Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018

maintien de l’ordre public versus maintien de l’ordre des choses

Note : 4.5 sur 5.

Making a Murderer

Année : 2015-2018

Réalisation : Moira Demos & Laura Ricciardi

Avec : des juges, des policiers et des avocats véreux, des victimes d’un système et une poignée d’avocats gentils

C’est le machin le plus éprouvant et le plus abracadabrantesque que j’ai vu depuis Paradise Lost. Les complots existent, en voilà un beau. La filouterie des notables cherchant à se faire disculper (au moins de leur incompétence) et faire accuser les pauvres est sans limites. Le Dossier Adams nous en avait déjà donné un aperçu il y a bien longtemps… L’Amérique semble toujours aussi fâchée avec son système policier et judiciaire.

Je serais curieux de savoir combien parmi les spectateurs de la première saison ont vu la saison 2. C’est malheureusement des procès au long cours, avec des rebondissements à chaque “épisode” et ce n’est pas fini. L’avantage pour moi sans doute d’être arrivé après tout le monde ; et l’évidence qu’une fois la troisième saison diffusée, je serais alors le dernier à la voir… C’est au moins ce qui distingue la série des deux films Paradise Lost, plus facile à voir (moins longs), car sur bien des points, on remarque d’étonnantes similarités : aveux forcés d’adolescents influençables et en marge, coins perdus des États-Unis avec des communautés où tout le monde se connaît et où la majorité désigne une minorité supposée problématique, les témoins impliqués et volontaires qui se révèlent être les principaux suspects, etc. D’un côté comme de l’autre, les accusés à tort sont pauvres et blancs, je n’ose même pas imaginer le nombre de situations similaires impliquant des communautés blanches pointant du doigt de parfaits accusés noirs… (Dans Un coupable idéal, il était question d’un adolescent noir dans mon souvenir.)

Je n’aime pas trop la personnalité de l’avocate de la seconde saison, trop rentre-dedans, toujours assez prompte à faire des leçons de morale ou de compétences en particulier envers les deux premiers avocats de Steven, mais il faut avouer qu’elle a sorti l’artillerie lourde afin de faire disculper son client : elle fait intervenir des experts auxquels ses confrères n’avaient pas jugé bon de faire appel, sans doute faute de moyens, et est entourée de jeunes associés travaillant pour elle. Si on admet sans peine que les flics et les juges sont particulièrement de mauvaise foi, corrompus voire fautifs (travail bâclé, non-respect du droit des accusés, dissimulation de preuves et de témoins, acharnement, non-respect du principe de conflits d’intérêts auquel ils étaient tenus, etc.), on ne peut pas mettre en cause systématiquement comme elle le fait la compétence des premiers avocats (sauf celui de Brendan qui lui a de toute évidence œuvré pour faire condamner son client…). S’ils ont été dupés ou si les dés étaient pipés d’avance, ils ne pouvaient pas le prévoir.

Un point que je ne comprendrais jamais dans ce type d’affaires, c’est la réaction souvent identique des familles des victimes : souvent elles s’attachent à la culpabilité de l’accusé qui leur est livré par les autorités et laissent rarement place aux doutes lors des procès. Premier suspect, toujours coupable. Probable que comme pour une partie des juges, l’investissement intellectuel et émotionnel nécessaire à une remise en question de ses convictions (qu’il faut pour reconnaître qu’on s’est trompé malgré tous les faisceaux d’indices allant dans ce sens) soit trop lourd à assumer, et est d’autant plus lourd que l’investissement initial pour identifier un coupable est long et laborieux ; surtout quand on est en position de victimes et qu’une administration policière et judiciaire vous désigne un coupable idéal, vous conforte dans votre position de victime en facilitant ainsi votre deuil et atténue vos souffrances. Pas difficile à comprendre qu’on en vienne ainsi si facilement à persister dans une conviction première pour ne pas avoir à perdre la face ou se trouver à nouveau dans l’inconfort de ne pas savoir qui est la cause de ses malheurs… On voit se manifester ce même type de réflexes ou de facilités intellectuelles malheureusement de nos jours avec la pandémie et un personnage comme Raoult qui pensait avoir trouvé un remède à la Covid-19 (une certitude facilitée par toute la mauvaise science qu’on l’avait déjà laissé pratiquer depuis des années sans réelles sanctions) et qui a traîné derrière lui des bandes de fous furieux prêts à croire en toutes ses conneries et bientôt à de toutes nouvelles formes d’informations mettant en cause la probité des institutions scientifiques ou groupes pharmaceutiques… Identifier un mauvais coupable semble être, en certaines situations, préférable à ne pas avoir de coupable du tout.

On peut remarquer en tout cas qu’aucune contre-enquête, contre-expertises ou contradiction n’aurait pu être faite sans la masse de documents, en particulier les interrogatoires vidéos, produite durant l’enquête et les différents procès. Dans une dictature, on ne s’encombrerait sans doute pas autant d’une telle paperasse, et on ne pourrait ainsi jamais proposer un tel spectacle d’une démocratie prise en flagrant délit de déni de ses valeurs. Les pièces à conviction, on peut les manipuler, mais on peut également trouver des traces de ces manipulations. Les outils sont les bons, mais on ne peut juste pas lutter contre des notables mis en cause, de mauvaise foi et prêts à tout pour que les leurs, leur service, leur chef, leur institution, leur « communauté », leur État, ne soient jamais éclaboussés par les agissements de l’un d’entre eux. En voulant en protéger quelques-uns, ils finissent tous par devenir complices. C’est bien pourquoi là-bas comme en France, il est si important que dans le cadre d’une enquête, d’un contrôle de routine, tout soit consigné et que les vidéos soient largement utilisées. On peut difficilement falsifier la nature musclée d’un interrogatoire, les fausses promesses de remises en liberté, les menaces, les intimidations, le harcèlement de questions, etc. Et il est également important que ces pièces deviennent publiques (même si on pourrait aussi interroger la pertinence de rendre public le contenu d’un disque dur s’il contient des vidéos à caractère pornographique « déviant »… — j’ai du mal à comprendre en revanche comment un témoin, s’il est avéré qu’on ait retrouvé des vidéos pédophiles comme ça semble être le cas ici, peut s’en tirer sans être inquiété…).

Je serais curieux de savoir si dans un avenir proche (ou même cela était-il déjà possible), les possibilités de l’OSINT (les recherches en sources ouvertes) ne rendront pas accès à des informations, et donc des indices voire des preuves, qu’on n’imaginait pas il y a encore quelques années. Je pense notamment aux images satellites. Ces images, librement accessibles par tous, pourraient dans un cas similaire et avec un peu de chance donner des informations sur l’emplacement et les créneaux horaires durant laquelle le véhicule de la victime aurait été déplacé. Les images satellites ne sont pas continues, mais d’après ce que j’ai compris on peut disposer au moins d’une image par jour de n’importe quel terrain : si le 4×4 de la victime avait été placé sur un autre terrain adjacent à celui des Avery avant d’y être placé, peut-être que des images satellites pourraient à l’avenir donner ce genre d’informations aux enquêteurs (quels qu’ils soient)…

Dernier point fascinant relevé par le documentaire : le décryptage du comportement psychologique des uns et des autres, qu’ils soient suspects puis accusés, témoins ou policiers. Ces derniers disposeraient d’une sorte de manuel les aidant à interpréter les gestes, l’attitude générale et particulière, les expressions faciales des personnes qu’ils interrogent afin d’identifier ceux qui auraient quelque chose à dissimuler. Manifestement, soit ils prennent mal en compte ce qui est spécifié dans ce manuel (en particulier concernant les mises en garde faites concernant l’interprétation ou les méthodes d’interrogation des mineurs, des personnes isolées ou déficientes mentales), soit le manuel est mal fichu. On le voyait dans une autre série mettant en scène cette fois les débuts des recherches du profilage, Manhunt : il faut du temps pour mettre en œuvre des outils fiables qui puissent être utilisés par les enquêteurs, et si on peut imaginer, une fois que « la science de l’interrogatoire » a fait ses preuves, qu’il y ait des spécialistes (fédéraux sans doute pour ce qui est des États-Unis) capables de former les policiers sur le terrain et d’identifier par conséquent des méthodes d’interrogation indiscutablement problématiques, encore faut-il que ces pratiques soient mises en œuvre par les procureurs une fois que des litiges sur de tels interrogatoires apparaissent. On peut douter que cette expertise quand elle existe soit toujours fiable dans les grandes villes, alors dans les petites n’en parlons pas. La bonne vieille technique du shérif censé protéger « sa communauté » des intrus ou des éléments en marge fera tout autant l’affaire… La « communauté » en question est souvent un cache-nez pour évoquer en réalité soit un boss (période western), soit une institution, soit les notables de la ville ; en tout cas, il est presque toujours question d’une confusion entre « maintien de l’ordre public » et « maintien de l’ordre des choses ».

Pourquoi pas d’ailleurs dans un cadre éducatif se faire aider d’acteurs à qui on demanderait de jouer des situations où ils seraient censés dissimuler des émotions, des informations, une culpabilité factice, etc. Parce que précisément, les techniques de jeu stanislavskiennes, très populaires sur le continent américain, sont censées construire des personnages intérieurement, jouer sur leurs motivations, leurs émotions refoulées, etc. C’est toujours facile de le dire après, mais quand on regarde la série, après-coup peut-être, on peut déceler dans le comportement des uns et des autres des indices pouvant laisser penser qu’ils cachent quelque chose, mentent, ou au contraire se montrent invariablement sincères et au-dessus de tout soupçon. Les menteurs ou les escrocs sont parfois identifiables par leur aplomb, l’assurance avec laquelle ils affirment les choses (l’aphorisme « la présomption d’innocence ne s’applique qu’aux innocents » m’a tué), un recours permanent à l’évocation des victimes pour justifier certains agissements (fausse empathie et appel à l’émotion), un certain excès de confiance, une forme d’arrogance à peine contenue aussi, une foi chevillée au corps, et une volonté généreuse de leur part (sic) de se présenter aux yeux des autres comme un chevalier blanc, un donneur de leçons (pas un redresseur de torts, plutôt dans le genre « pasteur qui enfonce les portes ouvertes et ressert les liens de la communauté »), ou comme un prince magnanime (en tête à tête : recours aux fausses promesses, dévalorisation des personnes isolées et fragiles ; en public : prétention à être celui disposant de la vérité, du savoir, du pouvoir de juger, à être le gardien des institutions et de la vertu ou le devin en capacité d’assurer au public de la suite des événements — allant, forcément, toujours dans son sens).

On trouve un peu de tout ça tout au long de la série. Chez le procureur Kratz, d’ailleurs, comme parfois les personnes en excès de confiance, il se fera prendre une fois qu’il aura un peu trop flirté avec la ligne rouge (chopé pour des sextos). Les policiers sont fourbes et semblent bien profiter de leur statut de représentant de l’ordre (des choses donc). L’avocate star de la seconde saison possède quelques-unes aussi de ces caractéristiques, mais au moins son mobile est évident : bien sûr, elle est prétentieuse, bien sûr, elle semble vouloir participer à la défense de Steven après le visionnage de la saison 1 et semble assez fière de ses réussites passées, en revanche, on peut difficilement remettre en question son acharnement à défendre son client et semble sincère quand elle explique les caractéristiques, là, des personnes accusées à tort, ce qui illustrerait plutôt un réel sens éthique et de l’empathie. La différence de comportement est également palpable entre les deux premiers avocats de Steven (l’un d’eux répète plusieurs fois sa désolation de voir les conséquences humaines voire politiques d’un tel acharnement judiciaire) et celui désigné d’office de Brendan (ses ricanements en disent long sur l’intérêt qu’il porte au sort de son « client »).

Mais à l’image encore des personnages de Paradise Lost qu’on aperçoit d’abord en arrière-plan et qui prennent de plus en plus d’épaisseur à mesure que les regards se tournent vers eux, les comportements de quelques « témoins » interrogent, et à défaut de pouvoir les « confondre » pour en faire des coupables, au moins, leur comportement devrait interroger et donner lieu à des interrogatoires ou des perquisitions (d’autant plus que c’est rappelé, dans les histoires de meurtres, c’est souvent plus des personnes proches qui sont impliquées) : un ancien petit ami qui lance les recherches (là encore, dans Manhunt, il est noté que les meurtriers aiment à s’impliquer dans les recherches… tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes suspectés) et qui a accès à la boîte vocale de son ex (?!) ; un neveu qui met en cause le principal accusé qui n’est autre que son oncle (oncle qui s’apprêtait à lancer un procès contre l’État afin de récupérer des compensations financières après ses années passées pour un premier crime dont il a été innocenté — possible jalousie), qui possède des vidéos violentes sur son ordinateur, et que son oncle relève innocemment qu’il l’a vu aussitôt partir après le départ de la victime ; le beau-frère de Steven qui est également utilisé comme témoin par l’accusation contre lui, souvent en retrait quand sa femme ou ses beaux-parents expriment leur rage, leur obstination ou leur incompréhension face aux injustices dont Steven et Brendan sont victimes (il est moins proche des deux, mais cette retenue pourrait au moins interroger — elle cesse d’ailleurs quand Steven fait savoir à sa sœur que son avocate le suspecte, et qu’il lui dit ses quatre vérités dans un échange houleux au téléphone : ce qui n’est pas pour autant une preuve de culpabilité) ; le policier qui semble manifestement avoir servi de fusible en ne relayant pas certaines informations capitales et qui se décompose à la barre quand il est appelé en tant que témoin (attitude plus du type qui sait qu’il a merdé pour protéger les gros poissons ou des amis, plus que du menteur invétéré plein d’assurance, volubile, à la limite de l’arrogance et de l’insolence).

Et à côté de ça, la spontanéité enjouée ou dépassée d’un Steven criant son innocence, et le malaise constant d’un Brendan parlant à ses chaussettes (et non pas spécifique une fois mis en difficulté), qui laissent assez peu de place au doute quant à leur implication dans le meurtre dont ils sont accusés. Rien ne peut l’écarter, mais leur comportement est bien plus celui de victimes harcelées, limitées, démunies et sans défense que de manipulateurs. On remarquera par ailleurs, pour en finir avec des « profils de meurtrier », que Steven et son neveu sont à l’exact opposé des hommes à la masculinité toxique, violents, manipulateurs, pleins d’assurance qui sont habituellement les hommes qui s’en prennent aux femmes… D’aucuns pourraient dire qu’on voit tout une bande de masculinistes s’arranger pour faire condamner des types de profils à l’opposé des leurs : Steven s’en est pris à un animal et avait pleinement reconnu ses torts (jamais à des femmes, mais avoir été si longtemps accusé de viol vous fait passer pour un coupable idéal), Brendan n’a jamais fait de mal à une mouche. On ne peut pas en dire autant de ceux qui les pointent du doigt (s’ils étaient honnêtes les enquêteurs auraient fait des recherches sur le comportement de Bobby avec les femmes après avoir trouvé des vidéos compromettantes chez lui, mais comme ces mêmes enquêteurs sont précisément des hommes toxiques, des dominants, ils recherchent prioritairement des hommes fragiles pour mieux pouvoir faire valoir sur eux leur domination ; certains auront par ailleurs des comportements qui devraient dans un autre cadre alerter sur leur profil : le procureur devra donc faire face à un scandale de sextos — envers des profils de femmes fragiles, ça rappelle quelqu’un —, et d’autres ont fait pression sur la médecin légiste pour qu’elle n’intervienne pas dans l’affaire, lui faisant subir des pressions telles qu’elle dira plus tard se sentir obligée de démissionner).

Une troisième saison nous en dira peut-être plus. Aux dernières nouvelles, l’avocate fait savoir qu’elles disposent de pièces incriminant semble-t-il celui déjà qu’elle pointait du doigt dans la saison 2 : Bobby, le frère de Brendan et neveu de Steven (avec un motif de crime sexuel si je comprends ce qu’elle en dit sur son compte Twitter).

Deux mots tout de même sur la forme de la série. On peut souvent craindre le pire quand il est question de documentaire à la sauce américaine. On n’échappe pas aux effets de mise en scène, certes, mais ils me semblent moins omniprésents que dans d’autres documentaires, et surtout, le sujet est tellement prenant et révoltant qu’on n’y prête plus réellement attention. Il serait d’ailleurs judicieux de comparer la légitimité d’employer de tels procédés quand il est question de mettre en lumière un acharnement judiciaire, des institutions manifestement corrompues ou pour le moins malades ou des victimes innocentes passant la majorité de leur vie en prison, et quand il est question d’enfoncer les portes ouvertes en documentant la vie d’une victime (Dear Zachary).


 

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La prise de pouvoir des séries sur les films de cinéma

… aux USA

La prise de pouvoir des séries

C’est fou de voir à quel point les plateformes ont pris aux États-Unis le relais des efforts d’imagination, d’audace, d’adaptation, qui n’est plus possible au cinéma devenu esclave de ses superproductions d’un côté et ses films Sundance sans envergure d’un autre.

Pas étonnant de voir autant d’auteurs se tourner vers ces nouveaux moyens de diffusion. Le constat était assez simple à faire : sans des moyens de distributions alternatifs comme en Europe, la créativité est facilitée sur des plateformes payantes envieuses de s’attirer de nouveaux publics et des créateurs avertis avec des contenus originaux ou des adaptations impossibles à réaliser au cinéma.

HBO avait donné le ton dès la fin du XXᵉ siècle, puis les plateformes à proprement parler sont arrivées. Difficile de refuser les avantages du format série, comme un vieux retour des serials des débuts du cinéma, avec des durées pouvant aller d’à peine quatre ou cinq heures pour les mini-séries, jusqu’à plusieurs saisons…

Si certaines séries tombent dans des stéréotypes propres au format, poussent parfois un peu loin les limites du cliffhanger ou forcent de nouvelles saisons les rapprochant plus du soap, il faut reconnaître qu’il y a une créativité folle dans ce secteur depuis les premières heures glorieuses de HBO. Je suis un peu à la ramasse n’en n’ayant suivi qu’une demi-douzaine ces derniers mois, mais la qualité est souvent au rendez-vous. On est loin des années 90 où la qualité des séries était sans comparaison avec les films sortis au cinéma.

Ça n’a désormais plus beaucoup de sens de distinguer la manière dont une “histoire” est distribuée. Cinéma, vidéo, télévision, plateformes…, c’est du pareil au même. La qualité peut s’y retrouver indépendamment du support qui distribue l’œuvre. D’ailleurs, on retrouve parmi les producteurs des meilleures séries, des boîtes de production qui peuvent tout autant travailler pour le cinéma que pour ces plateformes. Même chose pour les acteurs ou les créateurs. Les seuls, de plus en plus rares, à faire une distinction entre les modes de visionnement d’une œuvre, sont d’une part les festivals, et parfois un certain public. Ironiquement, on retrouve les mêmes problèmes de catégorisation que le cinéma avait connu en ses débuts quand le format de deux heures ne s’était pas imposé. Public, critiques ou festivals doivent comprendre qu’à l’image de ce qui se fait en littérature ou en BD, il est idiot de chercher à compartimenter les œuvres en fonction de leur mode de diffusion. Une œuvre de création est avant tout une œuvre de création. Sa qualité n’a pas à dépendre de son mode de diffusion, de qui la produit ou de pour quel type de public elle est destinée.

Je mets de côté les séries qui ont comme principe de lancer une nouvelle boucle narrative à chaque épisode (voire à chaque saison). Je n’en ai pas vu depuis bien longtemps… sinon au cinéma. C’est cruel à dire, mais aujourd’hui les soap operas sont beaucoup plus présents sur le grand écran. Qu’est-ce qu’une énième occurrence Marvel, Disney ou DC sinon du soap opera à un milliard le film ? L’idée de faire des suites n’a rien de nouveau. Là encore, on retrouvait cette facilité dès le muet, et des « franchises » sont apparues tout au long de l’histoire souvent en disparaissant au bout d’une ou deux générations. Mais c’est la fréquence des sorties de ces films à « univers » qui tient non plus seulement du serial, mais du soap.

Après, j’ai sans doute l’œil émerveillé de celui qui découvre les meilleures séries en peu de temps. Les merdasses à côté des merveilles qui tiennent le pavé sont probablement nombreuses. Mais peu importe, comme pour les vieux films, arriver après permet de dégager le meilleur.

Je ne note pas toujours les séries, une petite sélection des dernières d’entre elles vues et appréciées ces derniers mois.

(J’ai exclu bien sur toutes les séries documentaires ou les séries britanniques, françaises, coréennes, etc.)

1. Severance (j’ai cru d’abord à une critique principalement des multinationales, mais je commence à penser que ça doit plus être une mise en garde contre les sectes ; j’espère que la seconde saison ne gâtera pas la fascination éprouvée pendant le visionnage de la première ; le mix étrange entre Kafka, Spike Jonze et 1984 est redoutable)

2. Tchernobyl (la série documentaire historique traduite en fiction, voilà un genre trop peu fréquent)

3. Le Jeu de la dame

4. Mindhunter (les deux saisons forment un tout, toutefois la première, partie donc, est bien au-dessus de la suivante, une saison pour essuyer les plâtres, une autre pour la mise en pratique des principes, mais comme souvent aussi, un récit de plus en plus parasité par des considérations personnelles, accessoires, qui écartent le spectateur de la trame principale)

5. Stranger Things (aspect Goonies et hommage aux 80’s des deux premières saisons surtout)

6. Black Mirror (première saison)

8. Unorthodox

Dans une moindre mesure :

For all Mankind, The Haunting of Hill House, Black Bird, The Boys, Squid Game (série coréenne, mais au contraire d’une série comme Strangers from Hell, j’ai franchement eu l’impression de voir un produit américain, formaté en tout cas pour un public international et qu’on peut difficilement séparer de son diffuseur, Netflix).

J’étais un gros consommateur de séries entre 2000 et 2015, je verrai si j’en ai encore de hautes qualités à voir sur le tard apparues dans la période suivante. Ça empêche malheureusement les découvertes et les explorations (je ne fais que suivre les sillons tracés par d’autres), et je suis obligé de m’imposer également certaines limites : Game of Thrones est trop long pour moi (j’ai dû regarder le début à l’époque de toute façon).

J’ajouterai au besoin de nouveaux commentaires sur le même sujet, et mettrai à jour les bonnes découvertes…

The Boys (2019)

Le Supe Opera qui crache dans la soupe

Note : 3.5 sur 5.

The Boys

Année : 2019

Création : Eric Kripke

Proposition de départ intéressante : dézinguer les super-héros en se demandant ce qu’ils pourraient devenir s’ils disposaient réellement des pouvoirs dont ils sont supposés avoir. Ils en abuseraient allègrement bien sûr : autoritarisme, violence gratuite et sexuelle, mégalomanie, absence d’empathie pour des êtres inférieurs (ou même pour leurs congénères pouvant apparaître comme des rivaux dans un environnement où la popularité garantit certains privilèges et où tout le monde semble vouloir se tirer dans les pattes), tendance au sadisme et à la violence gratuite, l’impression justifiée ou non par leur statut de super-héros qu’ils sont au-dessus des lois ou considérant que la loi c’est eux, etc. Bref, cela ressemblerait à une jolie forme de dictature, les puissants décidant le plus souvent pour le reste des individus qui leur sont inférieurs, et une dérive déjà pas mal questionnée dans X-Men et compagnie.

La manière dont les agressions sexuelles sont mises sur le tapis, notamment, dès le premier épisode, sent bon l’air du temps, mais ça s’assagit trop par la suite avec une volonté assumée, et en contradiction avec l’idée initiale, d’en sauver certains parmi les protagonistes surpuissants en en faisant les victimes d’un système qui les dépasse. Le trash sexuel quand il apparaît par la suite n’est plus qu’anecdotique, alors que la fellation de bizutage inaugurale avait un poids narratif et donnait le ton à la série (audace et mauvais goût), un ton qu’on ne retrouvera jamais aussi bien justifié par la suite. Difficile d’introduire de nouveaux éléments obscènes et “intimes” une fois que tous les personnages et leurs relations sont installés ; c’est peut-être ça aussi le problème, la difficulté d’avancer en se séparant de ses personnages initiaux : la série se sent comme obligée de continuer à suivre en filigrane les péripéties de A-Train et de l’Homme-poison, alors qu’on aurait avancé par exemple en reproduisant saison après saison ce qui fait le sel de la série : son irrévérence, ses agressions obscènes, certainement pas ses personnages qui, une fois qu’on a compris que les rôles sont inversés, n’ont plus rien d’original. On entrevoit le paradoxe : s’attacher à des personnages sur la durée (des saisons) alors que dans un même temps, on sabote leur importance, leur dignité, leur probité, et la sincérité de leur héroïsme supposé. Les « méchants » (ici, agresseur sexuel et meurtrier), il ne faudrait pas avoir de remords à s’en séparer.

On tombe alors peu à peu dans la routine d’un univers devenu trop sage et dichotomique, en suivant tous les clichés des films de super-héros, en particulier celui, mis en évidence au fil des révélations sur la manière dont l’univers s’est construit, de l’existence d’un complot fomenté par une société secrète (ou privée, Vought) au profit d’un groupe restreint d’individus contre l’intérêt général de la société… Malheureusement, si l’idée de départ était séduisante, le ton finit piteusement par reproduire ce qu’il était censé dénoncer ou ridiculiser au départ, du moins tel qu’il était compris au début de la série. Au fil des épisodes, il ne cesse de s’édulcorer, soit par habitude, soit par incompréhension, soit par paresse : on réalise qu’au contraire d’une véritable satire du genre, la série ne fait qu’inverser les rôles. Les super-héros deviennent les méchants, et leurs victimes, sorte d’agence tout risques multiethnique pour contenter les spectateurs de la planète entière, deviennent les héros sur qui retombe la responsabilité de les éliminer ou de les révéler tels qu’ils sont à leur public. On inverse les rôles, et le discours habituel sur les héros (censés être les bons ou les vrais), lui, perdure. Blanc bonnet et bonnet blanc.

La déception au fil des épisodes est telle, qu’on se demande en réalité si la proposition de départ de moquer et de faire une sorte de satire des films de super-héros ne repose pas uniquement sur cette inversion des valeurs et des rôles : on se retrouve au final avec une série reproduisant à l’identique toutes les habituelles recettes du genre auxquelles on avait sans doute pensé à tort qu’elles ne seront pas employées au profit des héros révélés que sont les Boys sans proposer en réalité autre chose pour assaisonner la série que de l’humour trash pour nous maintenir faussement dans l’idée qu’on était face à une satire des films de super-héros. S’il s’agit bien d’une satire, la série tomberait alors dans le piège le plus commun du genre : reproduire ce qu’on dénonce. Et si cet aspect est peut-être plus assumé ou évident dans la BD originale (que je n’ai pas lue), il a en tout cas été vite aspiré, largement édulcoré, par les nécessités et les habitudes de production hollywoodiennes.

Sont exploités alors toutes les facilités, tous les passages obligés qui contenteront sans peine le spectateur, et tous les clichés de la construction des personnages du héros américain traditionnel depuis que le cinéma du XXᵉ siècle en a largement répandu le modèle à travers la planète :

 — recours récurrent à la vengeance (qu’elle soit celle de super-héros ou de super-normaux, le calque est rigoureusement identique et appliqué à tous les personnages).

 — les failles traumatisantes du passé réanimées par le méchant pour faire souffrir le héros (le « boys » ou le gentil « supe »). Passé, identité ou intentions cachées suggérés par petites touches devront ainsi forcément faire l’objet d’une révélation, d’un dévoilement futur…

 — posture du héros qui se sacrifie pour ses comparses lesquels ne sont évidemment pas d’accord. Si les super-héros sont trashs, les « supes gentils » et les « boys » récupèrent bien tous les clichés des personnages auxquels on voudrait nous forcer à nous identifier. Ainsi, ces héros ont tous des vices, mais ces vices sont censés être leur fardeau : stratagème habituel pour les rendre encore plus sympathiques. En réalité, sont interdits tous les éléments de caractère susceptibles de les rendre antipathiques ou problématiques, tous contours troubles forçant notre intelligence ou notre suspension de jugement dans un exercice prohibé dans le divertissement à l’américaine : le doute, le questionnement. Tout ce qui dépasse est supprimé, exactement comme dans n’importe quel autre show. Où est la logique de faire une série pour critiquer aussi ouvertement les super-héros si c’est pour refourguer tout l’arsenal habituel des thématiques héroïques propres aux divertissements us qu’ils soient héros super ou non ? On remarquera d’ailleurs l’importance de l’interprétation des acteurs pour s’assurer que leur personnage, même écrit sans ces aspérités, sont capables de ne jamais exprimer le moindre sentiment les faisant basculer de l’autre côté de la force (pour un acteur : devenir antipathique). Si on regarde Butcher, par exemple, en plus des nombreux vices qui forgent son personnage, malgré son caractère bougon et souvent autoritaire, malgré toutes les couilles qu’il fait à ses partenaires, l’acteur parvient à le rendre sympathique en ne le faisant jamais basculer vers la haine, le mépris ou tout autre sentiment qui casserait ce lien qu’il a crée avec le public. Si son personnage peut ponctuellement ne pas tenir ses promesses par exemple, l’acteur a bien compris l’enjeu pour son personnage de se sacrifier pour ses « amis » ou pour mener à bien sa vengeance personnelle. Garder le cap n’est pas forcément évident, et on peut remarquer le manque d’audace de la production et / ou de l’acteur à chercher en permanence à préserver le capital sympathie du personnage principal de la série… Pas si trash ou irrévérencieux que ça finalement.

 — le nouveau venu qui dans un camp comme dans l’autre questionne (ou fait mine de le faire) la légitimité du groupe qu’il vient d’intégrer (par la force des choses : Hughie ; ou par vocation : Stella). On remarque d’ailleurs que ce principe ne peut s’appliquer qu’aux premiers épisodes de la première saison, car une fois que la série a établi des personnages récurrents et fabriqué de toutes pièces des vedettes (en reproduisant les systèmes sociaux des élites du monde du divertissement que la série « dénonce »), plus question soit de les supprimer (ou au compte-gouttes : un dilemme de distribution, une saison sur l’autre, similaire à celui auquel est confronté n’importe quel soap opera) soit d’en introduire d’autres. Bref, le ronron habituel des séries qui ne savent pas se réinventer ou assumer les pistes pleines d’audace et de promesses entraperçues dès les premières minutes du show.

 — rapport conflictuel à l’autorité et à la force. Est-ce que la puissance est légitime si on pense qu’elle est juste ? mais juste par rapport à qui… ? Dilemme déjà posé dans les récits de super-héros depuis belle lurette, illustré par la fameuse maxime de Spiderman : « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités », et qui est réemployé dans la série exactement à la même sauce, pas la moindre tentative de proposer le sujet (à défaut de pouvoir en aborder d’autres) sous un angle nouveau.

 — la cupidité. En dehors des profits de la société Vought, une caractéristique essentiellement présente chez les “supes” à travers le thème de la popularité avec l’ambition permanente chez eux d’atteindre les sommets de ce qui est considéré comme le gratin social : les 7. Un vice auquel on oppose la vertu des « boys » : eux ne sont animés que par des ambitions soit perçues comme vertueuses, soit sources de dilemmes internes, comme la vengeance. Même le plus puissant des 7, Homelander, n’agit pas en suivant une idéologie, mais par simple nécessité de légitimer son existence ou d’être tout bonnement aimé, ce qui, dans la logique de son personnage constitue une marque de cupidité (ce sujet sera creusé au fil des saisons en se rapprochant là encore des archétypes du genre : solitude liée à son enfance, méchant capricieux et imprévisible, avec peut-être le seul écart par rapport à ses prédécesseurs en le rapprochant plus d’un Donald Trump que d’un méchant psychopathe calculateur ; ce que Homelander peut pourtant être aussi quand il est à l’origine des « super terroristes », signe que le télescopage entre l’époque où a été écrit la BD et les références contemporaines à un leader surtout caractérisé par son idiotie n’est pas non plus cohérent quand on pense la série dans sa globalité).

La série, malgré ce recours systématique à des recettes qu’on a cru dans un premier temps être dénoncées ou moquées, reste agréable à regarder, mais malheureusement encore, il semblerait que la forme peine très vite à intégrer les promesses des critiques du genre (celle-ci, je le pense, bien réelles) faites dans le scénario à ses débuts ou dans la BD, jusqu’aux saisons suivantes qui perdent de plus en plus de vue ces audaces initiales : un peu comme si, à l’image de For All Mankind, la réalisation et la production ne suivaient pas et utilisaient au premier degré toutes les recettes et mise à distance critique des idées soulevées dans la matière originelle de la série.

En plus d’adopter, à l’insu de son plein gré sans doute, tous les sujets caractéristiques du genre, la série est ainsi structurée pareillement dans sa mise en forme comme n’importe quelle série de super-héros ou même comme une vulgaire série us en en reprenant exactement tous les codes :

 — cliffhanger et climax obligatoires pour chaque fin d’épisode et de saison.

 — effets sonores et musiques d’ambiance qui n’ont pas changé depuis au moins vingt ans et qui interviennent aux mêmes moments cruciaux pour souligner la tension, l’émotion ou ponctuer l’action de l’épisode.

 — recours permanent et même systématique à la fibre sensible. C’est même le propre des divertissements hollywoodiens : chaque pause en parallèle de l’intrigue principale sert à développer les relations passionnelles entre les personnages, et ainsi attirer l’empathie du spectateur. Jamais rien de plus profond, de thématiques non émotionnelles/relationnelles, et surtout les méthodes pour y parvenir sont formatées dans ce moule que pourtant la série semblait vouloir éviter dans ses premiers épisodes. Même pour ce qui est de l’atout principal de la série, l’humour trash, sexuel et sanglant, cela se normalise, car cela touche de plus en plus rarement les personnages principaux et leur évocation est purement cosmétique et décoratif : ils ne sont plus essentiels dans la trame dramatique élaborée pour la saison — ce qui n’était pas le cas dans la première quand le viol initial de Stella constituait un élément essentiel du récit ou quand le traumatisme de son futur amoureux face à la mort brutale et soudaine de son ex pesait encore sur la saison. On enlève le passage obligé du vocabulaire et des petites séquences trash, et on a là le calque parfait d’un film de super-héros dont le principal superpouvoir semble surtout être celui d’être super sympathique, même, et souvent grâce, à ses travers. Il serait certes idiot et peu crédible de reproduire certains traumatismes initiaux afin de pouvoir déclencher des nouvelles boucles narratives dans lesquelles les personnages principaux seraient réellement impliqués, mais cette impossibilité de trop toucher à ces personnages rend d’autant plus inutile et futile la nécessité de multiplier les saisons. Dans le serial, on accepte la possibilité de « nouvelles aventures » par le biais de nouvelles missions ou par l’intervention de nouveaux méchants, mais dans une série qui repose essentiellement sur l’inversion des valeurs et le trash, le contrat peut difficilement être le même.

 — fibre sensible toujours, avec des amourettes obligatoires pour tous les personnages récurrents avec conflit sur les mensonges des uns et des autres pour créer une tension interne sans forcément de rapports ou de conséquences sur la trame principale (avec là encore les mêmes recettes émotionnelles employées sans fin). Écris une histoire ambitieuse, critique de la société, du divertissement, et cette société à qui tu vendras l’adaptation de ces idées pleines d’audace travestira vite ça en « Supe Opera ».

 — conflits toujours et oppositions à l’intérieur du groupe et de la famille qui n’ont pas changé depuis au moins… Alien. On a le même souci dans l’univers Star Wars où à force de vouloir reproduire les mêmes schémas pour chaque relation, on fait vite le tour parmi les personnages principaux, et on en vient à porter son attention jusqu’au moindre personnage d’arrière-plan qui paraissait mystérieux jusque-là justement parce qu’on s’était bien gardé de trouver un sens à sa vie, à lui créer des attaches, une histoire, des sentiments. C’est l’effet Boba Fett : après la tentative de Lucas de faire du chasseur de prime le modèle pour ses clones, Disney se sert à nouveau de son image hiératique, quasiment mutique, pour créer les Mandalorians (et pas qu’une fois d’après ce que je peux voir). À chaque fois avec le même résultat : une coquille vide. On ne sera donc pas étonné si un jour Amazon Prime propose une série à part entière sur Black Noir dont la principale réussite serait de casser et de démystifier (en mal) l’aura que peut encore avoir son personnage après quelques épisodes. Le type est à la fois cool et ridicule justement parce qu’il est impassible et impénétrable ; dès qu’on tente de l’incorporer dans la soupe habituelle du show en en développant l’histoire, il fend l’armure, et son personnage finit d’être drôle ou intriguant (c’est ce qui se passe dans la troisième saison). Etc.

Dans les grandes lignes, reproduire ces recettes, ce serait peut-être pas tant que ça un problème, toutes les séries y ont recours. Mais en réalité, chaque détail et seconde de la série répond au grand cahier des charges du divertissement hollywoodien, et plus particulièrement à celui des films de super-héros. Un comble. Et une déception. Parce qu’au vu des premiers épisodes, on n’en attendait autre chose… Le paradoxe vit mal, et on l’accepte de moins en moins, épisode après épisode. On peut ainsi noter par exemple le symbole et le cynisme presque de voir la série distribuée sur la plateforme de l’une des sociétés internationales les plus en pointe en matière de casse sociale et environnementale… Un modèle typique de multinationales pourtant brandit souvent dans les films de super-héros comme un épouvantail (on retrouve le même paradoxe qui avait fait l’objet d’une ou deux séquences dans le dernier Matrix). Le capitalisme est prêt à avaler n’importe quoi, surtout le plus politiquement incorrect, le plus contestataire, violent, immoral ou indécent pour s’en approprier les caractéristiques ou mérites, y extraire les quelques spécificités afin de séduire son public, avant de le remâcher à sa manière, le répliquer comme on réplique une rente, un dividende, et lui ôter jusqu’à l’absurde ou jusqu’au paradoxe tout ce qui en faisait l’essence. Dénoncez les principes de la société à laquelle vous appartenez, celle-ci arrivera toujours à s’approprier votre critique. Black Hole Noir… Les gros finissent par tout manger, même ceux censés faire leur critique.

Paradoxalement, là où la série réussit peut-être un joli tour de force (du moins dans sa première saison et colle ainsi tout à fait encore à For All Mankind), c’est de voir que pour répondre au politiquement correct général de notre époque, non seulement les femmes se font rarement malmener par les hommes (elles ne se font plus faire, en dehors de l’agression dont est victime Stella lors de son bizutage des 7 : son agresseur se fera lui-même régulièrement tancer, notamment par une femme venant lui fouiller les branchies ; le Frenchie, lui, a une petite amie plutôt du genre tatillonne, et des relations « professionnelles » avec une Russe ne sont pas non plus à son avantage), mais aussi presque la quasi-totalité des postes à responsabilité qui aurait pu tout autant être occupés par des hommes le sont par des femmes : la directrice du FBI, celle qui gère les super-héros et en enfant en bas âge, celle qui avait initié en premier la lutte contre la firme Vought et qui avait constitué ce groupe de bras cassés inspiré de l’Agence tout risque, la politicienne exploseuse de tête, etc. Malheureusement, nombre de ces femmes se feront plus ou moins vite zigouiller (parfois même remplacer par des hommes). Reste que le plus réussi sans doute est que leur autorité n’est pas discutée (tout juste cela fait l’objet d’un léger complexe chez les hommes habitués à se poster comme des protecteurs avec les femmes, ici, plus coriaces qu’eux). Au même poste, elles se révèlent avoir ni plus ni moins les mêmes comportements (vices et autorité) que les hommes.

Ironique de voir que là où la série marche aussi le mieux, c’est précisément dans le politiquement correct…

L’inclusivité marche moins bien, en revanche, avec Frenchie et Kimiko : l’un est essentialisé (par son surnom d’une part, puis par ses talents culinaires, quelle originalité pour un Français ; on remarquera d’ailleurs qu’il est peu probable que l’acteur soit francophone : à en croire ses interventions peu naturelles et sa prononciation par exemple de « mon cœur » assez pénible), l’autre est muette (cliché de l’Asiatique avec qui la communication est impossible, présent dans Lost si je me rappelle, avant que le même personnage retrouve la parole, un peu comme l’indigène dans L’Oiseau de paradis qui apprend peu à peu la langue civilisée des Américains, et un cliché qu’on retrouve encore dans les westerns avec des Indiens). Les deux autres personnages principaux du groupe s’en tirent mieux : le Britannique dans un personnage calqué sur Wolverine, et le Noir robuste mais minutieux et réfléchi. (L’ingénu étant laissé pour une fois à l’Américain : même si on peut considérer que le John Doe, l’Américain moyen, est en soi un archétype assez peu marqué pour son originalité, il y a une logique à l’opposer à l’archétype trumpesque de Superman et à l’inclure dans une série sur les super-héros.)

Après toutes ces promesses non tenues, on en viendrait presque à se demander s’il n’aurait pas mieux valu se contenter de suivre les premiers épisodes en se gardant bien de tomber dans le piège du spectateur devenu attaché aux personnages et soucieux, comme dans n’importe quelle série, du devenir de ses héros… Est-ce que finalement le courage et le sens du sacrifice tant glorifiés dans la série, ce ne serait pas d’arrêter de s’infliger ces conneries quand elles ne font que se répéter ? Allez, j’arrête ? Demain, je mets le costume au placard…

 

The Boys 2019 | Amazon Studios, Kickstart Entertainment, Kripke Enterprises


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For All Mankind (2019)

Space Soap Opera

Note : 3.5 sur 5.

For All Mankind 

Année : 2019

Création : Ronald D. Moore, Ben Nedivi, Matt Wolpert

Première saison pleine de promesses avec une idée de départ qui vaut le détour : revisiter l’histoire de la conquête spatiale si le premier homme sur la Lune avait été soviétique. À partir de là, on imagine que le bloc soviétique ne se serait pas effondré et que la course à la Lune ne se serait pas arrêtée aux premiers pas (curieusement, le fait que les Soviétiques envoient la première femme sur la Lune est l’occasion d’aborder efficacement l’angle de la féminisation dans la série), ce qui aurait boosté la recherche technologique et l’innovation (la série est distribuée par Apple et dans les saisons suivantes, on voit notamment que la firme à la pomme a pu bénéficier de ces innovations, puisque tous les foyers américains possèdent une sorte de Mac perfectionné — Sony qui la produit est plus discrète, car on en est encore à la saison 3 aux disques à microsillons alors que son lecteur CD est censé avoir déjà été inventé, allez comprendre… ; on parle aussi de voitures électriques et de fusion, alors que la propulsion nucléaire est un enjeu important dans un monde n’ayant pas connu Tchernobyl…). Si la série était partie pour une dizaine de saisons, on aurait pu tout autant appeler ça Uchroniques martiennes…

Sur le principe, en prenant un peu de hauteur, on peut être amenés à se demander, comme je l’avais fait dans cet article, ce qui compte le plus dans la conquête spatiale, et ce qui sera réellement important aux yeux de l’histoire dans des décennies ou des siècles, entre le premier être dans l’espace, celui sur la Lune ou sur Mars… Si aujourd’hui, c’est la Lune qui compte, c’est peut-être aussi parce qu’on n’est pas allés ailleurs et qu’on n’a aucun autre référentiel disponible…

Les deux premiers épisodes, passés la surprise initiale de la proposition qui est au cœur de la série, sont parfois un peu pénibles à voir, mais tout change quand il est question de réintégrer un équipage féminin au projet Apollo (ce qui est l’occasion de mettre en avant certaines réalités de l’histoire, car la série fonctionne le plus souvent de la même manière, non pas en créant de toutes pièces des faits historiques, mais en faisant tomber la pièce du hasard d’un côté plutôt que de l’autre, par exemple on sait que les femmes du programme Mercury ont réellement existé, on sait également qu’il y avait des femmes ingénieurs à la NASA et qu’elles n’y ont probablement pas trouvé les promotions méritées ; on voit encore que la série permute les conséquences des attentats sur Jean-Paul II et sur John Lennon, etc.).

La grande réussite de la série, surtout, au-delà de ses fantaisies historiques, ce sont ses acteurs. Les séries ces vingt dernières années ne se sont pas améliorées non seulement dans l’écriture ou dans la réalisation, mais aussi dans la qualité de leur direction d’acteurs. Ce n’est pas forcément toujours homogène, et la série s’attarde un peu trop à mon goût sur les relations familiales, professionnelles et amicales, alors pour éviter le soap, on ne peut faire l’économie d’acteurs à la hauteur…

C’est malheureusement le grand défaut, aussi, de la série dans la saison 2 : au lieu de commencer un tout nouveau programme en introduisant de nouveaux personnages et en en mettant d’autres, principaux sur la première saison, éventuellement à des rôles subalternes, ils font le choix de reprendre les mêmes personnages et de pousser jusqu’à l’excès certaines relations. On aurait espéré pour cette nouvelle saison dans laquelle il est question de construire une base lunaire et de se disputer un minuscule territoire avec les Soviétiques, que la série tourne au space opéra, au lieu de ça on fonce droit dans le soap opera… (quel intérêt de développer une relation amoureuse entre la femme d’un astronaute et le fils d’un autre ?) Il est probable qu’on veuille dans ce cas-là mettre l’accent sur les acteurs et leurs relations parce que ça coûte moins cher que des séquences d’action sur la Lune, mais au final on finit sans doute aussi par être esclave de ses propres personnages, voire de ces acteurs vedettes à qui il faudra sortir le carnet de chèques pour les maintenir dans une saison nouvelle… Sans compter que vous pouvez faire vieillir de dix ou vingt ans n’importe quel bon acteur, il deviendra ridicule vieilli artificiellement (ils ont aussi le bon goût de faire mourir probablement les deux meilleurs acteurs de la série).

L’autre grand défaut, et à la fois la qualité de la série, c’est qu’elle coche peut-être un peu trop toutes les cases de l’inclusivité. La féminisation de la société à travers les exploits des femmes envoyées sur la Lune, c’était bien ; intégrer dans la série des personnages de couleur qui ne soient pas réduits à des seconds rôles, c’est bien aussi ; faire d’une astronaute un personnage lesbien obligé de masquer sa nature en s’alliant avec un ingénieur lui aussi homosexuel, c’est bien aussi ; mais tout en même temps, il n’y a plus que ça, il n’y a plus de place pour le reste… Parce qu’il y a une autre manière d’être inclusif : donner des rôles à des personnages importants qui se trouvent être des femmes, des personnages de couleur ou des homosexuels, on n’en fait pas des tonnes, et ça passe pour des évidences auxquelles on finit par ne plus prêter attention (alors qu’ici, ces trois sujets proposent trois axes narratifs différents à la série ; ça limite d’autant le nombre d’axes disponibles pour traiter d’autres sujets, et on évite le plus souvent les grossièretés comme le passage des clandestins à la frontière mexicaine…). Trop de soap opera, pas assez de space opera… J’espère qu’ils auront le bon goût pour les saisons suivantes de ne pas réincarner Spock ou JR Ewing quand ils en viendront à la conquête de Titan…

Un autre défaut de la série, c’est qu’on se demande parfois s’il y a un seul pilote dans l’avion. Quand le scénario semble vouloir parler de zones grises, pour reprendre le titre d’un épisode, au niveau politique et international, paradoxalement on n’échappe pas à certaines séquences patriotiques neuneues : quand les Américains attaquent une mine soviétique, si les soldats fredonnent du Wagner, ce n’est pas un problème, c’est pour appuyer le fait que c’est justement eux qui jouent le rôle d’agresseurs, mais quand, à ce moment-là, la musique d’accompagnement et une musique entraînante, c’est à se demander si le réalisateur ou la production qui commande le choix de la musique a compris le sens de la séquence… Une autre séquence au tout début de la série est, elle, encore ridicule en laissant croire que bien que le premier homme sur la Lune ait été soviétique, l’ensemble de la planète manifeste, oui manifeste, pour exprimer leur amour de l’Amérique… Les Américains semblent encore ignorer totalement, que même dans un univers parallèle où ils auraient perdu la course à la Lune, il est assez peu probable que de telles manifestations en leur faveur puissent se faire à travers le monde… Les USA ne sont pas les leaders d’un hypothétique monde libre, ça semble leur être difficile à intégrer. On remarque aussi que si les séries et les films us ont arrêté de laisser aux Noirs les rôles de cadavres utiles, cette fonction est désormais attribuée aux Européens : le Hollandais « volant » de l’ESA s’écrabouille piteusement sur la Lune, forçant « la première Américaine sur la Lune » à venir le secourir (et même se sacrifier), et une fois de retour sur Terre, s’il ne finit pas mort, il choisit de venir bien tranquillement chez lui loin du pays des héros de la Terre, l’Amérique…). L’Europe, cinquième roue du carrosse galactique.

La troisième saison semble continuer vers cette voie un peu ridicule du recyclage des personnages des saisons précédentes (de mauvais effets spéciaux en prime), et traite cette fois de la conquête de Mars avec l’entrée dans le game du new space (avec une sorte de mélange réussi entre SpaceX et Google), voire de la Chine (ou de la Corée du Nord ; sans compter que l’Union soviétique n’a pas été disloquée). On suivra ça, ou pas. Le même constat que d’habitude avec la science-fiction : ce n’est pas forcément toujours bien brillant, mais on regarde par curiosité du lendemain ou des possibles…


For All Mankind | Sony Pictures Television, Tall Ship Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Top des meilleurs films de science-fiction

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The Power of Nightmares: The Rise of the Politics of Fear (2004)

Les apprentis sorciers

Note : 4 sur 5.

The Power of Nightmares

Année : 2004

Production : BBC

Une jolie illustration de ce que je développais dans « les totems de l’idéologie ».

Le meilleur moyen de s’attirer le suffrage des « siens », c’est de prétendre combattre un ennemi commun. Quand cet ennemi vient alors à disparaître (URSS), on explique que cette disparition est le fait de nos efforts. Et puis, quand on n’a plus d’ennemi, on s’évertue à en inventer un autre pour se présenter comme le(s) seul(s) capable(s) d’en repousser la menace.

Avant la chute de l’Union soviétique, on avait profité de la fin de la guerre pour le désigner comme ennemi (avant guerre, les USA se moquent pas mal des rouges). Après la victoire contre le nazisme, l’empire naissant américain mena ainsi une chasse aux sorcières désignant les Soviétiques comme les ennemis à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, jusqu’à finalement, à force d’y croire, donner réellement corps à cet ennemi fantasmé (les réseaux d’espionnage soviétiques pouvaient certes être très vivaces dans le pays de l’Oncle Sam, comme ailleurs, mais de là à interférer fortement dans la politique domestique ou présenter une menace pour l’Amérique…).

Le documentaire décrit bien le processus de désignation d’un ennemi d’abord mal défini, son instrumentalisation, qui à force d’être identifié, désigné, nommé, finit par réellement prendre corps. Et comme les politiques se servent de ces menaces pour asseoir leur pouvoir et travailler finalement contre l’intérêt de leurs administrés ou l’intérêt commun. L’axe du mal… il commence en bas de chez soi.

Et on repart pour un tour avec la Chine et la Russie que les USA ne cessent de vouloir se représenter sous un angle maléfique. À force de s’inventer des ennemis, ils finissent par devenir bien réels. Ça ne légitime pas leur politique oppressive, voire expansionniste ou impérialiste des nouvelles puissances mentionnées, mais si on avait cherché à les incorporer plus tôt dans le jeu des nations sans avoir à craindre pour son hégémonie, ceux-là auraient peut-être pu se positionner autrement. La coopération appelle la coopération, la violence, appelle la violence ; le libéralisme économique, on n’en approuve pas toutes les règles que quand on en est le principal bénéficiaire ; on essaie de mener une politique étrangère juste et respectant un droit international et un multilatéralisme. Si on préfère les confrontations, attention à ne pas trop jouer avec le feu, parce qu’arrivera un jour où les USA finiront par perdre à ce petit jeu morbide en trouvant plus fort qu’eux.

Évidemment, se créer des ennemis de toutes pièces, ça permet aussi de ne pas lutter contre les menaces réelles qui planent au-dessus de nos têtes (réchauffement climatique, extinction massive des espèces, appauvrissement des populations, pandémies et détériorations de la qualité de vie, etc.).


 

The Power of Nightmares: The Rise of the Politics of Fear (2004) | BBC


Sur La Saveur des goûts amers :

Les totems de l’idéologie

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MyMovies : A-C+

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Le Jeu de la dame, Scott Frank et Allan Scott (2020)

Note : 4.5 sur 5.

Le Jeu de la dame

Titre original : The Queen’s Gambit

Année : 2020

Réalisation : Scott Frank et Allan Scott d’après Walter Tevis

Avec :  Anya Taylor-Joy

Un format idéal pour l’adaptation d’un roman en cinq ou six heures à mi-chemin entre télévision et cinéma. J’espère voir beaucoup plus par la suite ce type d’adaptations de roman (peut-être que c’est devenu commun sur les nouvelles plateformes, mais comme je suis assez peu consommateur de séries, je suis un grand naïf en la matière).

Plusieurs éléments marquants. D’abord la reconstitution historique est parfaite : c’est devenu une habitude depuis vingt ans, la télévision se met au niveau du cinéma (du moins pour ce qui est des « drames », le cinéma populaire étant passé lui aux orgies de super-héros). C’est donc beau à voir, des costumes soignés aux décors parfois rafistolés par ordinateur, en passant par la lumière et la « pellicule ». C’est l’époque qui veut ça, mais comme souvent, que ce soit à la télévision ou au cinéma, je trouve qu’on tombe trop souvent dans la facilité des plans tournés caméra à l’épaule comme on disait à une époque, mais je pense que c’est désormais encore plus sophistiqué que ça : aucune coupure, ce qui permet de tourner autour du personnage, de regarder autour de lui avec parfois trop de fluidité. Ça pose bien un personnage dans le décor, c’est vrai, mais je pense que le récit n’est alors plus dirigé que par la musique. Je suis encore attaché aux notions d’échelle de plan, parce que quand on maîtrise son découpage, quand on coupe au bon moment, j’estime qu’on a non seulement des plans mieux structurés, mais aussi un récit plus efficace quand c’est réussi. Une caméra mobile, c’est à la fois beaucoup plus facile à filmer puisqu’il suffit de mettre les acteurs en situation et de varier s’il le faut entre le décor et l’acteur, mais ça offre aussi surtout beaucoup moins de possibilités narratives. C’est là qu’intervient la musique. Ce ne serait pas un problème si la musique servait toujours à illustrer ce qu’on voit, à donner le ton, à surligner ou diriger l’émotion d’une situation… Parce que oui, la musique peut aussi servir de contrepoint à ce qu’on voit, donner une autre couleur à la situation ; et ça me semble beaucoup moins possible de le faire avec une caméra mobile.

C’est un détail. La réussite de la série est ailleurs.

Autre réussite, le sujet. Il faut avouer qu’on n’avait sans doute pas vu les échecs autant au centre de l’attention depuis les grandes heures Karpov-Kasparov, des duels qu’on ne suivait pas à l’époque, mais parce qu’ils étaient sans doute légendaires venaient à l’oreille du bas peuple et même des petits jeunots comme moi dans les années 80. Kasparov d’ailleurs semble avoir été un conseiller sur le film. Le roman, selon la source des sans ressources, contenant certaines approximations techniques concernant le jeu, il est probable qu’on y échappe cette fois-ci dans la série grâce à sa participation. Et c’est bien cet apparent souci du détail, au niveau du rendu du jeu des échecs, qui constitue un des atouts majeurs de la série : sans rien y connaître aux échecs, on nous y plonge suffisamment pour qu’on en vienne par être fasciné par tout ce langage technique à peine compréhensible. Et c’est un pauvre bonhomme qui a déjà été victime du coup du berger (la plus grande honte pour un joueur même débutant) qui le dit — sans rancune.

On peut ainsi se familiariser de plus en plus avec le jeu, ses codes ou ses traditions, ses règles un peu, son langage donc, les usages particuliers adaptés à telles ou telles personnalités : certaines sont présentées à Beth quand elle débute, d’autres sont plus obscures comme, par exemple, cette histoire d’ajournement, qui, je l’avoue, si on en comprend le principe, je n’avais pas compris la première fois pourquoi les joueurs se saisissaient d’une enveloppe et ce qu’ils pouvaient bien y faire figurer, et c’est seulement à la fin que j’ai compris qu’on y inscrivait à l’avance le coup qu’on comptait jouer le lendemain (cela pour éviter sans doute de prendre son temps pour réfléchir au meilleur coup et ainsi que les deux joueurs repartent à égalité). Ne pas l’expliquer est habile, inévitablement, même les spectateurs peu attentifs comme moi, finissent par le comprendre d’eux-mêmes, et ainsi, même les plus idiots des spectateurs peuvent se sentir intelligents en comprenant une chose par déduction…

D’ailleurs, c’est bien ce côté technique qui donne aussi un autre des aspects réussis de la série : le thème de l’entraide. Ce n’est pas un sujet si évident quand on pense aux échecs, qui passent pour être un jeu individualiste, mais à l’image du tennis, l’entraînement, ou le talent inné auquel je crois peu, ne suffisent pas, il faut des partenaires capables de vous éclairer et vous mettre sur la bonne voie pour augmenter vos chances de victoire. C’est surtout montré à la fin parce que c’est un ressort important de la série (désolé pour la petite gâchoterie, grand-mère), mais l’idée revient fréquemment au cours des épisodes : Beth reçoit souvent tour à tour des conseils des adversaires qu’elle a battus et qui lui viennent ensuite à l’aider pour élever son niveau et lui permettre ainsi d’être à la hauteur face à de nouveaux adversaires censés être meilleurs qu’elle. Ils savent que c’est ainsi que les Soviétiques jouent et gagnent, et ce que ça dit du monde, en extrapolant, me paraît assez juste. Ce sont souvent des valeurs louées dans les films sur le sport… d’équipe, et voir ça vanté dans un sujet dédié aux échecs, ça forme une jolie allégorie de la réussite de manière générale. Ce n’est d’ailleurs pas seulement valable que pour les partenaires de jeu de Beth, tous ses amis ont un rôle majeur dans sa vie pour l’aider également à avancer et à se sortir notamment de ses problèmes de dépendance aux drogues et à sa solitude : c’est bien pour ça que c’est important pour elle d’insister deux ou trois fois sur le fait que l’homme qui a probablement le plus compté pour elle, c’est ce concierge qui lui a appris dans ce sous-sol de l’orphelinat à jouer aux échecs. C’est aussi sa mère adoptive, bien plus touchante en étant comme Beth, une femme seule à la dérive et à la descente facile, parce que c’est peut-être plus intéressant de les voir se serrer les coudes toutes les deux pour ne pas sombrer plutôt que de faire de sa mère un personnage négatif qui chercherait à profiter de son « enfant prodige ». Même principe avec sa « sœur » d’orphelinat qui sait revenir à propos dans l’histoire pour l’aider quand et comme il faut. C’est peut-être un peu mélo et prévisible, mais je suis client de mélo quand c’est bien pesé.

Un autre aspect bien mené au fil du récit, c’est l’aspect politique, voire moral, de la mini-série. D’un côté, on a l’histoire d’une gamine orpheline issue d’un coin paumé du Kentucky qui suit toutes les réussites entendues d’une histoire à succès américaine (avec ses revers psychologiques qui rappellent les vieilles calamités des tragédies grecques — du genre « veux-tu une vie pleine de gloire mais courte ou une vie longue sans intérêt — voire les pactes passés avec le diable), mais d’un autre côté, on ne joue pas la surenchère vers le côté patriotique ou mélodramatique. Sur le plan politique, si on vante les vertus de l’entraide (à la communiste plus qu’à la chrétienne — et la série oppose bien les deux avec un regard beaucoup plus négatif sur la secte des chrétiens que sur les rouges), on se doute bien que ça ne va pas forcément dans un sens patriotisme exacerbé (son passage en URSS est marquant à ce niveau, puisque si on montre bien l’opposition de régime, les Soviétiques ne sont pas caricaturés, et ce serait même le chaperon que la CIA, ou on ne sait qui envoyé aux côtés de Beth, qui est très légèrement montré sous un angle négatif). Et à l’image du concierge que Beth cherchera toujours à honorer, à la fin, c’est bien vers les petites gens, amateurs comme elle des échecs, qu’elle viendra rejoindre dans leur monde et qui leur est commun, comme s’il y avait une communauté de joueurs capables de se reconnaître et de s’apprécier au-delà des nationalités, des âges ou des genres (même parmi ses adversaires, Beth jouit toujours d’un grand respect malgré son âge et son sexe ; on est loin d’une guerre d’influence entre deux blocs qu’on aurait pu craindre : la qualité politique de la série, c’est justement de ne pas trop verser dans la politique et d’y préférer les individus… quels qu’ils soient, quand ils se retrouvent autour d’une passion commune). Même sur la question du féminisme, la série reste sur une (bonne) réserve : certes, le personnage principal est une femme, elle vient à dominer tous les hommes, mais elle ne les bat pas « au nom des femmes ». Le fait qu’elle soit une femme est rarement abordé, et il suffit de l’évoquer parfois, comme quand à Moscou il est rappelé que la championne soviétique n’a jamais affronté d’hommes, pour en donner juste assez, mais surtout le fait qu’il n’y ait aucune revendication féministe chez elle, est presque en soi le meilleur argument… féministe du film : parce que sa présence devient évidente et incontestée, cela paraît tout autant évident pour le spectateur. Au lieu de forcer le trait et de montrer la victoire d’une femme sur les hommes, on montre les conséquences d’une femme qui réussit à faire sa place dans un milieu d’hommes. Et si ces conséquences sont loin d’être négatives, c’est donc que c’est perçu comme naturel. Une sorte de soft power féministe bien plus efficace qu’un dépliant idéologique pour remettre la « femme » au centre de l’échiquier. Quand la première adversaire de Beth vient d’ailleurs la voir des années après pour la remercier d’avoir montré la voie aux femmes (ou quelque chose comme ça), il faut voir la réaction de Beth : d’accord elle sort d’une gueule de bois à ce moment-là, mais c’est un sujet qui semble lui être totalement indifférent. Elle se bat pour elle, pour sa passion, pas pour que d’autres femmes la suive. C’est une individualiste qui… apprendra à accepter finalement l’aide des hommes de sa vie, pas une idéologue (et je suis sûr que ce dernier aspect du film ferait sans doute passer la série aux yeux de certains pour une série antiféministe ; or, ce serait oublier qu’ici, ce sont surtout des joueurs d’échec qui l’aide, pas des « hommes » ; mais peut-être qu’on peut voir cette aide non plus alors comme une aide indispensable des hommes qu’une femme aurait besoin pour réussir, mais plutôt comme des « services » : ces hommes ne viendraient pas « aider » une faible femme, mais se « mettraient à son service »… la nuance est fine, preuve une fois de plus qu’il suffit d’un rien pour interpréter une histoire sous un angle idéologique ou un autre).

Dernier aspect réussi de la série : le traitement de la drogue. On peut craindre souvent le pire à ce niveau (cf. le pitoyable La Vallée des poupées), et il faut reconnaître que non seulement la série évite tous les écueils possibles (en dehors peut-être de quelques séquences allumées montées en montage-séquence rappelant le début d’Apocalypse Now et les pirouettes en slip de Martin Sheen dans sa chambre d’hôtel), mais que le ressort dramatique fonctionne à merveille. D’abord, la drogue est présentée, aux yeux de Beth, comme un moyen pour accéder à une dimension presque parallèle où elle visualise un échiquier, parvient à résoudre mentalement des coups (et accessoirement plus seulement des problèmes d’échecs) et ainsi développer ses aptitudes au jeu. Pendant longtemps, au-delà d’une dépendance compréhensible, elle semble persuadée qu’elle est meilleure droguée, parce qu’elle aurait besoin, comme Alice passant de l’autre côté, d’une clé pour ouvrir une porte où tout serait résolu et possible. Puis, ses amis lui font remarquer qu’elle peut tous les battre sans avoir recours à ces « clés » ; et enfin, quand vient le duel final, cette logique narrative de dénouement (qu’elle peut se passer d’une drogue pour « passer de l’autre côté ») prend même une forme visuelle, une « révélation », illustrée magnifiquement par un geste qu’on aurait presque attendu depuis le début (ce regard vers le plafond et la visualisation des différents coups comme elle le faisait déjà la nuit toute petite à l’orphelinat) et qui perso me rappelle une autre « révélation » fameuse et visuellement géniale : celle de Matrix quand Neo comprend enfin comment, lui aussi, il peut « voir l’autre côté » tout en restant du bon et sans à avoir à prendre aucune pilule…

De la sobriété, une passion, et quelques amis pour la partager, et c’est tout ce dont on a besoin dans la vie. C’est peut-être la seule morale du film ; c’est en tout cas celle qui me convient.

Le Jeu de la dame, Scott Frank et Allan Scott 2020 The Queen’s Gambit | Flitcraft, Wonderful Films, Netflix


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Heimat, Edgar Reitz (1984)

Les Mouches

Note : 4 sur 5.

Heimat

Année : 1984

Réalisation : Edgar Reitz

Il y a quelque chose qui donne le vertige dans Heimat. Un de ces vertiges qui nous font prendre conscience tout à coup que nos existences ne valent rien. On le sait pour avoir entendu tous très tôt des vieux nous dire « tu verras, quand tu seras plus vieux, tu comprendras… ». Et on comprend jamais. Savoir n’est pas comprendre. Le privilège de la jeunesse, c’est bien ne rien comprendre, de se croire important, invincible. Parce qu’on s’agite comme des mouches. Certaines partent au loin pour découvrir le monde, d’autres restent où elles sont nées, mais toutes finissent de la même façon, à s’enfermer dans une pièce et à tourner comme des connes à attendre de tomber. On ne vaut pas mieux qu’elles : on vient, on repart, sans avoir fait le moindre bruit, et ce qui reste de nous, ce ne sont que nos misérables chiures. On peut bien s’échiner à vouloir foutre des plaques commémoratives un peu partout pour qu’on se rappelle de nous, ou finir sous la dernière d’entre elles avec notre nom au milieu de milliers d’autres, les chiures ne parlent pas, ne vivent pas. C’est de la mémoire en carton. On les gratte, et elles aussi disparaissent, comme cette statue inaugurée en grande pompe après la guerre de 14-18 et qu’on déplace sans ménagement cinquante ans après parce qu’elle est vilaine et fait tache au milieu de la place du village… Des chiures, des chiures, toujours des chiures.

La série met un peu de temps à se mettre en place. Je pense même pouvoir dire que l’ensemble vaut bien mieux que les épisodes pris séparément. C’est qu’au début, tout est anodin. Des amours, des bisbilles, des ambitions, des échecs, et la guerre, partout et nulle part, parce qu’on ne la voit jamais que quand on apprend la nouvelle de la mort d’un membre de la famille, ou un voisin, ou quand un autre revient au village. Et puis, au fil des épisodes, on s’attache à ces trois protagonistes, ces mémoires vivantes, qui enregistrent tout pour eux seuls, ne restituent rien, ou presque (c’est la magie des histoires que nous pouvons, nous, raconter), et qui crèveront au milieu des chiures et des bulles de savon. La plus évidente d’abord, Maria, qui pourtant ne devient le personnage principal qu’à partir du second épisode (voire jamais en fait, c’est juste le personnage le plus récurrent, et pour cause, puisqu’elle seule hantera jusqu’à la mort ces mêmes lieux). Puis le village donc, et plus particulièrement la maison familiale qui ne bougera pas d’un pouce en trois quarts de siècles (c’est que des chiures de mouches, elle en a vu, puisqu’elle a trois siècles, elle ; ça donne le vertige, et pourtant, on n’en voit jamais qu’une petite parcelle… humaine). Et enfin, le voisin célibataire, le mec bizarre, toujours bien accueilli chez les Simon, dont on saura finalement très peu de choses, sinon le principal : né la même année, et que le siècle, que Maria, il mourra finalement peu de temps après elle, tout comme elle, il n’avait jamais, lui, quitté le village, tout comme elle, il aurait pu raconter toutes les histoires de chiures de mouches du village, et c’est bien pour cette raison (une des meilleures idées de la série) qu’il est, lui, le solitaire inamovible, le narrateur de ce récit multidécennal. Pour lui, le dernier épisode, se permettra quelques écarts puisque lui qui assistait toujours aux activités du village (un peu comme le type qui apparaît dans chacun des épisodes du Décalogue de Kikislowski), voilà qu’arrive enfin son triste instant de gloire, à l’image de sa vie : à l’heure de rendre l’âme, il rencontrera tous les habitants qu’on a croisés au cours de sa vie ; et à sa mort, aucun éclat, on dira juste qu’il vaut mieux le mettre à l’écart pour ne pas gâcher la fête du village… Une encyclopédie humaine vient de disparaître, et c’est toute la mémoire du village qu’on écarte de la main comme on le fait avec une mouche. Cachez cette chiure, on vaut mieux qu’elle… Oui, pour combien de temps ? Maria n’avait eu qu’un peu plus de considération, mais déjà l’histoire était tout à la fois cruelle et juste, puisqu’au moment de la procession, un orage s’abat sur le village, et on abandonne son cercueil au milieu de la route en attendant que ça se passe. Le temps passe, les mouches s’abritent, puis elles s’agiteront à nouveau pour savoir si leurs chiures sont plus belles au printemps… « Dans le vain, la vérité », comme se la pète Otto, un jour, pour séduire sa Maria. Les mouches, quand ça ne fait pas encore des chiures, on les sent déjà péter.

Et Maria, pourtant, avait déjà tout compris : quand son fils croit lui faire plaisir en lui offrant une télévision couleur, elle n’en veut pas. « C’est pour pas que tu t’ennuies ! » Mais non. Maria, ça fait presque un siècle que son connard de mari l’a quittée pour Detroit, USA, alors elle sait comment se tenir compagnie : en se promenant le soir dans les rues du village et regarder tous ces vieux accrochés à leur télévision comme à une branche avant de tomber pour de bon. Pour elle, elle est là la solitude. Et peut-être même qu’elle se sentirait moins seule si sa belle-sœur ne lui avait pas mis dans la tête, l’idée de vendre sa vache pour se payer un séjour en Floride. Peut-être même qu’elle serait moins seule, si ses mouches à elle ne s’éparpillaient pas aux quatre coins de la brousse après avoir découvert le pet à réaction. Oui, parce que c’est beau le progrès, on se marie même par téléphone !…

À partir de l’avant-dernier épisode, toute la série prend son sens, tragique, cruel, presque philosophique (les mouches, toussa), et c’est en effet plutôt déprimant, de faire le compte, comme les petits vieux, de tous ceux qui sont morts. Alors, on regarde les pierres, les murs, les chemins, et on se dit que si les mouches passent, tout cela reste. Et ça fait quelques centaines de millions d’années que ça, ça n’a finalement pas tant changé que ça… Mais les mouches ne peuvent jamais voir que des chiures de mouches. Ces espaces, ces terrains, ces maisons, on les partage avec d’autres mouches, qui elles aussi ont déposé leurs chiures un peu partout, des chiures censées rappeler leur mémoire et que personne ne sait lire. Parce que c’est con les mouches. Et que les chiures, ce n’est pas éternel. Ah oui, contemplons nos murs, nos chemins, parce que s’ils ne disent rien, ils en savent plus que nous. Et quand on y dépose avec emphase nos chiures préférées, il faut comprendre qu’il n’en restera bientôt rien. Un portrait, une plaque commémorative, une tombe, tout ça fait bien joli, mais on gratte et ça disparaît aussi sec comme une bulle. Les pierres, elles, portent les chiures de la terre, et leur mémoire est plus vivante que la nôtre.

Petite note d’espoir pour finir, tout de même (je ne suis pas une raclure de chiure). S’il ne fallait garder qu’un épisode, ce serait celui dédié à l’amour interdit du jeune Hermann. C’est un peu un film à l’intérieur du film puisque cette histoire aurait pu parfaitement faire l’objet d’un film indépendant.


Heimat, Edgar Reitz 1984 | Edgar Reitz Film, Sender Freies Berlin, Westdeutscher Rundfunk 


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P’tit Quinquin, Bruno Dumont (2014)

Grimace de l’assassin

Note : 4 sur 5.

P’tit Quinquin

Année : 2014

Réalisation : Bruno Dumont

Avec : Alane Delhaye, Lucy Caron, Bernard Pruvost

Absurde et grotesque. Derrière le rire, la nature de l’humanité dévoilée…

L’humour, c’est parfois aussi le grain de sable qui ramène à la réalité du derrière. Celui qui fait tomber les masques, avec la bienveillance ou l’immunité du fou. La caricature dévoile le réel, inverse les rôles, se moque des usages et des positions pour pointer du doigt, avec douceur et subtilité, les petits maux qui nous accablent, nous agacent, nous chagrinent ou nous révoltent.

L’humour a encore un sens. Celui, littéralement, de dédramatiser, de démystifier, le mal, la peur, la haine, peut-être pour nous aider à mieux appréhender ce qui nous tend. Comme c’est étonnant, le rire détend de tout.

P’tit Quinquin, en somme, c’est Tati déconstruit, remâché, vomi par David Lynch. C’est une savonnette qui se fait la malle (le désordre) et qui ne cesse de rebondir, en jonglant de paumes en paumes, sans jamais tomber à terre (l’ordre).

Parce qu’il y a de la grâce dans ces gueules cassées. Une grâce touchante, évidente, simple. Celle des gens simples, celle qui ne s’encombre pas de semblants, celle des enfants qui s’étreignent par amour et un peu par une sagesse que leurs parents ignorent, ou celle encore d’un commandant de gendarmerie tout heureux de réaliser un rêve d’enfant en montant sur le canasson d’un suspect.

La grâce des petits riens, oui. Et un bel hymne à la bêtise — pour ne pas dire à la contemplation de la bêtise. La fin des exigences d’un monde sans humanité. L’humanité, c’est l’empathie à l’égard du prochain, en particulier à l’égard des plus faibles, des plus stupides, des plus incompétents et des plus cons. Oui, on peut être un brin con, incompétent, bizarre, et peut-être même totalement dingue… et alors ? On n’en reste pas moins un homme. Le ou les criminels courront toujours, parce que le mal, c’est un peu celui qui rôde en chacun de nous, celui qui juge, qui exige, qui fraude, qui trompe, qui profite… La menace est là, alors peu importe qu’il y ait un coupable et qu’on trouve une résolution finale à ces histoires. Parce que tuer le mystère ferait en quelque sorte qu’on soit soulagés d’y trouver un coupable, et forcément, à travers sa salle gueule de bon coupable, on l’aurait juré « ça ne pouvait être que lui, le salaud », et on se serait alors détournés de l’empathie que forcent le film et son humour. Pour faire preuve d’intelligence, il faut parfois se forcer, mais parfois aussi, pour rester simple et un peu con, voire béat, naïf face au monde, c’est tout aussi dur. Le droit à la connerie.

L’adjoint y trouverait la plus simple et la plus évidente des philosophies. Une sorte de contemplation béate, et vide, de l’instant qui passe… ou du criminel qui fuit. Comme une forme de renonciation molle de comprendre l’inexplicable, l’inexcusable. L’esprit français en somme, l’autre côté résigné du Français qui s’égosille de tout. La traduction absurde du mono no aware japonais, comme le cérémonial qui tout à coup se détraque, comme un chat serein qui pète, comme une bouilloire qui siffle… et qui tout à coup bégaie et se tait. Dumont parle de tragique-comique, je préfère y voir la beauté, la fausse cruauté, la dérision poétique du théâtre de l’absurde.

Alors, tout n’est pas parfait. La maîtrise d’un genre que Dumont découvre déraille elle aussi. Si une grande part de la réussite du film, du ton et de son humour, tient de son casting, certains personnages, féminins notamment, peinent à convaincre. Ce sont les moins grotesques qui sont les moins bien lotis. Si les personnages grimaçants opèrent une transformation bénéfique, comme ceux de la commedia dell’arte avec leurs masques, les plus normaux se retrouvent ironiquement mis à nu dans un délire grotesque qui n’est pas le leur et, tout à coup, ce sont eux les intrus, les monstres avec leur masque de quasi-normalité. Si avec des acteurs pros, ou avec une plus grande maîtrise dans l’art de la comédie, on n’y aurait peut-être pas vu tant de décalage, on y voit surtout ici des acteurs mal à l’aise dans une sorte d’entre-deux, entre grotesque et réalité, qui sonne faux. Le tragique-comique dont se réclame Dumont, c’est sans doute une alternance entre l’un et l’autre, et ça marche essentiellement parce qu’il ose. Or la chef majorette ou la journaliste par exemple, voire le maire et le procureur, s’ils ne sont que des faire-valoir, leur normalité sonne tout à coup bizarrement dans ce monde. Dumont a peut-être jugé bon d’offrir un contraste normatif à ses gueules cassées, ou peut-être n’a-t-il pas trouvé le ton ou les acteurs pour cela, quoi qu’il en soit, leurs apparitions font à chaque fois un peu flancher la tonalité générale du film. (Dans la comédie italienne, on retrouve parfois ces personnages “normaux”, pour contraster, avec Cabiria par exemple, ou le Fanfaron de Gassman, mais le plus souvent ce sont des bourgeois, et c’est presque alors toujours l’occasion de tirer vers la satire ; sans compter que la postsynchronisation offrira la possibilité de glisser à nouveau vers un étrange qu’on ne trouvera jamais avec des acteurs amateurs jouant comme ils le feraient dans un film fait maison.)

Il a été beaucoup question de caricature pour définir le film, comme si c’était un défaut. Oui, on n’est pas dans le réalisme, c’est de la bouffonnerie, du burlesque, et tout ça, c’est de la caricature. En quoi est-ce que ça devrait être un problème ? Parce que le film caricature les gens du Nord, les pauvres, les cons, les fous, les handicapés, les racistes ? Ça pourrait être détestable, c’est vrai, si des acteurs pros et des dialoguistes parisiens étaient venus y fourrer leur nez. Mais ici, on a affaire à des acteurs qui se moquent d’eux-mêmes. Ils ne cherchent pas à moquer l’autre, ils se moquent de leur propre bêtise, de leurs excès, ou en tout cas, de ce qu’ils peuvent avoir en eux de caricatural. Ce qui est détestable (et encore), c’est de moquer l’autre, surtout quand il est “petit” ou “faible”. Or, tout ce qu’on retient ici de cette capacité de certains à se moquer d’eux-mêmes quitte à chercher en eux des excès qui pourraient être les leurs, pas ceux des autres, c’est qu’ils sont beaux et sympathiques, aimables et attachants dans leurs bassesses. La caricature sert à faire tomber les masques, mais d’abord ceux qu’on porte soi-même. Se caricaturer soi-même, c’est se mettre à nu, dire à celui qui nous regarde : « Je sais que c’est ainsi que vous me percevez, je ne suis pas dupe, mais vous, êtes-vous bien certains de pouvoir voir au-delà de ce masque ? » Les plus grotesques dans le film, ce sont aussi les plus attachants ; et dans un monde où une bonne part du mépris porté à l’autre tient à la peur ou de la méconnaissance qu’on a de lui, eh bien cet humour ne peut avoir qu’un effet bénéfique.

Maintenant qu’il semble acquis que Dumont nous propose une autre saison, et vu que l’aspect raciste a plutôt été évoqué de manière tragique (et juste), osera-t-il caricaturer les migrants, voire les passeurs, les activistes ou de vrais (pas un mirage) criminels… ? P’tit Quinquin et ses amis, par exemple, sont clairement racistes, et ça n’empêche en rien, pourtant, de les trouver sympathiques. L’humour démystifie, et certains pourraient y voir un danger. Alors, est-ce qu’on trouverait de bon goût de caricaturer migrants, passeurs, activistes et criminels ?… Est-ce qu’on aurait ri si P’tit Quinquin était grand et bastonnait un Noir ? On peut se poser la question, au moins : on juge peut-être à tort qu’un « p’tit nègre » se faisant lyncher comme n’importe quel gosse de son âge, ce n’est pas si grave… On minore facilement les conséquences de ces “chamailleries”, or fort justement, le film nous rappelle que cette cruauté, ce mépris de l’autre, n’est pas moins indolore pour un gosse. Il serait intéressant de voir si la caricature est acceptée dans l’autre sens. On accepte l’incompétence des gendarmes parce que l’assassin reste un mirage (la non-élucidation de l’intrigue était très juste) et que les morts s’enchaînent comme dans un jeu absurde et sans conséquences, comme Michel Serrault se regardant se vider, impassible, dans les couloirs du métro dans Buffet froid, un couteau dans le ventre.

Jongler entre rire et drame, chercher à donner un sens au rire, c’est un exercice plutôt périlleux, et je serais en tout cas curieux de voir si Dumont parvient à renouveler ce petit miracle.


P’tit Quinquin, Bruno Dumont 2014 | 3B Productions, ARTE, Pictanovo Nord-Pas-de-Calais


Sur La Saveur des goûts amers :

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Quand homo sapiens peupla la planète, Nicolas Brown Nigel Walk Tim Lambert (2015)

Quand homo sapiens peupla la planète

Quand homo sapiens peupla la planète

Chasseurs-cueilleurs nomades

Année : 2015

8/10

 

Réalisation :

 

Nicolas Brown Nigel Walk Tim Lambert

Excellente série documentaire faisant le compte des dernières hypothèses en matière d’évolution humaine. La série n’oublie pas d’énumérer les différentes hypothèses ayant eu cours ces dernières décennies riches en découvertes et en controverses. Une manière d’insister toujours plus sur les incertitudes liées à ce domaine. La génétique depuis quelques années par exemple vient bousculer pas mal de certitudes et oblige les anthropologues à imaginer des hypothèses nouvelles. Les incertitudes étant nombreuses, la série traduit bien l’idée qu’à chaque découverte c’est potentiellement un ensemble de connaissances qui pourrait être remis en cause. On en est plus à chercher un hypothétique chaînon manquant puisque l’état actuel des connaissances va jusqu’à remettre de plus en plus en question (ou mettre en garde contre les facilités) les traditionnelles catégories. Quand longtemps il était pratique de penser que l’homme moderne et homo sapiens, c’était la même chose, que l’homme de Neandertal était un cousin archaïque, la génétique vient y mettre son grain de sel en soulignant qu’il y a un peu de lui en nous. Aucune des précédentes hypothèses expliquant alors la disparition de notre cousin n’avait pu convaincre (la plus convaincante étant probablement celle rappelant le caractère plutôt endémique d’une “espèce” dont le territoire ne cessa de diminuer face à l’inexorable avancée des populations “migrantes” d’homo sapiens — l’hypothèse n’est d’ailleurs pas totalement contradictoire avec l’hypothèse actuelle, et d’autres « espèces d’hommes », en Asie, ont subi le même sort). La série illustre donc l’hypothèse selon laquelle, la réussite d’homo sapiens, et son exclusivité, est surtout due à une hybridation. L’homme moderne serait donc le résultat d’un “phagocytage” des diversités humaines au profit d’une seule espèce (c’est amusant d’ailleurs de constater que dans d’autres domaines cette idée fait son chemin, ainsi en immunologie où il est admis que les mitochondries ont une origine exogène ; faites la symbiose pas la guerre…).

Reste une question de pur vocabulaire à laquelle on ne peut résister en voyant la série. En principe, les hybrides sont stériles. Si donc on considère l’homo sapiens et Neandertal comme deux espèces distinctes appartenant au même genre homo, et qu’on accepte l’idée qu’une hybridation soit possible, le résultat de leur union devrait rester en principe stérile. Cela ne fait qu’embrouiller les lignes entre espèces, sous-espèces, hybrides et… races. Parce que s’il n’est plus question depuis longtemps de parler que d’une seule race humaine actuelle (non pas par souci du politiquement correct, mais parce que l’idée de race appliquée à notre espèce ne tient sur aucune base scientifique), on pourrait se poser la question de la pertinence de parler cette fois de races pour certains groupes humains plus ou moins archaïques dont Neandertal. La série préfère toujours le terme d’hybridation au lieu de celui de métissage (utilisé qu’une ou deux fois il me semble) et la question aurait au moins dû être relevée. Au final, on a l’impression qu’on évite de se mouiller dans un débat certes très actuel mais auquel la science ne peut pas s’exclure. Au risque de laisser traîner de fausses vérités, il n’est jamais vain d’exprimer des incertitudes, au moins pour mettre en garde contre la facilité des jugements. La série illustre bien que tout dans ce domaine n’est question que d’hypothèses, et que celles-ci évoluent au fil des connaissances, impliquant de fait l’idée, et la précaution, que le principal est encore à découvrir. Il n’aurait pas été inutile alors, de souligner comme c’était fait pour le reste, la difficulté à traduire en termes forcément réducteurs une réalité toujours plus ambiguë et difficilement appréciable.

Pour le reste, chaque épisode s’attarde sur la migration des “hommes” continent par continent. Le premier épisode effrite un peu l’image d’une “genèse” toute faite avec un berceau africain unique. Viennent ensuite les rencontres probables entre sapiens et ses “cousins” (Denisova, Neandertal) avec l’idée toujours pas très bien mise en scène (le problème des docu-fictions) de rencontres à la fois anciennes, relativement proches du « berceau africain » (l’exemple du site israélien). Les reconstitutions sur ce point me laissent souvent très perplexes : on y voit des groupes censés appartenir à des groupes différents se rencontrer comme sur une autoroute, or c’est mettre ainsi des événements particuliers, rares et grossiers qui donnent une mauvaise idée d’un contexte. Quand les rencontres se font sur plusieurs générations, cela se fait sans doute plus pas à pas sans “rencontres” « bonjour je suis la Eve sapiens » « bonjour, je suis l’Adan Neandertal »… Plus probable que des “tribus” cohabitent en voisin, apprennent à commercer ensemble, puis à se mélanger (l’idée de conflits tournant en lutte de “clans” ou « d’espèces » est toujours possible, mais on pense qu’on en aurait alors des traces — inexistantes en l’état des connaissances actuelles, ce qui pourrait de toute façon être difficile à prouver par exemple si les “hommes” pratiquaient une forme jusqu’au-boutiste d’anthropophagie : « Eve, finis ton bol veux-tu ? il te reste un peu de poudre d’os de crâne ! Honore les dieux qui ont aidé ton père à le tuer ! Finis ! »). Il aurait été plus significatif à mon avis de montrer les deux groupes dans leurs habitudes relationnelles quotidiennes sans avoir conscience d’être des “espèces” distinctes, mais des tribus ou des clans différents. Dans le dernier épisode par exemple, cette idée est bien mieux illustrée quand il a été question d’évoquer les différences comportementales entre sapiens archaïques et Neandertal, le manque de « curiosité sociale » pouvant expliquer pour ce dernier qu’il soit vite supplanté dans son territoire par des “hommes” bien plus sociaux qui allaient bientôt inventer la sédentarité, les villes, l’agriculture et le reste… Hier comme aujourd’hui, c’est la qualité du réseau qui importe.

Les épisodes dédiés à l’Australie et à l’Amérique sont particulièrement intéressants. Le cas de l’Australie symbolisant presque à lui seul à la fois les deux enjeux extrêmes tracés sur une autoroute à deux voies dans la destinée humaine : la menace de sa propre extinction (des cataclysmes non évoqués ici auraient plusieurs fois fait peser sur notre espèce la menace d’une telle extinction) et celle des espèces évoluant alors dans son environnement. Homo sapiens après s’être aventuré en Australie aurait vite prospéré grâce à un environnement favorable mais serait passé à rien de l’extinction lors d’un changement climatique ; lui survivra, ce qui est loin d’être le cas de la mégafaune qui peuplait avant cela le continent. Et le cas américain est plus délicat parce que comme pour Neandertal, plusieurs hypothèses contradictoires s’opposent sur la manière dont les hommes auraient d’abord conquis le continent. L’illustration un peu longuette et inutile du conflit à propos de « l’Ancien » à part, l’épisode se regarde comme une enquête, notamment quand il est question de déterminer l’origine d’une flèche dont la pointe était restée nichée dans un os de mastodonte. Étrangement une troisième hypothèse, évoquée il y a quelques années dans un autre documentaire, n’est pas mentionnée ici. Celle du passage par le Groenland : les hommes seraient partis d’Aquitaine et auraient remonté les glaciers toujours plus loin jusqu’à rejoindre l’Amérique. La vérité, comme dit l’autre, est souvent ailleurs, entre tout ça. Et j’aurais plutôt tendance à penser que là encore un “grand” métissage a eu lieu. Imaginer une “rencontre” entre des sapiens européens et des sapiens asiatiques n’est pas moins étourdissant qu’une “rencontre” entre sapiens et Neandertal au Moyen-Orient…

Beaucoup de questions qui restent en suspens, une remise en question permanente des connaissances, c’est surtout ça la science, et c’est ce que traduit très bien cette série. À l’image de la série de Carl Sagan, Cosmos, la spécificité du genre, c’est d’être vite dépassé. Et paradoxalement, c’est bien ce qui en fait la force. Parce qu’au lieu de donner un savoir qu’on devrait avaler tout cru, ces films nous rappellent au contraire la nécessité de nous tenir au courant sans cesse des nouvelles “découvertes”.


SensCritique l’émission (2015)

Bienvenue à La Bite-aux-Culs, éminent petit quartier culturel

 

Premier lâché :

Franchement pas au point. Mais c’est une première, c’est donc plus facile de partir de très bas… À l’équipe de ne pas se dire « ah c’est franchement mauvais, on arrête ». Ce serait le contraire qu’il faudrait faire à mon sens. SC a fait quoi en fait ici à part donner son aval, foutre son logo sur le bidule et relayer le bousin ? Pas grand-chose. Ça part sans doute du désir de laisser la liberté à plug de faire son truc. Et maintenant, on sait. On sait qu’il ne suffit pas d’être lu pour x raison sur SC pour être digne de confiance. Suffirait pourtant de peu de chose. On le sent tout à fait capable d’organiser des débats. Pas forcé d’être un spécialiste, il faut (juste) travailler un minimum. Là, il a préparé quoi avec les invités ? il leur a filé la liste des nominés et basta. Y a moyen de structurer un peu mieux tout ça sans pour autant en faire quelque chose de pro et y passer toute sa journée.

Quelques propositions donc :

– Oublier l’idée des intervenants distants. Ce n’est pas qu’une question de technologie. Il y a tout un langage du corps qui ne passe pas en visio, comme le fait de préciser à un intervenant qu’il prendra la parole, faire signe à celui qui cause (et qui boit, fume, éructe, johnfordise…) d’en finir. Ça provoque aussi souvent des cafouillages avec des intervenants qui parlent en même temps ou qui se coupent mais c’est moins problématique qu’un truc faussement technologique qui vaut pas un kopek.

– SC a ses bureaux à Paris ? Eh bien il serait utile de les utiliser justement pour aménager entre la machine à café et le bureau de Jean-Marc un petit studio avec trois ou quatre webcams, une table et quelques verres en plastique. Ce sera toujours mieux (sachant que si nécessaire, il y a toujours moyen de prendre un intervenant extérieur.. voire interroger des intervenants spécifiques, des “spécialistes” concernant le sujet du soir, prévenus à l’avance, et qui pourraient intervenir via un chat interne ; la richesse de la communauté SC, c’est là qu’elle peut intervenir – encore faut-il prévoir le coup).

– Tout en gardant le bousin totalement amateur, il serait fort possible de trouver du monde pour aider plug à préparer ses émissions. Mais ça, c’est encore à lui d’en prendre conscience et que même amateur, une émission ça se prépare. Et c’est plus facile quand on sait s’entourer. Ça vaut aussi pour le choix des intervenants. Inviter Torpenn pour parler des Oscars, ça n’a pas beaucoup de sens. C’est la grande difficulté d’une telle émission : il y a les “stars” qui sont lues, déposent des critiques, et d’autres qui lisent et connaissent qui est spécialiste de quoi sur le site. S’il est question seulement de faire intervenir des membres qui sont actifs et lus pour de bonnes ou mauvaises raisons, et parfois n’étant pas spécialistes du sujet en question, le bouche-à-oreille va pas aller loin. On ne fait qu’exposer les « membres influents » du site, le laisser se faire lyncher comme c’est pas possible parce que rien n’est préparé ou qu’ils ont des difficultés à exprimer ce qu’ils auraient à dire.

– Multiplier les émissions. Si c’est pour ne rien préparer, il peut y en avoir tous les soirs… Je ne sais pas quel est le rythme prévu, mais plus on en fait, plus on apprend. Et vu le niveau actuel, ça ne peut que progresser (si on a le désir de proposer autre chose).

Ce serait intéressant que l’émission ne se cantonne pas seulement aux œuvres. Il serait utile parfois de faire une spéciale “feedback”. Ne pas en faire une émission dans laquelle les membres de l’équipe viendraient s’auto-congratuler comme un blog d’entreprise, mais en répondant sérieusement à des questions revenant souvent dans le feedback, répondant aux questions qui fâchent (l’équipe est déjà rodée pour répondre à l’écrit, ça ne devrait pas poser trop de problèmes de le faire à l’oral). D’où l’intérêt de préparer ses émissions : quand on sait de quoi on va parler, on peut alors dire « ça, on n’en parle pas » (mais je doute qu’il y ait tant que ça de questions taboues).

La démarche est malgré tout louable et a potentiellement de l’avenir. Avec le développement des nouvelles technologies, cela devrait être toujours plus facile. Seulement, il ne faut pas oublier que le plus simple est aussi souvent le plus efficace. Avant de passer directement à une émission “vidéo”, il y a les rendez-vous chats qui existent sur certains médias, qui sont techniquement moins problématiques. Ils permettent de créer des événements, de réunir une communauté, et tout ça à petits frais et risques… Plusieurs possibilités : soit un chat fermé composé d’un ou deux maîtres de cérémonie, une dizaine d’invités capables de répondre sur le sujet et une équipe autour pour recueillir des commentaires ou questions apparaissant sur un chat parallèle où les membres sans distinctions pourraient intervenir ; soit comme ça se fait en général, avec quelques invités et une équipe menée par un mdc chargée de sélectionner des commentaires ou questions venant du chat. La première est moins “démocratique” mais sans doute meilleure parce qu’elle se situerait à cheval entre un rendez-vous chat et une émission radio par exemple.

Bon courage…

(envoyé initialement aux intéressés)

Deuxième lâché :

Du mieux dans la technique. Reste les problèmes de sons à régler. L’idée du plateau évite de devoir passer par skype, plutôt une bonne chose, même s’il ne faudrait pas s’interdire quelques interventions de ce genre avec des intervenants habitant les lointaines villes à tirets. Peux pas juger du contenu, j’ai rien entendu. Passer par un service vidéo fiable serait le minimum (ça plante chez tout le monde et nos connexions sont parfaites). À souligner le gros plus au montage même si je doute que ce qui est possible avec des jeux le soit avec des films, des séries ou de la musique (avec des livres ça doit faire joli remarque). Si l’idée du plateau est maintenue, faudrait donc penser aux micros-cravates et à une caméra pour les gros plans (la distanciation avec le présentateur qui papote en arrière-scène ça le fait pas, on n’écoute pas – même avec un son parfait).

Il y aura sans doute du mieux dans les prochaines émissions, mais je crains aussi que l’intérêt, ou la curiosité, s’essouffle. Je peine à comprendre le but de ce machin tel qu’il semble avoir été conçu pour ces deux premières émissions. La technique, c’est une chose, une fois que ce sera réglé, il faudra bien regarder le contenu. L’idée du site, c’est, on l’a compris, partager des centres d’intérêt et donc suivre le mouvement, et donc suivre les leaders de foule… Le twitter culturel, ok… C’est presque un oxymore. La culture, en tout cas ma vision de la culture, ce n’est pas le bouche à oreille. I don’t follow your ass, me manque le flagelle de la compétition, je me sens donc assez peu concerné par tous ces tas de bites filant le grand amour dans la sphère Internet. La culture se savoure d’abord en solitaire, parce que les œuvres ne sont pas des memes qu’on se refile de bouches à oreilles comme des microbes. La culture virale non merci. C’est donc assez désolant de voir qu’un site qui se prétend culturel ose mêler ça à des comportements primaires et honteusement nocifs pour la société (culturelle ou non). Qu’il y ait des impératifs publicitaires, ça peut se concevoir, mais l’attrait permanent vers « le truc à la mode », ce n’est pas de la culture. La culture tabloïd, le buzz, l’actualité de ce qui marche, c’est le contraire la culture de l’éphémère. Une œuvre n’est pas faite pour être appréciée, digérée, discutée, voire découverte, éclairée, elle est faite pour être consommée par le plus grand nombre. Seules les œuvres obéissant aux standards de la consommation de masse, de l’éphémère ont droit de cité dans le monde magique de SC où seule la crème bien sucrée nourrie ses habitants. Je le redis, je conçois assez mal qu’on puisse légitimer une telle approche. J’ai déjà en horreur les usages de likes ou d’éclaireurs qui pourrissent toutes les activités des membres sur le site, et même si on peut tout à fait utiliser SC uniquement comme un outil pour tenir à jour un journal de vision et de lecture, on doit pouvoir espérer autre chose pour échanger que de devoir passer systématiquement par « ce qui marche », « ce qui fait le buzz ». Y a-t-il au moins des membres, de véritables éclaireurs, des connaisseurs, des lecteurs-dénicheurs, capables de mettre en avant des critiques intéressantes de membres obscurs, des œuvres de qualité qui n’apparaissent dans aucun de ces tops qui finissent par donner la nausée ? Qui sont ces éclaireurs, ces connaisseurs ? Ils éclairent quoi à part leur gros derche pour qu’on y découvre finalement qu’il n’y a rien à l’intérieur que du gras et du vent ? Est-ce que la culture, c’est aller voir le dernier navet à la mode ? participer au lynchage “culturel” ?… Que le site doive un peu passer par ça pour faire sa propre tambouille, je peux le comprendre. Mais qu’on puisse mettre, aussi, à disposition de ceux qui ont un minimum d’exigence (et les gens sont moins cons qu’on voudrait le faire croire en ne faisant d’eux que des culs prêts à recevoir la dernière bouillie prémâchée par le dernier gland à la mode) quelques outils simples pour partager autre chose que… des memes vites remplacés par d’autres, et encore d’autres ? Cette émission était l’occasion de prouver que SC pouvait, aussi, aller vers cette direction-là. Occasion (pour l’instant) manquée. Parce que se faire le relais de ce qui marche et donc pratiquer le savoureux bouche à oreille tant vanté par le site, on en tire quel mérite si on ne tient compte, au dernier niveau, que des derniers… memes ? On ne recycle sans cesse que la même merde. Tout le monde sait que c’est de la merde et pourtant parce que ce tout le monde fait la différence, c’est de cette merde qu’il faut parler ? Est-ce que le site se fait le relais d’autre chose que ce qui circule déjà ailleurs ? est-ce que le site et ses membres ont participé déjà à mieux faire connaître une œuvre ? Il est là le principe du bouche à oreille. Mettre en avant des œuvres bonnes à défendre, et qui ensuite pourraient profiter de la force de frappe d’un tel site pour passer au niveau supérieur. Quelles sont ces œuvres dont “on” aurait cherché à déclencher un tel engouement ? Probablement aucune. Parce qu’on ne like pas dans ce sens, on ne monte pas une émission en ce sens. Il y a pour mettre en avant des critiques avec peu de likes le système des « critiques découvertes ». Je ne sais pas comment c’est foutu, je doute qu’il y ait autre chose qu’un robot derrière pour décider de quelles critiques obscures mettre tout à coup en avant parmi les habituelles lampadaires de nos chères autoroutes, mais le principe mérite d’exister. Il serait bon d’inventer un outil similaire pour les œuvres ou pour les “éclaireurs”. Beaucoup de membres ont des listes personnelles d’œuvres obscures à conseiller ; le plus souvent ces listes ne servent qu’à remplir le panse de l’inutile. Mieux vaut une ou deux œuvres régulièrement mise en valeur pour que tous puissent en même temps profiter de la découverte, lancer un buzz légitime, des discussions curieuses et enrichissantes, qu’un vaste boxon où les gagnants seraient toujours les mêmes/memes.

L’ascenseur culturel est en panne. Et ce n’est manifestement pas SC ou cette émission qui y changera quoi que ce soit. Bouche à oreille… c’est pas vraiment à l’oreille que j’y vois mettre la langue…

Bon courage, donc.

(Désolé ne pas me relire, je fais pas dans le culturel – moines n’ont plus – mais dans la diarrhée sans tâche. Je vous aime.)