
L’exclusion des interprétations, les références légitimes et les références fautives, ça ne fait pas très woke.
On s’étripe sur le sexe des anges autant sur une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques que sur un film. Certains (les premiers) commentaires ont vu dans la séquence intitulée Festivité avec Philippe Katherine une représentation queer de la Cène, d’autres (qui se présentent comme érudits clouant le bec aux premiers) prétendent qu’il s’agit d’une référence aux Festins des dieux de Jan van Biljert.
https://x.com/LIndeprimeuse/status/1817225228054884802
https://x.com/celinepinson/status/1817266152600670468
Je vais tous les mettre d’accord. Le principe de l’art et de la création, ce n’est pas de faire référence à une œuvre unique et de jouer à un jeu des sept erreurs, c’est de mixer les références, multiplier les références quand elles sont possibles ou souhaitées, et forcer les interprétations, soit pour que chacun puisse s’y retrouver, soit pour opposer les versions. Comme ici. Comme dans un film plein de références, le public se dispute les interprétations en niant aux autres la légitimité de la leur.
Toutes les interprétations sont légitimes. Ce qui n’est pas légitime en revanche, c’est de nier la possibilité d’une interprétation de se faire.
En plus de ne pas comprendre le principe de la multiplicité des interprétations dans l’art, tous, en cherchant à imposer leur vision, semblent refuser de suivre une des leçons évidentes du spectacle (mais peut-être que je surinterprète) : la mixité et la fraternité.
On a vu Aya Nakamura prendre part à un numéro avec la Garde Républicaine. C’est un symbole d’union, mais aussi de mixité. La cérémonie était baroque. Au sens premier du terme. Ça part dans tous les sens, on mêle les genres, on multiplie les outrances, et l’on marie l’improbable.

Lors de cette scène avec Philippe Katherine, pardon, mais ce n’est pas que deux tableaux qui se superposent ou se disputent les interprétations possibles. C’est aussi un podium sur lequel défilent les mannequins et donc une référence à la capitale de la mode. Le personnage au centre, c’est à la fois Jésus ou Apollon si l’on veut, mais c’est aussi un DJ (référence possible à la French touch musicale) : il ne faut pas regarder que les postures ou les costumes, mais aussi le matériel. C’est également une piste de danse sur laquelle sont mêlées des danses populaires d’hier et d’aujourd’hui. Et enfin, dernier symbole fort, c’est un pont (la passerelle Debilly).
La référence à la Cène joue encore sur « différents tableaux » : le terme de « scène » est celui bien sûr de « Seine » au-dessus de laquelle la « scène » se joue.
Pour finir d’être convaincu par cette polysémie recherchée et assumée du spectacle (comme tous les spectacles, comme toutes les manifestations d’art à différents degrés), il suffit de regarder les autres tableaux (au sens théâtral) du spectacle. Outre cette séquence sur le pont, le spectacle est traversé par un personnage mystérieux, masqué, autant influencé par des personnages de romans populaires ou de l’imaginaire français (et plus particulièrement parisien) comme Belphégor, Le Fantôme de l’Opéra, Fantômette, Le Hussard sur le toit, que par des personnages historiques (la traversée de la Seine sur un cheval mécanique semble faire référence à Jeanne d’Arc, car le figurant qui remettra bientôt le flambeau à Zidane est devenu une femme). Selon le concepteur du spectacle, Thomas Jolly, c’est aussi une référence à la déesse du fleuve, Sequana (lien). Le personnage porte par ailleurs un casque d’escrime. La mixité et la multiplicité des références sont donc ici à nouveau claires. Il n’y a pas plus de référence unique à ce personnage qu’au tableau queer, festif et païen sur la passerelle Debilly.

Même chose avec le numéro de Lady Gaga reprenant Mon truc en plumes de Zizi Jeanmaire. La costumière à l’antenne expliquait que la chanteuse américaine s’était reconnue dans le parcours de la meneuse de revues et chanteuse française. Et si, souvent, créer, c’est jouer à travers des associations d’idées, l’idée ici était non seulement de rapprocher Lady Gaga de sa cousine « à plumes », mais d’illustrer le fait que les marches menant aux quais de la Seine pouvaient se changer en marches de revues dont Paris fait un usage massif dans les cabarets. Cela fait partie du folklore de la Ville lumière (Moulin Rouge, Lido).
Autre mariage (ou travestissement, ou transformation, ou association d’idées) surprenant, celui de la comédie musicale Les Misérables, associée au tableau La Liberté guidant le peuple, à la chanson révolutionnaire « Ah ça ira » chantée par Marie-Antoinette (ou sa tête tranchée), avec la Conciergerie de Paris où la reine a été emprisonnée et la musique hard rock de Gojira qui reprend le chant révolutionnaire en compagnie de la chanteuse lyrique Marina Viotti et qui se transforme bientôt en extrait de Carmen. Là encore, les références sont multiples, et c’est la mixité, la diversité qui sont honorées. (D’autres références sont présentes.)

On voit ensuite une sorte de tableau évoquant la création cinématographique française, des frères Lumières à Méliès, jusqu’à l’école des Gobelins ou autres écoles d’animation françaises actuelles, représentées par les Minions (rappelant les raisons de la renommée de la Joconde, plus œuvre pop de l’histoire du XXe siècle que chef-d’œuvre reconnu avant son vol au Louvre).
Cessons donc l’exclusivité des interprétations et le mépris du regard de l’autre. La réussite de ce « tableau » sur la passerelle Debilly, c’est justement qu’il est fait pour être ouvert à toutes les interprétations/compréhensions et qu’il est surtout le support de nombreuses références possibles. C’est un principe de la créativité majeur : on crée à travers la transformation d’objets déjà connus, on les travestit, les transforme, les marie à d’autres, on joue par association d’idées, certaines références deviennent alors évidentes pour le spectateur, d’autres le sont moins, d’autres encore finissent, au fil du temps, par se perdre, et tout cela se discute, se dispute. L’histoire de l’art et de l’interprétation se nourrit des provocations, des scandales ou des interprétations fausses et injustes.
Parce qu’au fond, qui dit que la disposition des personnages de Jan van Biljert pour son Festin des dieux ne soit pas elle-même une référence à celle du tableau de Léonard de Vinci ? Ce type de disposition autour d’une table était commune dans les tableaux de la Renaissance.
Petite adresse en direction de l’extrême droite : le spectacle de Thomas Jolly est baroque. Le baroque est un genre éminemment lié au catholicisme. Ses excès étaient une réponse à la sobriété prônée par les réformistes. Vous pouvez ne pas apprécier le baroque, mais le baroque fait partie de l’histoire de l’art catholique. Les œuvres du « patrimoine » que vous appréciez tant contiennent souvent des éléments tout aussi outranciers que lors de ce spectacle.
Enfin, peut-être tient-on là, avec cette disposition de personnages réunis à une table, une référence ultime qui aurait échappé à tout le monde, trop occupé à s’étriper sur le sexe de Katherine : après le symbole du podium, de la piste de danse, du pont entre les cultures et les genres, après la référence à la Cène ou au Festin des dieux, n’y honore-t-on pas tout simplement ici un art qui fait aussi la renommée de la France ?… La table. La cuisine. Le tableau s’intitule : Festivité. On y fait la fête. L’art de la gastronomie, c’est celui de mêler les ingrédients. L’art de la table, c’est celui de recevoir et d’accueillir. La France est connue pour savoir recevoir ses convives, et ses habitants le sont pour passer des heures parfois autour d’une table. On n’y fait pas que manger. En France, autour d’une table (aux usages mixtes), tout le monde est le bienvenu.
Bienvenu. Nu. Ou habillé.
Tableaux de la Cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, Thomas Jolly | CIO, France Télévisions
