Airport, George Seaton (1970)

Note : 3 sur 5.

Airport

Année : 1970

Réalisation : George Seaton

Avec : Burt Lancaster, Dean Martin, Jean Seberg, Jacqueline Bisset, George Kennedy, Helen Hayes, Maureen Stapleton

Je continue le petit jeu des correspondances. Regarder des films devenus mineurs au fil du temps tout en sachant qu’ils avaient eu du succès à l’époque où ils sont sortis, cela permet de renifler l’air du temps, comprendre le va-et-vient des modes, l’usage des studios, assister à l’apparition de techniques devenues obsolètes. À Hollywood, peut-être plus qu’ailleurs, la production de films s’apparente à des mélanges de concepts, d’idées et d’approches dont le but serait d’en faire ressortir une recette capable de les arranger au mieux pour vous assurer le succès. « Rien de personnel » pourrait être la devise de Hollywood, et cela, même quand le Nouvel Hollywood tentera d’imposer l’auteur au centre de tout le système (ils n’y arriveront que partiellement).

Qui est George Seaton ?… On s’en moque, mec, retourne voir Easy Rider. Parlons plutôt de Airport. Le produit, celui qu’on offre au public en espérant qu’il lui convient et en redemande ; le produit « Airport », l’assemblage final issu d’une recette qui fera des petits.

Dans les deux années qui précèdent Airport, par exemple, le split screen venait de faire son apparition au cinéma grand public avec L’Affaire Thomas Crown et L’Étrangleur de Boston. Dans le premier film, le procédé servait à illustrer des séquences non essentielles ; dans le second, c’était pour mettre en scène, dans le même cadre, un montage alterné. Le procédé se justifie par les multiples séquences au téléphone, à l’interphone ou aux communications entre avions et contrôle au sol. Sans le retour au premier plan de cet ingrédient, le split screen, il est assez probable que les producteurs auraient renoncé à adapter le roman dont est issu le film face à l’impossibilité de réunir dans un même lieu tous les protagonistes. On aurait par ailleurs sans doute jugé à l’époque que tout un film fait de champs-contrechamps par téléphones interposés et de voix hors-champ aurait été insupportable. On a vu par la suite que le public pouvait très bien s’accommoder d’un rythme soutenu et que ça pouvait même participer à augmenter artificiellement le rythme et l’intensité d’un film. On mettra rapidement le split screen de côté, mais au moins ici, l’usage qui en est fait paraît justifié et remplit sa mission de simplification narrative.

Le film a eu un immense succès (même au sein de la profession : le film aura de multiples nominations aux Oscar) et, tout comme Colossus, bien que les deux films ne puissent pas être considérés comme de véritables films catastrophe (encore innocents face aux effets qu’ils produisaient sur le public, les films n’ont pas un récit entièrement dédié à la « catastrophe » : il faut attendre la dernière demi-heure de Airport pour voir la bombe exploser, et Colossus prend un détour romantique plutôt inattendu et envahissant pour un spectateur habitué aux codes du film catastrophe), ils donneront le ton pour les années suivantes et les deux films serviront de modèle (parmi d’autres) avant que les différentes productions se lancent dans une surenchère et qu’on parle alors véritablement de « films catastrophes ». Les années 60 avaient connu une surenchère au niveau des névroses et des cas psychiatriques au cinéma ; les années 80 verront la fantaisie se développer ; et les années 70 suivront le même principe de mode et mettront la catastrophe et la paranoïa au cœur d’une majorité de films.

Les films dans lesquels sont réunies une ribambelle de stars parfois sur le retour, ce n’est pas nouveau, en revanche, on peut s’amuser à repérer certains « modèles » ou « codes » que le film pourrait avoir inspirés. Le film de terroriste n’est pas nouveau (les attentats sont alors plus volontiers politiques, voire parfaitement « gratuits » comme dans La Cible, même si je ne suis pas sûr que les années 60 des Kennedy aient été aussi prolifiques dans ce domaine que la décennie suivante), mais jusqu’au 11 septembre, le film de terroriste spécifiquement lié au monde de l’aviation offre presque toutes les garanties du succès et verra pas mal d’occurrences au cours des décennies suivantes. Cela se vérifiera surtout quand les films d’action prendront le pas dans les années 80.

Airport est tout autant un film « catastrophe » devant faire face aux éléments de la nature qu’un film de terroriste (même si on ne l’appelle pas ainsi dans le film, il s’agit plus d’un déséquilibré), j’ai été ainsi étonné pendant le film de voir les nombreuses correspondances avec le second volet des aventures de John McClane dans Die Hard 2 sorti vingt ans plus tard. Moins évident, j’y ai trouvé également des correspondances avec le début de L’Empire contre-attaque. J’ai souvent relevé que Lucas aimait reprendre des codes ou des ambiances des succès passés (Ice Cold in Alex, Les Canons de Navarone, Sierra torride, etc.), et on retrouve la tension du contrôleur aérien, l’urgence et l’ambiance neigeuse dans les deux films… Au temps de THX, le réalisateur aurait sans doute adopté le split screen, mais ayant compris depuis l’échec de son premier film qu’il fallait cesser toutes les expérimentations narratives pour les laisser aux seules techniques d’imagerie et qu’il fallait adopter un récit le plus transparent possible, voire « classique », il ne cédera pas au procédé, mais je pense qu’en 1980, on était déjà complètement venu à bout du procédé (en bon amateur de Kurosawa, Lucas gardera les seuls volets de transition entre les séquences, mais on est loin de l’expérimentation ou de l’effet superfétatoire).

Voir ce genre de films, énormes succès d’époque, ayant eu une influence sur la production sans doute jusque dans les années 80, cela est toujours intéressant tant ils aident à relativiser les penchants et les goûts du public actuel. Rien n’assure que les succès d’aujourd’hui les aident à rester plus dans les mémoires des spectateurs ou dans l’histoire que d’autres films plus confidentiels. On revoit toujours les œuvres en fonction de ce qu’il advient des modes et des goûts du public par la suite. Peu importe, me direz-vous : l’essentiel pour les studios est surtout d’amasser le plus de recettes au moment de la sortie du film.

Sur le film en lui-même (au-delà de ce qu’il représente dans l’histoire du cinéma), assez peu de choses à noter, sinon la jolie performance de quelques actrices : Helen Hayes, en vieille chapardeuse qui assure les parties comiques du film, et dans un genre beaucoup plus mélodramatique, Maureen Stapleton, interprétant la femme de l’homme désespéré cherchant à se faire sauter dans l’avion.

Cette manière de filmer avec un grand nombre de locations tout en sortant rarement des studios commence à montrer ses limites. On voit bien qu’un tel film réclame le plus de réalisme possible, pourtant, on trouve encore un moyen (sans doute par facilité) de nous sortir de la neige artificielle et l’ensemble des plans à l’aéroport ainsi que ceux dans l’avion semblent avoir été reconstitués en studio… On imagine le budget colossal que cela implique, et bientôt il deviendra moins cher de se déplacer sur des lieux réels, même publics, et de privatiser les lieux le temps d’une ou deux séquences. (Autre avantage des tournages « on location » : la possibilité de multiplier encore plus les types de décors, une recette qui avait fait ses preuves avec les James Bond et qui est toujours d’actualité, de Mission impossible aux films de la série Jason Bourne…)*

*Sur ce sujet, lire Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain


Airport, George Seaton (1970) | Ross Hunter Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1970

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Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack (1968)

Le Plongeon

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Swimmer

Année : 1968

Réalisation : Frank Perry, Sydney Pollack

Avec : Burt Lancaster

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Réponse à Renaud/Morrinson (Je m’attarde) concernant l’interprétation du film :

Je pense que toutes les interprétations sont possibles, c’est l’intérêt de la chose presque. Je ne me rappelle d’aucune idylle par exemple (sauf avec la blonde baby-sitter — qui n’apparaît pas dans la nouvelle, je crois), et je doute que tout cela ne soit qu’un rêve. Je n’ai pas non plus pensé à un récit passé > présent. Pour moi, il s’agit bien d’une journée complète, on ne sait pas d’où il sort, et ce passé auquel il court, ou plonge, il le retrouve à travers ses rencontres, mais bien au présent, après sans doute un traumatisme ou quelque chose de ce genre. Je l’ai vu comme un type qui après une séparation ou une tragédie personnelle, après un séjour à l’asile, serait peut-être sorti, aurait perdu la mémoire, et se repointerait chez lui comme si de rien n’était en ayant oublié les dix dernières années de sa vie, et en devant alors faire face aux réactions médusées des gens qui l’ont connu.

Ça me semble évident, mais c’est peut-être parce qu’il m’est déjà arrivé de rêver ça : me retrouver là où j’avais vécu gosse, comme un point zéro marquant, avec tes habitudes, où tu voudrais bien revenir, mais où tu sais que tu ne pourras jamais.

Il y a un petit côté Alzheimer chez lui et, dans mon interprétation, c’était bien quelque chose de pathologique, une amnésie, liée très probablement à un traumatisme, une dépression, etc. Ensuite, ce n’est qu’une interprétation ; encore une fois, l’intérêt du film, c’est que rien n’est explicité et que chacun peut se créer sa sauce interprétative. Si quelqu’un explique le film en ayant tout compris et en imposant une seule version possible (je ne me rappelle plus très bien de ce que dit Thoret, mais c’est probable qu’il ait envie une nouvelle fois d’expliquer, trouver des symboles vaseux, etc.), ça n’a plus d’intérêt. Ça fait partie de ces histoires, presque mythologiques, qui deviennent universelles en en disant assez sur la vie et le monde tout en gardant une part de mystère. Il est normal alors que ça ne touche pas forcément certains spectateurs puisque c’est comme une boîte vide : si on n’y amène rien, si ce qu’on y voit ne nous inspire rien, ça sonnera… vide. Mais si on s’y laisse entraîner, si on commence à y venir avec ses propres bagages émotionnels, son histoire, ses peurs, ses obsessions, et qu’on y trouve toujours un écho dans le film, la boîte vide s’est remplie, et chacun aura une boîte différente. C’est le génie de l’art, capable de s’adresser à tout le monde, parfois, tout en s’adressant spécifiquement à chacun, comme un effet de miroir. Il suffit que l’angle donné ne soit pas le bon et on ne s’y reconnaît pas.

Thoret s’y est sans doute très bien vu et vu son imagination, sa capacité à voir des symboles, des références ou des révolutions partout (ou des intentions — surtout là où on peut difficilement parler d’auteur), c’est compréhensible qu’il adore le film et le mette au même rang que Le Lauréat. Il n’aurait pas tout à fait tort d’ailleurs. Quelle que soit l’interprétation que lui en fait, on ne peut pas nier que les deux films ont une approche “européenne” du cinéma (influencé par Blow up, je crois surtout). C’est-à-dire que tout à coup, les histoires n’avaient plus peur d’exposer l’ombre des choses, les mystères, l’incompréhensible, ou pour revenir à Antonioni, l’incommunicabilité. Toutes les années 70 seront sur ce même ton jusqu’à ce que Spielberg et Lucas y mettent un terme.

J’apprécie souvent ce genre d’histoires a priori absurdes qui refusent toute explication, sorte de machin existentialiste qui ne ressemble à rien, parce que ça me semble être un regard à la fois particulièrement déformé et pourtant si vrai de la réalité (Shakespeare ne disait pas autre chose, par exemple, déjà, tout comme Calderón avec La vie est un songe ou Cervantès à la même époque). Et ça, au XXᵉ siècle, ça a été pas mal transmis en France en tout cas par le théâtre de l’absurde. En attendant Godot, c’est tout aussi bizarre, existentiel et sans explications possibles. Pour reprendre le titre d’un machin de Peter Brook : tu as un espace vide, et c’est à celui qui regarde de le remplir, grâce aux suggestions de la scène ou de l’écran.


Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack 1968 | Columbia Pictures, Horizon Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1968

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Jugement à Nuremberg, Stanley Kramer (1961)

Deux murs impairs à Nuremberg

Jugement à Nuremberg

Note : 4 sur 5.

Titre original : Jugement at Nuremberg

Année : 1961

Réalisation : Stanley Kramer

Avec : Spencer Tracy, Burt Lancaster, Richard Widmark, Marlene Dietrich, Judy Garland, Montgomery Clift, William Shatner

Difficile de juger des individus au nom de tout un peuple. La culpabilité est au centre de tout. La culpabilité de tous ; toutes les formes de culpabilité. Il n’y a pas les monstres coupables et les autres. Dans un grand tourbillon d’irrationalité et de cynisme, chacun a sa part de culpabilité justement parce qu’on se cache derrière la masse, l’impunité ou l’ignorance. Mais ceux qu’on désigne comme les coupables le sont parce qu’ils le sont par la justice du vainqueur. Toute condamnation est vaine, mais il n’est pas vain pour autant de juger pour, au moins, poser toutes les questions inhérentes à cette culpabilité. Autrement, on manquerait la déclaration si essentielle du personnage de Burt Lancaster… Impossible de rationaliser l’irrationnel ; impossible de vouloir déterminer des vérités dans autant de complexité. Impossible de juger l’histoire et les hommes qui l’ont faite. Le TPI n’existait pas encore. Les accusés ont été jugés par une cour US. Le personnage de Richard Widmark, procureur militaire, en vient à se demander à quoi peut bien mener une guerre…

Autre point intéressant, l’insertion de la realpolitik au milieu d’un jugement. Le juge montre son indépendance… On en vient à penser qu’aucune cour n’a de légitimité et de compétence pour juger des individus une fois l’histoire faite. Ça rejoint une idée à la mode : ce ne sont pas les lois qui déterminent ce qu’est l’histoire. Ce ne sont pas aux États de déterminer l’histoire, mais aux historiens. Les États-Unis l’ont bien compris. La realpolitik, c’est donner le change : on monte une cour pour juger, on se donne ainsi le beau rôle, après tout on a gagné la guerre, et le criminel de guerre sera toujours celui qu’on a vaincu… Mais reconnaître un tribunal international qui aurait une autorité supérieure aux États, pourrait aller contre ses intérêts ? Ça non. Mieux vaut toujours être à la place du juge. Si on veut gagner, il faut choisir son terrain de bataille, et parfois ses juges. On pourra toujours faire croire ensuite que juger un juge a un sens. Ce n’est plus de la Justice. C’est la vérité du plus fort, la loi du vainqueur. Aucune valeur universelle. Coupables ? Bien sûr. Comme tout le monde. Et le degré de culpabilité est soit indéfinissable, soit impossible à déterminer. Comment juge-t-on la conscience, les états d’âme, la folie, l’irrationnel, la peur, la connivence, le préjugé ? Cela s’applique au fond pour tout jugement, qu’il soit celui des monstres, des criminels de guerre ou des voleurs de pomme : la question ne pourrait être que « coupable ou pas coupable ? ». Mais on n’a rien d’autre à proposer. Juger, c’est trancher ; c’est donc sortir de l’impartialité d’une justice supérieure et rêvée. La justice n’est jamais juste, elle fait comme si, et on fait avec. La vérité, c’est plus un nuage de glace sur un strudel qu’une tranche de strudel. On la saupoudre à la surface des choses, et quand on y goûte, elle n’est déjà plus là.


Jugement à Nuremberg, Stanley Kramer 1961 | Roxlom Films Inc


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Les Indispensables du cinéma 1961

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Tables séparées, Delbert Mann (1958)

Tables tournantes

Tables séparées

Note : 4 sur 5.

Titre original : Separate Tables

Année : 1958

Réalisation : Delbert Mann

Avec : Rita Hayworth, Deborah Kerr, David Niven, Wendy Hiller, Burt Lancaster, Rod Taylor, Audrey Dalton

Adaptation d’une pièce de théâtre, le film reste un huis clos. L’intérêt pour moi du film, ce sont ses décors. Cette pension qui recueille toutes sortes de personnages comme dans un bon Agatha Christie ou dans La croisière s’amuse, avec ce style art nouveau, ces fenêtres, ces tapisseries, ces moulures, ces bibelots… Il y a quelque chose de merveilleux et d’irréel dans ces images : on a toujours une grande profondeur de champ grâce à ces vitres censées s’ouvrir sur l’extérieur, ou ces ouvertures murales transparentes, qui donnent à penser qu’on est à la fois à nu et parfois caché derrière une lampe ou un tableau. Tout à fait l’esprit d’un tel hôtel où on vit pratiquement jour et nuit.

Les personnages sont des archétypes comme on en rencontre fréquemment dans ce genre d’histoires. Les situations restent assez entendues, mais on prend plaisir à les suivre. Surtout avec autant de stars (Deborah Kerr en vieille fille qui se rebelle à 45 ans face à sa mère ; Burt Lancaster en amant cassé par un amour perdu ; Rita Hayworth en femme fatale qui ne demande qu’à être cueillie et à se poser avec son amoureux ; David Niven en aristocrate mytho et solitaire, animé d’une fausse assurance ; Rod Taylor, l’homme de La Machine à remonter le temps et des Oiseaux, en jeune premier ; Cathleen Nesbitt, que je viens de voir dans Si Paris l’avait su…).

La seule critique du film qu’on puisse faire c’est qu’il est trop court. Autant de personnages à développer en 90 m. On aimerait que ça dure un peu plus.


Tables séparées, Delbert Mann 1958 Separate Tables | Hill-Hecht-Lancaster Productions, Clifton Productions, Norlan Productions


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Les Indispensables du cinéma 1958

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Le Vent de la plaine, John Huston (1960)

Jeu est un autre

Le Vent de la plaine

Note : 3 sur 5.

Titre original : The Unforgiven

Année : 1960

Réalisation : John Huston

Avec : Burt Lancaster, Audrey Hepburn, Audie Murphy, Lillian Gish, Charles Bickford

Journal d’un cinéphile prépubère (27 août 1996)

Le jeu d’acteur d’Audrey Hepburn.

Remarquons d’abord le jeu théâtral des autres acteurs durant la scène du repas dans laquelle il est question de mariage, avec des accents presque shakespeariens comme avec le vieux fou. Audrey Hepburn quant à elle parvient tout en restant dans ce style de jeu théâtral à lui insuffler une forme de naturel plutôt remarquable. Elle adapte son jeu malgré tout à la caméra et utilise un procédé technique qui ne la ferait pas passer la rampe au théâtre, le spectateur devant tendre l’oreille ou ayant l’impression d’avoir manqué quelque chose : certaines attaques de ses répliques sont molles, du moins, assez peu accentuées comme elles le seraient au théâtre. Au cinéma bien sûr, l’effet est immédiat et on est comme invités à l’intérieur de l’imagination (supposée) du personnage. Inutile de forcer, chaque intervention semble couler de source comme si les répliques étaient la traduction immédiate de sa pensée. Les mots perdent leur sens littéral et l’acteur fait corps avec la phrase, lui donnant instantanément un sens composé à travers une pensée (une intention, un mouvement), le plus futile soit-elle. Surtout futile. L’acteur semble se désintéresser tout à coup du langage, s’effacer derrière la simplicité des choses. On s’y tromperait en croyant que c’est chose facile : il est affreusement compliqué de trouver le sens premier d’une phrase, son intention la plus précise, et laisser penser finalement au spectateur que tout cela est simple, naturel, évident. La tentation première pour l’acteur à qui on demande de ne pas exagérer ses attaques est alors de tourner autour du sens, de compenser la mollesse de l’attaque en mettant en valeur certains mots…, tout cela bien sûr au détriment du sens général (la situation) et de la simplicité.

Pour Hepburn, ce n’est pas un problème : les phrases vont droit au but, sans heurts, juste avec la musique qu’il faut pour accompagner les paroles et qui est propre à chaque individu, comme à chaque langue (ou accent). Une autre difficulté est d’arriver à s’approprier un langage parfois plus écrit que dans la vie, et surtout une logique qui nous est extérieure. C’est bien pourquoi on insiste parfois sur le fait de « jouer la situation », car c’est la situation qui donne l’intention générale d’un personnage dans une scène. Les éléments capables de modifier cette intention dans une scène sont assez peu nombreux (la difficulté ici étant d’arriver à faire la part des choses entre une forme d’unité de ton, d’humeur, et le risque de s’installer dans un confort étranger à la situation). Arriver à être autant en adéquation avec un personnage et un texte, c’est extrêmement rare dans un style de jeu théâtral qui garde malgré tout certains aspects essentiels de la scène : la principale particularité du jeu théâtral est de montrer, de donner à voir. L’acteur doit offrir un sous-texte visuel, son imagination et son humeur doivent s’exprimer et se donner à voir. Dans cet exercice, Hepburn excelle, le risque pouvant être d’en faire trop (à noter que c’était par exemple le génie de la Callas, qui au-delà de la technique vocale parfaite, savait imprégner des couleurs, des humeurs à ce qu’on peut réellement considérer comme un « jeu » ; mieux, elle donnait à voir la pensée du personnage en amorçant les variations infimes de ces humeurs une fraction de seconde avant de commencer une nouvelle phrase ; rigueur et maîtrise absolues).

Le jeu fabuleux d’Hepburn, sa simplicité, on peut le remarquer dès le début du film où elle est dans le salon avec sa mère. On peut dire qu’elle ne les a pas volés, ses oscars… Les méthodes plus modernes de l’Actors Studio se sont emparées des techniques stanlislavskiennes pour offrir au cinéma un style de jeu qui ne pouvait que lui convenir, dans le seul but d’accentuer encore l’impression de réalisme, l’impression que des événements se produisent réellement sous nos yeux. Mais elles oubliaient quelques détails essentiels : le « penser droit » et l’expression d’humeurs signifiantes. Tout cela pour le seul profit de l’ultra-réalisme. Certes, on peut être impressionné par un personnage qui semble avoir une vie intérieure qui nous est inaccessible, dont les intentions restent secrètes. Bien sûr, comme dans la vie, on cache. Mais si l’effet de réalité est impressionnant, reste que ça peut manquer de sens. Offrir un sous-texte tout en arrivant à être juste, sans trop en faire, c’est une sacrée gageure pour un acteur. Parce que non seulement il participera à créer pour le spectateur cette illusion que nombre de spectateurs cherchent en premier lieu (pour eux, « jouer mal » est pratiquement synonyme de « je n’y crois pas » ou « son jeu est exagéré »…), mais surtout parce qu’il apportera un sens (c’est une évidence qu’un film, c’est avant tout une histoire qu’on raconte, pas l’ambition d’être dans le « vrai », même si, là encore, l’acteur aura toujours la tentation de privilégier le « naturel » sur le sens, soit parce qu’il réagit en spectateur, soit parce qu’il sait que privilégier le sens est beaucoup moins gratifiant, puisque l’on s’efface derrière une logique qui lui est supérieure).

Bref, certains acteurs rien que pour dire « maman, veux-tu du café ? » seraient prêts à soulever la terre entière. Et il faudrait encore les applaudir après ça. Parce qu’un mauvais acteur qui lit pour la première fois le texte et qui voit « veux-tu du café ? » se trouve tout content qu’on lui offre là à peu de frais la possibilité de montrer sa capacité à « jouer vrai ». Et ce même acteur serait pas loin de l’enfant qui attend sa récompense en voyant les réactions des adultes après l’une de ces remarques infantiles. Il y a deux tentations pour les acteurs : l’âne et l’enfant. L’âne, c’est celui de la facilité, celui de refuser de chercher le sens d’un texte et d’une situation et de s’appliquer à tout mettre en œuvre pour refaire ressortir ce sens. Et l’enfant, c’est l’acteur qui s’amuse, qui attend pour chaque réplique d’être félicité. L’un réclame son foin, l’autre un peu d’amour. Les bons acteurs savent lutter contre ça. Voir Audrey Hepburn dire « maman, veux-tu du café ? », ça ne ressemble à rien, ça ne va pas casser trois briques sur la tête à mamy. Et c’est bien pour ça que c’est la marque du génie de l’actrice.

À signaler aussi que John Huston était lui-même acteur, comme la plupart des meilleurs metteurs en scène. Il n’y est donc sans doute pas pour rien quant à la bonne tenue générale des acteurs du film (même si les différentes méthodes peuvent surprendre). Hepburn, dans un western, ce n’était pas si évident. Seulement, on ne lui a pas donné Hepburn, pas l’icône aux yeux de velours, mais une actrice sobrement efficace.


Le Vent de la plaine, John Huston (1960) | Hill-Hecht-Lancaster Productions