
En quatrième vitesse, Robert Aldrich | Parklane Pictures
Evolution des usages dans le cinéma américain visant à filmer une séquence mettant en scène des acteurs placés dans un véhicule en marche
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Table :
Les films en noir et blanc avant la couleur (du cinéma muet aux années de guerre) : le règne de la transparence
- Avant la transparence, on improvise
- La transparence, solution de facilité (on se replie dans les studios)
- Focus sur le début des années 40 avec le basculement progressif vers le film noir et l’occasion manquée d’un cinéma résolument réaliste tourné en extérieurs
Intermède : le néoréalisme
Les films en noir et blanc d’après-guerre (1945-1955) : hésitations, tâtonnement et entêtements
- Les limites du procédé dans les productions d’après-guerre
- La révolution éphémère et inachevée de Gun Crazy
- L’étrange cas de la motocyclette
- L’ère de la modernité et prémices lointaine du Nouvel Hollywood
- Le paradoxe Sabrina
Milieu des années 50 : séries A ou séries B, grosses productions ou petites et moyennes productions, drame ou cinéma de genre, cinéma en couleurs ou en noir et blanc
- La transparence face au défi de la couleur
- La nouvelle approche réaliste dans le film noir
- C’est dans les plus gros pots qu’on voit les meilleures voitures (l’exemple de Ben-Hur)
Fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations à l’heure des nouvelles vagues européennes
1967-1969, le Nouvel Hollywood : révolution des usages & fin progressive des transparences à l’ancienne
——————– Troisième partie ——————–
Milieu des années 50 : séries A ou séries B, grosses productions ou petites et moyennes productions, drame ou cinéma de genre, cinéma en couleurs ou en noir et blanc
La transparence face au défi de la couleur
Carmen Jones (Otto Preminger, 1954)
Cinémascope et couleurs vont-ils enfin venir à bout des transparences ? Rien n’est moins sûr. Les studios ne s’enfermant jamais trop dans des principes et préférant toujours complexifier des dispositifs qui leur permettront de standardiser des usages (c’est toujours le cas aujourd’hui), plus on a de moyens, moins on sera enclin à proposer des dispositifs improvisés, encore moins à partir sur les routes. Si on n’avait rien à attendre en principe de l’adaptation de l’opéra de Bizet au cinéma, on y trouve cependant beaucoup de séquences tournées en extérieur (rappelant étrangement Carmen revient au pays, premier film japonais en couleur tourné en 1951). Les transparences ne sont pas ouf comme on disait à l’époque, mais on s’autorise malgré tout quelques audaces (surtout pour un film musical) qui pourraient bien faire penser à certains films des années… 70.

La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955)
On a précédemment vu que Nicholas Ray avait su se montrer innovant pour filmer des véhicules en mouvement et forcer un effet réaliste, mais comment s’y prendre avec la couleur et le format Cinémascope dans un film mettant en scène des rodéos urbains dans une banlieue de Los Angeles ? Eh bien, en sollicitant surtout l’imagination du spectateur : on multiplie les séquences dialoguées autour de ces véhicules hurlant à l’arrêt, et puisque tourner en extérieur et en couleurs n’a probablement rien d’évident à la fois pour le public et pour une production, c’est déjà une sacrée avancée dans la représentation de la voiture à l’écran. Et pour ce qui est plus spécifique à des plans où Ray n’a en réalité pas trop le choix, les plans sont tellement si peu nombreux que l’effort de contextualisation général du film fait qu’on n’y prête que très peu attention. Là encore, le film prépare à ce que Hollywood produira quinze ans plus tard (on pense ici par exemple à Macadam à deux voies).

Malheureusement, Ray renoncera par la suite au réalisme et manquera le train de la modernité : dès son prochain film, Derrière le miroir, jusqu’aux Dents du diable ou Les 55 Jours de Pékin, il adoptera paresseusement des approches classiques bourrées de transparences colorées.
Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961)
Les années 60 seront marquées par des grosses productions préférant tourner en studio malgré la couleur, si bien que l’écart de perception entre le réalisme qui s’affirme de plus en plus dans les petites productions ou dans les films venus de l’étranger et entre les productions américaines, toujours plus pompeuses, filmées en studio amorcera une défiance du public vis-à-vis des films. Certains appelleront cette mouvance (ou « sable-mouvance ») le « Hollywood décadent ». On peut le noter d’ailleurs dans mes listes d’indispensables : les films américains s’y font plus rares par rapport à d’autres décennies.
Diamants sur canapé n’est peut-être pas encore tout à fait décadent, mais il fait partie de ces films de studio avec grand budget rechignant à se passer d’une représentation factice de la rue (et des automobiles qui vont avec). Sont concernés dans les années 60 (pour le meilleur — le pire était laissé à des films tirant vers le mélodrame comme La Vallée des poupées), si on met à part les films de genre (rarement soumis à des contraintes de cohérences réalistes et de fidélité au monde réel) : tous les films d’Hitchcock, quelques films d’Elia Kazan, de Jerry Lewis, de Billy Wilder, de Blake Edwards, la plupart des films avec Audrey Hepburn ou avec Julia Andrews. Le drame est un genre en fait à la peine lors de cette décennie, justement parce qu’on ne parvient pas à trouver des nouveaux usages de production et de représentation du réel faisant coïncider couleur, grand écran et réalisme (ou décors naturels). Et malgré la concurrence avec la télévision, certains s’y emploient malgré tout : un film comme Une certaine rencontre, de Robert Mulligan, arrive à proposer un drame sans fioritures, avec des stars de l’époque, sans tomber dans l’artifice des décors intérieurs (à contrario, le même Mulligan arrivera moins à dépasser cet écueil en réalisant Daisy Clover). Autrement, les drames n’ont d’autres choix que de continuer à utiliser le noir et blanc (ce qui ne garantit pas l’usage de décors naturels), comme La Rumeur ou L’Arnaqueur.

La nouvelle approche réaliste dans le film noir
En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955)
Aldrich rebat les cartes du film noir en tentant à nouveau un passage en force du réalisme alors que les productions préfèrent passer par l’écran large et la couleur pour fidéliser le public. Le film est connu pour sa brutalité, on y multiplie les séquences tournées à l’extérieur, mais à nouveau, comme Nicholas Ray et l’exemple de Gun Crazy, Alrich plante sa caméra à l’arrière d’une décapotable. Celle-ci n’est probablement pas placée sur la banquette arrière puisqu’il n’y en a pas ; peut-être voit-on ici pour la première fois un dispositif permettant de filmer un véhicule sur la route en le plaçant sur une sorte de remorque. Aldrich propose également un plan de face, et on voit bien que l’arrière-plan n’est pas une transparence.

Les Inconnus dans la ville (Richard Fleischer, 1955)
La même année, Richard Fleischer refuse tout autant l’emploi des transparences. Les séquences dans les rues sont nombreuses et ont un réel intérêt narratif (elles n’ont pas une simple utilité de contextualisation avant de passer à un décor reconstitué en studio) créant un effet de suspense indéniable. Une brève séquence reprend le principe de la caméra placée à l’arrière alors que le véhicule est en marche. Fleischer ne triche pas : le contraste de l’image est élevé entre l’intérieur quasiment plongé dans l’obscurité et la rue ensoleillée du dehors. À la différence d’Aldrich, c’est qu’il le fait en couleurs et en Cinémascope. (Même la séquence du train semble avoir été filmée réellement dans la voiture d’un train traversant le désert.)

Ces deux films tranchent avec les codes « classiques » qui tiennent encore la corde dans les productions hollywoodiennes. Pour La Main au collet, par exemple, Hitchcock n’a aucun souci à multiplier les transparences (même dans Psychose, sorti en 1960, sensé être réalisé avec des moyens de télévision, il ne s’embarrasse pas de ce type de considérations réalistes) ; dans The Long Hot Summer (Martin Ritt 1958), le chapeau de Lee Remick vole à peine au vent dans sa décapotable roulant à toute berzingue.
L’Ultime Razzia (Stanley Kubrick, 1956)
Dans la veine des deux films précédents, Kubrick réalise un film noir réaliste tourné largement à la lumière du soleil. On peut y voir brièvement un plan filmé à l’arrière d’un véhicule qui démarre. C’est bref, mais Kubrick y adjoint la mobilité et le style général du film montre qu’on tend de plus en plus à se libérer du classicisme et du tout fait en studio.

C’est dans les plus gros pots qu’on voit les meilleures voitures (l’exemple de Ben-Hur)
Ben-Hur (William Wyler, 1959)
Les courses-poursuites dans les westerns ne sont pas rares, avec des diligences notamment, mais avec la résurgence des péplums au milieu du siècle, a été donné à Hollywood la possibilité d’initier peut-être une révolution déjà accomplie ailleurs, par l’intermédiaire d’une course de chars spectaculaire que Wyler semble s’être évertué à tourner sans la moindre transparence. Ben-Hur, c’est le Bullitt du péplum. Et comme un péplum, c’est antique, il était normal d’en voir un inaugurer le bal. Étrange de voir que des films à petites productions hésitent encore à tourner tous les plans de leurs séquences véhiculées en décor naturel, et qu’il faut attendre une grosse production pour redéfinir un peu les codes. C’est que Hollywood n’aime pas les dispositifs improvisés : tourner en vues réelles dans les rues de San Francisco, ça ne s’improvise pas. On voit bien les limites des dispositifs portatifs implantés à l’arrière d’un véhicule : c’est dangereux si un acteur est au volant, et on se limite à des plans en prise de vue arrière. Pour avoir des plans de face sans avoir à user de transparence, c’est tout un dispositif coûteux à mettre en place. Comme la privatisation complète d’une rue, ou comme la reconstitution d’un hippodrome antique… Le choc des images toutefois est là. Et de moins en moins peut-être maintenant, surtout avec bientôt la concurrence des films européens, on ne pourra proposer des vues avec des arrière-plans en transparence.

La suite, page 7 :
Quatrième partie : fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations