Une réplique résume assez bien le film, celle où Lucien fait la critique du roman de Nathan qu’il n’a pas lu en prétendant qu’il manque de mystère et que si certaines choses doivent être dites dans un roman, il faut également que d’autres soient tues. Cela s’appliquerait tout autant au cinéma, et en particulier à ce film, parce qu’en plus du défi, déjà difficile de l’adaptation, Xavier Giannoli se devait d’en relever un autre pour ne pas décevoir : ainsi, si son film dispose par ailleurs de beaucoup de qualités, liées en partie à la production et à l’adaptation, on peut lui reprocher d’être bien trop démonstratif dans son exécution en particulier dans sa direction d’acteurs.
Commençons par les réussites du film. Réputée pour être impossible, l’adaptation, en se concentrant manifestement sur le second volet du roman et sa partie parisienne, en supprimant une bonne part des personnages (la sœur de Lucien n’apparaît que comme destinataire de ses lettres, le Cénacle a totalement disparu) ou en en réunissant d’autres (le personnage de Nathan semble être la réunion de deux personnages) arrive à être convaincante et à trouver sa propre unité. Le cinéaste semble avoir aussi forcé la correspondance entre la situation politique et journalistique de l’époque de la Restauration avec la nôtre. Je ne pourrais dire jusqu’à quel point le trait est forcé, et si cela était vraiment nécessaire, en tout cas la correspondance est parlante : la critique cinglante du journalisme faite par Balzac (et qui lui était semble-t-il reprochée) est encore d’actualité (même si la question des fausses nouvelles a plus rapport aujourd’hui avec le développement des réseaux sociaux, mais est-ce que la multiplication des canards de l’époque rendue possible par de nouvelles techniques d’imprimerie n’était-ce pas déjà d’une certaine manière une forme de réseau social avec leur manque de contrôle ?…).

Les trouvailles scénaristiques du cinéaste pour adapter le roman d’ailleurs (si tant est que je puisse les identifier), en particulier celle impliquant la nature du personnage joué par Xavier Dolan sont parfaitement trouvées (même si pour le coup, on est totalement dans le démonstratif, la trouvaille permettant d’articuler le récit comme un véritable film ancré dans son époque — avec tous ses petits trucs, ses modes, pour le meilleur et pour le pire — au lieu de se contenter de n’en proposer qu’une adaptation, sans doute plus fidèle). Bref, adapter, comme traduire, c’est trahir, et ça, Xavier Giannoli semble avoir réussi ce difficile défi.
La reconstitution, ensuite, est parfaite. Le travail sur le décor, sur les accessoires, les figurants, tout ce qui est en rapport dans un film à la production et à la scénographie (comme on dit au théâtre ou dans certains pays), tout ce qui est en rapport cette fois avec le découpage technique, le montage, la lumière, etc., tout ça est remarquable et donne au film une densité rare dans le cinéma français.
Une fois qu’on en est là, on a fait une grosse part du travail, et on peut être sûr que le public aura au moins matière à voir et qu’il en aura pour son argent. Reste alors l’essentiel une fois qu’on a répondu à tout ce cahier des charges des grosses productions historiques : la petite note de talent et de savoir-faire qui fait qu’un film se distinguera des autres. Ce qui peut faire basculer un film, c’est presque toujours sa mise en scène. Et cela semble être au-dessus des capacités de Xavier Giannoli. Les mêmes défauts se retrouvent d’ailleurs toujours dans ce genre de productions : quand il est question de rythme, de montée d’intensité, de pesanteur poétique ou lyrique, de frénésie ou de folie, d’urgence… ou de direction d’acteurs, car tout cela doit passer au final par les acteurs, il n’y a guère plus personne pour être capable d’assurer cela.

Comme disait l’autre, une bonne part de la direction d’acteurs consiste en la réussite de la distribution. Pour ce qui est des seconds rôles, rien à dire, c’est du haut niveau : Gérard Depardieu, Jeanne Balibar, Xavier Dolan, Vincent Lacoste, André Marcon, Louis-Do de Lencquesaing, Jean-François Stévenin… Ce n’est pas du lourd que sur le papier, chacun semble être idéal dans leur rôle respectif, et même si la direction d’acteur semble être parfois perfectible à leur niveau (des petites fausses notes de justesse que le réalisateur laisse passer), ils assurent, grâce à leur seul talent, le gros du travail de mise en situation et d’ambiance. Les dialogues auraient eu besoin d’être parfois mieux ciselés (quelques « n’est-ce pas » ou des prénoms en fin de phrase inutiles et affreusement mal rendus par exemple), mais sans eux, sans leur justesse globale, parfois sans leur folie, sans leurs audaces, sans leur style (souvent caractéristique, bien personnel, à la limite de l’incongruité et de l’anachronisme pour certains, mais c’est un atout même dans un film historique), on s’ennuierait bien vite.
Là où ça pêche bien plus, c’est que pour faire face à une telle distribution, il faut un acteur pour jouer le premier rôle capable d’endosser le costume et d’assurer la comparaison. Benjamin Voisin ne concourt malheureusement pas dans la même catégorie que ses collègues. Quand je disais que le film était démonstratif, sans mystère, ces défauts majeurs appliqués au film pourraient autant être, ou surtout, imputable, à son acteur principal. Sa composition est rarement convaincante. Rien n’est joué dans la nuance, tout est restitué au premier degré, fait pour être vu et apprécié, saisi, par le spectateur (et par conséquent, rien ne lui est laissé, au spectateur, à sa seule interprétation) ; tout est ainsi forcé, explicité, surjoué, surnoté… L’acteur n’est pas mauvais, mais il n’a pas la force de caractère, le style, l’audace, la précision, la spontanéité, la maîtrise aussi, de l’ensemble de ses partenaires. C’est d’ailleurs un des plus grands écueils auquel doit faire face un acteur dans sa composition : réussir à manier contrôle de soi (sans lequel il n’y a pas de précision, pas d’autorité, pas de maintien ou de tenue) et spontanéité ou justesse… Quand on cherche l’un, on perd souvent de l’autre ; et quand on est en recherche de l’un (de la maîtrise, donc), c’est par définition qu’on n’en dispose pas naturellement… (ce qui interdit forcément à la fois l’aisance, la spontanéité et l’audace). Même avec leurs défauts (leur âge plus avancé surtout), j’aurais préféré voir ce qu’aurait donné Xavier Dolan ou Vincent Lacoste dans le rôle de Lucien. Et malheureusement, si tous ces acteurs magnifiques aident Benjamin Voisin, le plus souvent, à garder le rythme ou à créer une situation lors de leurs face-à-face, quand il est seul ou, pire, accompagné d’une actrice, pour le coup, là, sans talent, tenant le rôle de Coralie, plus rien ne va : il ne peut plus seulement être en réaction (ce qu’un acteur moyen peut encore se contenter de faire face à de meilleurs acteurs que lui), il doit être moteur de l’action, donner le ton, attiser la tension, susciter le mystère, l’intérêt, proposer des nuances complexes et contradictoires, le tout subtilement, sans forcer… Et le problème aussi surtout, c’est probablement qu’il n’est pas beaucoup aidé par le cinéaste : la nuance, le sous-texte, c’est ce qu’un acteur joue en permanence et à tous les niveaux (c’est précisément ce qui n’est pas être « joué au premier degré »), or un mauvais directeur d’acteurs demandera à un acteur moyen d’ajouter de la nuance dans les pauses ou à l’ultime seconde du dernier plan d’une séquence… (Je vois d’ici la scène : « Tiens, là, quand Cécile de France quitte la pièce et te laisse face caméra, au lieu de jouer l’émotion, joue la défiance ! Ça mettra un peu de nuance et ajoutera de la complexité au personnage ! ») Ben, non. Quand on parle de sous-texte, c’est du texte qui s’ajoute au texte des dialogues, « sous », ou « par-dessus », pendant, et cela, à travers le regard, la posture, l’attitude, l’intonation, l’action (souvent anodine dans ce registre), ce n’est pas du « après texte ». La nuance, c’est une couleur générale qui se trouve à chaque seconde, par composition comme dans une pièce musicale, pas par petites notes (de bas de page ou de fin de séquence) successives et épisodiques. Et souvent cette nuance, elle est apportée par l’acteur à travers ses audaces, ses propositions, ses ratés aussi parfois (l’avantage du cinéma par rapport au théâtre où on ne dispose pas d’une autre prise) ; mais rien de cela n’est possible évidemment à la fois si l’acteur n’a pas le talent suffisant pour proposer, ou oser, certaines de ces audaces, et à la fois si le directeur d’acteurs ne lui en laisse pas l’occasion, ne le met pas dans les conditions pour favoriser ces prises de liberté, ou ne tend pas lui-même vers des dispositifs permettant à un acteur de trouver l’aisance nécessaire à l’émergence de ces propositions. Sans cela, aucune spontanéité ou justesse n’est d’ailleurs possible.

On pourrait penser que la performance d’un acteur principal n’est qu’un détail dans un film, je pense au contraire que c’est à lui de donner le ton, que c’est à lui d’assurer l’efficacité d’un des principes fondateurs du spectacle qui est celui de croire en ce qu’on voit : quand on voit un acteur qui se cherche, quand on voit un acteur qui joue plutôt qu’un personnage dans une situation, c’est que ce pari-là est perdu. Un détail résume cette cassure et ce lien interrompu entre le spectateur et le récit : quand la situation réclame qu’un acteur se lance dans de grands éclats de rire et qu’on ne voit qu’une chose, un acteur qui se force à rire, le charme est irrémédiablement rompu, on ne peut y croire. Ce n’est pas qu’un détail.
Ces gros défauts de mise en scène apparaissent le plus souvent donc quand Lucien apparaît seul à l’écran ou est accompagné de Coralie, et c’est d’autant plus difficile à jouer pour Benjamin Voisin, qui ne profite pas alors de l’élan apporté par les autres acteurs, que Xavier Giannoli le met en scène à ce moment-là dans des montages-séquences (il n’est pas forcément seul dans l’espace, mais seul à l’écran ou le centre de l’attention). Comment voulez-vous jouer une situation quand vous n’apparaissez à l’écran que dans un plan de quelques secondes ? Ce sont des tableaux successifs que propose ici le cinéaste, et m’est avis que la meilleure chose à dire un acteur à ce moment-là est d’en faire le moins possible. Ce n’est, semble-t-il, pas ce qu’a choisi de dire Xavier Giannoli à son acteur. Et même quand le cinéaste choisit de ralentir volontairement le rythme, comme quand lors d’un plan faisant peut-être référence à Stanley Kubrick, c’est bien lui, le cinéaste, qui ne trouve pas le ton juste (son travelling arrière est intéressant, mais il s’intègre assez mal à la séquence — voire à la musique — qui précède, et le rythme qu’il instaure à la scène est bancal : un baiser sur le front, un personnage qui passe hors cadre pour ne laisser que le personnage principal à l’écran…, on voit l’idée, mais ça ne marche tout simplement pas, le genre de séquence que Kubrick aurait reproduit cent fois pour trouver le bon rythme, le geste juste). Ce n’est donc pas qu’une question de distribution, il manque ce petit quelque chose à Xavier Giannoli pour arriver ici à élever son film.
Mais ne gâtons pas notre plaisir, on ne peut pas demander à tous les films d’être de grands films, et une adaptation réussie, c’est assez rare pour être apprécié à sa juste, juste, valeur. En attendant, j’irai revoir Les Frères Karamazov de Richard Brooks pour me rappeler à quoi peut ressembler une adaptation tenant du chef-d’œuvre (et avant que son génial et improbable interprète, William Shatner… ne s’envole chatouiller les nouvelles frontières de l’infini).
Illusions perdues, Xavier Giannoli 2021 | Curiosa Films, Gaumont, France 3 Cinéma