Je m’écarte du cinéma, car mes exemples seront des chansons, mais la question s’applique à tous les arts de la représentation. La question est donc la suivante :
— L’artiste a-t-il tous les droits ? —
Si on met de côté les questions évidentes de droit selon lesquelles un artiste doit se conformer aux lois de son pays, l’artiste a en effet tous les droits. Que ce soit en termes de morale, de bon goût, d’approche, d’expérimentations, de représentation, l’artiste doit et peut se sentir tout permis.
À charge ensuite au public d’adhérer à sa production, et parfois aux éditeurs, conservateurs, distributeurs, critiques ou législateur de proposer, encadrer, promouvoir certaines de ces productions au public adéquat et selon des modalités appropriées.
Un exemple ici où Henri Maler, philosophe et spécialiste des médias, se montre remonté face à un extrait d’une chanson de Sardou.

En réponse à ce tweet :
Ma réponse :
Vous êtes un spécialiste des médias, vous n’êtes vraisemblablement pas un spécialiste des expressions artistiques. Un artiste, que ce soit Izïa, Sardou, Balavoine ou Aznavour sont des interprètes. L’acteur qui joue Arturo Ui n’est pas Arturo Ui.
Dans la chanson de l’opéra rock Starmania, Quand on arrive en ville, Balavoine chante quasiment la même chose que Sardou. On peut supposer qu’un des deux interprètes est moins dans la distance que l’autre, mais cela resterait notre “interprétation”. Les paroles de Luc Plamondon ne sont probablement pas moins choquantes que celles de la chanson de Sardou, mais pour une raison ou pour une autre, peut-être parce que la musique de Michel Berger adoucit tout, peut-être parce qu’on juge plus volontiers Starmania comme une fantaisie et que l’on prend ainsi moins au sérieux les paroles. On n’en sait rien. Il n’en reste pas moins que les paroles y sont tout aussi brutales. Chacun peut et doit juger en fonction de son interprétation.
Le sens réel de ces paroles ? Leur portée réelle ? Leur niveau de distance entre auteurs, interprètes et le sujet interprété ? Finalement, la réponse a peu d’importance. Chacun aura la sienne. Se poser la question, individuellement, du niveau de distance que Sardou apporte à son “personnage”, oui, c’est important. Mais prétendre en connaître la réponse et l’imposer à tous, c’est une incompréhension (probablement volontaire) de ce qu’est l’art.
On pourrait voir par ailleurs la chanson de Sardou comme une réponse à la magnifique chanson d’Aznavour, Comme ils disent, sur les travestis.
Se mettre à la place de l’autre, le défendre (Aznavour) comme l’accabler (Sardou, ou autre chose), c’est le rôle des artistes. Perso, je fais une différence entre dire qu’une chanson est « nulle » et dire qu’un extrait est « immonde ». On ne retire pas plus un extrait d’une chanson que d’un commentaire politique, ça n’a aucun sens. Et à moins que ce soit de la rhétorique, ce terme d’« immonde » me semble bien plus correspondre à une insulte en direction de Sardou à qui on prête des intentions qui ne sont peut-être pas les siennes. Les interprètes ne sont pas les personnages qu’ils incarnent.
On peut dire que l’approche de Sardou est ratée ou qu’elle éclaire en fait sur ce qu’il pense en réalité, moi ce que pense d’Arturo Ui l’acteur qui joue Arturo Ui, j’en ai rien à secouer. Parce que je n’y ai pas accès en tant que spectateur. Ce qui importe, c’est le regard porté sur le personnage : celui de l’auteur, du metteur et scène et en bout de chaîne, du mien. Starmania, chanté par quelqu’un d’autre que Balavoine, on pourrait lui trouver un autre sens. La chanson d’Aznavour chantée par… Sardou pourrait aussi avoir un mauvais goût.
Et les chansons de Sardou chantées par Izïa pourraient trouver un autre sens. Il n’y a rien d’immonde dans l’art. L’expression artistique est peut-être la seule chose qui sauve l’humanité. Parce qu’elle questionne les limites, oui. Pose un regard sur nous-mêmes.
Comme je le dis toujours : les artistes ont tous les droits. Même et surtout celui de se tromper ou de déplaire. Les interprètes n’envahissent pas plus la Pologne qu’ils violent les filles. En revanche, ils nous donnent une idée de ce que sont les tyrans sans avoir à les subir. Ils nous interrogent sur les limites de notre bon goût, de notre morale, des travers de notre société, parfois en exposant ces limites. Parce qu’un violeur, un tyran, un connard, un monstre, il vaut mieux le voir en peinture que dans la réalité. Le poser, là, sur une scène ou sur un écran de cinéma, et le voir, lui, le personnage, pas l’interprète ou son créateur, dépasser les limites, transgresser les conventions de l’acceptable, cela nous permet justement de fixer les limites de ces règles communes dans le monde réel.
Dernier point concernant l’emploi du terme « immonde ». Encore une fois, c’est peut-être une forme rhétorique. Je suis même certain que j’ai pu à l’occasion commenter avec une même violence ou désinvolture un interprète ou une œuvre. Le problème, c’est peut-être de l’adjoindre à la question de « second degré », parce que, oui, l’art de la représentation, c’est une question de degré. Et tout l’intérêt d’une interprétation, c’est qu’on laisse à la fois la liberté à l’artiste et au spectateur d’en interpréter la portée. Tout dans cet art est question alors d’incommunicabilité : la portée réelle de cette interprétation, le niveau de « degré », on ne peut pas l’établir — que le supposer. Cela fait partie aussi de la beauté de l’art : on porte des intentions aux personnages et encore beaucoup plus aux interprètes ou aux auteurs. Mais ce serait en réalité manquer sérieusement de discernement et de second degré que de penser que les intentions qu’on leur prête sont forcément les leurs. Ce que pense d’Arturo Ui l’acteur qui joue Arturo Ui, on n’en sait rien. Ce qui est immonde, c’est Arturo Ui, pas son interprète. Il faut distinguer le monstre de l’artiste.
La chanson dans son intégralité.
À croiser avec Le cinéma doit-il être moral ?
