Tempête à Washington, Otto Preminger (1962)

Note : 4 sur 5.

Tempête à Washington

Titre original : Advise & Consent

Année : 1962

Réalisation : Otto Preminger

Avec : Franchot Tone, Lew Ayres, Henry Fonda, Walter Pidgeon, Charles Laughton, Don Murray, Peter Lawford, Gene Tierney, Burgess Meredith

Il y a donc une époque durant laquelle aux États-Unis les secrétaires de département (l’équivalent des ministres) se faisaient nommer et devaient ensuite montrer patte blanche devant une commission d’investiture dirigée par le Sénat (il est question ici de valider la candidature du secrétaire d’État chargé de la politique étrangère). C’est tellement plus exotique que de promouvoir prosaïquement les grands financiers de sa campagne et de se servir du Sénat comme d’une simple chambre d’enregistrement…

Le passé comme ennemi

Sur le plan institutionnel, la leçon est d’importance. L’éclairage apporté concerne aussi certains usages de la petite politique américaine (le genre d’usages que les partis finissent par dévoyer à des fins différentes de ce pour quoi ils ont été créés).

L’événement censé être anodin d’une validation de candidature prend des proportions plus imposantes qu’attendu face d’abord aux conséquences et aux enjeux de la situation internationale (on est au tournant de la nouvelle décennie, et même si le roman initial évoque une autre période, ce début des années 60 est marqué par des tensions accrues avec l’Union soviétique, l’envoi de Spoutnik et de Gagarine dans l’espace, la bombe nucléaire qui commence à proliférer dans le monde, etc.). Mais c’est surtout ensuite le passé communiste supposé du personnage incarné par Henry Fonda qui sera la pierre d’achoppement compliquant sa nomination au poste de secrétaire d’État. Cet aspect obsessionnel renvoie aux années noires du maccarthysme. L’époque ayant changé, l’enjeu de cette nomination oppose deux logiques peut-être absentes du roman : le risque de l’infiltration et le pragmatisme d’un secrétaire d’État capable d’éviter la guerre. Preminger, aidé de son scénariste, a sans aucun doute permis de poser un regard beaucoup moins caricatural, plus incertain et plus cynique sur les enjeux et les préoccupations parfois paranoïaques entourant cet événement.

Il est suggéré que l’auteur du roman, jamais marié, aurait pu être homosexuel. Or, au passé trouble du candidat, s’ajoute un jeu d’influence qui finit en chantage impliquant le président de la commission de candidature : il n’est alors plus question d’accusation de communisme, mais d’homosexualité. Le passé comme ennemi. J’ignore la manière dont à la fois les communistes et les homosexuels sont dépeints dans le roman de cet auteur conservateur lui-même suspecté d’avoir été secrètement homosexuel ; il est certain en revanche que Preminger les traite comme des victimes. Au pire, le spectateur américain de l’époque pourra y voir des repentis.

Rôle de la mise en scène

C’est tout le rôle de la mise en scène qui se pose ici. Réaliser un film, ce n’est pas que placer sa caméra ou choisir des acteurs, c’est aussi lui conférer la direction vers laquelle aller quant à l’interprétation des personnages et à la couleur à donner aux enjeux du film. Je suis en train de lire Les Tommyknockers de Stephen King. Vers la fin du roman, la sœur du personnage féminin principal vient à sa rencontre parce qu’elle refuse de donner des nouvelles alors que leur père est mort. Un peu à l’image d’un Hitchcock dans Psychose, King passe une longue période à décrire son personnage avant de s’en débarrasser. À la lecture, la sœur est imbuvable. C’est pourtant dans ses excès qu’il est réussi. Odieux, haut en couleur, tandis qu’on se délecte de ses agressions verbales et de son tempérament volcanique dans le roman, il pourrait faire l’objet dans une adaptation d’une des pires représentations de la femme acariâtre à l’écran et aurait toutes les chances de dégoûter le spectateur. Il y aurait pourtant un moyen de lui faire « passer la rampe ». Au théâtre, on apprend aux jeunes acteurs à défendre coûte que coûte leur personnage, quel qu’il soit. Rendre sympathique, éclairer un caractère est loin d’être un caprice de star qui s’efforcerait de ne pas froisser son image auprès du public. Cherchez les films que vous appréciez avec des personnages imbuvables. Les méchants, les salauds, les tyrans doivent exercer une certaine fascination sur nous à l’écran. On aime Richard III, on aime Joe Pesci dans Les Affranchis, on aime Dark Vador. Le tempérament de cette sœur odieuse chez Stephen King doit être préservé, mais l’interprétation doit aussi la sauver de la médiocrité, de l’excès et de la caricature. Sans chercher à en faire un personnage de comédie, le but consistera à trouver un entre-deux qui attire le regard du spectateur, l’intrigue, comme le personnage de Patty intrigue dans La lune était bleue.

Comme tous les bons cinéastes, c’est ce vers quoi tend Preminger dans ses meilleurs films et en particulier ici dans Tempête à Washington. Qui pourrait croire que le candidat à l’investiture pour le département d’État joué par Henry Fonda puisse faire preuve de déloyauté envers son pays ou être un homme malhonnête le rendant inapte à la fonction ? Les actions passées sont une chose, comme les mensonges sous serment. La sincérité, en est une autre. Non, en voyant ce que font Preminger et Henry Fonda de cet homme, impossible de lui imaginer de mauvaises intentions. Il y a une scène magnifique (probablement pas dans le roman) dans laquelle le candidat semble parti pour faire la leçon à son fils. Oui, il a menti et ce n’est pas bien. Pourtant, dans certaines situations, et en cas de force majeure (quand il en va de l’intérêt supérieur de l’État), cela devient nécessaire. Il faut cependant accepter humblement les conséquences éventuelles de ces actes. (L’argument ouvre toutefois droit à toutes les justifications… de la part des pires crapules, mais disons qu’ils auront moins de scrupules à user de ce discours et seront moins enclins à faire profil bas.)

Roman/mise en scène

Il aurait été si simple de faire du candidat le pourri de l’histoire et gageons que dans le roman, la perception du personnage est tout autre. Si Henry Fonda échappe au déshonneur d’un personnage ayant flirté avec le communisme, le rôle du pourri de l’histoire revient à un des seuls acteurs capables de jouer autant les comédies que les drames, de jouer les entre-deux indéfinissables et de rendre sympathiques, truculents, les pires salauds possibles : Charles Laughton.

Le sénateur de Caroline du Sud interprété par Laughton tire les ficelles, s’immisce dans la commission d’investiture en fournissant des éléments à charge contre le candidat : aujourd’hui, on dirait qu’il trolle. Mais il ne trolle pas sans atouts dans sa manche. Il y a fort à parier que dans le roman initial, il soit présenté de manière positive par l’auteur, comme une sorte de garant de la moralité et des valeurs républicaines face à ces dégénérés de communistes.

Le roman semble en revanche, malgré ses aspirations conservatrices, adopter le regard positif et bienveillant qu’emploiera Preminger pour le candidat au passé communiste sur le président de la commission, victime, lui, de chantage : son passé n’est plus communiste, mais homosexuel.

Le récit décrit efficacement l’aliénation et le dilemme auquel sont condamnés les homosexuels, emprisonnés derrière les murs du secret. Le message est limpide : ces hommes forcés de taire leur orientation sont les victimes des intolérances de la société, pas des pervers. Si l’homme politique finit traumatisé par l’éventuelle révélation de son homosexualité, c’est qu’il a organisé toute sa vie professionnelle et familiale autour d’un mensonge. Il se mentait plus à lui-même qu’aux autres. Difficile de jeter la pierre à un tel personnage. (Par ailleurs, les brèves apparitions d’homosexuels dans le film évitent également la caricature : pas de cage aux folles ici.)

Chaque camp semble ainsi agir comme de véritables chefs de la mafia pour faire céder leurs opposants, avec chacun ses coups fourrés : accusation d’un passé communiste pour l’un, chantage à la révélation d’un passé homosexuel pour l’autre. Elle est jolie la politique. On se croirait presque dans du Shakespeare.

Plus que jamais, mettre en scène, c’est faire des choix, définir des orientations. Et paradoxalement, c’est aussi insister sur une forme de juste milieu ou d’indécision. Cela consiste donc ici à « défendre » tous les personnages. Anciens communistes comme homosexuels.

Dans le film, notamment, le président semble moins coupable que dans le roman : on souligne plus le fait qu’il est fatigué (alors qu’il vient d’être élu ?) et qu’il s’attache obstinément à la nomination de l’homme qu’il pense être le plus qualifié pour le poste (dans le roman, il semble clair que l’auteur voit ce président libéral comme une menace et un futur allier des Soviétiques, tandis que dans le film, c’est un choix rationnel pour nommer un homme capable d’éviter une escalade en période de guerre froide). L’instigateur de ce chantage visant à faire céder le président de la commission implique ainsi plus volontiers un sénateur de la majorité décidé à passer en force pour faire accepter la nomination du candidat du parti (ou du président)…

Autre différence probable : la dernière partie du roman semble faire du vote une formalité en défaveur du candidat, alors que tout le suspense du film repose au contraire sur une égalité et un twist mettant fin à la procédure de désignation. (Si dans le roman, le président ne meurt pas, ce serait une légère incohérence à noter dans l’adaptation. Même si l’on a vu depuis qu’élire des grabataires à la Maison-Blanche n’avait rien d’exceptionnel.)

Sur la forme, je ne serais pas loin de penser que Preminger a initié, malgré lui sans doute, une esthétique, un type de récit qui donnera la décennie suivante les films paranoïaques ou les thrillers mettant en scène des journalistes ou des hommes politiques, à commencer par Point limite, encore avec Henry Fonda, ou par Sept Jours en mai. La multiplicité des décors, le passage rapide d’un lieu à un autre, l’absence de personnage central, tout cela donne au drame un rythme particulièrement haletant. L’histoire serait basée sur la perte d’une aiguille à tricoter dans une série d’hospices qu’avec un tel entrelacement d’événements se répondant les uns aux autres d’une séquence à l’autre que l’on regarderait sans broncher.

La réussite de Preminger face à Lumet ou à Frankenheimer par exemple, c’est sa capacité à tourner simplement dans des décors naturels. Pour sortir des bureaux où se trament le plus souvent ces histoires politiques, il faut être un champion pour trouver les meilleurs coins possible et les justifier avec des lignes de dialogues. Et si, quand on vient réunir tout ce monde dans des pièces en intérieur, on s’arrange pour trouver la meilleure scénographie à tout cela, le spectacle est assuré malgré l’austérité supposée du sujet. (En même temps, qui irait prétendre que les pièces de Shakespeare souffrent de sujets trop austères ?)

Les 4 dimensions de la mise en scène

Voilà qui me fait dire qu’il y a quatre dimensions à la mise en scène.

D’abord, j’identifierai ce que je qualifiais autrefois spécifiquement de « réalisation », autrement dit, tout ce qui est lié à la caméra, l’aspect technique, la mise en lumière, le découpage technique, etc.

Dans cette ancienne qualification, la réalisation hardware s’opposait à la « mise en scène », censée être software : elle concerne tous les aspects mouvants, moteurs, acteurs au sein de la diégèse, par conséquent, la direction des acteurs et du sous-texte, la définition des actions autour de la scène principale, la détermination des enjeux secondaires, et les interactions de toutes sortes à l’intérieur et en dehors du champ.

Viendrait ensuite la scénographie (confiée à un art designer ou à un chef décorateur) : les cinéastes s’impliquent plus ou moins dans ce secteur, mais presque toujours, sauf dans un système de studio, ils se contentent d’avoir le dernier mot sur tout ce qui est en rapport avec le choix des décors intérieurs comme extérieurs, le choix des accessoires et leur utilisation par les acteurs ou dans le cadre.

Enfin, il conviendrait de mettre le « regard porté » à part : j’en parle plus haut, réaliser un film, c’est faire les choix consistant à donner les directions aux acteurs qui ne les enferment pas dans des caricatures, donner une patte personnelle, parfois humaine, cynique, amusée sur l’histoire mise en scène. C’est le facteur le plus subjectif et le moins identifiable. Certains peuvent identifier la patte d’un cinéaste, des motifs personnels, entre conjectures et fantasmes, on sait jamais ce qui appartient au cinéaste ou à celui qui le commente. Sans ce regard porté, pourtant, le cinéma n’est plus un art.

Voilà pour une définition personnelle du rôle de la mise en scène.

Parce que quand les critiques (ou les autres) parlent de mise en scène (ou de réalisation), on sait en définitive rarement de quoi l’on parle. Rester vague permet de brasser des évidences ou des concepts rassembleurs. Et quand on ne joue pas de l’effet barnum, on confond le « regard porté » avec les éléments de l’intrigue en prêtant au cinéaste des intentions qu’il n’a pas. Non, dans une histoire, la plupart du temps, même quand vous êtes le seul auteur, la direction que vous donnez aux événements contés reste limitée à ce que vous pouvez dire aux acteurs. Les enjeux sont déjà établis par une histoire, un scénario, et la morale suggérée par l’intrigue même ou par la direction d’un dénouement. De ce qu’un cinéaste peut alors transformer à sa guise pour que les événements portés à l’écran se conforment à ce que lui veut y voir quitte à changer des éléments de l’intrigue ou du scénario, on en sait, en général, peu de chose. Alors on suppute, et l’on a raison de le faire, mais il faut en admettre la portée limitée.

C’est ce que j’ai fait ici en ne m’interdisant pas quelques suppositions à propos des différences entre le roman et l’adaptation, en prêtant à Preminger des intentions qui pourraient ne pas être les siennes. Quand les divergences abondent entre un roman et son adaptation, et quand le réalisateur se trouve être le producteur ayant acheté les droits du livre, je crois qu’on peut s’autoriser à penser que Preminger est l’auteur d’une bonne part de la direction prise par l’histoire. La plupart du temps, critiques et cinéphiles ne disposent pas autant d’indices autorisant ce niveau d’audace interprétative…

Transparence

Pour finir, j’avais évoqué certains films de Preminger dans mon article sur l’histoire des transparences au cinéma. Preminger fait mieux que bien d’autres cinéastes. Il est réaliste, il y a assez peu de doute quant au fait qu’il se méfiait de ces séquences tournées en studio. De plus en plus. C’est même probablement pour échapper aux studios qu’il est venu tourner Bunny Lake a disparu en Angleterre. Un plan tourné dans un habitacle de Tempête à Washington m’avait échappé pour mon article. Le plan est très court.

Presque toujours, Preminger se limite à montrer les automobiles arriver dans des séquences avec un personnage qui en ressort pour vite se rendre à l’intérieur d’un bâtiment. C’est ce qu’il fait quand le président de la commission rejoint la boîte gay new-yorkaise. À une différence près : le cinéaste nous gratifie de ce plan rapproché très court semblant avoir été réalisé à la sauvette dans la rue (depuis l’habitacle ou l’extérieur). Il y a presque déjà du Haskell Wexler là-dedans. Une fraction de seconde si utile pour contextualiser l’ambiance d’une ville et une transition dans un récit. Une image prise sur le vif comme on vole une image dans un bar homosexuel au début des années 60…

L’Europe te tend les bras, Otto.

Mobile.

As-tu songé à dire « Au revoir, tristesse ? » Non. Alors, reviens.



Tempête à Washington, Otto Preminger (1962) Advise & Consent | Otto Preminger Films, Alpha Alpina


Sur La Saveur des goûts amers :

Les indispensables du cinéma 1962

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Chaussure à son pied, David Lean (1954)

Note : 4 sur 5.

Chaussure à son pied

Titre original : Hobson’s Choice

Année : 1954

Réalisation : David Lean

Avec : Charles Laughton, John Mills, Brenda de Banzie, Daphne Anderson, Prunella Scales

Les comédies de Lean sont rarement mises en avant par la presse ou les historiens français, et c’est vrai que dès qu’on touche à Noël Coward, je ne leur donne pas vraiment tort. Noël étant passé, Lean semble avoir trouvé chaussure à son pied avec ce nouvel opus, et ce, grâce au duo composé de Charles Laughton (tout juste avant sa réalisation de La Nuit du chasseur) et de John Mills qui n’a pourtant pas le beau rôle dans le film, l’un étant suffisamment avare pour refuser de lâcher des dots pour le mariage de ses filles (et de surcroît, alcoolique), l’autre étant idiot comme ses pieds (une proximité utile pour un cordonnier).

Car, dans cette jolie comédie, les « beaux rôles » sont dévolus aux filles, et tout particulièrement à la fille aînée, bien décidée à se marier avec l’ouvrier cordonnier de la maison voyant en lui un joyau capable d’assurer à leur mariage une certaine réussite (capitaliste) qui ne manquera pas de faire la nique au père indigne si elle arrive à le lui soutirer par le mariage. L’amour viendra quand il viendra. Business is business.

C’est ainsi toute la ruse de la fille aînée que le film s’applique à décrire. On s’amuse de la voir bien décidée à tromper son père et à se libérer de lui. Pour arriver à cette fin, elle choisit de séduire son futur mari non pas par des mots doux ou par de belles attentions, mais par sa force de conviction. Et la voilà donc qui tente de le convaincre qu’ils ont un intérêt commun à procéder à cette forme de fusion-acquisition que certains connaissent pour être un accommodement amoureux et qu’on nomme « mariage », mais qu’elle, en tant que grande pragmatique, ne peut concevoir que comme une froide opération commerciale : l’association du talent et de l’intelligence. Working girl in progress.

La composition de l’odieux bourgeois qu’interprète Charles Laughton rappelle combien il pouvait être un acteur comique de génie, et celle de John Mills en idiot attachant sur lequel la fille du patron voudrait mettre la main est époustouflante dans un registre qui m’était inconnu de sa part (l’acteur est un habitué des films de Lean, mais rarement au tout premier plan, et il n’a que peu travaillé pour Hollywood ; il est pour moi l’éternel ivrogne — encore un — de Ice Cold in Alex).

Le film conte une sorte d’histoire de capitalisme heureux à une époque où, sans doute plus qu’aujourd’hui, on pouvait croire aux “entrepreneurs” qui partaient de rien ou se lançaient grâce au coup de pouce d’un riche mécène pour qui le meilleur gage de réussite (et de remboursement) était le savoir-faire de l’artisan (et l’audace du dirigeant). Dans ce monde utopique du capitalisme-roi, à la fois bénéfique et émancipateur, on se presse pour rembourser sa dette dans le but de s’affranchir au plus vite de son bienfaiteur. Les richesses y restent encore décentes ; et les enrichissements personnels y sont encore liés à des réussites industrielles, techniques ou commerciales, pas la conséquence d’opérations financières ou d’héritages.

Voir une bourgeoise s’enticher ainsi d’un pauvre, que ce soit par amour ou par intérêt, on ne verrait plus ça de nos jours. On inventait à peine les ascenseurs qu’on le mettait alors à profit pour grimper au plus vite dans la société. Dans le monde moderne, ça fait belle lurette que l’ascenseur social est en panne et que la réussite est une illusion, ou une exception, avec laquelle on entretient les mythes.

Ce qui n’a pas changé en revanche, ce sont les riches avares et les alcooliques. Et si leur fille leur joue de mauvais tours, c’est probablement moins pour leur faire payer leur perfidie et pour s’emparer de leur affaire (une femme à la tête des opérations, au vingt-et-unième siècle, vous n’y pensez pas !) que pour les accuser d’inceste ou de mauvais traitements. (Pas sûr cela dit que les progénitures d’aujourd’hui, quelle que soit la manière dont elles sont abusées, finissent gagnantes quand elles partent ainsi contre le « système patriarcal ».)

Non, on est bien au dix-neuvième siècle dans une société britannique, et même si on montre que ce sont les femmes et les ouvriers qui assurent tout le travail, on ne bouleverse pas les apparences avec lesquelles il faut savoir jouer face à la concurrence (business as usual) : devenue la femme du cordonnier dans une jolie boutique proposant des produits de luxe, la fille rebelle s’arrange toujours pour suivre les conventions, et c’est son mari, maintenant “éduqué”, qui est mis en avant et qui doit adopter les usages d’un chef de famille.

Ce personnage de nouveau riche et de père que l’on veut modèle qu’interprète John Mills illustre bien une forme de capitalisme heureux, dans tous les sens du terme (un mythe encore sans doute, comme tous les mythes liés à la réussite et au capitalisme) : le niais aux mains d’or doit devenir moins l’imbécile heureux qu’il était pour se marier au mieux, non pas à la femme qui s’est proposée à lui, mais aux idées du capitalisme. Savoir si ces idées relèvent de l’émancipation systématique ou du mythe, c’est une autre histoire… Au moins, derrière la comédie acide comme trois gouttes de citron dans un thé sans vague, on peut y deviner, derrière l’illustration d’un mariage d’affaires, d’un mariage arrangé des voitures, d’un mariage émancipateur, la part d’ombre ou de flan. Peut-être à l’insu de ses auteurs d’ailleurs.

Le film souffre de quelques défauts mineurs. Le dernier acte radote après une séquence de noces qui aurait fait l’affaire pour clôturer le film, mais allez savoir pourquoi, il fallait achever d’humilier le père en inventant un dernier stratagème, vite mis en place pour profiter (toujours) de la dernière cuite du bouffon. Le bonhomme aura sa leçon. Ce n’est pas pour rien que de l’autre côté de la Manche, on parle de gestion « en bon père de famille ». On nous représente donc ici une image de la bourgeoisie décadente, à laquelle il faudrait opposer la bourgeoisie travailleuse, habile… et sobre. Le mérite, le mérite, et donc, le travail. Ah, les valeurs du capitalisme…

Notons que dans ce monde, il n’y aurait que deux alternatives : la mauvaise et la bonne bourgeoisie. So British.

La morale de l’histoire ? Les mauvais gestionnaires doivent finir essorés par le marché, étripés par leurs concurrents, fussent-ils de la même famille. Un siècle plus tard, cette logique se transformera en « les gestionnaires pauvres seront dévorés par les plus gros investisseurs du marché ». Comme la langue, comme la culture ou comme toute autre chose, le capitalisme s’adapte et adopte des usages propres à une époque et à un environnement. D’une époque ayant permis l’essor économique, industriel, scientifique, sanitaire, il en est devenu le mécanisme le plus dangereux et la force d’inertie la plus puissante pour faire barrage à toutes les innovations et les nécessités sociales ou environnementales.

Il manque juste un Charles Laughton pour nous rappeler que ce n’est qu’une farce.

De son côté, le personnage de John Mills n’est plus du tout un imbécile heureux : sa femme a achevé de l’éduquer, leurs enfants n’en finissent plus de nous casser les pieds, par atavisme, ils ressemblent bien plus à leur grand-père indigne qu’à leurs parents, et avec eux, c’est le capitalisme qui n’en finit plus de refuser de céder sa place après plus d’un siècle de cuites, de crises de foi et de gueules de bois. Ô capitalisme, qu’as-tu donc fait de tes filles depuis si longtemps nubiles ? Où sont-elles ? Qui sont-elles ? Prendront-elles un jour ta place ?

Puis, rentrant de sa soirée passée avec quelques-uns de ses meilleurs amis (corruption, entre-soi, pantouflage, croissance, économie, consommation, publicité), manquant de trébucher en fermant la porte…, le capitalisme éructe et monte se coucher. Jusqu’à midi, pendant son sommeil de crapule avinée, les pauvres travailleront pour lui.


Chaussure à son pied, David Lean 1954 Hobson’s Choice | London Film Productions, British Lion Film Corporation


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La Nuit du chasseur, Charles Laughton (1955)

Méfiance d’une nation

La Nuit du chasseur

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Night of the Hunter

Année : 1955

Réalisation : Charles Laughton

Avec : Robert Mitchum, Shelley Winters, Lillian Gish, James Gleason, Peter Graves, Billy Chapin

— TOP FILMS

La lutte éternelle du Bien contre le Mal. L’un qui court après l’autre comme dans une danse macabre où tout semble déjà joué à l’avance. Ce sera donc deux enfants, deux lucioles orphelines s’affolant hors du tombeau que leur promet la plus parfaite des incarnations du Mal : le faux prophète. Et pour quel motif ? Quel motif est aujourd’hui capable de corrompre les faibles et de réveiller les monstres ? L’argent bien sûr.

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Le blé en herbe

Une seule condition à ce qu’on accepte le manichéisme grossier de cette opposition : que le récit soit simple et limpide. Pas de complications naturalistes. Il faut jouer jusqu’au bout la carte des archétypes. C’est sans doute la forme de récit la plus ancienne. Ça pourrait être l’histoire qu’un aîné raconte à ses cadets pour lâcher une mine de terreur dans leur sommeil, mais le conteur livre son histoire pourtant terrifiante avec la voix la plus rassurante au monde. C’est que se cache derrière cette horreur, un secret, une raison de ne pas s’alarmer. Et la voilà la magie, c’est celle du conte. Ou quand les loups se font malmener par les chaperons rouges. Parce que certes, si dans certains contes, la fin peut s’achever sur une sentence implacable (« et il le mangea tout cru ! »), La Nuit du chasseur n’est pas si cruel. Il faut faire savoir à l’enfant, que certes, les loups rôdent la nuit, mais il y a moyen de s’en débarrasser. Assez de contes vantant l’inéluctabilité du monde, la rigidité de la société, la course du soleil et de la nuit ; place à l’individualisme, à la liberté du « je » révolté contre l’injustice. Réveille-toi citoyen, contre l’oppression du système, contre les ogres et les loups ! Il n’y a pas de fatalité ! Arme-toi et défends ta liberté ! Vive l’Amérique !

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Aujourd’hui Maman est morte

Pas de chemin de traverse. Droit à l’essentiel. Le début énonce un enjeu, des personnages, et on s’y tient. Seul mystère : le moyen, l’outil, l’aide, l’astuce, la capacité, qui sera la cause de la victoire du Bien face au Mal. Cette incertitude, c’est ce qui tient l’attention de l’enfant. « Voyons, ils vont s’en sortir, je le sais ! Sinon Maman ne viendrait pas me border en me racontant cela ! Mais comment ? Moi aussi je veux savoir ce qui est capable de me prémunir des méchants loups ! Oh, dis-moi !… Dis-moi ! » La réponse est à l’horizon, ça ne devrait pas trop poser de problèmes. Trop simple, trop loin. Je l’aperçois à peine. Ah ! Maudit brouillard aux abords de la baie de New York, va-t-il enfin s’effranger ? On dit qu’il y a là une immense statue tenant à bout de bras un fusil et protégeant les orphelins des forces du Mal. Peut-être n’est-ce qu’une légende. Je ne souhaite qu’une chose si cette statue existe, que ce ne soit pas celle de l’ingénieux Don Quichotte !… Oh, mais non je divague. Les nobles colonnes ibères s’érigent tels des moulins à vent aux limites de l’Europe, ici, c’est l’Amérique ! Ici l’ibère vient ! Oh, Liberté, je crie ton nom !

Le conte avance doucettement comme porté par une barque qui file le long d’un canal. Droit, toujours tout droit. S’arrêter, c’est être pour nos deux lucioles la proie de la Nuit, et de l’affreux monstre rampant qui l’accompagne, le Chasseur. Le plus loin possible. On trouvera bien un moyen. La Liberté doit être au bout du chemin.

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Là, la lune. Elle doit savoir, suivons-la.

Séquences courtes. Évoquant la répétitive nécessité d’échapper à ce prophète des ténèbres. Même l’âne s’y laisse prendre et poursuit la lune qu’il prend pour l’étoile de Bethléem… L’intensité naît ainsi. Fuir, fuir, fuir. Et pourquoi se hâter ? Achille rattrapera-t-il seulement la tortue ? La mécanique des astres a parlé. L’ogre noir finit toujours par engloutir ses victimes.

La solution pourtant se cache droit devant, là dans le brouillard. Pas loin, mais demain… peut-être.

Entre-temps, écoute les conseils avisés de mère-grand : dans le temps du récit, tu éclipseras toutes transitions inutiles, et chaque scène acquerra une identité remarquable ; parce que chacune d’elles fonctionne sur le même principe, celui de la répétition.

— Oh, grand-mère, que tu as de grandes oreilles !

— … Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère que tu as de grands bras !

— … Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère que tu as de grands yeux !

— Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère, comment on fait les bébés ?

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La Nuit du chasseur, Charles Laughton 1955 The Night of the Hunter | Paul Gregory Productions

« Gentil petit cochon, gentil petit cochon, je peux entrer ? Non ?… Alors je vais souffler ! Et le loup souffla. — Gentil petit cochon, gentil petit cochon, je peux entrer ? Non ?… Alors je vais souffler ! Et le loup souffla… »

Et l’Oncle Sam : « Répète-moi ça pour voir ? »

Eh oui, laisse le spectateur digresser, mais toi, maintiens ton cap. À la fin, ne restera des fantasmes du spectateur qu’un trou noir, une place vide sans densité, celle qu’on oppose volontiers aux films qui se perdent en se résumant à cette insignifiance. Et en face de ce vide, ces trois notes qui se répètent à l’infini comme un espoir qu’on guette. Ni Love, ni Hate, mais Li-ber-té !

D’accord, mais on ne résout rien en s’enfuyant, encore moins avec des prières. « Eh bien, vite, réveille-toi, Oncle Sam ! Je tombe de fatigue moi aussi… et le loup guette. Où est-elle cette statue ? »

Ce qu’ignorent encore les enfants, c’est que mère-grand est une vieille fille indigne en fait. « Tu ne le savais pas ? C’est qu’elle a vu le loup, elle !… Et toi, tu ne vois toujours pas ? Une grand-mère, autrefois belle et ingénue, qui a tout vécu, et à qui on ne la fait plus ? »

— Ben, le vent a dissipé le brouillard ! Regarde, on la voit !

— La Liberté ?

— Oui là, regarde : Lillian Gish !

— Je la vois, mais tu te trompes, Pearl… C’est Calamity Jane !

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Bullseyes

Bref. Du béton armé. Parce que si tout ça apparaît en filigrane, c’est qu’il y a une structure simple et efficace qui solidifie le tout. L’enjeu du début ? La recherche de l’argent : le pasteur se lance à sa conquête. (On sait même qu’il va y venir avant lui : un magot, des enfants, et une crapule ? Inutile de faire un dessin, on comprend tout de suite que ces éléments vont se connecter). Et puis…, on y retourne. Une fois l’argent trouvé, les masques tombent, et on met en place ce qui est propre au conte moderne (et américain) : l’exorcisme du Mal. Mémé Casse-Burne se tient éveillée sur le perron et ne se laissera pas dévorer : « Ose seulement venir souffler, maudit chasseur…, tu es ici sur ma propriété ! » La liberté se gagne l’arme à la main. Lillian Gish, ou la Naissance d’une nation.

Le tombeau refermé, les lucioles peuvent faire la fête.


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C’est beau comme du Capra