Nénette et Boni, Claire Denis (1996)

Tous les garçons et les filles de Denis

Note : 3 sur 5.

Nénette et Boni

Année : 1996

Réalisation : Claire Denis

Avec : Grégoire Colin, Alice Houri, Jacques Nolot

S’il y a quelque chose d’agaçant chez Claire Denis, c’est de voir à quel point, l’évidence de son talent saute aux yeux, mais qu’elle ne cherchera toujours plus au fil de sa carrière qu’à s’enfermer dans ses défauts qui paradoxalement ont été aussi à ses débuts ses principales qualités.

On y retrouve toujours ce savoir-faire pour l’écriture d’un récit elliptique, bref, concis, censé souvent aller à l’essentiel, mais chez Denis, il y a le choix, qui peut se comprendre au départ, de flirter avec la distanciation. Certains éléments sont introduits dans le récit, et on les comprend, ou pas, vers la fin à mesure que le puzzle se reconstitue. Cela ne réclame aucune explication, et à ce stade, c’est encore une qualité. Ici c’est bien perceptible avec ce qu’elle fait avec les éléments épars du thème de l’arnaque aux cartes téléphoniques.

Seulement, une fois compris, il faut aussi se rendre un peu à l’évidence, c’est un motif amusant à repérer entre les lignes énigmatiques du scénario mais ç’a autant d’intérêt que de jouer à un jeu des sept erreurs. Dans le récit d’ailleurs, c’est accessoire. Comme beaucoup trop d’éléments on serait même tenté de dire. Les deux protagonistes ne sont pas concernés.

Dans les films suivants (à des exceptions, Vendredi soir est un film toujours concis, allant à l’essentiel, simple et clair), Denis ira vers encore plus de concision, se refusant à expliquer les situations, montrer les sources des conflits, jusqu’à en devenir franchement pénible, son cinéma nous interdisant le plus simplement du monde ce que Denis oubliera le plus souvent par la suite, une histoire, ne devenant plus qu’une exposition de situations évanescentes, d’évocations, d’atmosphère, dans lequel on voudrait bien chercher à comprendre quelque chose, mais où finalement on y renonce assez vite comprenant qu’on se fout un peu de notre gueule. Une chronique sociale, même personnelle, c’est déjà une mise à distance d’une histoire, les situations prennent souvent sens dans leur globalité, mais quand on s’écarte du genre et qu’on tente de proposer autre chose tout en tombant inévitablement dans certains clichés pour se rassurer face aux risques entrepris, on peut légitimement douter de l’intérêt d’une telle démarche.

Une fois encore, un autre des gros défauts du film récurrents dans les films de Claire Denis, c’est la mise en lumière de personnages antipathiques, en particulier masculins. L’actrice qui joue Nénette est formidable (Alice Houri, qui sauvait déjà — même pas en fait — U.S. Go Home), parce que pour rendre sympathique un personnage foncièrement stupide, buté, agaçant et vulgaire, c’est qu’il en faut du talent. Or, elle lui apporte, comme ça, l’air de rien, et donnant l’impression d’être la seule à ramer dans cette galère denisienne, intelligence, douceur et sensibilité. Même chose pour Valeria Bruni Tedeschi, qui malgré un physique moins facile que la frangine, arrive à rendre belle sa boulangère amourachée d’un vampire au beurre (Vincent Gallo, forcément), elle aussi vulgaire et stupide (je ne le dirais jamais assez, c’est toujours un exploit pour un acteur de rendre sympathique et crédible un personnage stupide), grâce à sa voix et à son sourire à faire fondre des montagnes. Pour trouver les personnages féminins sympathiques par la suite chez Claire Denis, il faudra se lever de bonne heure. Car ses choix iront presque systématiquement vers les hommes, pour lesquels les rôles écrits sont presque toujours grossièrement antipathiques, et dont les habitués sont d’épouvantables acteurs incapables à la fois de composer un personnage et de retranscrire justement un dialogue (on enlève Cluzet et Lindon, et on garde Colin — qui n’est encore pas si mauvais ici malgré un personnage, là encore, insupportable — ou Alex Descas, par exemple — qui, en plus d’être mauvais acteur, a une personnalité fade, polie, digne des gendres idéaux, bons élèves, qu’on peut repérer dans les séries et téléfilms français). C’est dire si Claire Denis, directrice d’acteurs est épouvantable.

On peut suspecter Claire Denis d’avoir incité le plus souvent les acteurs à improviser dans son film, mais face à la difficulté des situations trop complexes à rendre ou face au manque de talent de ses acteurs (Jacques Nolot se paie les séquences les plus mal jouées du film), on peut imaginer que la cinéaste ait proposé alors des dialogues à ses acteurs. Le résultat est horrible. Au lieu d’insister sur une direction d’acteurs basée sur une improvisation dirigée, elle va au plus simple et balance des tunnels de répliques impossibles à dire pour des acteurs médiocres. Sans doute consciente de ce défaut, et encore au lieu d’insister sur l’improvisation ou sur le choix d’acteurs plus compétents (encore une fois Alice Houri ou Valeria Bruni Tedeschi, pas besoin de leur foutre quarante répliques entre les mains, elles semblent être capables d’improviser et de respecter certaines orientations de jeu pour la séquence avec une spontanéité déconcertante), elle choisira de gommer le plus possible les séquences dialoguées (ou bavardes) de ses films. Alors il y a certes une logique parce qu’elle tend c’est vrai à virer tout ce qui est explicatif dans ses récits, mais là encore ce sera une manie qui ne servira pas vraiment ses sujets. Restera donc ces films d’atmosphère où on nous demande de jouer au jeu des sept erreurs, mais dans un tel brouillard qu’on renoncera bien vite à adhérer à cette distance que Claire Denis nous impose.

Pourtant le film a ses petits miracles. Comme cette séquence avec la fille du planning familial d’une laideur repoussante mais dont le talent tout simple la rendrait presque jolie, où tout à coup la scène bifurque vers complètement autre chose à la faveur d’un coup de fil (on retrouve les éléments de notre thème dispersé façon puzzle dans le récit). Tout repose ici sur le talent de l’actrice (Pépette… qu’on peut lire au générique).

Un autre moment rare, c’est la rencontre entre Nénette et la sage-femme. La beauté du malentendu. Un instant fugace de vie que le cinéma parfois est capable de nous rendre. Tout se joue (là encore, paradoxalement, parce qu’on est bien chez Claire Denis) dans les dialogues. Nénette, toujours aimable, précise qu’elle ne veut surtout pas souffrir. La sage-femme lui répond un peu sèchement que ça, elle aurait dû y penser avant. Nénette réagit au quart de tour, pensant y voir là un reproche quant au fait qu’elle ait décidé d’accoucher sous X. La sage-femme, comprenant immédiatement le malentendu, prend alors soin de lui expliquer ce qu’elle voulait dire, tout en lui montrant par la suite une bienveillance forcée mais nécessaire. C’est peu de chose, mais ce sont des détails qui font la force et la justesse d’un certain cinéma. Dommage que Claire Denis n’ait pas insisté sur cette voie.


Nénette et Boni, Claire Denis 1996 | Canal+, Dacia Films, IMA Productions, La Sept Cinéma, CNC


Listes sur IMDb : 

Une histoire du cinéma français

Liens externes :


Vendredi soir, Claire Denis (2002)

Vendredi soir

Vendredi soir Année : 2002

7/10 IMDb

Réalisation :

Claire Denis

Avec :

Valérie Lemercier, Vincent Lindon

Les personnages sont toujours aussi antipathiques chez Claire Denis (des types qui draguent à tout-va et des nanas qui baisent les premiers venus la veille de s’installer avec son homme : désolé, je n’aime pas les cons qui ont besoin de baiser pour se prouver qu’ils existent), mais l’exercice de style est parfaitement réussi : poétique, contemplatif. Ça devient moins supportable dès que Vincent Lindon se pointe et que le tout tourne à la vulgarité.

Même Grégoire Colin est formidable : il file un râteau à Valérie Lemercier, et au revoir. Deux heures de présence sur le tournage, cinq secondes à l’écran, et Grégoire fait ses heures pour le chômage des intermittents, meilleur rôle ever (moins on voit Grégoire, meilleur il est).

C’est tout de même mieux quand Claire Denis filme des femmes. Ses personnages masculins sont des verges dures et moisies, c’est difficile à avaler (…, c’est vendredi soir pour tout le monde).


Vendredi soir, Claire Denis 2002 | Arena Films, Canal+


Chocolat, Claire Denis (1988)

Chocolat, et ne pas finir marron

Note : 3.5 sur 5.

Chocolat

Année : 1988

Réalisation : Claire Denis

Avec : Isaach De Bankolé, Giulia Boschi, François Cluzet

Je surnote un chouïa, un peu comme un mauvais prof plein de bienveillance pour une mauvaise élève qui n’a jamais fait jusque-là que de mauvais devoirs. Mais ça fait plaisir, enfin un bon film de Claire, mon idole !

Des personnages sympathiques (pas con de tous les mettre dans le même film, mais Claire, comme championne des personnages antipathiques, tu es forte ; j’imagine qu’ils te ressemblent aussi un peu) ça aide pour faire de bons films. Récit elliptique, mais c’est dans les clous, avant de prendre de sales habitudes à force de trouver les trous plus intéressants que le reste. On peut noter aussi une absence totale de savoir-faire en matière de direction d’acteurs, et ça se remarque dans les rares séquences a plus de quatre ou cinq répliques, avec des acteurs franchement mauvais. Faut imaginer que Claire s’en est rendu compte, mais au lieu de se dire qu’elle allait faire des progrès ou prendre juste de très bons acteurs (ce qu’elle a ici avec Cluzet — quand même, un génie, ça peut aider à pas flinguer un film — ou avec une mauvaise Huppert), ben elle s’est dit, pour les prochains films, que pas avoir de dialogues du tout, ou peu, un ou deux échanges par séquence, c’était mieux… Ben, pourquoi pas. Bref, ici, ça passe tout de même très bien, surtout quand les situations sont compréhensibles, qu’on évite pas mal les lieux communs, et que les personnages/acteurs sont sympathiques. C’est L’Amant de Lady Chatterley raconté et vu par Tom Sawyer au féminin. Les personnages secondaires antipathiques, manquent peut-être, déjà, de nuance, à n’être qu’antipathiques, mais on les voit si peu, et le reste fait tellement plaisir…

Enfin une copie rendue proprement. Merci Claire, je n’y croyais plus.


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L’Intrus, Claire Denis (2004)

Cadavérique

Note : 1 sur 5.

L’Intrus

Année : 2004

Réalisation : Claire Denis

Avec : Michel Subor, Yekaterina Golubeva, Grégoire Colin, Béatrice Dalle, Bambou, Florence Loiret Caille

Le problème chez Claire Denis, c’est que le récit est tellement éclaté qu’on n’y comprend rien. Pire, on cesse très vite de chercher à y comprendre quelque chose. Les personnages auraient un quelconque charme, l’intrigue reposerait sur une introduction forte ayant donné l’élan et la direction du film, les images proposeraient autre chose qu’un grand vide ennuyeux, on le ferait peut-être encore cet effort, au bout d’une heure. Là, non, ça gonfle très vite, c’est sans charme, c’est creux, ça sonne même prétentieux parce que ça se donne des airs de film intimiste avec une distance forcée comme quand on cherche à reproduire les principes bressonniens de la narration. Mais si Bresson rêvait aussi d’une intrigue, dans l’idéal, dans laquelle on ne raconterait rien, il semblerait que Claire Denis ait pris ça au pied de la lettre et ait choisi de passer le pas la menant, et nous avec elle, vers le gouffre cotonneux espéré de Sonson.

Tout cela ressemble en fait fort à un cadavre exquis monté avec des éléments forcément épars d’une histoire dont on voudrait nous faire croire qu’elle repose sur quelque chose de tangible. Et pour nous le prouver, à la toute fin, on nous précise qu’évidemment, cette histoire est adaptée d’un roman qu’il nous restera plus qu’à nous procurer et à lire pour comprendre le fin mot de l’histoire. Certains cinéastes assurent la prévente de leur film, et peut-être même un peu le service après-vente pour en donner toutes les ficelles. Sauf que là, on nous pond carrément le manuel à lire au bout du chemin, du supplice même. Ce n’est pas un film, c’est deux heures de bande-annonce pour un roman dont on se fout pas mal. Depuis quand on paie la publicité ?

Le plus terrible, enfin plutôt le plus désagréable pour un spectateur, c’est bien que s’il ne capte rien d’un film de Kubrick ou de Tarkovski, il peut toujours reporter son attention sur le décor, les jolies images, la musique, les cadrages savants, les mouvements d’appareils, bref, tout ce qui fait le cinéma, en dehors d’une trame dramatique qui est comme le trognon de pomme bouffé au jardin d’Eden et qui n’a pas pris une ride depuis la nuit des temps : éternel. Claire Denis, elle, elle se fout du cinéma, tout au plus s’intéresse-t-elle au montage, puisque son cinéma ce n’est que ça, un montage de séquences filées avec un élastique électro-quantique, mais surtout, le trognon de pomme dramatique, ce qu’on tient en héritage des vieux Cro-Magnon qui savaient se la raconter et qui reste le cœur de tous les récits, ben elle en fait un carpaccio d’une matière indéfinissable et qui coupée ainsi en petites rondelles, bien présentée, laisse penser que ça pourrait être comestible. Aucune chair, le fruit est mort, tout ridé, oxydé, moisi, ne reste que l’indésirable, mais Claire Denis insiste pour nous le monter et nous le faire avaler en prétendant qu’on saurait y comprendre quelque chose.

Faudrait pas nous faire avaler n’importe quoi.

Au fond, le cinéma de Claire Denis se résume très bien par une réplique. Il y en a peu dans son cinéma. C’est un cinéma d’atmosphère poussive, de musique dissonante, et encore et toujours de montage. Et elle a raison sans doute au moins ici de nous priver de ses talents de dialoguiste et de direction d’acteurs, parce que le peu qu’on en voit, ce n’est peut-être pas du niveau du trognon de pomme découpé en carpaccio mais c’en n’est pas loin. Une réplique dit donc à elle seule tout le cinéma de Claire Denis : « Je te fais un verre d’eau. »

« Je te fais un verre d’eau »… Je t’offre un verre d’eau peut-être (avec l’accent alors) ? Non, je te fais un verre d’eau. C’est français, du moins ça y ressemble un peu, la conjugaison est là comme ces films disposent de séquences et de plans montés, mais il y a comme un truc qui cloche. « Je te fais un café » ? Ah oui, là aussi, ça voudrait dire quelque chose. Mais non. « Je te fais un verre d’eau ». L’intrigante révision de la langue et de ses mystères passés à la hacheuse de Claire pour en faire son précieux carpaccio indigeste. C’est bien un cadavre exquis. On mêle des mots pour faire des phrases comme on aligne des plans en s’imaginant que le spectateur se tapera le boulot de digestion, et à la fin, voilà ! Ça ne veut rien dire, c’est indigeste, mais c’est exquis.

On est bonne poire quand même.

(Quoi que. Pour un dimanche soir, grande salle à la Cinémathèque, et ça n’a jamais été aussi désert. La haute gastronomie ne fait pas recette.)


L’Intrus, Claire Denis 2004 | Ognon Pictures, Arte


Liens externes :


Claire Denis

crédit Claire Denis

Classement :

8/10

  • Chocolat (1988) *

7/10

  • Vendredi soir (2002) *

6/10

  • US Go Home (1994)
  • Nénette et Boni (1996) *
  • Man No Run (1989)

5/10

  • 35 Rhums (2008)

4/10

  • Beau Travail (1999)
  • S’en fout la mort (1990)

3/10

  • Les Salauds (2013)
  • White Material (2009)
  • L’Intrus (2004) *

2/10

  • High Life (2018)

1/10

  • Trouble Every Day (2001) **

*Films commentés (articles) :

**Simples notes :
Trouble Every Day
Irréversible à l’endroit. Denis atteint le summum de la vulgarité lors de la scène du viol. Formidable de voir ça dans un film de femme. La scène de la branlette (minimum syndical pour Gallo) avec un type qui refuse de faire la chose avec sa femme était déjà puissamment vulgaire.

Claire Denis