Les génies provoquent-ils eux-mêmes les chefs-d’œuvre ou profitent-ils toujours de conditions favorables préexistantes ?

Citizen Kane, Orson Welles 1941 | RKO

—— Génies spontanés & environnement favorable ? ——

Réponse à cette question posée sur le Net qui peut sembler appartenir aux questions du type « qui de la poule ou de l’œuf est arrivé le premier » et dans laquelle je passe sans trop d’aisance du coq à l’âne (je ne suis même pas sûr que la question initiale y soit « vite répondue »).


La question était posée ainsi : « Est-ce que ce sont les génies qui provoquent eux-mêmes les conditions qui seront favorables à l’émergence d’un nouveau dynamisme artistique ou est-ce que c’est plutôt un contexte préexistant qui rend possible l’expression de nouveaux talents dont les génies ne seront que les symboles ? »

Les filons perdus

L’Italie doit continuer à produire des films, à l’image de l’Inde et du Nigeria qui produisent en masse des « images et des histoires ». Mais ces images et ces histoires sont moins universelles et sont moins aptes à nous toucher. C’est le principe des private jokes. On ne fait pas autre chose, en France, quand notre cinéma populaire est devenu un cinéma de « vu à la TV ». Des images et des histoires qui circulent en circuit fermé pour les seuls connaisseurs d’un contexte local particulier.

Perso, j’attends toujours la révolution annoncée depuis la vidéo et plus encore aujourd’hui du cinéma d’auteur fait tout seul. Est-ce qu’on pourrait citer un film numérique qui soit un grand film ? Les auteurs de qualités veulent et peuvent toujours privilégier les canaux traditionnels du cinéma. Mais globalement, ces auteurs, en Italie en particulier, soit ils sont de moindre qualité, soit ils manquent de vision universelle. Il faut un contexte, un terreau favorable qui permette aux spectateurs de porter tout à coup leur regard sur quelque chose de nouveau. Le regard s’affinant, la valeur de ce qu’on regarde prend tout à coup une nouvelle dimension (si on regarde des soaps, on finit par y trouver de grandes qualités et une variété qu’on n’imaginait pas). Il faut juste parfois, comme souvent, un déclic, un auteur, une œuvre, qui montre la voie, et souvent des groupes d’individus travaillant dans le même sens pour que l’on puisse, non plus se focaliser sur des auteurs ici ou là, mais sur une force créatrice tirant dans le même sens et affirmant ainsi une forme d’évidence qui serait la preuve d’une qualité.

Importance du support technique

À mon avis, le support n’est pas si important que ça. Le cinéma populaire a surtout pris son essor avec Méliès, et ça, c’est Louis (ou Auguste) Lumière qui le précise dans une interview dans les années 30. Avant ça, malgré la force de frappe d’Edison, par exemple, le cinéma était réduit à un gadget rigolo et sans prétention. Méliès en a fait un spectacle, un art, une fascination visuelle et une expérience déjà narrative pour en faire le support idéal que l’on connaît aujourd’hui. Il est probable que sans Méliès, la technique aurait continué à se développer jusqu’à ce qu’un auteur, un magicien, en fasse quelque chose… d’universel. Parce que si Coppola croit qu’un Citizen Kane peut émerger des nouveaux supports, si ce n’est pas encore le cas, c’est dû à une seule raison : les Orson Welles, tu n’en as pas forcément à toutes les générations, et même si c’était le cas, il est peu évident qu’il soit obligé de se servir du minimum. Ceux qui ont du talent et qui veulent (ou ne peuvent) employer ces outils font de très bonnes choses. Et si un Méliès ou un Welles décidaient tout à coup de choisir ce support, nul doute que, là, ce serait la révolution et beaucoup d’autres suivraient. Ça marche toujours par filon : que ce soit pour les auteurs ou que ce soit pour nous, spectateurs, pour qui il y a toujours des portes d’entrée vers des univers moins familiers (Kurosawa pour le cinéma japonais est l’exemple le plus simple). Le génie, un peu par définition, il touche tout le monde. Et s’il faut un génie (ou un film, une bande) pour initier un genre, un mouvement, un cinéma domestique, pendant un certain temps, le reste de la production peut surfer sur les acquis d’une première vague (on le voit bien d’ailleurs avec le cinéma américain qui profitera toujours dans l’inconscient collectif, et encore pendant longtemps, et même pendant sa crise au moment où le cinéma européen explosait, d’un préjugé favorable).

Cinéma italien, japonais, David Lynch et cinéma iranien

Le problème du cinéma italien réside surtout dans un certain manque de renouvellement des talents et dans un repli culturel sur des valeurs ou des sujets domestiques qui ne pouvaient plus intéresser les cinéphiles extérieurs. À force de repli sur soi, on a perdu l’habitude de les suivre, de s’intéresser à eux sans doute aussi parce que les rares films qui nous parvenaient et qui étaient censés ranimer cet intérêt ont tous été des coups d’éclat ou des escroqueries (La vie est belle…).

L’ironie, c’est que certains cinéastes “locaux” ont réussi, un peu à l’image de Kurosawa et de Mizogushi à une époque (puis Ozu dans les années 80), grâce à une insistance à produire souvent la même chose, à créer leurs propres sillons. On le voit avec Almodovar. Celui-ci aurait réalisé quelques films et puis basta, ça n’aurait pas fait grand bruit, et au contraire du réalisateur argentin de Dans ses yeux (pour lequel je ne connais qu’un autre film), eh bien Almodovar a su convaincre et s’imposer à l’extérieur de ses bases. Vu d’Espagne, c’est incompréhensible, comme ça peut nous être incompréhensible qu’il y ait beaucoup plus d’amateurs de la nouvelle vague à l’étranger qu’en France même.

David Lynch, à mon sens, il profite encore et aussi de cette position dominante de la culture américaine. C’est un peu comme la littérature de bazar us, elle n’est pas meilleure qu’une autre, mais elle donne le ton parce que c’est américain. Lynch a donc la chance, au moins, de pouvoir trouver des fonds à l’étranger (en particulier la France), ou même, bien souvent, de se faire financer par la télévision (certains de ses films ont été montés d’abord pour la télévision, il me semble, et ça ne se voit pas sur la qualité du produit). Lynch a la chance d’avoir été dans le circuit et d’avoir eu des succès ou d’avoir des films considérés par la critique ; s’il peine à trouver des financements dans un système américain où il suffit que ton dernier film soit un échec pour avoir des problèmes à financer le suivant, il serait toujours aidé par ailleurs.

De la même manière, depuis une trentaine d’années, le cinéma iranien, grâce à une suite de chefs-d’œuvre impressionnants, a su s’imposer. On n’hésite plus à regarder ce qui s’y produit, même à les supporter, mais il suffit que les deux ou trois cinéastes s’épuisent ou arrêtent de filmer pour qu’on ne daigne plus y chercher quoi que ce soit, comme le cinéma italien, à une échelle beaucoup plus grande, dès les années 80. Quand tu regardes un film iranien, tu peux ne rien comprendre à la société qui y est décrite, il y a toujours une force universelle qui s’adresse à tous. Ça, tu ne le trouves que chez les grands auteurs. Et c’est grâce à ceux-là qu’on peut s’ouvrir sur d’autres films sans doute, moins universels, mais qu’on peut appréhender positivement grâce au travail d’ouverture effectué par ces grands cinéastes (c’est ce qui se passe également aujourd’hui avec la découverte un peu tardive du cinéma japonais de l’époque 30-60).

Une séparation, Asghar Farhadi 2011 | Asghar Farhadi Productions, Dreamlab Films, Mpa Apsa Academy Film Fund

Méliès

En gros, je prends comme exemple Méliès qui est pour moi (et c’est discutable du point de vue historique) la personnalité, donc le génie, qui a fait basculer le cinéma vers autre chose, un art, un spectacle, un réel phénomène, non plus de foire, mais un phénomène social, sans quoi le support, le médium, cinématographique, c’est-à-dire l’objet tel qu’imaginé par les frères Lumière (ce n’est d’ailleurs pas tout à fait exact parce qu’il me semble que Méliès avait dû faire construire son propre matériel) aurait encore pu, techniquement, évoluer dans l’ombre, dans les foires, les cafés, les salles privées, avant qu’un de ces génies, artistes, visionnaires, comprennent le potentiel créatif de ce nouveau support. Avant le cinéma, il y avait d’ailleurs déjà eu quelques tentatives de spectacles animés ayant attiré ponctuellement les foules (fantasmagories et praxinoscopes), mais le médium ici étant fortement lié à son créateur et ayant un faible potentiel évolutif (le contraire d’un système basé sur des photographies qui n’a cessé d’évoluer au cours de l’histoire du cinéma), il n’y aura pas de suite. Il faut donc certainement les deux choses : à la fois un contexte préexistant favorable (la technique idéale — dans un autre domaine, on a vu que le Minitel avait précédé Internet dans son développement à l’intérieur des foyers, mais le système « clé en main » condamnait sa capacité d’évolution) et des génies comprenant à la fois le potentiel, mais aussi la capacité de s’approprier l’objet pour que celui-ci ne devienne plus qu’un moyen d’expression comme un autre et plus seulement une curiosité.

Si on était émerveillés devant les projections des frères Lumière ou devant le Kinétoscope Edison, sur le plan artistique, c’était zéro. Les deux sont donc importants, mais celui qui permet de créer réellement une dynamique (comme initier un nouveau mouvement cinématographique, un nouveau genre, une nouvelle manière de faire du cinéma) ça reste l’auteur, le cinéaste. Bien avant le technicien ou le pionnier. Citizen Kane, techniquement, c’est Gregg Toland, un des plus grands directeurs photo de l’histoire, mais le film, c’est aussi et avant tout le génie, la vision, de Welles. Même chose pour Hitchcock, Gance, Godard, Kubrick, Lucas… La technicité et les opportunités technologiques apparaissent toujours à un moment, mais pour se les approprier, et les valider en quelque sorte, il faut bien des artistes capables de traduire l’outil en puissantes opportunités créatrices capables de porter avec elles des innovations parfois initiées par d’autres avant eux. Sans eux, les (r)évolutions peuvent se faire dans l’ombre, en sous-sols, de manière invisible, mais la marque des génies, sans doute, c’est d’être les initiateurs de réels « bonds évolutifs ». C’est un peu comme si leur apport dans leur art était tellement évident qu’il en devenait indiscutable. Parce que leur contribution ne serait pas seulement soumise comme toutes les œuvres à la subjectivité de chacun, mais bien parce qu’on pourrait observer objectivement que sans leur contribution, l’art dans lequel ils ont évolué serait bien différent.

Révolutions, tournants et perspectives

En quoi précisément les conditions de production et de réception qu’impose le numérique provoqueraient ou provoquent déjà la mort d’un certain cinéma ou sa capacité à travers ces “génies” (ou un contexte favorable) à se renouveler ? Je ne comprends pas le raisonnement ou l’astuce qui permettrait d’y voir un lien de cause à effet. Par définition, l’émergence de ces mouvements a toujours été imprévisible. On explique toujours après les raisons et les causes de ces révolutions, mais ça ne veut pas dire que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Ça me paraît un peu périlleux de faire des conjectures sur le tarissement des formes nouvelles en fonction d’une situation actuelle. Le numérique, s’il révolutionne le mode de production, de diffusion et de consommation, n’en reste pas moins un support, un outil. Alors je veux bien que, par exemple, la photographie a provoqué la petite mort de la peinture classique représentative, mais la peinture existe toujours sous une autre forme. Les artistes s’adaptent. Qui pourrait prétendre que c’était mieux avant ? On retrouve le même problème avec la littérature : est-ce que les moyens modernes appauvrissent la littérature et sa capacité à se régénérer ? Je n’en ai pas l’impression.

Surtout, ces mouvements, ces genres (en dehors de Méliès qui a été le premier, et le cinéma américain qui jouit depuis longtemps d’une place dominante) sont souvent apparus à des endroits précis. Même le cinéma américain, qui faisait face à une grave crise au tournant des années 60, a su se réinventer avec le Nouvel Hollywood. Le cinéma japonais et le cinéma italien sont en berne depuis le milieu des années 70, mais pourquoi donc leur serait-il impossible par principe, à cause du numérique ou d’autre chose, de se réinventer ? Le cinéma japonais, d’ailleurs, a connu un regain d’intérêt dans les années 90 grâce à Kitano et au cinéma de genre, c’est donc que c’est toujours possible et que c’est probablement moins lié à un contexte qu’à la créativité de certains talents ou génies. Qu’est-ce qui rendrait impossible tout à coup l’émergence du cinéma brésilien ou croate, hollandais, turc… grâce à une nouvelle concentration de talents poussant le monde à porter le regard sur eux ? Le numérique ? Je pense au contraire que la facilité de communication inhérente à cette révolution technique profite à l’émergence d’un de ces nouveaux cinémas. On a pendant des décennies ignoré le cinéma japonais de l’âge d’or justement parce que les moyens de diffusion d’alors ne nous permettaient pas de le découvrir. On le fait petit à petit, et je suis persuadé que d’ici dix ou vingt ans on aura largement défriché ce cinéma. C’est une découverte tardive, mais pourquoi est-ce que cette découverte ne pourrait pas avoir lieu aujourd’hui ? Justement, on n’aurait pas à attendre cinquante ans pour avoir les moyens d’y avoir accès. Il y a en Inde, en Chine, en Indonésie, en Amérique du Sud et en Afrique des cinémas prometteurs pour lesquels il suffirait que quelques auteurs géniaux se révèlent pour nous exploser à la gueule.

Assoiffé, Guru Dutt 1957 | Guru Dutt films pvt. ltd

Inde, Chine et Brésil

Si on prend l’Inde par exemple, il y a très probablement là comme pour le Japon, déjà toute une culture qui ne demande qu’à être découverte. À côté de Bollywood, il y a des films comme Assoiffé et il doit y en avoir bien d’autres. Et pour ce qui est des films à venir, il suffirait de peu de choses sans doute pour que la production locale tende vers cet universel dont je parlais plus haut et qui fait que tout à coup un cinéma ne parle plus à une population en particulier, mais potentiellement à tout le monde. Quand je vois des films comme Lagaan ou Like Stars on Earth, je me dis que le potentiel est là et que ça peut toucher beaucoup de monde si ce genre de films, se basant à la fois sur une culture locale, arrivait à gommer ses excès (en tout cas encore jugés comme tel en Occident). Le Japon n’avait pas fait autre chose avec Kurosawa et Mizoguchi dans les années 50, et on avait tort alors de penser que ce n’était là qu’un cinéma de festival derrière lequel ne pouvait exister qu’un cinéma grossier sans grande valeur. Les mouvements nouveaux sont peut-être déjà là sans qu’on le sache.

La Chine avait ouvert ses marchés à travers Bruce Lee, puis Hong-kong et le cinéma d’arts martiaux. Toujours le même principe : les nouvelles formes s’appuient d’abord sur des traditions locales. Et durant les années 80 et 90, le cinéma chinois a proposé un grand nombre de très grands films. Il faudrait sans doute peu de choses, dans le contexte ou grâce à l’apport de nouveaux talents, pour que là encore ce cinéma trouve une nouvelle impulsion. Il y a quelques années, La Cité de dieu pouvait laisser penser que le cinéma brésilien pouvait aussi exploser, il y avait peut-être un genre même qui était en train de naître, pourquoi est-ce que ça ne repartirait pas ? S’il y a un foisonnement quelque part, il suffira alors d’une étincelle pour que toute une cinématographie s’embrase. La Corée du Sud a par exemple connu ce foisonnement à la fin des années 90 et a bénéficié de plusieurs étincelles qui ont permis à son cinéma de s’imposer relativement durablement sur la scène internationale.

Renouveau du cinéma populaire en France

Même chez nous, il y aurait toujours moyen de relancer une machine en dehors de nos frontières (le cinéma français ne s’y porte déjà pas trop mal, il parait). Le cinéma d’auteur se porte comme un charme, et on est suffisamment cinéphiles, je pense, pour espérer voir de grands talents apparaître, voire à nouveau des génies capables d’attirer toute une production, un genre, derrière eux. Si ce cinéma d’auteurs, sans avoir de très grands talents à mon sens, se porte plutôt bien, c’est bien au niveau du cinéma populaire qu’il faudrait faire un effort. Pendant des années, ça a été les chaînes de télévision qui ont financé le cinéma, et le résultat a été de produire des bêtises aseptisées qui n’avaient plus vocation à l’universalisme atteint par le cinéma populaire de leurs aînés.

Pourquoi est-ce que le numérique ne pourrait pas être cette révolution qui permettrait à un nouveau cinéma populaire d’émerger en France ? Une économie peut parfaitement s’organiser avec le numérique. Le cinéma d’auteur existe bien grâce à des systèmes ingénieux pour le maintenir en vie, il devrait être possible de créer un modèle autour du numérique qui soit à la fois rentable et cinématographiquement pertinent. Quand on voit ce qu’est capable de faire l’arrivée de nouveaux acteurs économiques dans le foot (tirant toute une ligue domestique vers le haut), on ne peut pas préjuger de l’avenir d’un secteur assez laborieux aujourd’hui, mais qui pourrait, à la fois grâce à l’émergence de talents et à la fois grâce à la constitution d’un contexte favorable, tout à coup exploser. Des formes, des mouvements, des genres, liés à notre culture, on peut en décrotter des centaines, il suffit d’avoir un peu d’imagination, d’audace et un énorme savoir-faire. On a eu La Guerre du feu, pourquoi ne pourrait-on pas avoir un genre « film préhistorique » ? On a eu Le Pacte des loups, pourquoi ne pourrait-on pas voir produite une suite de films sur un Moyen Âge fantasmé et spectaculaire ? (Merde, on aurait pu avoir notre Spielberg réanimer le mythe de La Chasse au Dahu.)

On a un immense réservoir à histoires à adapter à travers la culture bédé. On a une des littératures SF les plus prolifiques au monde (cette adaptation de La Nuit des Temps, ça vient quand ?). On a même produit (ailleurs) un film muet en l’honneur du cinéma hollywoodien… Un cinéma de coup, un coup, et puis s’en va. Quelques étincelles perdues dans le désert. C’est le foisonnement qu’il manque. Alors qu’il suffirait sans doute de peu de choses pour créer de nouveaux mouvements. Le principe du filon, bien connu des Italiens… jusqu’à ce qu’ils tirent trop justement sur la corde. Est-on condamnés à ne voir que des Astérix et Obélix ? Pourquoi ne pourrait-on pas voir autre chose, quelques succès, et tout à coup, toute une industrie qui foisonne de projets, qui prend de bonnes habitudes, se fait concurrence pour le bonheur de tous parce que, tout à coup, on ne sort plus un film “événement”, mais on crée toute une industrie qui ne soit plus dépendante du « vu à la TV », et on fidélise les spectateurs à la fois domestiques mais aussi étrangers sur des produits qu’ils s’habituent à voir, sur des produits dépourvus de références domestiques (private jokes) ? Le potentiel est là, ne manque que le contexte favorable et les génies. Et si ce n’est pas le cinéma qui propose ça, ce sera la télévision, mais avec le numérique et le consommé chez soi, oui, ça devient la même chose.

Tabou, Miguel Gomes 2012 | Rtp, O som e a furia, Komplizen Film, Gullane, Ibermedia, Zdf, Arte

Réponse à un commentaire portant plus spécifiquement au « numérique » :

Pour moi, le numérique n’est pas la mort du cinéma. Au contraire, il offre peut-être de nouvelles opportunités, et il suffit que les circonstances soient tout à coup favorables et que des talents émergent pour voir le numérique comme une aubaine et une énième avancée technique ayant fait progresser tout un art.

Il est possible qu’on ne soit en fait pas en accord sur ce qu’on entend par « cinéma ». Les puristes de la photographie argentique disent que la « photo » est morte. Ce sont des supports artistiques, pas des « arts » en soi. Je ne vois pas ce qui empêcherait des cinéastes d’utiliser des effets optiques, voire d’utiliser l’argentique, pour trouver des effets particuliers et travailler en noir et blanc (comme Miguel Gomes pour son Tabou). Pour moi, le support vient tout de même après l’histoire, le récit et d’abord l’image animée, quel que soit son format, sa nature ou sa fréquence. Il y a un cinéma qui est mort, c’est le cinéma muet. C’était une forme de cinéma particulière qui a totalement disparu. Et d’ailleurs, tout ce que tu dis pouvait s’appliquer il y a un siècle quand il était question d’adjoindre une piste sonore à la pellicule (notamment concernant le cinéma communautaire, le cinéma muet pouvant s’émanciper totalement d’une langue). Pour moi, quel que soit le support, le cinéma c’est un livre en images et en sons. À partir de là, on en fait ce qu’on veut. Les séries, c’est du cinéma ; ça se rapproche en fait beaucoup plus du cinéma qui sort encore en salle que du cinéma muet. La magie de Méliès est toujours là. Et je doute qu’il n’y ait jamais eu « un cinéma » qu’on pourrait opposer « aux cinémas » que tu prédis. La production des films muets (jusqu’à l’arrivée de la télévision) était aussi, voire plus, importante qu’aujourd’hui. On ne retient aujourd’hui « qu’un cinéma » parce que beaucoup de films sont perdus et parce qu’on rechigne encore à regarder ailleurs qu’à Hollywood, en France ou en Allemagne (voire en URSS). Ce que tu appelles “classique”, c’est surtout ce qu’on en a fait après. En réalité, au temps du muet, il y avait déjà autant de diversité qu’aujourd’hui. Et la diversité, ma foi, c’est plutôt une bonne chose. Tu ne regrettes pas l’ORTF tout de même ?

Je me laisserais bien convaincre s’il n’y avait pas autant de conneries racontées sur les films classiques hollywoodiens. La vision qu’en ont certains historiens ou critiques est prodigieusement naïve et biaisée par leurs propres attirances pour un cinéma qu’ils ont appris à aimer et que parce qu’il occupait toute leur vie devait forcément occuper de la même manière la vie des autres. L’idéalisation du cinéma classique hollywoodien ne vaut pas mieux que les neuneux qui courent les salles aujourd’hui en ne voulant rien voir d’autre que des films américains préjugeant que le reste ne vaut pas tripette. Justement grâce à la diversité actuelle, grâce surtout à l’ouverture des cinéphiles français, on est plutôt de plus en plus à l’abri de ça, et cela bien plus que les nostalgiques d’Hollywood qui refusent de voir autre chose alors qu’il suffit de regarder les films de la même époque pour se convaincre assez facilement que la diversité était déjà là dès le muet, et que c’était juste les moyens de communication et les préjugés qui les empêchait de le voir.

La suprématie du cinéma hollywoodien au sortir du muet pour s’affirmer au tournant du parlant grâce, c’est vrai, à des procédés qui allaient faire le cinéma classique n’est plus à démontrer, mais c’est une suprématie très largement surestimée. On lui prête aussi un nombre incalculable de vertus qui me font gentiment sourire. Hollywood n’a jamais été un cinéma d’auteur. C’est la vision particulière d’une critique française qui l’a laissé croire, et c’est cette même logique qui nous pousse à affirmer par exemple que Michael Mann, Joe Dante ou Christopher Nolan sont des auteurs. Pourquoi pas, mais dans ce cas, Luc Besson aussi en est un aussi. Et ce ne sont certainement pas les auteurs qui ont fait le Hollywood classique, les studios, les profits. L’unité esthétique qu’on retrouve dans le classicisme hollywoodien est surtout due à un formatage des procédés et de la mise en place de recette et déjà de franchise ou de remake. Dès qu’il y a un foisonnement, on adopte des usages qui tendent à reproduire des modes de production et de créations standardisées. Le classicisme est façonné pour être efficace commercialement. La vision esthétique du classicisme est proche de zéro. Et son influence technique ou esthétique ailleurs que dans ses bases est là encore très largement gonflée comme on peut penser qu’elle peut l’être quand on jouit d’une posture dominante. Ces codes qu’on attribue aujourd’hui à Hollywood se sont mis en place en même temps et très rapidement dans les années 30 grâce aux exigences des patrons de studio et au savoir-faire de nombreux immigrés fuyant le chaos en Europe. On dirait aujourd’hui qu’un pôle d’excellence s’est constitué à Hollywood, mais Hollywood n’a fait souvent que reprendre ce que tous ces artistes et techniciens faisaient déjà en Europe. Hollywood s’est nourri de la diversité, l’a digérée, et en a tiré des formes non pas nouvelles, mais faites pour être efficaces, rentables. À ce titre, je ne vois pas beaucoup de différence avec le cinéma hollywoodien actuel. On y utilise les mêmes procédés, on y adapte les mêmes histoires à succès, on y jette à l’écran les mêmes stars, et le but n’est pas plus aujourd’hui qu’hier de faire de l’art. Ce pouvoir de sidération qu’on attribue si facilement au cinéma classique hollywoodien, il est strictement le même aujourd’hui pour un spectateur de base qui s’émerveille devant Captain America. Les recettes ont évolué, mais elles sont globalement les mêmes.

Ton interrogation concernant la guerre des Cahiers et de Positif et du débat rue/studio m’échappe un peu d’autant plus que ça n’a plus grand-chose à voir avec cette ère prétendument miraculeuse que serait le cinéma classique hollywoodien. C’est justement la diversité qui a permis de résoudre ces questions : il n’y a pas de dogme dans le cinéma. La question de filmer dans la rue ou un studio fait en effet bien sourire aujourd’hui tant elle ne semble plus avoir aucun sens. Qui pourra pleurer sur le cinéma hollywoodien exclusivement construit en studio ? Cohérence esthétique ? Cela a été cohérent jusqu’à ce que cela devienne ridicule et que le spectateur s’habitue à voir autre chose et impose ces nouveaux codes à Hollywood. Le classicisme s’était déjà évaporé quand la boule à neige de Kane se brise. Est-ce qu’on peut se satisfaire de voir un auteur comme Welles incapable de s’exprimer dans le cadre très restrictif du cinéma classique ? Il faudrait que tous ces nostalgiques du Hollywood classique ouvrent les yeux et voient ce qu’il était vraiment. Une machine à formatage, certes efficace, mais du formatage. Et la vision qu’en ont certains est biaisée par la connaissance qu’ils ont de son histoire. Facile d’idéaliser une ère quand on y voit toujours les mêmes grands films, les mêmes références reprises par tous. En fait, cela reflète surtout notre capacité à adhérer facilement à la vision des gagnants de l’histoire et notre refus d’y voir tout élément pouvant être contraire à l’image idéalisée qu’on veut s’en faire et qui irait à contre-courant de la belle histoire. Pour ces grands films largement commentés, combien de merdouilles ou de tâtonnements ? Hollywood classique, c’est le Technicolor, les belles histoires, les gros plans avec les yeux qui brillent et le cadre flou façon carte postale, d’accord, mais c’est aussi l’échec grossier de la 3D, c’est aussi les serials, les séries B, le code Hays, la chasse aux sorcières et sa liste noire… De cohérence dans tout ça, je n’en vois pas beaucoup. Chaque studio, chaque star, chaque directeur photo, chaque designer, chaque producteur, chaque scénariste ou metteur en scène possédait déjà sa propre cohérence. Si on y voit une cohérence d’ensemble, c’est qu’on regarde tout ça avec distance et que les taches disparaissent dans le reste. Et on est d’autant plus prêts à donner à cet ensemble flou une consistante cohérente qu’on ne connaît rien d’autre pouvant venir faire concurrence à cet ensemble.

Ce qu’a fait Méliès, c’est de proposer aux spectateurs des expériences visuelles et reproductibles, qui sont des histoires, des féeries, qui ne sont plus réservées aux seuls spectacles vivants. Quelques minutes dans une salle ou dans son canapé, c’est retrouver la particularité propre des histoires qu’on retrouve dans les livres et les transcender par l’image, comme un rêve. Ce qui manquait au spectacle vivant, en dehors d’effets visuels impossibles sur scène, c’est bien la reproductibilité d’une séance, exactement comme on peut reprendre un livre de sa bibliothèque pour le lire. En cela, le cinéma de Méliès (et peut-être même plus encore le cinéma de l’école de Brighton où s’est inventé, dans la rue oui — en opposition au cinéma de studio de Méliès —, la grammaire du cinéma — à travers la mise en scène du regard et du temps, donc du récit — et sa forme la plus brute et la plus évidente : l’action) reste présent aujourd’hui, parce qu’on ne fait pas autre chose.



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