Room, Lenny Abrahamson (2015)

Note : 3.5 sur 5.

Room

Année : 2015

Réalisation : Lenny Abrahamson

Avec : Brie Larson

Il y avait à peu près tout dans ce film pour me rebuter. Pourtant, si je sors du film satisfait, avec la conviction que malgré quelques défauts, c’est un bon film, c’est un peu parce que je lui reconnais l’incroyable exploit de ne pas me hérisser. La prouesse, c’est bien la somme de talent à déployer pour éviter le nombre faramineux de pièges qui se dressent devant vous quand vous décidez de vous attaquer à un tel sujet.

Reconnaissons pour commencer une première qualité de l’auteure du scénario (et du livre) : le fait de ne pas se concentrer uniquement sur la détention avec un récit concentré sur les diverses tentatives d’évasion. On échappe ainsi au thriller claustrophobe d’un goût douteux. Le récit décide ensuite de ne plus s’intéresser du tout aux poursuites ou aux recherches du ravisseur, et c’est encore à mon avis un excellent point. Le film se concentre alors sur la difficile reconstruction de la mère et de son fils, et ça, c’est plutôt un angle original parce que si le point de départ du film ressemble à certains faits divers glauques, au-delà très souvent de la sidération « biger than life » de voir que de telles situations peuvent exister, s’il y avait un sujet de film, il était bien de se concentrer sur l’après. Ce qui ne veut pas dire pour autant que cela en devienne moins casse-gueule. Dès qu’on touche aux faits divers, ou à ce qui en a l’apparence, à des événements à la fois aussi ancrés dans le réel mais difficiles à croire, la fiction n’est probablement pas le meilleur médium pour illustrer son horreur (disons que les faits divers ne sont jamais aussi bien placés — pour le public quel qu’il soit — sur la place publique, préservés des artifices vulgaires de la fiction dans les dernières pages qu’un journal quelconque). Jusque-là, bravo.

Ça se complique ensuite. Si on échappe au thriller séquestré dans une boîte à chaussure, on pourrait craindre d’un autre côté le drame calibré pour Sundance, avec ajout de poussière et de crasse sous les doigts désignés dans un lavabo d’effets spéciaux, avec les pires chemises à carreaux qui soit (neuves). C’est peut-être parce que le film est canadien qu’on échappe à ce nouvel écueil, mais force est de constater que malgré l’emploi de certains usages américains, on pourrait tout autant avoir affaire à un film européen (sorte de téléfilm Arte pour le sujet, mais qui pour sa maîtrise volerait à des hauteurs rarement atteintes par la petite chaîne franco-allemande). Ce n’est pas pour faire de l’antiaméricanisme primaire, mais plutôt parce que pour des raisons (esthétiques) qui me regardent, j’ai du mal à encaisser les films calibrés Sundance (ceux avec des stars dedans, qui ont accepté de baisser leurs tarifs, mais qui en plus de Sundance rêvent d’une petite nomination pour les Oscar). Il ne m’a pas échappé que l’actrice est une future vedette de chez Marvel, mais ne la connaissant pas, j’ai pu regarder sa performance sans souffrir d’un énorme hiatus plastique concernant sa présence dans un film crasseux où elle tire massivement la tronche.

La performance, c’est parfois important quand il apparaît dans la quasi-totalité des scènes, et forcément, dans ce type de films, c’est aussi un point potentiel sur lequel tout le film peut d’un coup faire fuir le public. Là encore, il faut le reconnaître, compte tenu du fait qu’on a affaire à un sujet des plus sensibles (casse-gueule), je trouve qu’elle s’en sort merveilleusement bien. Son jeu est contenu tout en restant expressif, et ça, ce n’est pas rien quand il aurait été si facile de se rouler par terre en pleurant ou, au contraire, de se dire qu’on aurait mieux fait de jouer tellement “contenue” qu’on exprimerait au final plus grand-chose. Chapeau donc. Parce que si certaines scènes sont compliquées à jouer par leurs excès intrinsèques, la difficulté est alors de trouver un juste milieu vers le “moins” qui fera qu’on parviendra à rester crédible. Je n’ai pas non plus vu d’effets trop tire-larmes ou d’appels trop évidents au pathos : même si on y a un peu recours, on échappe bien au pire.

On peut même dire la même chose au sujet du môme. Non seulement il est crédible, mais il arrive à ne pas trop taper sur le système comme c’est bien trop souvent le cas des acteurs en herbe si dévoués et “professionnels” au point de perdre toute spontanéité, fantaisie ou bêtise propres à leur âge. C’est d’ailleurs à travers lui que passe un des effets narratifs peut-être les plus lourds, “américains”, et forcément un peu inutiles, du film : on suit le film à travers le regard (en passant par la voix off) de son personnage. Le récit n’insiste pas trop sur le procédé, on échappe donc encore là au pire…

J’ai pu lire çà et là que le récit comptait trop d’incohérences. De mon côté, j’ai vite mis ces incohérences sur le compte du “naturalisme”. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le sujet se rapportait tellement à des faits divers connus que tout en échappant au rebutant « d’après une histoire vraie », on sait par expérience que dans la réalité, les gens ne réagissent pas forcément comme attendu, et que les détails les plus invraisemblables sont parfois les plus “réels” (combien de fois s’est-on entendu dire « ce serait dans un film on n’y croirait pas ? »). Alors, il ne faut pas multiplier les facilités ou les raccourcis (la mansuétude dont il m’arrive de faire part à l’égard de certains objets filmiques ayant ses propres limites), mais justement, je crois qu’on y échappe pas mal, et je pense même que certains détours ont réellement été choisis pour leur légère incohérence, et pour l’incrédulité qu’ils pouvaient susciter chez le public (vous êtes terriblement incrédule face à cet argument, n’est-ce pas ?). Un risque à prendre parfois : il faut alors faire appel à l’expérience et à la confiance du spectateur, à sa bienveillance aussi, afin d’éviter qu’il ne vous accorde plus aucun crédit face à de nouvelles incohérences qui seraient pour lui de trop (c’est un peu comme faire le pari de se foutre sous une guillotine et de faire confiance au public pour qu’il ne l’actionne pas…).

Écueil après écueil, c’est donc surprenant d’être passé à travers tout ça. Sans être brillant, le film me paraît maîtrisé, et je crois qu’on peut même dire qu’il arrive à changer en or ce qui se présentait à première vue comme du plomb.

Reste un dernier écueil. À quoi bon ? Et là, on retourne au piège du film écrit d’après un « fait divers ». Un fait divers vaut pour lui seul. On le raconte sur la longueur, et ça perd pas mal de son sens. Un fait divers qui s’étale sur la durée, c’est rare, et c’est presque toujours lié à une situation inchangée qui s’étale dans le temps. Faire le récit d’un événement assimilable à un fait divers et poursuivre sur autre chose, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a malgré tout là quelque chose de bancal ou d’injustifié (paradoxale, puisque c’est aussi un atout du film). Un peu comme il y a aucun intérêt à étaler une blague Carambar sur un film de deux heures. L’angle choisi qui est de se concentrer sur l’après est intéressant, assez bien exploité, mais si ce n’est ni divertissant, ni révélateur de ce que nous sommes, ni puissamment émouvant ou dépaysant, à quoi bon ? Certains y trouveraient en fait, je suppose, un certain attrait émotif, mais ma petite idée qu’ils se seraient en fait beaucoup plus portés par le sujet et que le reste aurait été le seul fruit de leur imagination (si dans la vraie vie, à l’écoute de tels événements, on est assez prompts à nous faire tout un film derrière les seuls faits entendus, on en est encore plus capables sur la longueur de tout un film). Parce que je n’ai justement pas l’impression que le film tombe dans les excès de pathos. Je le trouve même, sur la forme, assez froid et discret. Manque le génie, mais après tout, pour avoir échappé à une cascade de problèmes, il est peut-être là le génie. Et il faut sans doute s’en contenter.


 


 

 

 

 

 

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Le Fils de Saul, László Nemes (2015)

Enterrement de vie de garçon

Note : 3.5 sur 5.

Le Fils de Saul

Titre original : Saul fia

Année : 2015

Réalisation : László Nemes

J’imagine mal un meilleur dispositif pour mettre en scène l’horreur des chambres à gaz. Ç’a toujours été un écueil difficile à surmonter au cinéma, et Nemes semble avoir trouvé l’angle idéal : tout est histoire de hors-champ. D’abord, si les camps, c’est le décor du film, ce n’en est paradoxalement pas le sujet. Un peu comme un patient atteint de DMLA affectant le centre de sa vision, il faut apprendre à regarder en périphérie. Ainsi, pour mieux comprendre la réalité des camps, on se détourne de lui pour s’intéresser à une idée fixe qui ne quitte jamais le personnage principal : enterrer son fils et trouver un rabbin pour officier au moment de sa mise en terre. Son obstination paraît ainsi étrange vu ce qu’on perçoit, entend ou devine en périphérie de l’image, à l’arrière-plan flou ou en hors-champ. Rien ne nous est épargné, pourtant on ne voit rien. Et surtout, ce personnage, qu’on ne quitte que rarement des yeux, semble s’être accommodé des horreurs qui rythment ses journées, remplissent l’espace à peine perceptible mais audible autour de lui : il ne vit plus que pour offrir à son fils une dernière marque de respect et d’humanité dans un monde qui en est totalement dépourvu. Toute dérisoire qu’elle soit, sa quête a ainsi un sens au milieu d’un enfer avec lequel il doit composer à chaque instant pour la mener à son terme.

Film hongrois, on pourrait songer aux plans-séquences de Miklós Jancsó (ou à Alexei Guerman chez ses contemporains, par exemple), mais je trouve que Nemes utilise le procédé avec beaucoup moins de systématisme que son aîné. C’est surtout un moyen pour lui de coller à son personnage principal et à se détourner (faussement) du reste. Les cuts, raccords ou champs-contrechamps ne sont pas pour autant bannis de son cinéma. Une manière de mettre un procédé qu’il a choisi pour sa pertinence compte rendu du sujet sans jamais s’en rendre esclave et sans la moindre volonté apparente de vouloir en faire une performance technique de chaque instant.

Ensuite, il faut reconnaître, que dramatiquement parlant, se focaliser sur un tel sujet durant tout un film, c’est aussi s’emprisonner, cette fois non plus dans la technique, mais dans les maigres possibilités narratives qu’il nous offre. Aussi étrange cette quête soit-elle, Nemes ne parvient pas vraiment à renouveler l’intérêt au-delà de la répétitivité des situations. Et dans ce contexte, seule la fin lui permet de trouver une porte de sortie (poétique et mystérieuse) à son récit cadenassé (seulement une fois justement que cette quête aura trouvé, elle, sa conclusion, forcément dérisoire, absurde et décevante pour celui qui l’avait menée jusque-là avec tant d’obstination).


 

 

 

 


 

 

 

 

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Roma, Alfonso Cuarón (2018)

Note : 2.5 sur 5.

Roma

Année : 2018

Réalisation : Alfonso Cuarón

Si Cuarón a une qualité, je le reconnais, c’est de savoir mettre ses acteurs en situation. Pour le reste, c’est… à la fois vide de sens et inutilement formaliste (donc prétentieux). Qu’on procède dans un film majoritairement par plans séquences successifs agrémentés ou non de panoramiques robotiques, qu’on englobe tous ses plans dans un grand-angle de carte postale ou encore qu’on affadisse tout ça derrière un noir et blanc comme d’autres se munissent de leurs meilleurs habits pour aller à la messe, pourquoi pas, si au moins toutes ces manières avaient un but et se mettaient au service d’une histoire. C’est peut-être le Long Day Closes de son réalisateur, le Cria Cuervos à la sauce mexicaine, on est surtout dans un vide dramatique inquiétant. D’abord parce que les événements présentés n’ont dans leur ensemble aucun intérêt dramatique particulier, qu’ils n’en ont pas plus à l’échelle de ces longues séquences : tout est anodin, anecdotique, ordinaire. Tout juste y peut-on noter qu’on a affaire à la chronique sans vagues d’une famille aisée du Mexique à laquelle on nous présente les quelques désagréments futiles (entre crottes de chien et abandon du foyer conjugal par le père : je ne cite pas au hasard ces deux événements, on peut presque sourire en pensant que dans son récit Cuarón, involontairement ou non, crée un lien de causalité entre les deux). Bref, ce n’est pas vraiment fait pour nous aider à nous identifier aux personnages et à leur devenir.

D’ailleurs, on ne sait trop bien qui est au centre de la chronique. La bonne, semble-t-il. Pourquoi la bonne plutôt que la mère ou les gosses ? Mystère. Pourquoi pas après tout, d’ailleurs un film colombien (La Bonne) s’en était déjà mieux sorti. Sauf qu’on n’y était pas totalement : le récit s’attache un peu plus à elle, mais pas suffisamment encore pour en faire un personnage central (Cuarón surtout peine à sympathiser avec elle après la perte de son enfant : peut-être y cherche-t-il à ce moment, en s’attardant sur elle, comme d’habitude, à nous faire entrer en empathie avec elle, mais puisque personne dans la famille ne se soucie de son sort, en dehors de quelques gestes sympathiques de la mère sans pour autant que cela démontre une empathie folle pour sa bonne, pourquoi devrions-nous être touchés par son sort ?).

Bref, on est dans le flou : on ignore de qui l’histoire nous est racontée, et on ne saisit pas plus ce qu’on voudrait bien nous montrer. C’est que quand on multiplie les plans longs où il ne se passe pas grand-chose (une marque de fabrique chez Cuarón, qui tend certes parfois à l’exploit, comme ici la séquence de la baignade, mais qui raconte peu de choses au final et on sent trop la volonté de réaliser un exploit), on manque de temps pour placer du sens dans son film. 0 + 0 + 0 événement marquant, ça donne toujours au final 0. Cuarón se servirait de ces plans séquences pour créer de la tension en suggérant l’imminence d’un drame ou pour mettre le doigt sur une séquence cruciale dans son récit, ç’aurait non seulement plus de sens pour guider notre intérêt, mais ça leur donnerait une légitimité formelle au sein d’une logique narrative. Là, non.

Alors oui…, jolie madeleine noyée dans la térébenthine… Des bonnes intentions de départ du réalisateur à honorer peut-être certains personnages de son passé, il ne reste rien dilué derrière le vernis de son formalisme stérile.


 


 

 

 

 

 

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Une femme fantastique, Sebastián Lelio (2017)

Note : 3.5 sur 5.

Une femme fantastique

Titre original : Una mujer fantástica

Année : 2017

Réalisation : Sebastián Lelio

Autre portrait de femme, après celui beaucoup moins bien réussi de Gloria. Lelio reproduit les mêmes facilités techniques pour construire son film (saupoudrage de séquences courtes articulées en ellipses), et même si ce n’est pas forcément toujours bien conçu (on ressent une certaine vacuité à suivre à la longue une situation qui ne se propose guère plus que d’effleurer les choses par crainte de trop en faire), celui-ci élève le niveau, de mon point de vue, grâce à l’interprète principal. Si l’actrice de Gloria me faisait trop souvent penser à Dustin Hoffman dans Tootsie (à croire que Lelio ne fait que des films queers), celle qui joue ici est, non seulement très convaincante (Lelio en rencontrant Daniela Vega a vite compris qu’elle pouvait être un sujet à elle seule de film, et il explique n’avoir cessé de se rapprocher d’elle jusqu’à lui proposer, au final, le rôle principal), mais surtout, elle me paraît moins antipathique que le précédent personnage de Gloria. Cette dernière cherche l’amour et doit gérer un amoureux pour le moins casse-pieds (lui aussi) ; rien de bien passionnant ou d’original là-dedans et, à la longue, suivre des personnages antipathiques, ça fatigue. Marina, elle, passe par des séquences bien plus critiques et de conflictuelles : son bonhomme vient de lui claquer entre les doigts, et elle doit composer avec une belle famille où sa présence n’est pas franchement la bienvenue.

La grande réussite du film se joue justement là. Ce qui est une situation extra-ordinaire pour des personnages ordinaires se change avec la nature même du personnage en une situation extraordinaire pour un personnage extraordinaire. Marina est trans, on le comprend petit à petit, et cela est révélé peu à peu. Le tour de force du film, c’est de nous mettre face à nos propres préjugés trans avec doigté. Rien de plus normal au début, et puis on apprend qu’elle n’est pas bien vue par certains membres de la famille de son homme, on se questionne, et ce qu’on pensait être la normalité se trans-forme en quelque chose de plus perturbant. Sauf que la perturbation vient de ces personnages, même si on comprend, puisqu’on a goûté à la normalité d’une relation trans, on n’y trouve rien à redire. Comme le dit Lelio, son film, c’est un peu de la science-fiction, parce qu’il arrive à nous faire croire ce qui n’existe pas. Mais en nous montrant cette irréalité, on en appréhende la réalité non fictive, les possibilités, les implications, et on l’accepte presque naturellement débarrassés de nos potentiels préjugés.

Au-delà de ce simple aspect, ça reste un cinéma aux ambitions limitées. On croirait parfois se retrouver face à un film Arte allemand. Toujours dans le sens de la vague, et de préférence, rester bien au chaud dans le creux de celle-ci. La peur de l’audace, de la singularité, vues presque comme des monstruosités, des indélicatesses. Tout doit être fade pour ne pas chahuter l’ordre des choses… Eh bien, au moins on n’y échappe un peu ici. Grâce à une interprète.


 

 


 

 

 

 

 

 

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Parasite, Bong Joon-ho (2019)

Note : 4.5 sur 5.

Parasite

Titre original : Gisaengchung

Année : 2019

Réalisation : Bong Joon-ho

Avec : Kang-ho Song, Sun-kyun Lee, Yeo-jeong Jo, Woo-sik Choi, Hye-jin Jang

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Il y a une fable amusante dans Parasite rappelant un peu la fourberie du coucou pondant ses œufs dans le nid d’autres espèces pour que ses petits soient élevés par d’autres. L’ironie ici serait qu’il y aurait double filouterie avec une morale assez noire. Parce que si chez Molière ou dans la commedia dell’arte, les rôles sont inversés et on montre que les valets, s’ils n’ont l’argent, disposent au moins de l’intelligence, ici les pauvres accepteraient presque leur situation de pauvres en adoptant une posture de « parasite » vis-à-vis des riches qui seraient alors intouchables. Et la réelle lutte en fait n’aurait lieu alors qu’entre les pauvres pour s’assurer la meilleure place dans le nid des riches. Il y a toujours plus bas que soi (bien symbolisé dans le film par les deux sous-sols). L’ambition des « pauvres » à ce moment-là n’est pas de prendre la place des riches, mais de correspondre le plus à ce que les riches attendent d’eux (ne jamais « dépasser la ligne ») pour bénéficier d’une place de choix à leurs côtés. Ils éjectent les employés de la maison un à un comme un coucou jette dès sa naissance les œufs de ses hôtes, mais ils ne cherchent pas à prendre réellement la place des maîtres, peut-être parce qu’ils savent intuitivement qu’ils ne feront pas long feu dans leur monde : si le fils s’amuse lors de la beuverie « quand le chat n’est pas là les souris dansent » à noter que sa sœur passerait, elle, incognito dans ce milieu, il s’interroge plus tard sur sa propre capacité à se fondre dans cette société où les riches sont tout à leur aise (d’ailleurs, celle censée être la mieux adaptée à ce monde sera celle de la famille qui ne survivra pas — peut-être un signe que le dieu Wi-Fi veille et châtie ceux qui chahuteraient un peu trop l’ordre établi). Et si au final, le « maître » est agressé, c’est moins pour lui piquer sa place que par un geste non prémédité (le père ne fait jamais de plan comme il le dit) et en réaction à la condescendance un peu forcée de son « maître » à le pousser à associer la classe des individus à leur odeur (un cliché peut-être un peu facile mais tellement représentatif de nos préjugés).

Il y a peut-être d’ailleurs dans cette fable la même incongruité que peut inspirer l’escroquerie du coucou, parce qu’une des grandes réussites du film de Bong Joon-ho, c’est de ne pas avoir fait des « maîtres » des personnages antipathiques. Pas seulement parce que l’opposition réelle viendra une fois nos « coucous » bien installés dans leur nid et se fera avec d’autres « parasites », mais parce que ç’aurait été pousser la farce un peu loin que de faire des pauvres les gentils et des riches les méchants. Je dois avouer qu’on n’a pas toujours connu le cinéma coréen aussi subtil… Aucun doute sur la nature de ces riches : ils sont victimes d’une escroquerie, et pour beaucoup, de leur crédulité. On gagne alors à ne pas avoir de personnages réellement antipathiques, chacun étant parfaitement nuancés (sauf peut-être les deux enfants de la famille riche qui restent toutefois en retrait tout au long du film), et on se rapproche alors bien de la fable du coucou, qui pourra bien devenir trois fois plus gros que ses parents adoptifs, ces derniers seront toujours aussi dévoués et crédules. Tout au plus le « maître » pourra relever l’étrange odeur de l’élément parasite placé insidieusement dans son nid, mais ne s’en offusquera pas plus que ça (jusqu’à ce qu’au contraire, ce dégoût passager irrite tragiquement celui qui est censé en porter la marque…). La fable aurait pu être grossière, au lieu de ça, elle fascine et on tente longtemps après à en démêler les fils, les implications comme les conséquences. À la fois simple à comprendre, mais assez floue pour qu’on s’y arrête avec l’impossibilité d’y trouver une image nette et établie avec le temps. C’est à mon avis cette capacité à dépeindre des espaces flous où l’attention du public s’arrêtera sans être capable d’y trouver la netteté attendue qui fait souvent une grande œuvre. On s’approche de ces espaces, on tente une approche différente dans l’espoir d’y voir enfin un objet clairement défini, mais on n’y trouve jamais qu’une tache floue qui se dérobe à notre entendement. Comme un effet de sfumato.

La fable concerne tous les parasites qui luttent plus ou moins pour gagner les faveurs des maîtres. Ainsi quand la mère prétend que si elle était riche elle serait tout aussi gentille (voire probablement naïve) que sa maîtresse, elle ponctue sa phrase par un geste violent à l’égard d’un des chiens (autres parasites) la ramenant bassement à sa condition de parasite. On rit jaune, parce que si la plaisanterie est amusante car paradoxale, il n’en reste pas moins que la morale en creux qu’on peut lire dans cette situation, c’est qu’on ne s’élève jamais de sa condition (de parasite). Le constat suggéré est noir : l’ascenseur social est un mythe.

Le récit est parsemé de petites incohérences, mais on les accepte comme on accepte de voir les animaux parler dans une fable. Le réalisme n’est pas un souci, même si parfois, on peut être en droit de se demander si l’absence de cohérence de certains éléments ne nuit pas un peu à une certaine forme de bienséance en nous sortant du film quelques secondes (perso j’ai levé un sourcil quand le père est censé rester plusieurs mois dans le sous-sol, se nourrit dans le frigo des Allemands quand ils sont là, mais se contente de boîtes de conserve pendant les mois où il n’y a personne dans la maison, alors qu’on nous a précédemment fait comprendre qu’il n’y avait pas assez pour vivre : sinon pourquoi la gouvernante s’inquiéterait-elle de son mari après son renvoi ?). Par exemple, quand on sait que chacun des membres de la famille finit par se faire employer dans la maison, et cela en quelques semaines, on n’est pas si choqué que ça de les savoir habiter toujours leur sous-sol miteux : parce que ça relève précisément plus de la fable que du réalisme. Il y a un souci de fabulisme comme il y a un souci de réalisme. L’erreur (et peut-être Bong Joon-ho s’y est-il laissé prendre à deux ou trois reprises) aurait été de vouloir rendre chaque recoin de la trame en cohérence les unes avec les autres avec le risque de dénaturer la fable.

S’il n’est pas recommandé de raconter les différents détours d’un film, avouons qu’on échappe pour cette fois à un twist final trop souvent de rigueur dans les thrillers. Au mieux assiste-t-on à deux coups de théâtre : un, une fois que le « plan » s’achève et qui sert à relancer efficacement l’intrigue et lui faire prendre un détour plus violent (la lutte des classes inférieures pour l’accès aux ressources détenues par les « riches ») ; et un autre dans le dénouement. Rien de plus classique. Aucun retournement qui vous oblige à remâcher ce que vous avez vu ou qui subrepticement vous fait avaler votre chewing-gum. Si le film tire à la fin légèrement sur le pathos et sur les fils de la cohérence (faute notamment à l’emploi un peu trop grossier des possibilités du morse), c’est tout de même appréciable de ne pas tomber dans un excès de retournements gratuits malgré la touche ludique, divertissante, du film (c’est le principe de la satire à l’italienne). Arriver à jouer sur les deux tableaux sans que l’un n’empoisonne ou ne finisse par phagocyter l’autre, c’est assez rare. Une forme réussie de symbiose par parasitage.

Autre réussite rare, l’usage narratif des smartphones. Il n’est jamais facile d’intégrer ces nouveaux objets dans une histoire tant la place qu’ils peuvent prendre dans la mise en scène et dans le montage peut vite devenir un problème. Le défi est alors d’apporter du contenu, du sens, à travers l’écran et par le biais de quelques mots. On revient presque un siècle en arrière quand il fallait jauger le nombre d’intertitres dans son film. Et Bong Joon-ho s’en tire très bien en se limitant le plus souvent à un plan, un message, intervenant dans le montage. L’information donnée fait avancer l’action, mais la réaction à cette information sera toujours visuelle : jamais (ou rarement), un texto ne répondra à un autre. Ce serait déjà une répétition. Les Coréens étant des fous de Kakao Talk (l’équivalent de WhatsApp), on remercie Bong Joon-ho de ne pas nous noyer (comme dans la vie) dans un tunnel de plans de messagerie (deux plans d’écran de smartphone qui se suivent, c’est déjà trop : on s’inquiète déjà d’en voir apparaître d’autres).

Il est assez rare de trouver chez un même réalisateur deux talents cohabiter, celui de la direction d’acteurs et celui de la réalisation (le montage technique comme on disait à une époque). Ceux capables de faire les deux comptent parmi les meilleurs. Reste alors plus qu’à savoir raconter une d’histoire, et on peut dire qu’on a affaire à un maître. Tous les acteurs sans exception sont parfaits, et ce n’est pas seulement dû à un choix de casting ou à la chance : la mise en scène de Bong Joon-ho est si précise, qu’aucune raison de penser que certains détails dans l’interprétation des comédiens soient le pur produit du hasard. Diriger un acteur, c’est souvent l’aider à se débarrasser de tout le superflu, c’est-à-dire l’expression, le geste, le regard, qui au moment voulu donnera du sens à la situation, éclairera le récit, les intentions ou l’état d’esprit de son personnage. Un acteur, ç’a toujours tendance à vouloir en faire beaucoup ; le metteur en scène doit donc être là pour le canaliser et l’obliger à respecter une sorte de ligne claire. Voilà pour la direction d’acteurs. Quant à la réalisation, elle se met justement au service du contenu. Les acteurs doivent servir le récit pour le mettre en lumière, la réalisation aide les acteurs (et à travers eux les spectateurs) à éclairer encore plus le sens (quitte à éclairer une zone de floue comme dit plus haut). En ce qui concerne le cinéma coréen actuel, on pourrait être toujours un peu tenté de craindre une réalisation sophistiquée à l’excès, maniérée. Et étonnamment, si Bong Joon-ho se fend de quelques mouvements de caméra, ceux-ci sont toujours justifiés : un travelling latéral d’accompagnement sur un personnage marchant vite, ça aide à suivre, et à coller, à son humeur ; un travelling lent commençant sur le visage d’un personnage révélant en une seconde ce qu’il pense en laissant échapper juste ce qu’il faut pour qu’on comprenne la situation (parce qu’il se pense observé par personne, en tout cas pas par l’autre personnage qui lui fait face mais qui ne le regarde pas à cet instant), puis bougeant lentement vers cet autre personnage, ça aide à comprendre l’opposition des personnages, à les inclure dans un même espace narratif qu’un champ-contrechamp aurait moins bien rendu (dans cet exemple, c’est moins le mouvement de caméra qui importe, mais le temps de latence entre les deux visages) : le mouvement de caméra permet de garder les personnages dans le même plan et d’insister sur leur nature (d’un côté le prédateur, de l’autre, la proie). Tout se tient : le metteur en scène dirige des acteurs pour donner sens à son histoire, il dirige sa caméra pour rendre au mieux les interactions entre les personnages, et au final, le but est de raconter au mieux son histoire… Pas de faire un film spectaculaire, drôle, non, raconter une histoire. La fable avant tout.

Notons encore le rythme assez échevelé du film : ce ne serait pas une qualité si Bong Joon-ho ne savait distiller parfaitement ses effets, ralentir quand il faut la cavalerie. Parce que faire un film haletant de bout en bout, rien de plus simple. Ici, jamais on ne s’ennuie : curieux et amusés au début, on profite à la fin du premier acte, et avec les membres de notre famille d’escrocs d’un repos bien mérité. L’objectif défini au début du film est atteint, on se questionne alors de ce vers quoi pourra alors s’orienter le film. Et ça repart de plus belle. Dans les deux cas (ou les deux actes), deux procédés me semble-t-il ponctuent assez souvent parfaitement le film pour diversifier les rythmes : si la comédie use d’effets lents et laisse toute la place aux acteurs pour nous faire entrer en empathie avec eux, la seconde partie, plus thriller et action, les deux sont parsemés ici ou là à la fois de montages-séquences pour nous montrer les avancées rapides de la trame (notamment dans l’évolution de l’escroquerie, et avec toujours un choix de musique judicieux), mais aussi de montages alternés (trois sections : les trois familles en prise le plus souvent avec un membre d’une des deux autres familles). (On notera à ce propos peut-être un épilogue certes maîtrisé du côté de l’emploi du montage-séquence, avec cette fois la voix du fils servant de lien entre les plans au lieu de la musique. Il fallait certes conclure le récit, et c’était sans doute le moyen le plus pratique pour ce faire, mais Bong Joon-ho en fait à ce moment peut-être trop, trop longtemps sur ce qui n’est plus du ressort de la trame principale.) Je n’avais pas vu une telle réussite en matière de montages-séquences (de mémoire) dans un thriller depuis Gone Girl (avec le même emploi du ralenti pour évoquer l’inéluctable majesté d’un plan se déroulant comme prévu).

Je ne vois guère que certaines comédies italiennes (ou un Molière) pour rivaliser avec la maîtrise de Bong Joon-ho en matière de satire. Je pense particulièrement à Une vie difficile pour l’alliance réussie de la comédie satirique (sociétale) et le drame attachant, et au Pigeon, pour l’aspect choral et branquignolesque. Mais la réussite encore plus palpable chez Bong Joon-ho, c’est en plus sa capacité à y adjoindre encore dans ce pot-pourri déjà bien garni de styles, une pincée de thriller. Et là, en plus d’évoquer cette fois Shakespeare pour son habilité à finir assez souvent ses films dans un joyeux carnage (ce n’est pas si commun de voir autant de personnages principaux disparaître de nos jours à moins de faire un film à élimination), on ne peut s’empêcher de penser à l’archiconnu Servante, œuvrant dans les mêmes sphères domestiques et le même rapport malsain entre maîtres et serviteurs (inversement des rapports entre maîtres et domestiques, appropriation par la plèbe du bon vieux sweet home cher à la classe « moyenne »).


 


Sur La Saveur des goûts amers :

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Douleur et Gloire, Pedro Almodóvar (2019)

Note : 3 sur 5.

Douleur et Gloire

Titre original : Dolor y gloria

Année : 2019

Réalisation : Pedro Almodóvar

Avec : Penélope Cruz, Antonio Banderas, Leonardo Sbaraglia

Où sont passées l’hystérie et la fantaisie bienheureuses de Pedro ? Un dessin qui réapparaît 50 ans après (un des seuls éléments du film réellement « almodovarien ») noyé dans un puits d’autofiction…

Le film consiste ainsi en une suite d’évocations nostalgiques, faciles prétextes à faire des allers-retours entre présent et passé. Un passé censé donner les clés à son auteur pour retrouver l’inspiration (et l’envie) perdue, comme dans une spirale sans fin dans laquelle un auteur viendrait se nourrir de ses souvenirs et de ses expériences personnelles pour alimenter ses histoires. La ficelle dont se sert Amodovar pour sortir dans le trou où il cherche lui-même à s’enterrer est un peu grosse. On regarde poliment comme on suivrait, gênés mais avec une réelle empathie, les écarts et les doutes d’un ami, tout en ayant l’espoir bien caché que ça se termine au plus vite ces confessions plus thérapeutiques que cinématographiques.

Il y a une différence entre se nourrir, digérer, chier, donner à ce “produit” une consistance nouvelle au spectateur en lui cuisinant ça avec une sauce qui le fera ressembler à tout autre chose, l’art du recyclage en somme, et convier le spectateur à sa table en lui refourguant des miettes à peine digérées de son analyse introspective. Pedro Almodovar tombe dans ce piège, celui de la facilité et de l’auto-contemplation torturée, qui est aussi l’illusion de penser qu’un spectateur sera toujours étonné et heureux de voir ses croquis de travail, ses cahiers raturés ou son journal intime, à défaut de pouvoir lui proposer autre chose.

Alors oui, bien sûr, c’est émouvant de voir un auteur qu’on a aimé, faire part de ses doutes, se mettre en scène sans complaisance, mais passé la curiosité, l’empathie naturelle, il faut reconnaître que la démarche ne va guère plus loin qu’un appel à la sympathie, qu’un appel à l’aide. Et le spectateur se doit d’être égoïste : c’est l’auteur qui va vers lui pour donner ce dont il a besoin, pas le contraire.

J’imagine toutefois que beaucoup y verront une chronique émouvante d’un artiste dans le doute, d’un homme seul ne vivant plus qu’avec ses douleurs, ses angoisses, ses faux pas assumés… Seulement en réalité, cet Almodovar-là fantasmé, décrit et autofictionné, il n’est pas tant que ça à plaindre : il n’est pas si seul que ça puisqu’on le demande partout dans le monde, des amis veillent sur lui et cherchent à le voir, des rétrospectives (qu’il boude) lui sont consacrées, les médecins sont aux petits soins avec lui… Être Pedro Almodovar n’est pas suffisant pour m’émouvoir de ce côté-là.

Allez, reparle-nous à nouveau de toi, Pedro, mais à travers les autres, et surtout, surtout, à travers les femmes. Des femmes de caractère ou des travelos fiers de l’être. Pas des petites douceurs maquillées en “ploucs”. C’est ce cinéma-là de toi qui me manque. De vraies histoires qui nous parlent de nous, de nos différences, de nos excès, des limites de notre tolérance, et qui est au fond un hymne à la vie. Parce qu’ici, on a un peu l’impression que pour toi, la vie, c’était hier, et qu’aujourd’hui n’est plus qu’un enfer.


 


 

 

 

 

 

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Rester vertical, Alain Guiraudie (2016)

En chien de fusil

Note : 2 sur 5.

Rester vertical

Année : 2016

Réalisation : Alain Guiraudie

Avec : Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiéry

Quand la savonnette t’échappe au milieu d’une meute de loups…

Dommage que cette histoire de loup solitaire ou de brebis égarée se répande peu à peu dans le trash retenu parce qu’il y a quelque chose d’au moins regardable quand on échappe aux provocations ou aux rebondissements poilants. De regardable, autant que peut l’être un film de la nouvelle qualité française avec ses ellipses, son ton feutré, son rythme rapide. J’avoue que devoir si se farcir une scène de cul entre un homme et une femme dans un film, en général c’est déjà rarement poilant, voir une séquence similaire entre un homme et un vieux plouc, ce n’est pas bien plus passionnant. Ça force un peu la normalité et l’acceptation de l’autre, comme une sorte de sophisme cinématographique qui essaierait de nous convaincre que si c’est possible entre un homme et une femme pourquoi ça ne le serait pas entre un homme et un vieux… Sauf que ce n’est pas “normal”, c’est embarrassant, parce qu’une scène de cul montrée sur la durée, ç’a autant d’intérêt dramatique qu’une scène de cabinet ou une autre dévoilant en longueur un homme en train de couper du bois. C’est moins une question de “genre” que de situation hors sujet. Et je n’aime pas trop qu’on me force la main d’ailleurs, surtout si c’est pour me faire comprendre de telle banalité. « Ah, vous avez vu, c’est normal. »

Le détour le plus ridicule, il est encore ailleurs, celui de concentrer son récit autour d’une même poignée de personnages : si bien que quand un petit ami apparaît à la blonde, ça ne peut être qu’un de ces personnages déjà vus. Ça ne mange pas de pain, on profite d’un effet spectaculaire, mais c’est surtout une coïncidence ridicule et difficile à avaler. Au final, on se retrouve étrangement avec le bon goût d’une série B qui se donne l’apparence d’un film d’auteur.

Pour le positif, il y a une lenteur dumontielle qui attire l’œil, dans un premier temps toutefois (on retrouve un bon principe bressonnien également, qui est de ne jamais expliquer, tuer les rapports de cause à effet, afin d’amener le spectateur à s’interroger). Et les acteurs s’en tirent plutôt bien.

Assez caractéristique, j’insiste, d’une nouvelle qualité française. Pour copier Bresson, Dumont ou les autres, il y a du monde, mais si la forme est entendue, le signe d’un certain savoir-faire naturaliste, pour le contenu, c’est rarement ça. À ce compte, je préfère encore voir un Dardenne ou un Loach, pour qui la forme ne surprendra plus personne, mais le sujet au moins est clair, on est dans un cinéma qui se propose de constater l’air d’une époque. Là, ou dans nombre de ces films de la nouvelle qualité française, rien. La forme qui devrait aider à illustrer un sujet, fait tout le contraire et se noie souvent derrière un dispositif pourtant léger et simple à mettre en œuvre.

(Un film « Cahier », Les Films du losange et « Cannes officiel », ça ne surprendra personne.)


 


 

 

 

 

 

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Green Book, Peter Farrelly (2018)

Green Book

Réalisation : Peter Farrelly

Avec : Viggo Mortensen, Mahershala Ali

| Vu le 9 mai 2019 | 8/10

On le sait, le cinéma est affaire de sensibilité. On voudrait croire qu’un film projeté puisse être vu de la même façon par des millions de spectateurs. En réalité, aucun ne voit le même film. Comprendre pourquoi tel ou tel cinéphile adhère ou non à telle ou telle manière de faire reste un mystère, et quand on s’accorde sur un film, on fait encore semblant de nous accorder sur le fond quand on ne le fait en fait que plus grossièrement (ou binairement) : ceux qui aiment, et ceux qui font la grimace. C’est peut-être au fond un peu comme les paires de voyageurs plantés au hasard dans un train ou dans un bus : il n’y a pas de bons et de mauvaises personnes avec qui faire la paire, il n’y a que des individus avec qui on a le plus de chance de s’accorder, et les autres. Les frères Farrelly par exemple, c’est une paire qui en transport en commun m’a paru toujours, moi, bien accordée. Et le Peter seul s’en tire tout aussi bien, peut-être parce que son film traite d’une autre paire, allez savoir. Cela en devient même le sujet du film : savoir s’ils arriveront à s’accorder ou non.

Rien d’original donc dans cette histoire proposée. Une histoire, ça commence, ou c’est, presque toujours, une rencontre. Parfois aussi, une bonne histoire, c’est une histoire qui fonctionne selon le principe du voyage. Ainsi, les histoires de transport en commun, c’est une bonne manière de faire des rencontres : celles qu’on fait avec les autres, qu’on vous impose, que vous pensez choisir, et puis une autre, plus inattendue, plus existentielle, essentielle, celle qu’on fait avec soi-même. C’est dans les grandes occasions, les grands voyages, qu’on se dévoile, qu’on se découvre. Le road movie, une des plus vieilles histoires du monde. Et ça marche autant avec un couple hétérosexuel qu’avec deux paires de couilles (ou de nichons : Thelma et Louise, autre exemple réussi de film de voyage, même si la paire de copines se connaît déjà au début du périple). Ce n’est d’ailleurs pas la sexualité qui importe, parce qu’un peu comme en amour, dans un voyage, ce qui compte, ou plutôt ce qui gagne à être raconté, c’est le parcours : la séduction, le moyen, bien plus que le but, la fin, la destination (qui est presque toujours la même). C’est vrai ensuite que les péripéties souvent mises en œuvre dans ce genre de films manquent parfois d’originalité, mais si ça marche depuis l’antiquité, pourquoi se priver d’une vieille recette de grand-mère qui fait toujours son effet ? Si on reçoit différemment ces propositions de récit, c’est qu’on est tous programmés, et sensibles, à des détails qui nous échappent, qu’on peut éventuellement décoder, et qui sont toujours probablement affaire de mesure. On pourra donc refaire cent fois le même film, avec ces mêmes recettes, qu’on jugera toujours des petits détails faisant la particularité de chaque redite.

Je ne pourrais dire si je suis particulièrement amateur du genre (le road movie), en tout cas celui-ci, oui, me rappelle d’autres opus qui avaient déjà réussi à me combler : New York-Miami, Rain Man pour les deux références les plus évidentes. Chaque fois, un couple improbable, mal assorti et « que tout oppose » en apparence. L’alliance des contraires, le jeu des apparences, ça fait longtemps que les raconteurs d’histoire nous invitent sur ce terrain-là. Des évidences, des bonnes intentions, des espoirs, il y a un peu de tout ça, et personne ne s’accordera sur la qualité des assortiments. Le tout peut-être étant de respecter certaines règles et de ne pas chercher à faire bien original : un coulant au chocolat, ça reste un coulant au chocolat, on l’aime pour le coulant et pour le chocolat, on apprécierait assez peu y trouver du fromage ou de la langoustine. On soigne les détails donc. Et parmi ces détails, certains passent inaperçus quand ils sautent aux yeux des autres : j’ai cru comprendre que certains commentateurs n’avaient pas apprécié l’approche raciale du film, moralisatrice. Peut-être, mais comme chacun fait son film, ce n’est pas ce que j’ai vu : j’aime les rencontres dans les films, les oppositions, les voyages initiatiques seul ou à deux, la question raciale m’a donc paru accessoire, ç’aurait pu être un homo et un hétéro, un golden-boy et un autiste, un major et une mineure, une princesse et un wookie, Misse Daisy et son chauffeur, un rôdeur et un hobbit, un drogué et un cow-boy… peu importe, vu que c’est précisément l’opposition qui fait la saveur, le sel, le point de départ de tout voyage en commun. Alors un Rital raciste et un Noir BCBG, ma foi pourquoi pas. Parce que si la question raciale, moralisatrice, ne m’a pas personnellement choqué, c’est peut-être bien aussi parce que Farrelly a su pas mal la mettre de côté (à moins que ce soit moi). Bien sûr que c’est le sujet. Un sujet… un peu comme un vernis posé sur une planche : l’ossature, elle, est toujours la même. Et cette couche de vernis, aux colorations certes très classiques, elle ne m’a pas dérangé tant qu’on m’a réussi à ne pas me faire quitter des yeux la poutre qu’on agitait devant moi… Et la poutre, cette fois-ci, c’est le jeu d’opposition constant, appuyé, entre les deux personnages principaux.

Le film n’est pas sans défauts (visibles), et ils sont sans doute inhérents au contexte dans lequel il a été tourné : oui, c’est un film hollywoodien, mais Hollywood, c’est peut-être là aussi où sont le plus souvent le mieux écrits ce genre de concepts. L’Amérique, de par sa géographie, est propice à ce genre d’histoires. Disparités culturelles, ethniques, sociales, et de grands espaces parcellés d’îles homériques ou d’auberges tolkienniques. Alors la musique peut parfois être un peu forte, donner trop clairement le sens du vent émotionnel, elle s’écaille devant mes yeux assez vite pour que je puisse profiter à plein du bois dont je me chauffe, celui, poutrement plaisant, (ré)chauffé par ce fou de Peter, et qui consiste, rien de plus, qu’à chanter un vieux refrain qui me plaît. Comme le disait feu Chewbacca, dans un grognement, en réponse à la princesse qui s’étonnait de la rusticité du transport en commun qui devait les ramener à bon port : « Ce sont les vieilles casseroles qui chantent la meilleure soupe. » Ou quelque chose comme ça.


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A Cappella / Han Gong-ju, Su-jin Lee (2013)

Note : 3.5 sur 5.

A Cappella

Titre original : Han Gong-ju 한공주

Année : 2013

Réalisation : Su-jin Lee

Révoltant et… éprouvant. Quelques réserves sur l’utilisation de la musique et des amies en contrepoint du traumatisme initial comme pour donner une note d’espoir alors qu’on commence à en savoir un peu plus sur la tragédie dont a été victime la principale protagoniste. J’aurais souhaité en voir plus sur les manipulations, les corruptions, les intimidations qui ont suivi les faits (traitant des suites de l’affaire, notamment judiciaires), plutôt que de voir un autre choix narratif se faire, moins distant ou documentaire, et plus focalisé sur l’empathie à l’égard de Gong-ju.

Dans ce cas de figure (adaptation d’un fait divers), je serais toujours tenté de privilégier la mise à distance avec le sujet et l’approche quasi-documentaire, voire tenté d’adopter une tout autre manière de présenter les faits en jouant à fond la carte de la stylisation.

Cette mise à distance, le film réussit très bien par ailleurs à la faire de manière générale (au contraire d’un film comme Hope), surtout dans sa première partie. L’approche reste assez subtile : le jeu de va-et-vient entre passé et présent est bien mené, utile pour qu’on puisse prendre connaissance peu à peu des événements (pour un Coréen connaissant déjà les faits, l’approche serait différente, mais dans le bon sens, parce qu’elle doit ainsi sembler plus respectueuse vis-à-vis de la victime).

L’interprétation des acteurs est excellente, tout en retenue la plupart du temps (à l’exception du père). Et la première heure, dans cette première partie où on comprend qu’elle cherche à échapper à un milieu dans lequel elle a été plongée et probablement victime, est excellente, même si encore une fois on peut se demander si cet intérêt, voire ce plaisir, suscité par les effets narratifs ainsi constitués, compte tenu du fait, encore, qu’il s’agit d’un fait divers réel particulièrement sordide, ne nous rend pas spectateurs un peu coupables et complices, ou au moins voyeurs.

Difficile d’aborder un tel sujet quand on le sait lié à des faits réels. Tout comme il est difficile de les recevoir (un défi récurrent pour les auteurs, on l’a vu récemment avec le film d’Ozon sur la pédophilie).


A Cappella, Su-jin Lee 2013 Han Gong-ju 한공주 | Vill Lee Film


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Les Estivants, Valeria Bruni Tedeschi (2018)

Note : 2.5 sur 5.

Les Estivants

Titre original : I villeggianti

Année : 2018

Réalisation : Valeria Bruni Tedeschi

Ne te demande pas ce que Voici peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour Voici. Ou quand l’impudeur ne vient pas à toi, va à elle…

L’écueil impossible à résoudre de l’autofiction où ce qui nous est proposé résonne avec ce qu’on sait et qu’on ne voudrait pas savoir ; où on se demande, au fond, ce qui est proche de la réalité, remanié avec, ou sans, mauvaise foi ; où on sait que l’auteur sait qu’on se pose la question et ne peut lui-même y répondre… S’il y a une règle du jeu, elle est ici, celle d’une connivence hors cadre avec le spectateur, certainement pas ailleurs. Et elle est de celles qui embarrassent. Parce qu’autrement, si tout peut en effet faire penser aux joyeux mélanges du film de Renoir (et là aussi, on ne cesse d’y penser, et on préférerait assister à un film sans devoir à chaque instant en revenir à une référence écrasante), les Estivants souffrent largement de la comparaison.

Le film n’est pas si mal écrit (si on laisse de côté ces contrariétés inhérentes à l’œuvre d’autofiction), il est très bien dirigé (comme disait Hitchcock, une grosse partie de ce travail consiste à prendre les bons, et de bons, acteurs, et ici, on est servi), mais il manque en bout de chaîne tout ce qui fait la justesse d’un bon cinéaste. Étrangement d’ailleurs, l’actrice Valeria est celle qui joue le moins juste, et c’est franchement pénible, sachant qu’on la sait capable de mieux quand elle est canalisée, qu’on y supprime toutes les propositions « de trop », moins justes ou pertinentes, que ce qui devrait. La cinéaste semble être traversée des mêmes défauts que la comédienne, et semble ne pas prêter attention aux petites subtilités qui font la grandeur d’une mise en scène. Elle a pourtant la fantaisie, marque souvent des meilleurs, et elle a le goût et l’intérêt de mêler comme un Renoir, comme un Allen, comme un Fellini ou d’autres, les situations amusantes et le plus tragique. Mais la volonté ne fait pas tout.

Ça manque de grâce, de distance ; les volumes, ou les durées, sont rarement celles ou ceux qu’il faudrait ; la sensibilité, ou l’émotion, recherchées paraissent trop forcées ou vite expédiées (elle ne semble pas savoir par exemple pas quand ralentir ou prendre son temps dans une séquence réellement émouvante, et c’est sûr qu’avec 21 personnages, on n’a pas de temps à perdre, et on peut avoir du mal à déterminer, à choisir, des situations à mettre en avant plus que d’autres).

Avec tout ça, la mise en abyme liée au thème principal du film (l’évocation du frère décédé) semble là encore forcée : Valeria Bruni Tedeschi ne fait que rajouter de l’effet à l’effet, un peu comme un Night Shyamalan irait multiplier les twists pour dérouter son public. Trop de sophistication finit par dénaturer un thème grave et sérieux : si tout cela n’est qu’un jeu, pourquoi prendrions-nous au sérieux ces lamentations de sœurs pleurant leur frère ?

Dernier point, et pas des moindres. Si tous les acteurs sont parfaits, rares sont finalement ceux qui arrivent à nous paraître sympathiques. Dans un film choral, c’est important. Si La Règle du jeu marchait si bien, c’est que tous attiraient notre sympathie. Ici, tous se tirent dans les pattes et se détestent (oui, il est facile de mépriser le couple Sarko-Carla, et le personnage — et acteur — du mari aux yeux bleus est insupportable), pourquoi devrions-nous faire pareil ? Seuls les personnages (et acteurs) Xavier Beauvois et Vincent Perez tirent leur épingle du jeu grâce à une fantaisie inattendue et bien vue.


Les Estivants, Valeria Bruni Tedeschi 2018 | Ad Vitam Production, Ex Nihilo, BiBi Film


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