Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker (1952)

Mettre le pied dans la porte

Note : 4 sur 5.

Troublez-moi ce soir

Titre original : Don’t Bother to Knock

Année : 1952

Réalisation : Roy Ward Baker

Avec : Richard Widmark, Marilyn Monroe, Anne Bancroft

Film noir assez inhabituel, car il met plutôt l’accent sur la psychologie que sur l’action. En cela, il rappelle un peu certains thrillers optant pour le huis clos comme Menaces dans la nuit sorti l’année précédente, avec la différence notable qu’on n’y trouve ici pas une once de criminalité (en tout cas pas volontaire ou crapuleuse). On n’est pas encore dans les excès psychiatriques des années 60, et au contraire, la configuration assez théâtrale du dispositif permet aux acteurs et au réalisateur (en plus britannique, on peut supposer une expérience de la scène) de se concentrer sur les relations, la construction des personnages, plus que sur l’action et les postures.

Marilyn Monroe n’est pas encore une star, elle sort tout juste du démon s’éveille la nuit où elle proposait déjà une composition étrange et unique entre le côté plantureux, sexuel qu’on réclame à toutes les jolies femmes dans un second rôle à l’époque, et pas du tout glamour, mais au contraire quasiment ouvrier, populaire. La transformation vers le monstre glamour qu’elle deviendra immédiatement après avec Niagara se produit quasiment sous nos yeux dans ce film : venue garder une petite fille de riches pour une soirée dans un hôtel, pistonnée par son oncle qui y officie en tant que liftier, c’est la chrysalide Norma Jeane Baker qui adopte le négligé de la mère absente, son parfum, ses bijoux et devient Marilyn… Le glamour apparaît, et on est saisi instantanément par l’adéquation parfaite qui semble s’opérer entre la fragilité du personnage, souvent à la limite de la folie, et l’actrice qui semble ne pas trop en faire malgré les pièges que représente souvent ce type de personnage au bord de la rupture. On peut mettre au crédit de l’actrice ce bon goût de ne pas trop en faire et d’être parfaitement crédible dans un rôle qui pourtant serait si facile de faire dépasser des clous. Mais on peut peut-être aussi y voir le talent de son quasi-homonyme, Roy Ward Baker, qui lui aussi a le bon goût de ne pas céder à la facilité en évitant de montrer les moments trop grand-guignolesques de l’histoire : si on la voit ainsi subrepticement assommer son oncle, le futur réalisateur d’Atlantique, latitude 41° (ne cherchez pas de cohérence « auteuresque ») se garde bien de la montrer ligoter, notamment, la gamine ou dans une détresse finale hystérique.

Parce que l’un des futurs atouts de Marilyn, il explose ici à l’écran : loin des vamps, des femmes fatales de l’époque ou des blondes glamours à la Lana Turner, elle expire littéralement une sorte de souffle éthéré si caractéristique qui transpire également dans sa voix langoureuse (elle sort un premier « hello », typique de l’actrice, à Richard Widmark, qui a fait pouffer le public dans la salle), dans un mouvement de paupière et de lèvres loin d’être naturel, qu’on imagine durement fabriqué et pourtant étrangement totalement sincère. C’est ce côté éthéré qui à ma connaissance lui était étranger dans les seconds rôles qu’elle avait assurés jusque-là. En tout cas, c’est sans doute à l’occasion de ce personnage, et des essais pour le rôle peut-être, qu’elle a trouvé là l’occasion d’utiliser cet aspect de sa panoplie d’actrice qu’on pensait sans doute à l’époque (comme aujourd’hui souvent) restreinte aux jolies gourdes. Sans la folie assumée du personnage, puisqu’il s’agit du cœur du film (et ce qui en fait un film noir si particulier, une sorte de faux thriller dans lequel la victime serait avant tout celui qui pose les problèmes à la bonne société — ce qui ne colle pas tout à fait avec les principes du code Hays qui voudrait voir les trouble-fêtes punis en clôture du récit, mais j’imagine qu’on a estimé que le personnage n’avait en réalité pas dépassé les bornes), probablement pas de Marilyn. Parce que dans Niagara, l’actrice garde un peu de cette folie douce, de ce côté éthéré, absent, et ça ne fera qu’amplifier le mystère entourant son personnage et l’atmosphère du film, autant d’éléments qui finiront par faire le succès du film… et de l’actrice. Parce que jusque-là, si l’actrice avait fait parler d’elle, c’était, un peu à l’image d’Hedy Lamar, à travers ses « à-côtés ». Après tout, toute publicité est bonne… si on a du talent.

Bien qu’elle ait prouvé dans ce rôle une grande force intérieure, je doute qu’elle ait été pénétrée en ce début de carrière des idées de l’Actors Studio. La présence d’Anne Bancroft, pour qui c’est le premier rôle au cinéma (elle y est déjà collée à un comptoir de bar comme plus tard dans Nightfall), est peut-être un signe ou un indice d’une évolution future… La method faisant des petits désormais parmi les acteurs de la nouvelle génération jusqu’à Hollywood. Les deux novices, en tout cas, ne partagent qu’une séquence en commun dans le film.

Le film semble n’avoir convaincu personne, que ce soit à l’époque ou encore aujourd’hui, et ce n’est pas si étonnant. La nature hybride du film peut déconcerter : un thriller psychologique sans crime ni victime, sans éclats de mise en scène du fait de la nature extrêmement classique de sa forme (huis clos concentré sur une soirée, et respect presque du principe de bienséance en évitant de montrer les outrances éventuelles de l’histoire), mais comme à mon habitude, je suis toujours séduit par ces propositions dramaturgiques me rappelant mes premières amours. Et comment ne pas l’être (séduit), quand on voit ainsi une actrice, un mythe même, prendre forme et se révéler ainsi pour la première fois à l’écran. Aussi, quand on aime les acteurs, on les aime surtout quand ils ont de l’espace pour s’exprimer. Par la suite, Marilyn aura maintes fois l’occasion de prouver son talent, de faire la preuve de la variété de son talent surtout, en ajoutant à son registre la comédie, la légèreté, l’autodérision, sans perdre de son glamour, chez Howard Hawks puis chez Billy Wilder, mais je n’ai pas le souvenir qu’elle ait eu par la suite l’occasion de bénéficier d’autant d’espace pour s’exprimer. Il n’y a que les espaces exigus des huis clos qui permettent cela.

Cet espace, il profite aussi à Richard Widmark : habitué aux films noirs urbains moins tranquilles, son personnage aide beaucoup à l’humaniser. Si l’affiche et le sujet du film laisse d’abord à penser à un film racoleur jouant sur la réputation de l’actrice et sur le mythe de la girl next door, jouant sur la menace que pourrait représenter la présence de l’acteur (le personnage d’Anne Bancroft se plaint de la rudesse de son caractère au début du film), le récit prend vite le contre-pied de ces basses attentes, on est surpris de voir le film ne jamais sombrer dans le sordide et au contraire devenir assez touchant. Il y a des rôles en or dans des petites productions qu’il ne faut pas se priver d’accepter quand ils vous assurent autant de libertés et l’occasion de bénéficier d’un type de personnage qui améliorera l’image (forcément tronquée) de vous que se fait le public.


 

Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker 1952 Don’t Bother to Knock | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1952

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Le démon s’éveille la nuit, Fritz Lang (1952)

Le Démon de midi

Le démon s’éveille la nuit

Note : 3 sur 5.

Titre original : Clash by Night

Année : 1952

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Barbara Stanwyck ⋅ Robert Ryan ⋅ Paul Douglas ⋅ Marilyn Monroe

Film étrange que voilà… Entre deux eaux. Présenté comme un film noir, c’en est pourtant pas vraiment un.

Ça oscille sans cesse entre les genres, pas un film noir donc parce qu’il n’y a aucun crime, aucun flic (et aucun procédé propre au genre), pas une romance parce que les violons ne sont pas assez accordés, mais pas non plus à fond dans le réalisme comme on aurait pu le faire avec une tentative d’aller vers le néoréalisme à l’italienne. L’histoire s’y prêtait : on est tout près des Amants diaboliques, sauf qu’on touche plus aux amants ordinaires. On serait plus du côté du drame réaliste et moite à la Tramway nommé désir (tourné un an plus tôt), mais si parfois il y a des accents similaires, on n’y est pas vraiment non plus. La Californie, ce n’est pas la Louisiane. Les fantômes ne sont pas les mêmes. L’ironie, c’est de trouver ici Marilyn Monroe dans un de ces premiers rôles. Rôle mineur, mais la première scène du film est saisissante : long travelling d’accompagnement où elle papote avec son jules en sortant d’une… poissonnerie. L’ironie, c’est bien d’y trouver ici la future star en toc d’Hollywood (incroyable de justesse dans une séquence semblant avoir été tournée dix ans trop tôt), mais aussi actrice attachée à la méthode de l’Actors studio (pas besoin d’y faire un tour d’ailleurs, elle montre qu’elle n’avait rien à y apprendre), face à une Barbara Stanwyck plutôt sur la fin et symbole à la fois des années guimauves d’Hollywood et de quelques films noirs… Comme un passage de témoin.

Le film semble aussi comme coincé entre deux époques. Le film noir est plus sur la fin qu’à son début, et très vite les productions en cinémascope et technicolor vont se multiplier, notamment grâce à une certaine blonde platine plus raccrochée dans notre esprit à Numéro 5 qu’à une douce odeur de poisson. C’est aussi l’époque noire du maccarthysme où les œuvres ancrées à gauche ne sont pas les bienvenues.

Il y aurait eu un crime, du vice, quelque part, je n’aurais rien eu à y redire. Comme les deux films suivants de Lang, ça aurait été un film noir. Autre signe particulier qui est rarement le propre des films noirs : il s’agit d’une adaptation d’une pièce (d’un auteur attaché à l’Actors studio pour ajouter un peu plus à la confusion).

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Le démon s’éveille la nuit, Fritz Lang 1952 | Wald/Krasna Productions

Ce n’est pas si important de définir un film, ça peut même parfois être un atout, le film possédant une identité et une atmosphère propre. Mais là, c’est assez troublant parce qu’on ne sait pas ce qu’on est en train de regarder, surtout que la structure même du film crée un peu la confusion. Comme s’il y avait deux films : un avant et un autre après le mariage.

Je suis assez attaché à la thématique du renoncement, et souvent on reconnaît dans les films une structure centrée sur cette thématique. Mais il s’agit d’un parcours simple. Le héros est rempli d’illusions, avec lesquelles il se bat tout le film, jusqu’à l’acceptation de ce qui s’impose : le renoncement à ses rêves. Autre possibilité : tout le parcours décrit dans le film est déjà la description de ce renoncement décidé antérieurement (le renoncement est alors plus imposé que choisi).

Or, ici, le thème du renoncement est traité comme s’il y avait deux films, deux parcours.

Une première partie d’abord qui décrit le renoncement à la vie citadine de l’héroïne, obligée de revenir chez son frère dans le village de pêcheurs où elle est née (ce dont on a déjà du mal à croire : leurs parents par exemple n’étant jamais évoqués, et Barbara Stanwyck, c’est tout de même le symbole de la femme qui réussit — vingt ans plus tôt elle tournait Baby Face). Ici, c’est ce renoncement, qui même assez peu crédible avec Stanwyck, est intéressant à montrer et plutôt bien réussie.

Mais dès qu’elle accepte les avances d’un pêcheur, on change tout d’un coup de sujet. Elle a à peine fait « le deuil » de sa vie citadine, qu’elle se marie ? Vient ensuite un nouveau départ, un nouveau film où elle va peu à peu… renoncer à être fidèle à son homme. Ça n’a pas beaucoup de sens. Et c’est là que le film devient un vulgaire drame de la vie conjugale. Qu’y a-t-il de plus banal et de plus antipathique qu’une femme qui trompe son mari avec son meilleur pote ?… On n’est plus dans le film noir, mais dans le roman à l’eau de rose. Trop ordinaire pour être attachant, ou pas assez de soufre pour avoir la fascination des films noirs.


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Rivière sans retour, Otto Preminger (1954)

Viagara, la devanture humide en Cinémascope

Rivière sans retour

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : River of No Return

Année : 1954

Réalisation : Otto Preminger

Avec : Robert Mitchum, Marilyn Monroe, Rory Calhoun

Journal d’un cinéphile prépubère

Bon film, agréable, avec des atouts, mais avec un tel sujet, et surtout la manière dont il est traité, difficile de faire mieux.

Le lyrisme, ou le tragique, qu’aurait pu initier ce sujet, semble trop fade. Ce manque d’ambition est surtout palpable dans l’épilogue quand Mitchum enlève Monroe : traitée de manière presque anecdotique (comme le reste du film), sans effets ni procédés, sans mise en relief, ça laisse une impression de désinvolture. Pourtant, la mise en scène est propre, dans la continuité des réalisations « classiques » hollywoodiennes, mais c’est justement ce trop grand classicisme qui pénalise le film. Il faut se positionner entre nécessité d’unité et recherche de profondeur. L’audace, le traitement qui est fait dans les moments intenses, tout ça manque furieusement (c’est vrai aussi que l’histoire n’est pas propice aux grandes envolées, quand le sujet, lui, s’y prêtait).

Le manque d’identification aux personnages (et à l’action) n’arrange rien. L’emploi systématique du champ-contrechamp dans certaines scènes, laissant les décors de ce qui est censé être un western, en arrière-plan, comme un paysage de carte postale, paraît trop formel et découpe les personnages de leur environnement. On retrouve aussi une mauvaise habitude, propre à ce cinéma, de vouloir accélérer artificiellement le rythme en diminuant les possibilités de pauses, et cela, au détriment de la sensibilité, du mystère, de l’imagination, et donc de l’identification.

Malgré ces contraintes techniques imposées par une grosse production, les acteurs s’en tirent plutôt bien, et sans eux, les spectateurs se détourneraient totalement des enjeux de leur aventure. Le film tient en 1 h 30, la brièveté n’est pas toujours une vertu, et c’est peut-être ici le signe que la Twentieth Century Fox cherchait à profiter à moindres frais de sa star, d’un nouveau format spectaculaire et de « paysages somptueux » (comme plus tard avec Niagara). Raisons pour lesquelles Preminger, sans doute, n’aurait pas cherché à tirer le meilleur de cette histoire. L’accent ayant été mis ailleurs, il n’en avait peut-être pas les moyens. Mais sans cette volonté de vouloir proposer au public le meilleur traitement possible, le spectateur, lui, se laisse emporter par la lassitude.

Malgré tout, même avec un drame plat (unité simple), on peut y trouver la marque d’un certain savoir-faire. Le sujet de base reste intéressant. On remarque aussi un sens agréable des dialogues. Reste une certaine fadeur dans les rebondissements et un manque d’audace dans le « tragique ». La rencontre avec les « chasseurs », les Indiens, et les rapides sont attendus, mais presque décevants. On n’y rencontre pas grand monde dans ce Rivière sans retour. Le meurtre du fils rappelant celui du père est bien introduit et reste une bonne idée. Et la beauté de Marilyn est insoutenable durant la scène de la « caverne ». Quand elle revient après une bonne douche dans des chutes, les cheveux peignés comme une princesse, on rigole, mais on a encore les yeux mouillés. Très bonne présence aussi du gamin, surtout dans la première scène du développement, avant que les deux autres arrivent.


Rivière sans retour, Otto Preminger (1954) | Twentieth Century Fox