La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand 1957 (150)

(Quelques notes)

« L’argent est un outil. L’argent est fondamentalement bon. C’est quand les corrupteurs utilisent l’argent non pour produire mais pour corrompre que l’argent cesse d’être l’outil du bien. »

OK. Mais alors pourquoi dire que l’argent est fondamentalement bon si, en tant qu’outil, il est utilisé pour corrompre ? Ça ne tient pas. Ou plutôt, ça ne tient pas si les corrupteurs sont toujours parmi ceux qui ne produisent pas et s’enrichissent sur le dos de ces “producteurs”. En l’occurrence, elle dénigre l’état populiste, comme seul capable d’organiser une telle corruption quand les entrepreneurs seraient par essence d’une probité sans failles.

C’est prendre un peu ses désirs pour la réalité. Et ça se dit philosophe avec des entraves avec la logique la plus élémentaire. On est en plein dans l’idéologie. Rand est capable de tordre la réalité pour la faire coïncider avec ses idées. Elle tire les conséquences avant de tirer les plans de sa pensée. Elle ne déduit pas, elle veut. Et toute sa démarche cherche à prendre l’allure de la rigueur, de la science, de la logique, de la rationalité, justement parce qu’elle en est dépourvue. Une arnaque. Pour elle, les anticapitalistes sont des pilleurs, des profiteurs, des escrocs n’ayant qu’un seul but : profiter des gens honnêtes et remarquables que sont les entrepreneurs ou les ingénieurs. Dans cette croyance niaise, l’entrepreneur et l’ingénieur, trouvent, ont du génie, parce qu’ils cherchent. L’ambition et le travail seraient toujours récompensés par le succès. Et le progrès, ce serait ça. C’est beau (et con) comme un conte de fées. Dès lors, ceux qui profitent, c’est toujours parce qu’ils ont renoncé au travail, par manque de génie ou de persévérance. Tu es pauvre ? Bien fait pour ta gueule parce que si tu voulais inventer le moteur à eau, tu pourrais ! Il suffit de vouloir ! Rand ne fait d’ailleurs qu’illustrer la bêtise de son propos avec des exemples techniques et scientifiques qui ne font que révéler son ignorance du sujet. C’est bien beau de se faire valoir de la logique, de la science, de la rationalité, quand on n’a pas les outils ou les moyens qu’on prétend avoir. Il faudrait la prendre aux mots, et la mettre au défi, d’inventer, de monter son entreprise. Si sa logique tient la route, elle devrait être capable de le mettre en application, seulement elle n’a aucune idée de ce dont elle parle. Le monde qu’elle dépeint n’existe seulement pas et n’est que le reflet de ses fantasmes.

Croire que le monde, son économie, puisse fonctionner selon des principes immuables, en toute indépendance, sans liens ni rapports avec des facteurs difficilement prévisibles et mesurables, que la raison puisse déceler tous les rouages d’un monde révélé à l’intelligence (celle de Rand), c’est bien du domaine de la croyance. Peut-être même du délire, et en tout cas, telle que présentée, cette philosophie est une vaste escroquerie.

Pourtant le monde continue de tourner en fonction de certains de ces principes foireux. Où est donc la logique dans tout ça, on se le demande… Même quand de telles idioties font la preuve de leur escroquerie, on ne remet pas en cause le modèle, on dit qu’on l’a mal appliqué, ou on l’adapte, randant encore plus caduque une logique qui ne tient la route, il faut le croire, que dans l’esprit de ceux qui y croient. Sur la grève, je me suis vu léviter…

Que les tenants de cette “philosophie” cessent donc de brandir la raison pour justifier leurs prétentions, parce que la “science”, elle par exemple sait tirer les conséquences de ses erreurs. Justement parce que le principe de la “science”, c’est de ne rien dire des mécanismes généraux du monde. La science « ne dit pas », elle constate, elle doute, se remet en permanence en question, et avance ainsi, en se contredisant sans cesse, petites touches par petites touches. Si des modèles sont conçus, c’est pour mieux appréhender ce qui a déjà été observé dans le monde ; et il suffit que notre regard se modifie, évolue, se fasse plus précis, pour que la science n’hésite pas alors à changer ses modèles ou en imaginer d’autres comme elle ne cesse d’ailleurs de le faire dans certains domaines où “elle” n’explique rien, mais observe en déclarant bien fort qu’elle ne comprend pas (encore). Rand elle n’a plus rien à découvrir ni à douter, puisqu’elle a déjà tout compris. C’est un Atlas aux pieds d’argile.

Rand ne pouvait d’ailleurs pas plus se tromper en cherchant à faire de son escroquerie une “science”. Parce que là où elle pense y voir le culte de l’individualisme, il y a en fait un travail coopératif qu’elle ne veut pas voir. L’idée d’un chercheur révolutionnant le monde dans son laboratoire… Eh bien non, la science, c’est avant tout la coopération. Une notion qui la fait peur parce qu’elle représente tout ce qu’elle exècre. Son savant (fou), s’il invente une machine destructrice, c’est bien parce qu’il l’aurait mis au profit d’un pouvoir… La science serait, comme l’économie, bienveillante et source de progrès quand elle est générée par des individus, et source de problèmes dès qu’elle serait ici de la coopération des hommes ?… Ce n’est pas de la philosophie et il y a là matière à se faire psychanalyser… Même s’il y a une part d’individualisme dans la science (à travers les parutions — non exemptes d’escroqueries par ailleurs), la connaissance, les usages, les applications qu’on fait de toutes ces avancées, n’est jamais phagocytée par une poignée d’individus. D’abord, la recherche scientifique œuvre pour le bien commun. Et la somme des connaissances peut encore être crédible et avoir une utilité pour le monde, parce que puisqu’il y aura toujours des individus qui chercheront à tirer à eux la couverture, tous les travaux, recherches, avancées techniques, doivent avant tout faire la preuve de ce qu’ils prétendent. L’individu, fort heureusement, ne vaut plus grand-chose face aux idées et aux applications bien réelles qui en découlent. La science n’est pas faite de prétentions, mais bien pleinement de réalisations.

L’économie (ou la philosophie randienne) n’est pas une science parce qu’elle ne peut simplement pas prendre en compte autant de facteurs entrant en jeu. L’idée d’environnement, d’où jailliraient des causes imprévues à tout un joli mécanisme bien pensé, est totalement exclue dans la représentation de l’économie pensée en tant que science. Prétendre le contraire est certes séduisant mais reste du domaine de la pseudoscience, de la pseudo-philosophie. Une arnaque, une croyance.

Anciennes notes trouvées dans un siphon à ordures quantiques :

« Vous n’aurez plus de pays à sauver si ses industries disparaissent. Vous pouvez sacrifier une jambe ou un bras, mais certainement pas sauver un corps en sacrifiant son cœur et son cerveau. »

C’est l’héroïne (entrepreneuse persécutée) qui s’adresse à quelques hommes influents de Washington (gouvernement “communiste”). En gros, Ayn Rand, c’est comme le Coran, on se demande si ceux qui l’ont en livre de chevet l’ont lu. La logique randienne est en tout cas magnifique. Ça tourne en circuit fermé. Tout est explicable et prévisible. Tout est rationnel (sic). « Oh merde, c’est quoi ça ? — Bah, ce sont des produits chinois. — Hein, c’est quoi la Chine ? Pourquoi on trouve ça ici ? — Bah, c’est moins cher. C’est ça le capitalisme. Si tu peux faire construire par les pauvres des autres, c’est encore moins cher. Du coup, il va falloir attendre que nos ouvriers retombent en dessous du niveau de vie des petits Chinois pour relancer l’industrie américaine. — Mais, mais !!! c’est pas logique !!! — Bah, si, c’est le capitalisme ma petite dame. Faut accepter les règles. — Mais, mais… ils sont communistes ! Et pendant ce temps, y a trois entrepreneurs cachés dans les Rocheuses qui font la grève parce que merde un gouvernement communiste, c’est trop injuste, et alors là ils vont voir si on fait la grève, le pays va s’écrouler. On dirait Jospin quand il arrête la politique. — Non mais là on va me demander de revenir non ? — Ah non. — Non mais, je suis parti là, je vous manque pas ? Vous n’avez pas besoin de moi ? — Non. — Bon, ben, d’accord, je m’en vais alors. — Salut. — Je suis parti. — Oui, oui. Si y a d’autres cerveaux pourris qui veulent se retirer du monde parce qu’ils se sentent persécutés et hautement indispensables à la société : tirez-vous. L’industrie se barre et les salaires des industriels grimpent, c’est ça la logique randienne. Qui sont les pillards, hein ? Booh.

« Je restitue aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. »

C’est bon à savoir, dans le monde idéal de Rand, le libéralisme rend superflus les règles de sécurité obligeant les ouvriers par exemple à suivre des protocoles contraignants (pour leur productivité) imposés par ces pillards de bureaucrates. Parce que dans le monde de Rand, quand un accident survient, c’est le chef d’entreprise qui lâche son bureau et vient à la rescousse des ouvriers accidentés et qui règle le problème en un tour de vis et au mépris du danger. À quoi bon ériger des règles de sécurité quand on a Superman à la tête de l’entreprise ? Délire fascinant que Rand a en plus le toupet de nous vendre en prétendant promouvoir ainsi l’intelligence et la raison… L’esprit américain dans toute sa splendeur. Un rêve qui ne s’encombre jamais de réalité. De la poudre aux yeux. Il faut moins prouver qu’on est “intelligent”, que le répéter et le prétendre… Pour illustrer ça d’ailleurs, il y a l’anecdote savoureuse de Marjane Satrapi entendu l’autre jour à la radio. De passage aux États-Unis, elle rencontre une locale qui lui demande sérieusement si en Europe, la Lune est visible. Marjane Satrapi, un peu étonnée par la question et préférant ne pas s’éterniser en expliquant les mouvements des planètes, lui dit que non. Et l’autre lui rétorque alors qu’elle s’en doutait et que c’est pour ça que les États-Unis étaient le plus grand pays du monde. Sky is the limit

— Voilà 100 pages que je cherche l’inventeur de ce moteur révolutionnaire à eau, savez-vous Professeur où je peux le trouver ? — Ah ça !… où est John Galt ! Mais vous avez parfaitement raison, cette théorie personnelle est tout à fait révolutionnaire ! Personne n’y avait jamais songé ! Bien sûr il manque 80 % des travaux de ce bonhomme, mais c’est fabuleux ! Quelle idée (personnelle) géniale ! Il faut le retrouver et savoir pourquoi il n’a pas poursuivi ses travaux pour le bien de l’humanité ?!! — C’est désespérant. Depuis que les collectivistes sont au pouvoir avons-nous vu de grands esprits scientifiques créer des théories révolutionnaires ? — Satanés marxistes qui sont un frein au progrès, vous avez raison. La science fait du surplace parce que les scientifiques ne peuvent travailler sur le moteur à eau… — Oui, et vous, vous y croyez à ce moteur, parce que vous êtes un grand professeur, et vous croyez en l’individualisme, n’est-ce pas ? — Bien sûr. Je peux même me vanter de n’avoir jamais fait le moindre geste pour les individus de peu de valeur qui vivent au crochet de ceux qui œuvrent pour leurs biens personnels. L’égoïsme, miss Taggart, il n’y a que ça de vrai ! — Oh, professeur !… — On baise ? — Oh oui professeur, entre génies, on se comprend. — Nous allons mélanger nos fluides corporels et réinventer le moteur à eau ! — Oh oui, continuez professeur…

— Salut, il est super bon votre hamburger, pourquoi vous ne viendriez pas à New York, je vous embauche, je suis pleine aux as, et je peux me permettre quelques caprices : je vous offre 10 000 dollars par semaine pour être mon cuisinier personnel. — Heu, non. — Comment ? Mais vous n’avez pas d’ambition ? Comment un homme aussi talentueux que vous peut ne pas avoir d’ambition ? — Je suis ici pour une raison précise, miss Taggart. — Comment connaissez-vous mon nom ? — Qui est John Galt ?… — Arrêtez de plaisanter ! Vous n’avez donc aucune ambition ? — Je suis ici parce que je ne veux pas travailler pour la collectivité. Mon nom est Sigmund Freud, je suis psychanalyste, meilleur ouvrier de France, inventeur de la sodomie statique et donc propriétaire de ce snack au milieu de nulle part. — Sigmund Freud, le grand Sigmund Freud ?! Mais c’est horrible ! Et tout ça à cause des collectivistes ! — Mes travaux révolutionnaires ne cessaient d’être mis à l’épreuve par des gens malintentionnés, c’était pénible, alors je suis parti. — Bon, sinon, vous ne voulez pas venir à New York avec moi ? Vous faites de putains de hamburger pour un psychanalyste. Normal vous me direz, quand on est un génie, on peut toucher à tout. D’ailleurs à ce propos, vous ne sauriez pas où je peux trouver l’inventeur du moteur à eau ? — Un moteur à eau ?! comme c’est original ! Cela devrait sauver le monde si cette invention voyait le jour ! mais je doute que les collectivistes laissent le génie qui l’a inventé le livrer à l’humanité, ce serait trop dangereux pour eux ! — On est d’accord. — Vous voulez que je vous montre mon moteur à sodomie statique ? — D’accord, mais sans oignons. — Ne vous inquiétez pas, mes moteurs produisent les meilleures sodomies statiques d’Amérique (donc du monde) et c’est garanti sans oignons.

J’ai lu que certains considéraient qu’elle n’avait aucun style. C’est justement l’absence de style (du moins ce qui en transparaît à la traduction) qui m’intéresse au contraire. Comme dans beaucoup de romans us, je pense que l’écriture est moins portée sur le style que sur l’évocation des choses et des idées. Le récit (même si elle a l’art de délayer un max, ce qui est plutôt agaçant) est bien tenu, la mise en scène est directe et efficace, et les descriptions psychologiques sont à mon sens très justes. Ici, peu importe le style, mais bien ce qui est rapporté. C’est écrit comme un bon roman de gare quoi… Et traduction ou pas, je ne pense pas que ce soit si facile que ça. Quand le style est trop lourd, trop foisonnant, ça devient vite indigeste (bon là c’est « l’idéologie » et les répétitions, la longueur, qui sont insupportables…). Je ne suis pas un grand lecteur, ceci pouvant expliquer cela.

Le côté dystopique, je pense qu’il est en filigrane pendant un moment, parce qu’on adopte le point de vue de l’héroïne, qui elle n’a aucune idée de ce qui se trame. Elle s’agace juste de la manière dont tournent les choses sans savoir ce qui se trame derrière (tin en y passant, c’est le schéma de pas mal d’histoire us, où un personnage seul se trouve mit face à la bêtise du “groupe”, viens de voir Zero Dark pointé et c’est tout à fait ça…), et ne trouve qu’un soutien dans les bras de l’autre génie iconoclaste inventeur, lui, des rails Carambar sur lesquels l’inévitable monstre gouvernemental vient lorgner. Plus que de la naïveté, j’y vois surtout des fils à papa qui arrivent avec leurs certitudes et leurs prétentions, comme si, sachant tout sur tout, ils étaient les seuls à même de décider de tout jusqu’au prix de la mayonnaise à la cafétéria… Le mythe de l’entrepreneur tellement génial et impliqué, que son pseudo-perfectionnisme est la raison de son succès. C’est pas naïf, c’est super con. Surtout qu’elle applique cette “philosophie” à tout, notamment à la science en regardant ça de loin (et pour le coup, oui, ça c’est naïf… dire « oh merde, mais il n’y a pas eu de successeur à Einstein donc la science fait du surplace… » Sa dystopie à elle, ce serait de voir une science sans personnalité pour défendre les avancées bien réelles, c’est une bourse sans entrepreneur star… C’est assez affligeant comme vision du monde. Et surtout ériger ça en “philosophie” c’est d’une bêtise…). Donc je te rassure, les personnages ne deviennent pas plus sympathiques par la suite^. (Je ne sais même pas si j’arriverais à le finir…)


Love Letters, William Dieterle (1945)

Ayn Rand, femme fountain

Le Poids du mensonge

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : Love Letters

Année : 1945

Réalisation : William Dieterle

Avec : Jennifer Jones ⋅ Joseph Cotten ⋅ Ann Richards

Ça commençait pourtant gentiment. À défaut de pouvoir accrocher les sommets, je me disais qu’un petit 7 abrasé fera sans doute l’affaire. À classer dans les petits drames romantiques sympas…

Et puis… ça commence à déraper avec le trou de mémoire de la nana. C’est plus une crevasse, c’est un vrai gouffre moite, suffocant, de ceux dont on sait qu’on ne pourra plus jamais s’échapper. On cherche à se cramponner à quelque chose de crédible, mais y a plus un poil de raison aux fesses, et on se laisse glisser dans les profondeurs atterrantes du n’importe quoi. On se résigne, impassible, comme on se résigne face au réchauffement climatique. Le point de non-retour est atteint, et on garde les tétons rétractés d’ennui. Les glaces sirupeuses dégoulinent en torrents jusque dans la vallée perdue. On trempe dans la désolation mièvre, dans la cyprine masturbatoire. Et, on se sent bien démuni en scrutant les hauteurs d’où jaillissent encore ces grands geysers laiteux. Les derricks tendent leurs jarretelles d’acier et crachent leur soupe insatiable tandis qu’on en a plein les bottes. On sera trempés jusqu’aux couilles, et cela dans l’apathie la plus absolue, pendant encore au moins une heure sans rien pouvoir y faire.

Vient le temps du constat. L’assurance d’un beau et gras dégât des eaux. On note :

— Cause du sinistre : faux thriller à l’eau de rose, musique trempée dans le maniérisme, débordement en tous genres, et dénuement final grotesque de type twist and cry.

— Tiers : la miauleuse Jennifer Jones et l’imperméable Joseph Cotton.

— Nature des dommages subis : Le Portrait de Jennie (quelques éclaboussures).

Conclusions au doigt mouillé :

— L’arroseur arrose, mais ne plie pas.

— Ce n’est pas en mouillant qu’on fait couler les larmes.

— J’épands, donc j’essuie.

— Nul besoin de saucer les soupes de la maréchaussée, elles sont saucées, marrée saucée.

— Fountain, ne dis jamais plus Fountain.

— La Ayn ne te Rand pas plus fort.

— Quand Ayn mouille, Ayn Rand les hommes vils et les vits bas.

Bref, Dieterle, ainsi que son chef op’ (Lee Garmes), faisait le job, mais face à un tel scénario, difficile de relever le niveau. Tout ce petit monde se retrouvera, pour le meilleur, dans Le Portrait de Jennie.


Love Letters, William Dieterle 1945 Le Poids du mensonge | Hal Wallis Productions

 


Liens externes :


Le Rebelle, King Vidor (1949)

Notre individualisme quotidien

Le Rebelle

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : The Fountainhead

Année : 1949

Réalisation : King Vidor

Avec : Gary Cooper, Patricia Neal

Vu à la fin des années 90 sans le noter, mais note probablement faible. Puis passé à 9 en 2011 avec l’écriture de ce commentaire. Passage à 8 en 2016 : la lecture de La Grève l’année dernière a fini par me spoiler le film. Un film n’est pas bon : c’est ce qui tourne autour qui le rend bon ou mauvais… Et finalement passage à 7 après nouvelle révision — voir les commentaires

Vu il y a une quinzaine d’années sans en avoir compris les enjeux “idéologiques”. Je n’y avais vu que le parcours d’un ambitieux… Tout faux.

C’est en fait le récit d’un homme intègre (ça, c’est ma vision en 2011, parce qu’elle a de nouveau changé en 2016 après la lecture de la Grève). Roark (Gary Cooper) est un architecte aux idées affirmées. Il refuse le conformisme et le goût populaire (celui qui a tendance à dénigrer l’art contemporain). Le film oppose son parcours, ses idéaux, à un “ami” architecte, Keating, qui est prêt à tout pour réussir, qui n’a aucune originalité et qui est prêt à donner ce que le public recherche. Au début, Keating pousse son ami à oublier ses idéaux et à accepter des projets aux goûts du public ; mais Roarks refuse et préfère aller travailler dans une carrière de pierre en attendant des jours meilleurs… Intégrité un peu forcée, et alors ?… ça force le respect, oui.

Keating rencontre l’homme d’affaires puissant, Wynand, issu des quartiers pauvres de New York, qui a monté tous les échelons de la société et qui a une vision cynique de l’homme. Il est plus conscient en cela de la réalité des hommes que Keating qui est juste un arriviste, un ambitieux qui n’a aucune vision et compréhension du monde. Keating est donc invité chez lui mais Wynand n’a d’yeux que pour sa fiancée, Dominique Franon, qui travaille pour son journal populaire, The Banner, et qui est fasciné par son désir, malgré la volonté de chacun à la réussite, de ne pas faire de compromis. Cherchant un architecte, un bon, un vrai, pour son immeuble, il avait d’abord fait appel à la grande plume de son journal, Toohey, mais les idées conformistes de celui-ci lui avait déplu et avait eu l’idée de demander l’avis de son autre critique, abonné aux dernières pages de son journal. Leur première rencontre était fascinante : Wynand vient trouver Francon chez elle pour lui demander son avis, et il la trouve en train de lancer par la fenêtre une statue antique. Quand Wynand lui demande pourquoi elle fait ça, elle lui répond qu’elle ne supporte pas de s’attacher à une chose qu’elle aime tant… Là commence la fascination de Wynand pour Francon : le courage d’assurer son intégrité, ses goûts, contre le conformisme et la facilité, lui qui est parvenu au sommet en faisant tout le contraire (il y a un petit côté Kane dans ce personnage — décidément). Et v’là la scène qui tue. Wynand décrit froidement à Keating sa vision du monde et des hommes, lui assurant que chaque homme était avant tout vénal. Keating n’est pas convaincu, Wynand lui propose donc de casser ses funérailles avec Dominique Francon contre un contrat avec lui. Keating est gêné, on comprend… Francon lui dit que c’est une occasion à saisir : il s’est fiancé avec elle, car elle est la fille d’un architecte célèbre, mais travailler avec Wynand serait une upgrade plus intéressante. Alors Keating accepte. Wynand propose à Francon de l’épouser, mais elle dit qu’elle s’est fiancée avec Keating parce qu’elle lui semblait tout à fait insignifiant, et qu’elle accepterait de se marier avec lui le jour où elle aurait définitivement perdu tout espoir.

C’est à ce moment que Dominique Francon va rencontrer Roark. Elle ne sait pas qui il est. Il travaille dans les carrières de son père, mais il la fascine. Pourtant, elle n’est pas du genre à se laisser séduire. On a donc droit à un puissant jeu de je t’aime moi non plus. Quand la Francon vous insulte, c’est qu’elle est déjà à vos pieds. Ils se séparent, sans que Roark lui dise son nom…

Finalement, la chance sourit à Roark quand un riche industriel lui demande de construire un immeuble suivant son style. On est dans les années 20, et l’époque est plutôt au classicisme des colonnes grecques. Roark est un peu le symbole d’une architecture moderne (tout ce qui paraît bien laid aujourd’hui…, c’est bien de faire preuve d’originalité, mais il y a des matériaux qui vieillissent vraiment très mal). L’immeuble fait grand bruit. Dans le petit cercle des initiés, on est fasciné, et si certains, assez rares, reconnaissent le génie de Roark, d’autres veulent l’épingler justement à cause de ce génie et de son audace. Dominique Francon, elle, est tombée une seconde fois amoureuse de Roark sans le connaître, elle a même remis sa démission au Banner parce qu’elle n’était pas d’accord avec la ligne éditorialiste du journal qui voulait le démonter. Ils se retrouvent enfin, mais la garce n’est toujours pas prête à se laisser séduire… Il faut se rappeler l’épisode de la statue antique. La médiocrité vous laisse indifférent ; le génie vous rend esclave : il faut s’en éloigner pour s’en prémunir… Fascinant jeu à la fois d’attirance et de répulsion.

Pour ne pas devenir l’esclave de son amour, comme d’autres deviennent les esclaves de leur ambition (c’est Toohey qui dit que les ambitieux sont esclaves de leur désir d’arriver au sommet), elle accepte de se marier avec Wynand… (On peut très bien balancer les statues antiques par la fenêtre…, les modèles de la tragédie grecque sont toujours là.)

Wynand est décidé à choisir le meilleur architecte pour construire une maison qu’il veut dédiée à sa femme. Il connaît la médiocrité de tous ces architectes aux goûts conformes à ce que ses lecteurs attendent, il ne veut rien de cela (vive la contradiction). Et il tombe fatalement… sur Roark qui n’obtient que des petits chantiers (comme des stations-service) mais qui se font remarquer encore par leur audace. Les deux hommes finissent par devenir amis (Roark ayant la noblesse d’âme de ne pas lui en vouloir pour ses papiers : il répondra même à Toohey qu’il rencontre par hasard qui lui demandait pourquoi il ne lui en voulait pas et à quoi il pouvait donc bien penser de lui… Roark répondra « je ne pense pas à vous » La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe…). Francon est obligée de supporter cette nouvelle amitié, à en devenir jalouse, obligée de vivre dans une maison conçue par l’homme qu’elle aime, lui rappelant ainsi sans cesse sa lâcheté de s’être refusée à lui…

Keating réapparaît alors pour demander de l’aide à son vieil ami Roark. Il voudrait décrocher le contrat d’un immeuble social construit par la ville dont la difficulté est de le construire pour pas cher tout en en faisant une véritable œuvre architecturale. Un défi à la Roark. Celui-ci accepte de lui dessiner les plans à une seule condition : qu’il ne change rien, qu’il ne se laisse pas influencer par les désirs des promoteurs de travestir son œuvre. Keating accepte. Le projet est lancé, mais comme on pouvait s’y attendre, les promoteurs demandent à Keating d’effectuer quelques modifications qui plairont un peu plus au public et correspondront plus à la mode du moment. Keating pour honorer la promesse faite à son ami. Mais le projet est lancé sans qu’il puisse s’y opposer. Roark, voyant son projet dénaturé, décide ni plus ni moins… de la dynamiter ! Un procès a lieu. Ce sera le procès de l’individualisme. Pour sa défense, Roark dit que c’est le procès de la liberté de la création… Il gagnera son procès, les valeurs américaines sont préservées (en gros, on peut dynamiter des immeubles du “peuple” si l’architecte estime qu’on a dénaturé son travail… vive l’Amérique !).

Si la morale du film, surtout à la fin, est plus que douteuse (et il faut bien le dire assez contradictoire), il faut surtout relever la structure et la caractérisation des personnages. On dirait presque une formule mathématique. Rien ne dépasse. Tout est fait pour démontrer une idée, celle de la scénariste (Ayn Rand adaptant ici son propre roman). On ne s’embarrasse pas de vraisemblance. Par exemple, c’est un peu curieux de voir que lors du procès, Roark n’a pas d’avocat : ce n’est pas expliqué par une ligne de dialogue, c’est jugé accessoire. De même, on trouve des personnages aussi affirmés, ayant des idées aussi tranchées et les assumant jusqu’au bout, parfois même jusque dans leurs contradictions (comme Wynand qui sait écrire un journal populiste, mais qui méprise le goût conformiste du peuple). C’est dommage que les scènes soient souvent seulement axées sur les dialogues, qu’il y ait un petit manque de mise en situation de réelle mise en scène, parce que finalement, l’histoire n’est pas beaucoup moins “épique” qu’un Citizen Kane, seulement la mise en scène, elle, manque vraiment d’ambition, de personnalité. Un paradoxe pour un film dont le message principal, c’est qu’il faut éviter tout conformisme.

Sur la question des thèmes du film, comme je l’ai dit, je suis assez partagé. J’adore tout le début du film dans lequel Roark se montre intègre, ne voulant rien lâcher sur ses principes. Les discours sur l’homme esclave de sa propre réussite, c’est assez parlant aussi. Mais la fin, on est presque déjà dans le maccarthysme qui débutera juste après en 1950… Comme quoi les idées sont dans l’air. Pourtant, on n’est pas dans l’anticommunisme pur. C’est même assez difficile à cerner. Parce que l’auteur dénigre les hommes vénaux capables de tout pour gagner du blé mais loue la vertu de l’individualisme absolu. Qu’est-ce que l’individualisme sinon une volonté surtout de se faire sa place dans le monde ?… C’est surtout une vision qui s’applique aux intellectuels et aux artistes. Pour être un bon artiste, il faut affirmer ses idées contre la conformité. Mais là aussi, on pourrait remettre en doute l’intérêt d’une telle vision, parce qu’on le voit bien aujourd’hui, les non-conformistes, ce sont justement ceux qui arrêtent de dire “je” ou qui veulent à tout prix « être originaux ». On l’a même vu en architecture. Dans les années 20, je veux bien concevoir qu’un mec qui voulait casser tous les codes, épurer, faire des lignes audacieuses pour se démarquer du reste, ait des difficultés pour se faire accepter. Mais quand il n’y a plus que ça. Quand chacun veut montrer sa différence, son génie, on frise le n’importe quoi. Quand il est question d’architecture, il est question aussi d’unité avec le reste du style de la ville. Et plus encore, avant d’être une œuvre d’art, un bâtiment a une fonctionnalité. Alors, quand à la fin du film, Roark se justifie d’avoir dynamité un HLM (parce que c’est vraiment de ça qu’il s’agit) en disant que c’était son œuvre à lui et qu’il avait le droit de le faire parce qu’on l’avait dénaturé sans son accord…, bah ce n’est pas se prendre pour de la merde franchement. Il faut à la fois savoir être orgueilleux, affirmer ses convictions, mais aussi rester humble face à sa propre importance… On peut ne pas être pour les masses, la collectivité, mais se foutre de la gueule du monde, « moi je, et le reste du monde, c’est de la merde », c’est assez limite. L’individualisme, c’est bien, mais ça ne marche qu’avec le respect des autres. C’est comme la liberté, on dit bien qu’elle s’arrête là où commence celle des autres. Mais on l’a compris, la scénariste est pour le libéralisme sans barrière et sans règle, à la Reagan.

Dommage que ce film génial soit pollué par ce discours au procès. Vidor semblait vouloir l’abréger, mais l’auteure se l’était jouée à la Roark : j’accepte de vous céder les droits d’adaptation pour le cinéma si le discours de fin de Roak est filmé dans son intégralité… Bourrique. OK, sauf qu’on aurait aimé un peu de cohérence dans tout ça. Le reste du film n’est pas aussi extrémiste.

Certains ne verront que la fin, et d’une certaine manière ils auront raison parce que l’intention d’un film est toujours délivrée à la fin. Mais connaissant Vidor, on se dit que finalement ça ne mange pas de pain. La finalité est une escroquerie, mais le cheminement pour y arriver est trop fascinant pour bouder son plaisir.


Commentaire à propos de la fin (2013) : On l’accepte si on sait que c’est Vidor qui réalise. C’est d’ailleurs amusant de le voir réaliser ça, acceptant les conditions de l’auteure mais arrivant tout de même à mettre de l’humanité dans ce qui précède. La fin est si caricaturale qu’on ne peut pas y croire. Je suis conscient que c’est prêter des intentions au cinéaste qui sont purement du domaine du fantasme. Mais justement, ça participe au plaisir du film. On ne peut pas y échapper, l’histoire qui entoure le film participe à sa valeur, en bien comme en moins bien. Et tout est question de malentendu. Peu importe le point de vue d’un film, le seul point de vue qui vaille c’est celui du spectateur, c’est-à-dire ce que lui a envie de comprendre… et de s’imaginer. Le point de vue de l’auteur est misérable, c’est un leurre, il n’existe pas. On ne peut pas imaginer deux points de vue aussi différents que celui de Vidor et d’Ayn Rand. Le point de vue du “film” qu’on a tendance à évoquer facilement comme si un film pouvait penser ou dire quelque chose, existe d’autant moins ici. C’est une situation cocasse qui ne fait qu’augmenter mon plaisir. Comment des personnalités qui n’ont rien en commun peuvent-elles se retrouver autour d’un même film ?

Commentaire juin 2017 : Troisième ou quatrième visionnage, et ça devient insupportable, surtout après avoir lu les mille pages de La Grève d’Ayn Rand. Le film n’apparaît plus que comme un autre chapitre de la Grève, l’auteure ne répétant à l’infini toujours que les mêmes marottes. Ce n’est plus seulement la fin ou l’attentat contre les HLM qui passent plus, c’est toutes les petites phrases typiques de la haine de Rand pour les masses, le peuple, les parasites, et sa fascination, voire sa complicité avec les grands de ce monde qui parce qu’ils ont réussi le sont devenus le plus souvent parce qu’ils faisaient un bras d’honneur aux moins que rien que ne font que « reproduire » (voire se reproduire, à l’entendre presque). Chaque scène le même principe, à savoir l’illustration de cette idéologie puante que cette monstresse (pour reprendre un terme de Vincent Lindon) a illustré dans ses romans en réaction au communisme. Traumatisée la pauvre petite, que toute sa carrière, toutes ses pages, semblent finalement dédiées à la lutte contre le peuple, les masses… Entre individualisme et égoïsme, il n’y a souvent qu’un pas, entre respect des libertés individuelles et l’arrogance de ceux qui pensent avoir tout compris plus que les autres. Vive le mépris et l’arrogance : aucune place au doute, les pauvres, les fragiles peuvent (et doivent même) crever. (J’aurais dû parler de Rand, tiens, dans mon article sur les totems de l’idéologie, elle le mérite.) Reste la romance, des acteurs formidables, la musique de Max Steiner et le génie de Vidor à illustrer les prétentions puantes de l’auteure…


Le Rebelle, King Vidor 1949 The Fountainhead | Warner Bros


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1949

Liens externes :