Transparences et représentation des habitacles ou des véhicules en mouvement dans le cinéma américain 8

De sang froid, Richard Brooks | Pax Enterprises, Inc.

Evolution des usages dans le cinéma américain visant à filmer une séquence mettant en scène des acteurs placés dans un véhicule en marche


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Table :

Introduction

Première partie :

Les films en noir et blanc avant la couleur (du cinéma muet aux années de guerre) : le règne de la transparence

Intermède : le néoréalisme

Deuxième partie :

Les films en noir et blanc d’après-guerre (1945-1955) : hésitations, tâtonnement et entêtements

Troisième partie :

Milieu des années 50 : séries A ou séries B, grosses productions ou petites et moyennes productions, drame ou cinéma de genre, cinéma en couleurs ou en noir et blanc

Quatrième partie :

Fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations à l’heure des nouvelles vagues européennes

Cinquième partie :

1967-1969, le Nouvel Hollywood : révolution des usages & fin progressive des transparences à l’ancienne


Quatrième partie (suite)

Fin des années 50, début des années 60 : incohérences & innovations à l’heure des nouvelles vagues européennes

Subterfuges et innovations

Alors que les fantaisies de voyages sont à la mode dans les années 60 (Un monde fou, fou, fou, La Grande Course autour du monde, Un amour de coccinelle, etc.) et proposent toujours plus de transparences jusqu’à l’indigestion, d’autres productions, souvent modestes, évitent la surenchère et préfèrent se tourner vers plus de réalisme, inspirées par ce qui se pratique en Europe.

Autopsie d’un meurtre (Otto Preminger, 1959)

Après l’occasion manquée de Bonjour tristesse, Otto Preminger (qui n’est pas insensible au réalisme) semble proposer un dispositif rarement, voire jamais, utilisé depuis L’Ennemi public (1931). À la fin du film, il filme le véhicule « conduit » par James Stewart depuis un autre véhicule, en travelling latéral d’accompagnement, sans transparence. L’acteur est au volant, mais on devine assez facilement qu’il ne conduit pas. En revanche, le véhicule se déplace bien sur la route. En plan rapproché, on n’y voit que du feu : l’arrière-plan est bien réel. Peut-être une des premières fois où Hollywood a imaginé placer un véhicule sur une remorque. On est sur une route de campagne, donc c’est probablement encore plus facile à mettre en place. (À noter aussi qu’avant ça, Preminger filme à l’arrêt deux acteurs discutant dans un véhicule décapotable. Hollywood s’est parfois emparée de cette alternative simple. Cela donne certes un côté statique à la scène, mais les cinéastes apprendront de plus en plus à jouer sur l’attente ou sur le côté imprévu d’une discussion, sur l’hésitation — typiquement quand un des personnages en ramène un autre chez lui et qu’il attend le dernier moment pour lui parler ou quand un personnage en espionne un autre).

Blast of Silence (Allen Baron, 1962)

S’il est rare de tourner dans les rues des grandes villes, c’est qu’il faut bien souvent un permis de filmer. Mais quand on n’a pas les moyens, le tournage clandestin peut s’avérer être la solution idéale. C’est le cas de Blast of Silence que Allen Baron aurait filmé intégralement sans autorisations avec des séquences principalement tournées dans la rue dont une partie depuis un véhicule. Pas de dispositif avancé, Baron pose sa caméra sur les sièges passagers, mais la séquence d’introduction tournée à New York en rappelle d’autres tournées plus tard dans la ville.

Notons que par manque de place sans doute, le plan est trop rapproché. Le volant n’étant pas visible, on aurait presque l’impression que le conducteur est en fait à l’arrière du véhicule.

Un crime dans la tête (John Frankenheimer, 1962)

On a vu que par le passé, certains cinéastes utilisaient les éléments naturels pour cacher le manque de réalisme des transparences. Attaché au réalisme et aux prises de vue en extérieur, John Frankenheimer se contente d’un plan unique pour filmer une séquence dialoguée prenant place dans une voiture et use donc de la nuit, de la buée et de la pluie pour masquer la transparence. On comprend seulement que c’en est une au manque de raccord entre les divers arrêts et accélérations du véhicule auxquels les acteurs ne sont pas soumis.

Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Robert Aldrich, 1962)

Déjà innovant pour En quatrième vitesse, Robert Aldrich propose cette fois de poser la caméra, semble-t-il sur le capot du véhicule ou fixé au pare-chocs dans un plan furtif. Le contrechamp est filmé depuis la banquette arrière. (Notons que comme dans En quatrième vitesse, Aldrich débute son film avec une séquence brutale avec un véhicule. Cette fois, il utilise le montage pour suggérer la violence de la scène.)

Aldrich n’évoluera pas beaucoup toutefois : dans Chut… chut… chère Charlotte, deux ans plus tard, avec un espace quasi similaire, il adoptera le plan introductif tourné derrière le conducteur, mais proposera un contrechamp de la passagère avec une transparence, puis une séquence tournée en studio dont le prétexte à la nuit lui évite de proposer autre chose qu’un fond noir indistinct.

La Maison du diable (Robert Wise, 1963)

Robert Wise avait déjà fait un excellent travail sur La Ville enchaînée en filmant dans une petite ville et sur Le Coup de l’escalier, mais avait dû cette fois se heurter à la difficulté de filmer de face (voire de biais) un conducteur dans un véhicule en marche. Quatre ans après, Wise fait légèrement mieux, car comme pour Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, il use d’un dispositif afin de pouvoir proposer des plans sans transparence, de face (ou très légèrement de biais, le réalisateur ayant peut-être compris que le plan de face est souvent trop assimilé aux transparences). Le dispositif toutefois semble différent, Wise semblant disposer ici d’une remorque ou de quelque chose de similaire. Pour un film fantastique, c’est remarquable, parce que l’effet de réalisme fera sensation. On peut malheureusement supposer que ce plan a été rendu possible parce que la séquence se situe sur une rue quasi déserte. Car avant cette séquence (il alterne avec une vue subjective en prise réelle), il propose une séquence tournée cette fois en ville. Et dans cette séquence, s’il commence par un plan à l’arrêt pour contextualiser la scène (une situation qui en rappelle une autre dans Le Coup de l’escalier), il ne peut éviter la transparence une fois le véhicule en mouvement (on ne le perçoit pas bien image arrêtée, mais en regardant la séquence, cela paraît évident).

Contextualisation (véhicule arrêté, plan en extérieur)

Transparence/studio

Plan filmé en extérieur (remorque ou autre chose)

Le contrechamp en vue subjective

Jusque-là, c’était presque parfait. Dans la séquence finale en revanche, Robert Wise ne peut pas faire autrement que de réaliser la scène entièrement en studio avec des transparences. Réaliser la séquence en extérieur, de nuit, resterait possible, mais cela serait relativement dangereux pour l’actrice et l’équipe technique (vers les années 80, on réalisera de telles séquences, preuve que les dispositifs imaginés pour réaliser de telles séquences auront réponse à presque toutes les situations).

The Cool World (Shirley Clarke, 1963)

Produit avec des moyens documentaires (ceux de Frederick Wiseman), le film est tourné dans les rues de New York probablement sans autorisations. Caméra à l’épaule, on y voit donc l’opérateur couché sur le capot pour filmer une scène alors que le véhicule est en marche (on le voit changer d’angle une fois le véhicule à l’arrêt). La débrouille, mais effet garanti.

Le Train (John Frankenheimer, 1964)

Les films de guerre à grosse production sont à la mode, mais Frankenheimer y ajoute sa patte très réaliste. Le film est entièrement filmé en France avec une production en partie française. Le chef opérateur est français, ce qui facilite sans doute ce qui serait perçu à Hollywood comme des audaces impossibles à réaliser. Le noir et blanc permet peut-être également à Frankenheimer certaines libertés impossibles avec la couleur (la partie française de la production a réalisé à la même époque et en couleur L’Homme de Rio qui dispose de toutes les libertés possibles). Ainsi, lors d’une rare séquence où un véhicule autre que le train du titre est en vedette, pas de transparence. Le réalisateur adopte le désormais traditionnel plan filmé de dos depuis la « banquette arrière », mais il y ajoute le contrechamp indispensable, tourné probablement la même journée de tournage avec un dispositif inconnu, mais efficace (le conducteur est hors-champ et la voie publique est de toute évidence privatisée pour une si grosse production, on peut donc imaginer que la caméra est fixée sur le capot avec son opérateur — pour un plan si court, ce n’est pas interdit de l’envisager).

La même année, Frankenheimer démontre sa volonté de multiplier les locations tout en évitant autant que possible de filmer en studio dans Sept Jours en mai quitte à aller tourner sans autorisations. Cela implique l’usage restreint des séquences dans des voitures, à moins de pouvoir y placer une caméra à l’arrière et de limiter les dialogues. Quand on tourne autant de plans en extérieur, à quoi bon perdre son temps à vouloir enfermer des personnages dans des boîtes à chaussures prétendument roulantes ? (On sent qu’on est à deux doigts d’imaginer le gain narratif et esthétique que procurerait un dispositif permettant de tourner les acteurs de face dans un véhicule en marche, mais on n’ose pas encore franchir le pas.)

La Nuit de l’iguane (John Huston, 1964)

« Préférez les transports en commun », voilà une alternative qui vaut aussi pour hier comme aujourd’hui. Quoi de mieux qu’un bus pour permettre à une caméra petit format de se positionner dans l’allée afin de pouvoir filmer les acteurs alors que le bus roule paisiblement sur des routes mexicaines… ? Le film de bus est un genre en soi, et il faut avouer qu’il a ce petit quelque chose, avec le train, qui en fait un espace idéal pour les bonnes histoires. Idéal également pour le réalisme. Nul besoin de transparences et un maximum de séquences tournées sur place (un bonheur pour John Huston).

Nothing But a Man (Michael Roemer, 1964)

Si les productions hollywoodiennes tardent à mettre en place de nouveaux usages pour faire face à un réalisme qui devient de plus en plus nécessaire avec les améliorations techniques successives et les attentes du public, c’est alors au niveau des productions indépendantes qu’il faut attendre la lumière. On a vu comment Shirley Clarke a pu réaliser l’année précédente un film avec des moyens documentaires et des tournages sauvages, mais Michael Roemer réussit avec Nothing But a Man un véritable tour de force en adaptant des moyens techniques documentaires à des usages qui sont ceux de la fiction. Roemer réussit d’autant mieux sa réalisation qu’en filmant tous ses plans en extérieur, il parvient à adopter pour chacun d’entre eux un angle qui nous paraît naturel et évident aujourd’hui. Et pour cause, ces angles sont ceux que l’on utilise encore aujourd’hui. Roemer se sert d’abord de la possibilité du véhicule arrêté, puis place sa caméra légère sur le siège passager qu’il peut faire pivoter, voire attacher à la portière (pour le contrechamp, il passe à l’arrière). Pourquoi s’ennuyer désormais avec des transparences si les caméras sont suffisamment petites et mobiles pour filmer un véhicule en marche ?

L’Obsédé (William Wyler, 1965)

La production étant moribonde au milieu des années 60 à Hollywood, de nombreux cinéastes s’exilent au Royaume-Uni. Tous les extérieurs de L’Obsédé sont ainsi tournés en Angleterre, tandis que les intérieurs sont filmés aux studios de la Columbia. Les détraqués sexuels sont à la mode et la situation de l’homme caché dans une fourgonnette pour regarder l’extérieur deviendra une marque des films des années 70. Avant ça, Wyler peut bénéficier des habitudes de tournage des techniciens européens et aucune transparence n’est utilisée. Réalisme assuré, pour un thriller de surcroît. L’espace disponible dans la fourgonnette et la faible allure à laquelle elle avance facilite la tâche, mais le film participe un peu plus à décrédibiliser l’usage des transparences dans les autres productions (ce qui ne les empêche pas de les utiliser massivement quelques années encore).

Qui a peur de Virginia Woolf ? (Mike Nichols, 1966)

Pour son premier film à la réalisation, le futur réalisateur du Lauréat met en scène une pièce d’Edward Albee. On a connu mieux pour ancrer une carrière dans le réalisme. La majeure partie des séquences du film est tournée en intérieurs, mais le film possède toutefois une séquence où les quatre personnages principaux palabrent quelques minutes dans un véhicule en mouvement. Transparences et artifices obligatoires. Cependant, Nichols use de tous les stratagèmes possibles pour éviter les angles qui fâchent et casser les perspectives suspectes : préférence pour les plans rapprochés et interdiction des plans faciaux. Aidé aussi par l’obscurité que Nichols ne cherche pas à masquer, on remarque peu les transparences, sauf lors des plans rapprochés sur les deux passagers arrière dans lesquels la transparence est trop visible et par conséquent trop évidente. On met un orteil dans le Nouvel Hollywood.

De sang-froid (Richard Brooks, 1967)

Richard Brooks adapte Truman Capote en poussant le réalisme jusqu’à aller réaliser le film sur les lieux du massacre. Style documentaire, beaucoup des usages déployés dans le film sont ceux du cinéma documentaire ou indépendant. Brooks ne filme pas seulement depuis la banquette arrière, mais parvient à placer une caméra à l’extérieur du véhicule alors en marche (un dispositif appelé bientôt à se généraliser). On peut toutefois apercevoir ce qui ressemble à une transparence dans un plan de nuit alors que les autres sont tournées sur place (peut-être un plan à refaire qu’il aurait été trop coûteux d’aller retourner en dehors d’un studio).

Tout y est. Hollywood semble prêt pour un tournant décisif.


La suite, page 9 :

Cinquième partie : 1967-1969, le Nouvel Hollywood



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