Peut-on sortir de la salle de cinéma avant la fin du film ?

… ou encore, est-il moral d’arrêter un film après trente minutes de visionnage…

Épisode 42 de L’Éthique du spectateur

Moteur, action !

Dans le cas présent, je vais d’abord répondre à une situation particulière relevée sur Twitter, puis je répondrai plus généralement (puisque j’ai déjà vu cette question être abordée) :

Est-il éthiquement acceptable pour un cinéphile (et un cinéphile, c’est exigeant quand il est question de ses habitudes de visionnage) de se voir obligé de continuer à voir un film qui ne lui plaît pas au bout de trente minutes ?

(Il est question ici du remake de Ne coupez pas !, Coupez, qui comporterait trente premières minutes insupportables de film à l’intérieur du film…)

Me concernant, je refuserais que qui que ce soit fasse ça avec moi (on parle d’éthique du spectateur, c’est donc théorique, car en pratique, je suis très conciliant avec les excentricités sociabilisantes de mes partenaires — surtout que je n’en ai aucun).

Je n’ai pas vu le film, mais si je comprends bien, ça joue sur un effet de surprise. Et s’il y a au cinéma une question morale avec laquelle, perso, je reste intransigeant (en plus d’avoir un intérêt limité pour les surprises au cinéma ou ailleurs), c’est celle de vouloir duper délibérément le spectateur (soi-disant pour son bien, pour la « surpriiise ») en le trompant sur la marchandise qu’il est en train de voir. C’est pour la même raison que je n’ai pas envie qu’on m’ennuie non plus avec les spoils qui seraient censés gâcher les surprises qu’un bon film (sic) se devrait de nous offrir (cf. mon hymne au spoil). Parce que révéler la nature d’un film, ça appartient non seulement à l’expérience cinéma, mais aussi parce que, perso (et chacun est maître de ses exigences en la matière), je suis attaché à un principe esthétique vieux comme le monde : toute l’histoire doit être contenue d’une manière ou d’une autre dans son introduction. Ça répond en quelque sorte à une exigence d’unité (pour le film dont il est question ici, il est même probable qu’il soit question aussi en plus de vraisemblance ; et tout ça, ce sont des principes vieux comme le monde, car les Grecs en discutaient déjà). Il y a des exceptions célèbres, par exemple le meurtre de Janet Leigh dans Psychose. Hitchcock, si je me rappelle bien (mais pas sûr), trahissait alors ses principes en exigeant que ne soit pas révélée la « surprise » de la mort précoce de l’actrice. J’aurais été dans la salle dans les années 60, je me serais senti trahi et l’aurais peut-être quittée.

Peut-être d’ailleurs que le fait d’être rappelé (ou d’être obligé de revenir voir la suite d’un film une fois que le réal a été assez idiot pour faire de la merde pendant 30 minutes, puis crier « surpriise ») participe encore à l’expérience cinéma, mais dans mon expérience justement, sauf Psychose (pour lequel la surprise n’en est plus une, surtout depuis que Janet Leigh n’est plus perçue comme une star et qu’on peut s’en débarrasser sans souci dès les premières minutes du film), quand on trahit la confiance du spectateur dès le début, ça me rappelle certains principes techniques qu’on m’apprenait quand j’étais môme-acteur et qui valent autant pour un spectateur de cinéma qu’un spectateur de théâtre : « Si tu n’arrives pas à allumer la lumière au début du spectacle, tu peux toujours ramer pour tenter de la rallumer par la suite, tu n’y arriveras pas. » Ce qui veut dire, en gros, que les efforts pour qu’un film soit apprécié, il vient d’abord de celui qui le réalise. Et il y a certains codes et usages entre spectateurs et auteurs, notamment ici celui de ne pas lui jouer des tours idiots (les twists, on les réserve en général pour la fin) au risque de le perdre (ça fait partie, là encore, d’un vieux principe de vraisemblance, ou de bienséance). Il y a tellement de concurrence, et de risque à… faire de la merde tout en faisant le malin en précisant que c’est fait exprès, qu’en tant que spectateur, je ne me sens redevable d’aucune mansuétude particulière pour un film, et un réalisateur, qui volontairement ou non, me font passer un mauvais moment, et que ce mauvais moment participe à une expérience globale qui prend son sens par la suite. Le réalisateur prend un risque, il en assume les conséquences, à savoir que certains spectateurs, même au courant, refusent de poursuivre le visionnage et reprennent la confiance accordée au début du film.

Maintenant, est-ce qu’en pratique, il m’est souvent arrivé de quitter la salle ou d’arrêter le visionnage d’un film qui ne me plaît pas ? Je n’en ai pas le souvenir… Même quand un film est très mauvais, ou que je soupçonne que l’auteur se fout de ma gueule, je reste jusqu’à la fin. Non pas pour m’assurer que le film finit par s’améliorer, mais sans doute plus par lâcheté et par curiosité déplacée (jusqu’où la nullité peut-elle aller). Si revanche, il m’est arrivé de sortir d’une salle de cinéma parce que le son y était trop fort… Mes tympans se foutent pas mal de mon éthique.

Est-ce qu’un film muet vous a-t-il déjà rendu sourd ? Moi, oui. (Je raconte d’ailleurs cette histoire longue et étonnante ici : Escamotage d’un train. À moins que s’en soit une autre…)

La question se pose aussi en cas de départ souhaité, ou pire, intempestif, de la personne qui nous accompagne dans une séance. Ici, je suppose que c’est l’éthique de la sociabilité qui l’emporte sur l’éthique du spectateur. À la maison (mais la question ne se pose pas pour moi pour des questions évidentes), si la personne qui m’accompagne décide de faire autre chose, c’est sa vie, c’est son choix, c’est sa libertey ! À moi de la convaincre après, ou pas, de donner une nouvelle chance au film. Mais pendant le visionnage, il me semble, qu’au moins à la maison, il faut respecter le désir de l’autre d’en avoir vu assez. On discute après, mais un des principes de l’éthique du spectateur, c’est aussi que chaque spectateur est unique. Et c’est pourquoi la cinéphilie est un plaisir souvent consommé en solitaire. Voir des films à deux ou en groupe est plus un acte sociable qu’un acte de cinéphilie. Cela peut être les deux, mais c’est avant tout un acte sociable. Car de la même manière qu’après plusieurs années de vie commune, on finit par avoir les mêmes opinions politiques et les mêmes goûts (bravo à ceux qui arrivent à s’affranchir de cette règle), il y a toujours un peu la tentation chez les spectateurs accompagnés de créer une sorte de consensus sur un film. La sociabilité se nourrit de connivence. Et ça, c’est le poison des cinéphiles. Dans l’idéal, il faudrait voir des films ensemble, certes, mais garder d’abord pour soi ce qu’on pense du film, mettre ses idées dans l’ordre, et confronter ensuite son expérience, son appréciation, ses idées d’un film. Les spectateurs qui vont voir des films à des fins amicales chercheront le consensus, la connivence spectatrice de l’adhésion ou du rejet d’un film ; et les spectateurs qui vont voir des films en cinéphiles chérissent les désaccords, les différentes interprétations ou appréciations, car la différence nourrit, affine, sa propre vision.

Laissez-nous donc Coupez le film.

Et rappelons-nous d’une règle infaillible du cinéma français : un bon film de Michel Hazanavicius, c’est souvent celui qu’on ne voit pas. Vous avez sérieusement trente minutes à perdre ?