The Power of Nightmares: The Rise of the Politics of Fear (2004)

Les apprentis sorciers

Note : 4 sur 5.

The Power of Nightmares

Année : 2004

Production : BBC

Une jolie illustration de ce que je développais dans « les totems de l’idéologie ».

Le meilleur moyen de s’attirer le suffrage des « siens », c’est de prétendre combattre un ennemi commun. Quand cet ennemi vient alors à disparaître (URSS), on explique que cette disparition est le fait de nos efforts. Et puis, quand on n’a plus d’ennemi, on s’évertue à en inventer un autre pour se présenter comme le(s) seul(s) capable(s) d’en repousser la menace.

Avant la chute de l’Union soviétique, on avait profité de la fin de la guerre pour le désigner comme ennemi (avant guerre, les USA se moquent pas mal des rouges). Après la victoire contre le nazisme, l’empire naissant américain mena ainsi une chasse aux sorcières désignant les Soviétiques comme les ennemis à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, jusqu’à finalement, à force d’y croire, donner réellement corps à cet ennemi fantasmé (les réseaux d’espionnage soviétiques pouvaient certes être très vivaces dans le pays de l’Oncle Sam, comme ailleurs, mais de là à interférer fortement dans la politique domestique ou présenter une menace pour l’Amérique…).

Le documentaire décrit bien le processus de désignation d’un ennemi d’abord mal défini, son instrumentalisation, qui à force d’être identifié, désigné, nommé, finit par réellement prendre corps. Et comme les politiques se servent de ces menaces pour asseoir leur pouvoir et travailler finalement contre l’intérêt de leurs administrés ou l’intérêt commun. L’axe du mal… il commence en bas de chez soi.

Et on repart pour un tour avec la Chine et la Russie que les USA ne cessent de vouloir se représenter sous un angle maléfique. À force de s’inventer des ennemis, ils finissent par devenir bien réels. Ça ne légitime pas leur politique oppressive, voire expansionniste ou impérialiste des nouvelles puissances mentionnées, mais si on avait cherché à les incorporer plus tôt dans le jeu des nations sans avoir à craindre pour son hégémonie, ceux-là auraient peut-être pu se positionner autrement. La coopération appelle la coopération, la violence, appelle la violence ; le libéralisme économique, on n’en approuve pas toutes les règles que quand on en est le principal bénéficiaire ; on essaie de mener une politique étrangère juste et respectant un droit international et un multilatéralisme. Si on préfère les confrontations, attention à ne pas trop jouer avec le feu, parce qu’arrivera un jour où les USA finiront par perdre à ce petit jeu morbide en trouvant plus fort qu’eux.

Évidemment, se créer des ennemis de toutes pièces, ça permet aussi de ne pas lutter contre les menaces réelles qui planent au-dessus de nos têtes (réchauffement climatique, extinction massive des espèces, appauvrissement des populations, pandémies et détériorations de la qualité de vie, etc.).


 

The Power of Nightmares: The Rise of the Politics of Fear (2004) | BBC


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Les totems de l’idéologie

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Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô (1975)

Kenji Mizoguchi ou la Vie d’un artiste

Note : 4 sur 5.

Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director

Titre original : Aru eiga-kantoku no shogai

Année : 1975

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : acteurs et techniciens du maître

Une suite d’interviews d’un grand cinéaste sur son maître. On se croirait chez Drucker, Shindô ne s’intéressant qu’à cerner la personnalité réputée dure sur les plateaux, et timide en dehors, de Kenji Mizoguchi.

Le film se contente donc de faire dans l’évocation, la déférence, et en cherchant à faire le portrait du cinéaste, Kaneto Shindô s’applique surtout à faire celui des acteurs, techniciens, et scénaristes menés à croiser le chemin de Kenji Mizoguchi au cours de sa carrière. Si on apprend essentiellement de sa méticulosité quand il s’agit des techniciens, cela devient beaucoup plus intéressant quand les acteurs prennent la parole. On est en 1975, et voir certains acteurs habituels de sa filmographie parler de leur relation, cela fait son petit effet, parce qu’à l’image de ce que dit Kinuyo Tanaka quand elle répond à l’amour supposé que beaucoup prêtaient au réalisateur à son égard, eh bien, les acteurs, on les aime pour ce qu’ils dégagent à l’écran. Pas ce qu’on peut en lire dans les journaux ou ce qu’ils peuvent raconter les uns sur les autres en petit comité à propos de leur intimité. Mizoguchi, on aime ses films, on préfère donc surtout voir ses acteurs parler du cinéaste, plus que l’homme, parce que ce sont les acteurs qu’il nous a appris à aimer à travers les personnages dans lesquels il les a mis en scène. J’aurais beaucoup moins d’appétit pour leur déférence d’usage quand il s’agit d’évoquer sa vie privée ou à décrire son génie (ça, c’est notre travail, pas le leur).

Le talent, il est donc là, c’est nous spectateurs qui en parlons souvent le mieux, et les voir, eux, évoquer leur travail ou la personnalité de leur maître, c’est surtout l’occasion de les revoir parfois des décennies après leurs apparitions dans nos films préférés.

Tatemae oblige, toujours, on sent parfois poindre quelques hésitations à évoquer certains aspects de la vie du réalisateur, dire ce qu’ils pensent réellement, et puis dans un sourire poli, ils se ravisent et sortent les compliments d’usage. Les acteurs sont nés pour vivre de et à travers leur hypocrisie ; le double jeu, c’est leur fonds de commerce. Alors, pour un acteur japonais, vous imaginez bien… C’est même chez Kinuyo Tanaka l’essentiel de son génie tant on perçoit en permanence un fond caché poindre par petites touches derrière un masque. Et alors, c’est assez plaisant de voir que quand Kaneto Shindô la pousse dans ses derniers retranchements de femme polie, lui, qui a eu toute sa vie une relation avec son actrice principale avant de l’épouser seulement deux ans après ce film, en 1977 (il feint d’interviewer Nobuko Otowa d’ailleurs comme les autres, ou pas, dans un petit salon). On sent bien chez Kinuyo Tanaka dans cette interview, cette même capacité qu’elle a dans les films à être spontanée comme il faut, mais aussi, et en même temps (alors que cela devrait être deux qualités contraires), parvenir à donner l’impression de dire exactement ce qu’elle veut dire sans en dire trop, avec toujours la même classe distante et polie. Elle prétend qu’elle connaissait très peu le réalisateur dans sa vie privée, mais à l’évidence, certains acteurs n’ont pas besoin de trop surjouer sur un plateau et leur réalisateur feindre de tomber amoureux d’eux hors des studios : celle-là, vous pouvez la placer devant dix hommes différents, vous lui laissez faire son numéro, dehors comme sur un plateau, et plus de la moitié de ces hommes en tombe amoureux. On répète à l’envi que Mizoguchi ne dirigeait pas ses acteurs, on comprend pourquoi. Quand ils étaient bons comme Kinuyo Tanaka, vous n’avez qu’à les mettre devant une caméra, et le simple fait de respirer poussera le spectateur à les regarder.

On peut juste regretter de ne pas avoir plus d’Ayako Wakao. Ou de ne pas avoir un même type de film sur Masumura. Il n’a pas ça dans ses cartons Michel Drucker ?


 

Isuzu Yamada, Michiyo Kogure, Kinuyo Tanaka dans Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô 1975 | Kindai Eiga Kyokai


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La Commune (Paris, 1871), Peter Watkins (2000)

La Commune (Paris, 1871) 

Note : 4 sur 5.

La Commune (Paris, 1871) 

Année : 2000

Réalisation : Peter Watkins

La proposition de départ, celle de mettre en place un dispositif ouvertement distancié et anachronique avec un récit articulé autour de deux médias télévisuels (une télévision d’État nationale basée à Versailles et une autre gérée par les communards), offre pas mal de possibilités pédagogiques, et comme souvent avec des dispositifs suivant les principes de la distanciation, le dispositif permet paradoxalement (et dans certaines limites) de s’identifier plus facilement aux situations rapportées.

Après, curieusement, je dois dire, le résultat, s’il est impressionnant au niveau du rendu avec des acteurs souvent non professionnels, mais à qui le réalisateur a semble-t-il laissé beaucoup de temps pour qu’ils puissent créer un discours et s’approprier leur personnage avec pour conséquence un phrasé parfois improvisé, certes rempli d’anachronisme, mais fluide et sincère, est assez contrasté.

La mise en abîme, quand elle est volontaire, passe encore, seulement, la critique faite à la Commune, qui serait sous chaos permanent avec ses discussions sans fin, finit par devenir la critique qu’on pourrait faire au film. C’est d’ailleurs un moment bien expliqué par une actrice proposant justement un regard étrange sur leur propre travail, à savoir que dès que la caméra se pointait devant eux, le discours prenait toujours le pas sur l’action.

Quoi faire alors d’autre quand on dispose de faibles moyens ? Ce sont les limites d’un documentaire qui fait le pari d’illustrer un sujet en mettant en scène les acteurs d’un événement historique. C’est le choix de la reconstitution fictionnelle (même avec tout son dispositif de distanciation) face à d’autres possibilités : diverses interviews d’historiens évoquant les faits historiques, une voix off omnisciente, extérieures aux faits, collant son récit sur des images figées, des animations ou des objets d’époque filmés dans la nôtre, etc.

On retrouve cette critique méta quand des intervenants viennent à interroger le sens d’un tel média (le leur, la télévision de la Commune) en ne fournissant aux spectateurs que des témoignages. Sur deux ou trois heures, ça fait sans doute sens, mais sur deux fois plus, ça devient un peu lassant et vain, parce que le dispositif finit par éclipser son sujet et parce qu’on se tient finalement toujours trop éloigné du fait historique : la volonté de coller ainsi au plus près à la réalité reconstituée d’un événement, on en vient, sans doute un peu comme les Communards de l’époque, à ne pas savoir ce qui se trame au-delà du quartier, derrière la barricade…

Ce n’est pas toujours les panneaux informatifs qui donneront beaucoup plus d’informations d’ailleurs, surtout quand les anachronismes volontaires se font de plus en plus présents.

Mais soit, c’est une reconstitution, une sorte de happening baroque, un pas de côté fait parmi les nombreux documentaires (académiques) qui peuvent se faire chaque année, pas un documentaire historique. Et les expériences, c’est souvent nécessaire dans l’art, ne serait-ce que pour montrer qu’une proposition ne marche pas. Pour voir traité le sujet de la Commune de manière plus conventionnelle, il faudrait plutôt plus se reporter vers Les Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan (qui n’est pas totalement historique d’ailleurs car, de mémoire, il s’appuie sur un témoignage d’époque).

On peut cependant regretter que la proposition du film, qu’on peut a priori suspecter d’être favorable aux communards, eh bien se révèle en fait extrêmement critique à leur égard ; on aurait pu être en droit d’attendre que soit plus, ou mieux, exposées certaines des expérimentations éphémères et démocratiques de la Commune. Or, à chaque fois qu’une décision est prise, il semblerait qu’elle ne puisse jamais être appliquée à cause du bordel constant. C’est là, quand on se met à douter de la vérité historique de ce que le dispositif nous met sous les yeux, et qu’on aimerait que le documentaire soit moins si baroque et plus historique, objectif.

Et le problème, c’est qu’au lieu d’aller dans ce sens au moment où le dispositif commence à nous épuiser, Watkins fait le choix au contraire d’insister sur le parallèle entre 1871 et 1999. Si on peut remarquer que tous les acteurs militants parlent tous très bien, eh bien d’accord, mais ça en dit surtout pas mal sur leur époque (vingt ans après, c’est amusant de voir des termes comme « mondialisation » ou « internet » apparaître et rarement être mis en rapport, alors que l’un accentuera l’autre, et que le rapport péjoratif de l’un viendra s’appliquer plus à l’autre…), et surtout, moi, ça me perd totalement avec ma volonté de voir un peu mieux la Commune illustrée dans un film. On ne voit jamais le film qu’on voudrait voir.


 

La Commune (Paris, 1871), Peter Watkins 2000 | 13 Productions, La Sept-Arte, Le Musée d’Orsay


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Top films français

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Hôtel Terminus, Marcel Ophüls (1988)

Action vérité et mensonges

Note : 4 sur 5.

Hôtel Terminus

Année : 1988

Réalisation : Marcel Ophüls

Il y a des films documentaires qui se prêtent parfois plus à une forme subjective assumée qu’à d’autres qui se voudraient faussement objective. La technique d’Ophüls, si elle suit une chronologie linéaire en dehors de sa conclusion, mais pas historique, précisément parce qu’il semble s’attacher à décrire (ou insister sur) des faits parfois discutables : l’histoire connaît les conséquences de certains faits, mais selon les témoignages que l’on choisit, selon la raison des uns et des autres ou selon la manière dont ces conséquences seront portées à notre connaissance, alors notre perception de certains de ces faits au milieu de la grande histoire peut se présenter sous des visages contradictoires, et ce sont ces différentes approches interrogeant notre capacité à voir se dessiner l’histoire sans en nier ses parts d’inconnus, de flous, que met en lumière Ophüls, et qui sont fascinantes à voir ainsi mises en scène.

Car Ophüls met en scène et il ne s’en cache pas. Il met en scène comme d’autres chassent. Lui chasse la vérité, le passé, et on le regarde mettre en scène cette difficulté qu’on a tous à faire la part des choses entre ces deux animaux mystiques qui se confondent toujours à nos yeux aveugles : la vérité et le mensonge. À sa manière, on peut dire qu’Ophüls a un petit côté troll ou acteur de son propre film comme le sera plus tard Michael Moore, avec toutes les limites du procédé que cela comporte. Mais quand une femme qu’il enquiquine lui lance qu’il cherche le sensationnalisme, son honnêteté le pousse à le garder au montage, ce qui signifie qu’il est lui-même critique du film qu’il est en train de faire (au moment du montage) et qu’il estime indispensable de nous le montrer. Comme il sera aussi critique parfois avec les victimes de Barbie qu’avec ses « défenseurs » (même si à ce sujet, il manque peut-être justement encore un peu de distance quand il montre des Sud-Américains dire que Barbie était un gentleman ; son montage à ce moment-là est peut-être un peu trop orienté justement vers le sensationnalisme facile plutôt que sur l’absurdité ou le décalage à montrer des personnes ne connaissant qu’une facette du personnage).

Malgré cela, la qualité du film d’Ophüls est d’arriver à soulever une multitude de questions qui font de son film non pas un simple document historique, mais quasiment un document philosophique sur la vérité, le témoignage, la culpabilité, etc. Car en fait tous les épisodes de la vie de Barbie soulèvent des questions : si Ophüls termine son film sur le témoignage de cette femme racontant le jour où elle a été arrêtée avec sa famille avant d’être torturée et envoyée à Auschwitz, c’est que c’est la seule chose de concret et d’émouvant (donc de sensationnel, mais on ne peut y résister…) sur quoi le réalisateur peut se reposer, parce que tout le reste garde une part d’inconnu et repose souvent sur des témoignages et des appréciations personnelles. À ce titre, la première heure du film devient assez fascinante quand il est question du traître qui aurait dénoncé Jean Moulin à la Gestapo… Si les Aubrac, ou d’autres, n’ont aucun doute sur sa culpabilité, et si l’homme en question a toute l’apparence du salaud rongé par la culpabilité, Ophüls n’hésite pas à mettre en scène peut-être ses propres doutes, en tout cas ne pas cacher la difficile question de juger un homme à la fois sans preuve, mais aussi sans cacher les raisons pour lesquelles il aurait pu dénoncer son réseau de résistance (nul ne peut savoir comment il réagira face à la torture, et aucune preuve ne sortira évidemment jamais d’une séance de torture). Même principe, avec les deux collabos que Ophüls met en scène : s’il se montre volontiers assez sarcastique avec eux et ne les épargne pas dans son montage, si tout dans leur discours les accable, et s’ils ont tout des petits collabos qui s’ignorent, ce ne sont pas de simples témoignages qui pourraient nous en donner la certitude ou la preuve…, et son montage sert surtout alors à illustrer une forme de collaboration passive ou couarde qui devait être commune à l’occupation.

Un peu plus tard, Ophüls soulève une autre question délicate, celle, quand on est les vainqueurs, de collaborer avec ceux que l’on sait être des criminels. Dans une société totalitaire où chaque contestation était durement réprimée, quand cette société s’effondre et que le vainqueur doit en remettre sur pied une autre, avec qui peut-il le faire sinon en partie avec ce qui était partie intégrante de cette société ?! Si les criminels de guerre couraient les rues à la fin de la guerre, ils ont la fâcheuse habitude de ne pas se revendiquer comme tels ; difficile alors pour l’occupant d’être assuré de pouvoir faire sans (de là à travailler avec des gens que l’on sait être d’anciens criminels…).

Toute la suite concernant la fuite de Barbie en Amérique du Sud est assez rocambolesque et digne d’un roman d’espionnage, mais encore une fois peut-être le plus intéressant à ce moment-là, c’est la manière dont Ophüls insiste sur le fait qu’un criminel de guerre, en tout cas celui-ci, peut tout à fait avoir l’allure d’un gentleman (s’il faut se méfier des apparences quand il s’agit d’un criminel offrant l’image d’un gentleman, il faudrait tout autant se méfier d’imbéciles ou d’apparents salauds qui offrent l’image idéale qu’on se fait du collaborateur…).

Les dernières minutes de film sont consacrées à l’extradition et au procès de Barbie, avec là encore des questions soulevées essentielles, notamment sur la question du droit. Elles sont parfaitement mises en scène par le cinéaste sans jamais occulter la part relativement subjective de son approche, sans faire l’impasse non plus sur l’arrière du décor (principe de distanciation et de mise en abyme qui permet d’insister sur le fait qu’on est en train de faire un film documentaire en montant précisément les ficelles, ou les difficultés, vous permettant de le faire…). Ainsi, quand certains intervenants lui font comprendre qu’ils refuseraient que Verges apparaisse dans son film, Ophüls ne manque pas à la fois de le mentionner dans son montage et, explicitement, poursuit avec l’avocat de Barbie (l’art du troll, c’est aussi et peut-être surtout de troller ses propres alliés, aucune complaisance, car la complaisance participe à l’aveuglement et à la simplification de l’histoire). Et il faut avouer que Verges, arrivant après plus de trois heures de spectacles (oui, c’en est un, un cirque même, Ophuls ne s’en cache pas, d’ailleurs Verges sonne comme… Lola Montès), eh ben, c’est un peu le clou du spectacle… Parce que si Barbie n’avait alors sans doute plus la force, ou le vice, pour se défendre à ce moment de sa vie (et ce n’était d’ailleurs plus son rôle), quoi de mieux que l’avocat du diable pour assurer sa défense… Dans ses outrances, dans ses probables mensonges, dans son insolence, Verges est un génie, et on ne peut pas nier que le voir défendre un criminel au lourd passé a quelque chose de fascinant. Il ne serait d’ailleurs pas la seule personnalité du film à poser problème en ne voyant que des certitudes partout : certaines d’entre elles, plus de trente ans après sont encore vivantes et au centre régulièrement de diverses polémiques. On comprend mieux après tout ce bazar pourquoi Ophüls se trouve presque obligé d’en revenir à l’histoire de cette petite fille juive racontant des années après le geste vain, courageux et digne de sa voisine tentant de l’extirper des mains de la Gestapo… La beauté, ou le courage furtif, d’un geste raconté par celle à qui il était adressé, c’est peut-être la seule chose qu’on pourrait difficilement remettre en doute. Car ce n’est plus la vérité ou le mensonge de ce qui reste un témoignage qu’on retient ici, mais le souvenir lui bien réel (et sa seule évocation émue) d’une tentative de la sauver elle. Le geste n’aura sans doute pas été vain dans l’esprit de celle qui échappera à la mort, et au milieu de toutes ces suspicions, de cette tentation, de voir des couards et des volets qui se ferment partout, ce souvenir qui tranche avec le reste sonne comme une dernière note d’espoir. Le pire n’est peut-être pas toujours inéluctable.


Hôtel Terminus, Marcel Ophüls 1988 | The Memory Pictures Company


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The 13th, Ava DuVernay (2016)

The 13th

Note : 3 sur 5.

(The) 13th

Année : 2016

Réalisation : Ava DuVernay

Avec : Melina Abdullah, Michelle Alexander, Cory Booker

Le mouvement Black Lives Matter a probablement poussé Netflix à rendre son documentaire plus accessible, et c’est ainsi que je l’ai vu sur YouTube.

On se rappellera que Ava DuVernay avait déjà réalisé l’insipide Selma. L’art d’enfoncer les portes ouvertes. Le fond, quand il est strictement historique, est intéressant ; mais la mise en scène, tout l’emballage, c’est digne d’un doc Thema Arte, et ce n’est pas un compliment.

Des intervenants assis devant la caméra et dans un studio bien pensé à l’avance ; un discours charcuté et remonté avec des animations qui sont appréciables quand elles sont utilisées sur une chaîne YouTube avec un matériel éducatif, mais qui dans un documentaire de meilleur standing ne fait que surligner le propos et qui par conséquent n’a pas besoin d’un tel habillage ludique.

Le montage de bribes de discours permet aussi la manipulation pour les faire intégrer dans un discours plus général, celui de la réalisatrice. Ça me poserait aucun problème dans un documentaire sur l’architecture d’Arte, mais sur un sujet historique encore brûlant, très politique, ce sont des méthodes qui, au choix, enfoncent les portes ou manipulent l’histoire. Et le problème, c’est que quand on ne sait pas grand-chose de cette histoire, il peut être difficile de faire la part des choses entre les évidences lourdes et les suspicions d’arrangement avec l’histoire. Ce n’est pas parce que la cause est juste, qu’on peut tout se permettre.

Il est bien là le problème, la distance avec le sujet. La cause est juste, mais je m’interroge sur la pertinence qu’une réalisatrice puisse utiliser ce médium pour mettre en scène une cause qui lui tient à cœur. Je pense que c’est même quand on rejette toute idée d’injustice, et donc en particulier celle des Noirs américains dont il est question ici, qu’il faut être exigeant avec la manière de mettre en scène ces causes.

À la limite, j’avais trouvé plus intéressant, plus informatif, et avec pourtant un habillage tout aussi insupportable et daté, un documentaire de ABC (l’avantage au moins de suivre un point de vue qui est assumé et discuté par une rédaction, pas celui d’un réalisateur ; je suis toujours aussi peu persuadé que l’approche auteuriste des documentaires, plus européenne, et pas toujours pour le meilleur, soit pertinente outre-Atlantique) sur un des épisodes relatés ici en quelques secondes, le viol d’une joggeuse à Central Park, et qui avait valu plusieurs années d’incarcération à des jeunes Noirs innocents. On était dans du journalisme spectacle, mais du journalisme, donc du factuel. Le fait d’être d’accord avec une cause n’interdit pas d’être exigeant.


The 13th, Ava DuVernay 2016 13th | Forward Movement, Kandoo Films, Netflix 

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L’argent, comment le métal blanc a façonné le monde, Michael Burke, Graeme Hart (2018)

Note : 4 sur 5.

L’argent, comment le métal blanc a façonné le monde

Titre original : Empires of Silver

Année : 2018

Réalisation : Michael Burke, Graeme Hart

Documentaire de télévision en trois parties diffusé sur Arte. Les reconstitutions ne sont pas toujours les bienvenues, mais les informations historiques apportées sont d’excellente qualité. Pour résumer et pour mémoire :

— Du XVᵉ au XVIIᵉ siècle : la Chine est le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Pour prélever l’impôt, un empereur décide de passer par le métal blanc qui en fait le plus grand consommateur du monde. La Chine est autosuffisante en tout, exportant de nombreux de ses produits en Occident (déjà), et important peu… sauf l’argent. Pour assurer le paiement des impôts, les Chinois se mettent donc à importer en masse ce métal, produit en Amérique du Sud dans les colonies espagnoles. Ceci fera la richesse de l’empire espagnol, qui, en retour pourra se mesurer aux grandes puissantes de l’Europe de la Renaissance. Au début de cette mondialisation, c’est bien la Chine le pays le plus puissant du monde (l’Empire du milieu, alors que les nations européennes basent leur richesse sur leurs colonies et n’ont pas accès au marché intérieur chinois).

— Au XVIIIᵉ et XIXᵉ siècle : la dépendance (entre autres) de la Chine à l’argent a provoqué l’effondrement de la dynastie Ming (milieu du XVIIᵉ siècle) et la dynastie qui suit, les Qing, referme un peu plus l’accès au territoire chinois aux étrangers. Le XVIIIᵉ est prospère, mais les ennuis commencent quand en 1793, la Grande-Bretagne envoie un émissaire pour réclamer une ambassade permanente et l’ouverture des frontières (contrairement à l’Espagne avant elle, l’Empire britannique ne dispose pas de grandes ressources en argent). Fin de non-recevoir de l’Empereur, seulement arrive très vite la révolution industrielle et les marchands (à travers surtout la Compagnie des Indes Orientales) vont bientôt avoir les moyens militaires de faire pression sur le pouvoir chinois qui ne voit rien venir. En effet, les Occidentaux, qui tentent depuis des siècles de trouver un produit susceptible de s’introduire sur le marché chinois, trouvent au début du XIXᵉ siècle ce qu’ils cherchaient depuis longtemps : l’opium. Produit dans leurs colonies en Inde, les trafiquants britanniques inondent la Chine d’opium en toute illégalité. La crise sanitaire est telle en Chine que l’Empereur charge un de ses fidèles de saisir et de détruire une grande quantité d’opium et envoie une note à la reine Victoria lui demandant d’intervenir pour faire cesser les trafiquants de drogue. La réponse de la Reine : elle envoie l’armée, et c’est le début de la Première Guerre de l’opium… Tu le sens, là, l’impérialisme occidental ? On fait la guerre parce que la Chine refuse l’ouverture de son territoire, mais en fait, c’est parce que les Britanniques ne peuvent pas y écouler leur drogue comme ils le voudraient. L’Empire britannique s’est construit en partie sur le trafic de drogue, et donc des guerres pour en assurer le trafic. Joli… Grâce à la supériorité technologique des Britanniques sur les Chinois, ces derniers sont vaincus et selon le traité de Nankin (un précédent au traité de Versailles dans le genre humiliation) doivent céder l’ouverture de leur territoire aux étrangers, l’île de Hong-Kong et une première salve d’indemnités (tu perds une guerre que tu n’as pas déclenchée, tu paies, logique). L’ancienne grande puissance étant désormais affaiblie, les rapaces commencent à venir la dépecer en multipliant les agressions sur son territoire et réclamant toujours plus à la Chine : les Français s’y mettent, mais aussi les Américains (alors que leur développement avait été assuré par les importants capitaux chinois — déjà) et même les Japonais, déshonneur suprême, qui ont profité plus tôt que les Chinois de leur ouverture au monde (et donc à la technologie). Voilà comment une Chine en ruine entame le XXᵉ siècle, précipitant la chute de son empire… Merci qui ?


L’argent, comment le métal blanc a façonné le monde, Michael Burke, Graeme Hart (2018) | Matchlight, Arte

Ni juge, ni soumise, Yves Hinant, Jean Libon (2017)

Note : 2 sur 5.

Ni juge, ni soumise

Année : 2017

Réalisation : Yves Hinant, Jean Libon

Méthode de documentaire à la Strip-tease offrant un regard distant, sans commentaire ou parti pris avec son sujet. C’est plutôt louable, mais à la fois aussi la seule qualité du film et celle qu’on pourrait justement attendre d’un juge dans l’exercice de sa fonction. Le problème est bien là. Le personnage dépeint dans le film est insupportable et questionne même la déontologie de sa profession : qu’est-ce qu’un juge ? Est-ce qu’un con, exprimant la grandeur de sa connerie dans le cadre d’une profession où il est amené à exercer de lourdes responsabilités sur le devenir des autres, a-t-il le droit ainsi de manquer de respect à tous, voire à s’émanciper des lois qu’il est censé faire respecter ?

Je ne connais pas les usages judiciaires en Belgique, pas beaucoup plus en France, et ne sais par conséquent pas jusqu’à quel degré de libertés les juges d’instruction peuvent s’autoriser dans leur exercice du pouvoir. En revanche, sur la seule question éthique, pas besoin d’être expert pour comprendre que ces méthodes sont révoltantes. Tout dans ce personnage en fait, il y a le contraire de ce qu’on pourrait être en droit de demander et d’attendre d’un juge : partialité permanente, insolence envers certains prévenus (presque toujours des hommes issus de l’immigration) et empathie envers d’autres (quand ce sont des femmes, même pour une femme s’expliquant sur son infanticide), abus d’autorité (dont elle peut même s’amuser comme quand elle demande, hilare, à un policier de jouer de la sirène pour éviter les bouchons), non-respect de la parole des prévenus (elle leur coupe la parole, les menace, s’autorise des commentaires déplacés, refuse aux avocats de s’exprimer…) et même racisme.

On fait passer ça pour de l’excentricité, ça ne me poserait pas de problème si cette excentricité s’exprimait en respect avec la bonne pratique de son travail. Voilà une belle illustration malheureusement de l’idée qu’une partie des maux de la société est issue du mépris d’une certaine partie de la population pour une autre, toujours prête à lui savonner la planche pour que surtout elle ne dispose pas des mêmes droits qu’elle. Comme l’impression de voir la justice d’un autre siècle avec laquelle le pauvre est par nature coupable de sa misère, non pas seulement des actes qui lui seraient reprochés, mais aussi encore plus de sa condition misérable à laquelle on lui refuserait le droit ou la possibilité de s’extirper. Croit-on qu’un homme, coupable ou innocent, ainsi (pré)jugé pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait, sortira de cette expérience judiciaire en faisant profil bas et en suivant le droit chemin ? Je n’y crois pas une seconde. Un homme à qui on dit qu’il est non seulement coupable de ses actes, mais aussi, par nature, de sa condition, retournera au monde avec une nouvelle obsession, celle de se venger de ceux qui l’ont (sur)jugé. Un type lui jure qu’il ira se battre en Syrie pour avoir été traité, et sans qu’on daigne l’écouter, comme un coupable et non comme un être humain : qu’une telle menace soit ou non suivie d’une quelconque radicalisation, c’est déjà le signe que la justice va de travers et qu’au lieu d’aider les hommes à se grandir, elle ne soit au contraire que l’outil d’une partie de ceux-ci servant à dénigrer et à rabaisser une autre qui est déjà à genoux. Qu’est-ce que Victor Hugo disait déjà, cité dans le film de Ladj Ly, au sujet des bonnes, des mauvaises herbes et des cultivateurs ?…

Ni juge, ni soumise, Yves Hinant, Jean Libon (2017) | Le Bureau, Artémis Productions, France 3 Cinéma



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Scénario du film Passion, Jean-Luc Godard (1983)

Scénario du film ‘Passion’

Note : 3.5 sur 5.

Scénario du film ‘Passion’

Année : 1983

Réalisation : Jean-Luc Godard

Godard aurait mieux fait toute sa carrière de “montrer” ses scénarios plutôt que de les tourner. Cette sorte de making-of d’un film raté se révèle bien plus intéressante que le film même.

Comme souvent, Godard est bien meilleur personnage/acteur que réalisateur/monteur d’images qui s’intéresse assez peu à l’histoire et qui n’aime rien de mieux que de perdre son public, s’il ne se perd lui-même. Il parle de métaphores d’ailleurs quand je parle d’aphorismes filmiques, et toute mon incompréhension de son cinéma se situe dans cette différence : j’adore l’écouter parler, parce que c’est un poète qui dit souvent n’importe quoi, mais ce n’importe quoi révèle une recherche constante d’un idéal. Et l’artiste qui cherche, ça me fascine. Il cherche comme Picasso cherche, et rate, dans le film de Clouzot ; et un artiste qui rate, là aussi, c’est beau.

Le problème, c’est que traduire ses mots en aphorismes d’images, ça complique déjà la chose, parce que le télescopage des idées est moins évident ; alors quand il dit lui-même, comme pour me répondre, qu’il use de métaphores, ça explique en quoi je suis si hermétique à son approche.

D’ailleurs, tout dans sa méthode de travail avec les acteurs, son sujet, son histoire me rebute. Il n’y a que la technique où il apporte quelque chose, au montage surtout. Mais c’est un peu comme écouter de la poésie russe sans rien y comprendre, ou de la philosophie allemande. Quoi que, je prête bien plus à la philosophie allemande une capacité à dire quelque chose de juste sur le monde, alors que Godard, c’est Godard qui n’est séduisant à voir que dans ses recherches permanentes et vaines.


 
Scénario du film ‘Passion’, Jean-Luc Godard 1983 | JLG Films, TransVidéo, Télévision Suisse-Romande

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Notre nazi, Robert Kramer (1984)

Note : 3 sur 5.

Notre nazi

Année : 1984

Réalisation : Robert Kramer

Notre nazi est de ces films dont il est impossible de dire s’ils nous ont plus ou non et qui pour autant sont loin de nous laisser indifférents. Plus qu’une expérience cinématographique, sa vision en devient presque un acte historique, intellectuel, politique… avorté. On voudrait y chercher un sens, force est de constater qu’il n’y en a aucun. Son réalisateur, embarqué par un autre pour suivre le tournage de son film (sorte de making-of avant l’heure), n’est que le témoin d’un événement étrange, fou, un acte de réalisation un peu dingue derrière lequel se cachent d’étranges objectifs. Même si tout cela est bien rendu par le montage, si Robert Kramer se cache généralement assez bien derrière son sujet, il n’en reste pas moins que ce dont il est le témoin, retransmis, on peut le croire, assez fidèlement à ce qu’il a pu voir, plus que du cinéma documentaire, c’est du reportage ou une chronique d’un de ces moments rares où plus rien n’a de sens, où tout semble partir en sucette et où personne ne contrôle plus rien. Robert Kramer n’avait sans doute aucune idée de ce dans quoi il mettait les pieds, on peut donc difficilement chercher dans son film une quelconque intentionnalité de cinéaste. Ce qu’on y voit, c’est ce qu’on juge, ou essaie de juger, pas le film même. L’événement dépasse le film et son réalisateur. Ses réalisateurs. Et peut-être aussi beaucoup ses spectateurs.

Pour comprendre le niveau de surréalisme et de malaise atteint par le film, il me faut évoquer ce qui s’y joue. Le langage, avec sa distance, est probablement plus apte à en faire ressortir l’absurdité…

Un cinéaste sans nom, ou presque, Thomas Harlan, s’apprête à réaliser un film dans lequel on apprend vaguement qu’une sorte de retournement de l’histoire y est proposé, car un petit groupe de militants y séquestrerait un ancien nazi pour l’interroger sur ses crimes… Or, et c’est le premier faux pas du film (filmé) qui entraînera tous les autres, le rôle joué par le nazi est précisément joué, et en connaissance de cause parce qu’il a été précisément été choisi pour ça, par un criminel de guerre nazi, reconnu comme tel par un tribunal, ayant passé des années en prison, et relâché pour cause de maladie (ce n’est plus qu’un vieil homme inspirant parfois la sympathie avec ses « bonnes manières » comme dira Harlan, et il a toute sa tête — du moins, on voudrait le penser, la suite permet de penser qu’il est sans doute presque autant fêlé que celui qui l’a appelé pour réaliser son film). En vue de ce magnifique projet autonauséabond, Harlan convoque son homologue américain, Robert Kramer (surtout connu pour le film qu’il tournera plus tard, Route One USA) pour produire un film sur son film, dans son film, sur le plateau… Quand un projet n’est pas simple, il a raison, autant se compliquer encore plus la tâche.

Si Thomas Harlan est un inconnu aux yeux de l’histoire du cinéma, son nom ne l’est pas tout à fait, puisque c’est celui du réalisateur du film de propagande nazie le plus connu : Le Juif Suss. Thomas Harlan est le fils de Veit Harlan. Cigarette à la main, intellectuel investi et volubile, Harlan explique face caméra la différence entre un criminel de guerre comme Filbert (le vieux SS, acteur principal de son film) qui a toujours cherché à minimiser ses crimes, et son père, fort sympathique selon lui (ce qui est presque un crime à ses yeux dans les circonstances de l’époque… — bonjour Docteur Freud), ayant réalisé ses films durant la guerre en parfait ingénu, et relaxé après-guerre par les tribunaux chargés de juger de son niveau de responsabilité, dirigés selon lui, même, par un ancien criminel de guerre… On a un peu comme l’impression de voir un petit enfant ayant souffert du sort de son père (tout à la fois justifié à ses yeux et injuste : il a souffert de toute évidence de savoir qui a été son père, mais bien plus encore semble-t-il que ce même père semblait n’avoir aucun remords de ce passé…, la schizophrénie n’est pas loin) et qui chercherait en vain à pointer du doigt un « vrai méchant » pour le livrer aux chiens de la bien-pensance d’une Allemagne honteuse de son passé.

Le tournage commence. Le montage de Kramer est un peu agaçant à se focaliser surtout sur la forme au détriment de son sujet : on comprend mal l’objet du tournage, parfois les situations sont confuses, il capture et rend des déclarations qui, sorties de leur contexte, n’ont pas beaucoup de sens, ou qui au contraire, en prennent peut-être un peu trop. Ça part ainsi dans tous les sens, et autant le cinéaste qu’on voit filmer que celui témoin du tournage de l’autre, aucun ne semble savoir ce qu’il fait. L’improvisation semble permanente. On interroge les techniciens, leur malaise parfois, ou au contraire la sympathie non feinte qu’ils peuvent avoir pour le vieil homme. Kramer filme Filbert quand Harlan filme Filbert, si bien qu’on a du mal à savoir ce qui tient parfois de la répétition et du film (de Harlan — qu’il serait par conséquent intéressant de voir pour se faire une idée…, puisqu’il existe). Les répliques semblent n’avoir souvent aucun sens. Harlan fait dire n’importe quoi à son acteur SS qui se laisse manipuler sans peine. Filbert se casse la gueule et manque de se fracasser la tête contre une table, se relève penaud sans rien dire, des membres de l’équipe courent à son aide, Harlan fulmine, et on continue le tournage comme si de rien était… À ce moment, on est nous-mêmes en tant que spectateurs, partagés entre ce qu’on sait de ce vieux bonhomme, de ses crimes reconnus, de sa peine purgée, et de son air hagard, encore lucide, mais qui manifestement cherche à garder un semblant de dignité face à une équipe de tournage ne sachant pas bien comment le prendre… On guette un peu le moment où, face à une déclaration, on pourra enfin le haïr, juger. On reste aux aguets en prenant soin de ne pas se laisser prendre par son air de chien battu, son absence totale de haine ou de mépris à l’égard de ceux qui connaissent ses crimes…

Et puis Harlan a une idée. Kramer le film en possession de documents que le fils de l’ancien réalisateur du régime nazi présente comme des preuves de nouveaux crimes commandités par l’ancien SS et acteur de son film, et pour lesquels il n’aurait pas été jugé. Malaise. Où est la limite entre la fiction, la réalité et un tribunal improvisé… ? Harlan garde tout ça sous le coude et prépare sa revanche, son coup de théâtre foireux, sans en dire ou en montrer beaucoup plus encore à ce moment à Kramer qui continue de filmer le tournage innocemment.

Un peu ignorant et mal à l’aise avec l’opinion qu’ont de lui les techniciens présents sur le plateau, Filbert se rapproche de cet autre curieux personnage qui filme en même temps que l’autre, et qui, sans doute à ce moment, un peu en délicatesse avec son réalisateur, cherche un peu d’appui ou de réconfort, auprès d’un autre. La réponse de Kramer alors, pleine d’innocence toujours, belle et naïve comme celle que pourrait avoir un lycéen dans cette position, mais peut-être aussi la seule possible, la plus saine, la plus « étrangement logique » au milieu de ce qui ne peut l’être : « Je pense que vous êtes un dangereux criminel. Vous avez été jugé pour vos crimes. Je n’ai aucun respect pour vous. Mais c’est vrai, en même temps, vous êtes vieux et vous me faites un peu de peine. » (Je paraphrase.) La logique schizophrène du « en même temps », déjà. Le vieux bonhomme, qui attendait de toute évidence une consolation aux interrogatoires qu’on lui faisait subir dans la fiction et en coulisses depuis le début du tournage, remercie outré le cinéaste pour son honnêteté et se barre. « Vous me reprochez des crimes qu’on m’a obligé de faire ! » Malaise.

La suite n’est pas moins édifiante. Alors que Harlan tente de sortir les vers du nez de son officier SS mélangeant outrageusement le réel et la fiction, celui-ci se laisse aller à quelques confidences lui arrachant quelques larmes. Personne n’y comprend rien : rappelons que le tournage s’effectue en langue allemande, que l’acteur (sa jeune interprète) et le réalisateur parlent allemand, le reste de l’équipe est français sans parler un mot d’allemand, et le cinéaste chargé de réaliser le film sur le film est Américain francophone. La confusion est totale sur le plateau, et Kramer (réalisant un film en vidéo en français, puisque les inscriptions sont en français) pousse la confusion jusqu’à ne jamais traduire les nombreux passages en allemand par la suite (la Cinémathèque a eu la bonne idée, elle, de nous sous-titrer le tout en anglais pour au moins disposer de ces traductions, mais en travestissant « l’œuvre » de Kramer, en quelque sorte, volontairement plus confuse). Un petit comité se forme alors, et le cinéaste, fils du bon élève Harlan, fait la leçon à son équipe en leur expliquant la situation : selon lui, et ils ne devraient pas s’y tromper, les larmes de ce criminel, si elles ne sont pas feintes, ne sont aucunement la conséquence de tardifs remords pour les crimes commis par un officier SS, mais les pitoyables larmes d’un homme regrettant que les maladresses politiques de son frère lui aient interdit toute promotion dans le régime nazi. Merci professeur pour ces explications, mais même avec la traduction, et tel que c’est monté par Kramer, on peut douter de cette interprétation. Et quand bien même ce vieillard pleurerait sur son sort passé, les petits commentaires putrides qui viennent à sa suite sont du plus mauvais effet. L’ostracisme froidement délibéré, bêtement complotiste qu’on adresse à un plus faible que soi et qu’on accuse des vétilles pour expliquer les maux de la terre, ça commence comme ça. Un criminel de guerre pleure l’arrêt brutal de sa carrière, la mort de son frère, l’ostracisme très relatif de ses proches dans les hautes sphères du nazisme… La belle affaire. Il a déjà été reconnu par un tribunal que c’était un fils de pute, s’émouvoir de telles futilités laisse assez songeur sur le sens des priorités de ceux, coupables, d’un tel débinage. Agir en connard envers un autre connard ne te rend pas meilleur que lui. Tu lui apportes même malgré toi un peu de légitimité : entre connards, le criminel sera toujours le plus fort. Il faut donc laisser les criminels à leur place et éviter de chercher à leur tailler un costard, c’est à la société de le faire, pas aux petits tribunaux improvisés sur des plateaux de cinéma…

Arrive le clou du spectacle, la petite manigance fomenté par Harlan pour agiter de moisi ce qu’il y a encore de vivant dans ce bocal au formol. Harlan sort son papier qu’il présente comme une preuve devant l’ancien officier SS de crimes pour lesquels il n’aurait pas été jugé. Filbert fait ce que tout criminel de guerre fait dans cette situation (ou plutôt face à un vrai tribunal) : il nie. Seulement, ce n’est pas tout, loin de vouloir seulement mettre Filbert face à ses responsabilités en lui présentant des documents comme des preuves de ses crimes, Harlan lui impose en plus la confrontation avec deux hommes supposés survivants d’un de ses massacres. C’en est trop pour l’ancien SS, il cherche à quitter le plateau, mais le réalisateur l’en empêche, pointe sur lui sa caméra (Kramer en fait autant), s’ensuit une bousculade qui frise le harcèlement et le lynchage. On déplume Filbert de sa perruque, il se retrouve à moitié nu, et on l’abreuve de questions qui n’ont évidemment plus aucun rapport avec du cinéma. Cut. Kramer nous raconte, un poil cynique, la suite : le tournage a continué, et le film a pu se faire, l’acteur dira même par la suite que ce film aura été indéniablement le plus grand événement de sa vie…

Surréaliste.


 


 

 

 

 

 

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Das Stahltier, Willy Zielke (1935)

Note : 3 sur 5.

L’Animal d’acier

Titre original : Das Stahltier

Année : 1935

Réalisation : Willy Zielke

Objet filmique étrange semblant parfois un peu perdu au temps du muet avec une certaine fétichisation des bécanes à vapeur.

On croit voir lors des scènes dramatisées contemporaines un réalisateur de documentaire s’essayer à la fiction et se trouver complètement perdu face aux acteurs. Pourtant, le sujet est sympathique : un ingénieur rendant visite à des cheminots, et qui, sympathisant, leur raconte les différentes étapes de l’évolution des machines à vapeur jusqu’à celles sur lesquelles ils travaillent tous aujourd’hui. L’ingénieur, d’abord un peu gauche, ne semblant pas être à sa place dans ce monde d’ouvriers, renverse… la vapeur, et devient maître à bord, avec une seule volonté pour lui : partager sa passion pour l’histoire de ces vieilles bécanes avec ceux qui en sont les plus directs héritiers.

Ces séquences joliment fraternelles entre des personnages de différentes classes sociales jurent sans doute un peu avec ce qu’on attendait alors sous le régime propagandiste nazi. Pourtant, si le film a été interdit, c’est pour une autre raison : dans ses flashbacks historiques, les inventeurs et l’industrie d’outre-manche étaient un peu trop glorifiés… Ben, ouais, en même temps, la révolution industrielle, le train vapeur, tout ça a bien pris forme d’abord là-bas, pas en Allemagne…

Le plus étrange peut-être, c’est que tout d’un coup, lors de ces séquences de fiction documentée digne des pires soirées d’Arte, le film trouve un souffle nouveau, comme si les décors et les costumes aidaient à donner une forme réaliste, naturelle, à ce qui en manquait dans un univers commun et contemporain. Les reconstitutions sont épatantes, surtout, et rien que pour ça, ce serait peut-être un film à montrer à l’école et à tous les amoureux… de trains électriques (dans la salle y a dû en avoir un qui a dû filmer l’écran avec son smartphone pendant bien le tiers du film…).

Une vraie petite curiosité… historique et documentaire, plus que réellement cinématographique.


 

 


 

 

 

 

 

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