suffit pas d’imaginer un univers, il faut le mettre en scène à travers une histoire qui répond souvent à des règles simples, vieilles comme le monde (même dans un premier tome on doit trouver un semblant de structure avec un début, un milieu et une fin). Sans structure, le roman donne l’impression d’avoir été vite pissé et improvisé, écrit au jour le jour et vite consommé. Pas ce qu’il y a de mieux pour captiver un lecteur médiocre comme moi.