Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima (1962)

Le nœud coulant

Note : 3 sur 5.

Le Temple des oies sauvages

Titre original : Gan no tera / 雁の寺

Année : 1962

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Ayako Wakao, Masao Mishima, Kuniichi Takami, Isao Kimura

Ce serait intéressant de voir une autre adaptation de ce qui semble être le roman le plus notable de l’auteur du Détroit de la faim (adapté par Tomu Uchida), d’Orine la proscrite et des Poupées de bambou Echizen (adapté avec plus de succès dès l’année suivante et avec la même Ayako Wakao par Kôzaburô Yoshimura), parce que malgré une photographie magnifique et une interprétation impeccable, le récit me semble curieusement construit dans cette adaptation. Ça commence dès le prologue avec une séquence hors de rythme qui lance à mon sens assez mal les enjeux du film : le ton est très naturaliste, Kawashima ne semble pas savoir où il va et quoi montrer. Quelques notes de musique du générique annoncent la tonalité tragique du film, mais les séquences suivantes (malgré la mort du peintre) continuent d’échouer à sortir de ce rythme étrange et de cette absence de perspective.

Je suppose que le roman donne autant d’importance au moine, à sa maîtresse et à l’apprenti, voire à ces deux derniers. Le problème, c’est qu’ici, l’apprenti est sans doute un peu trop mis sur la touche : traité d’abord comme un rôle secondaire, il prend peu à peu plus de place jusqu’à devenir central sans pour autant interagir comme il devrait avec la maîtresse (il fuit). Aucune connivence réelle ne se crée entre ces deux « prisonniers du temple » : un type de rapports pourtant nécessaire pour qu’une opposition (claire pour le spectateur ; larvée entre les personnages) puisse se faire, car l’un d’eux (le moine) ignore la relation qui se tisse entre les deux autres. Le secret et l’interdit devraient vite devenir les moteurs de l’intrigue. Au lieu de ça, le récit multiplie les séquences alternées sans donner un poids assez fort à ce qui devrait les opposer : le nœud coulant de l’intrigue aurait tendance à se relâcher plutôt qu’à se resserrer autour (du cou) des personnages. Le sujet est pourtant en or, pas loin de ceux qu’interprète Ayako Wakao à l’époque sous la direction de Masumura. Mais la tension ne monte jamais. Au lieu de montrer la tension frontalement dans des séquences où les personnages se mettent en danger, au lieu d’exposer les conflits qui les animent ou au contraire les liens qui les attirent, au lieu de créer une affinité bien plus tendancieuse et problématique qu’elle ne l’est ici (en jouant sur la confusion : elle a pitié de lui, se montre presque maternelle, et lui interprète mal les signes d’affection qu’elle lui donne), le récit relate au contraire des événements sans donner l’impression d’en saisir la portée tragique.

Rien dans la mise en scène et dans le rythme du film ne concourt non plus à mettre en relief l’évolution psychologique des personnages ou à insister sur les enjeux personnels de chacun avant d’entrer en conflit et devenir ainsi le moteur de leurs actions (et de leurs fautes). Avant la tournure criminelle du récit, aucun plan rapproché, aucun ralentissement de l’action utile à insister sur un détail, une incertitude psychologique, aucune expression ne venant jouer le contrepoint des séquences naturalistes, aucune musique d’accompagnement pour guider le spectateur dans sa compréhension des conflits sous-jacents. D’ailleurs, si la musique avait été présente au tout début pour donner le ton, elle n’apparaît par la suite que timidement pour installer une ambiance avec trois notes de violoncelle (la pesanteur des silences nocturnes n’arrive pas plus à faire monter la tension). Ce n’est qu’à la fin que la musique se fait légèrement plus tragique et lyrique.

J’ai le souvenir à l’époque, par exemple, des séquences bien plus convaincantes pour exposer des enjeux communs mais sources aussi de conflits internes dans Une femme confesse entre le personnage de Ayako Wakao et l’étudiant. Ce n’est pas le tout de choisir l’actrice parfaite pour le rôle ; encore faut-il lui trouver un partenaire qui fasse le poids et qui soit mis en valeur par le récit et la mise en scène. Ici, c’est comme si le film avait presque honte de voir l’apprenti manger un peu trop la pellicule au détriment de la maîtresse. Ce n’est pas servir l’intrigue que de saboter son principal moteur : l’apprenti. Et ce n’est pas le meilleur moyen non plus de mettre en valeur une actrice comme Ayako Wakao en lui choisissant des acteurs transparents ou en limitant la portée des séquences devant servir à illustrer une relation forte (le récit préfère multiplier les séquences compassionnelles entre les deux personnages plutôt qu’entrer rapidement dans le dur : par exemple, la nuit où la maîtresse le rejoint dans sa chambre, rien en réalité ne se passe, c’est traité comme un non-événement alors que ça devrait être le point de bascule du film). Dans Une femme confesse, Ayako Wakao était opposée à l’acteur des Baisers, Hiroshi Kawaguchi… Les Baisers et ce Temple des oies sauvages ayant été écrit et adapté par le même scénariste, Kazuo Funahashi, il aurait été bien inspiré de souffler le nom de l’acteur à la production (on se console comme on peut).

À la manière des idiots qu’il ne faut pas faire jouer par des idiots, on ne choisit pas un acteur quelconque pour jouer un personnage censé être un peu trop idiot et serviable : pour cet apprenti, il fallait un jeune premier, peut-être avec un physique ingrat, jeune, mais il fallait surtout lui faire confiance en le mettant très vite au centre de l’intrigue en le montrant moins résigné et au centre des attentions (maternelles) de la maîtresse. Difficile de jouer les personnages de victime qui se révoltent sur le tard — et manifestement, difficile de trouver l’angle pour les aborder au cinéma. Le récit préfère insister sur sa science de l’évitement (école buissonnière, refus de s’opposer au moine, fuite face aux avances de la maîtresse), seulement, c’est souvent répétitif et rarement bien cinématographique. Je n’ai pas lu le roman, mais probable que l’intérêt de celui-ci réside dans la description du trouble de l’apprenti : plus que sur l’évitement, il aurait été plus judicieux d’insister sur la pression psychologique et sur les refoulements divers à l’origine de son basculement vers le crime. La perversion du moine, elle est évidente mais évolue peu, et puisque sa maîtresse a besoin de cette relation pour survivre, le conflit à exposer n’est pas là : la perversion au cœur du récit, c’était bien celle de l’apprenti (voyeurisme, jalousie, frustration sexuelle, vengeance criminelle, etc.). Le principe d’un film, c’est de mettre en valeur une histoire à laquelle on croit, pas d’en saborder certains aspects parce qu’on les trouverait peu convaincants. Le rôle de la mise en scène (et d’une adaptation), il est bien de mettre en évidence ces enjeux. Et à mon sens, elle se trompe ici en mettant ainsi bien trop souvent au premier plan la maîtresse auprès du moine, au lieu de la montrer auprès de l’apprenti. Le « second rôle », on devrait même tout de suite l’identifier comme étant celui du moine. Par exemple, dans mon souvenir, on a un peu ce même type de relation triangulaire au profit d’abord des amants dans un film comme Le Sorgho rouge.

Possible que Kawashima ait été un peu frileux à jouer tout de suite sur la relation trouble entre la maîtresse et l’apprenti : un Imamura ou un Oshima auraient sans doute beaucoup mieux identifié les enjeux malsains et possiblement criminels de cette relation. Pas assez vicieux ou pas assez l’esprit mal tourné le Kawashima. (Heureusement, Masumura, saura, lui, enfoncer le clou en ayant parfaitement identifié le potentiel d’Ayako Wakao dans ce type d’emploi de femme convoitée mais fatale après Une femme confesse — un emploi que l’actrice avait déjà bien tenu dans La Rue de la honte.)

Seules consolations : le noir et blanc, les décors et la composition magnifique des plans. Hiroshi Murai est le directeur de la photographie notamment du Faux Étudiant, du Sabre du mal, de Samouraï ou des Femmes naissent deux fois… Une constante dans la composition de plans de haut niveau.


Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima 1962 Gan no tera | Daiei


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Un raisin au soleil, Daniel Petrie (1961)

L’argent du vieux

Note : 3 sur 5.

Un raisin au soleil

Titre original : A Raisin in the Sun

Année : 1961

Réalisation : Daniel Petrie

Avec : Sidney Poitier, Claudia McNeil, Ruby Dee, Diana Sands

Une mère noire américaine souhaiterait profiter de l’argent gagné avec l’assurance vie de son mari pour s’installer avec ses grands et petits enfants dans un quartier typique de la classe américaine… blanche. Le rêve américain du petit pavillon en banlieue. Problème, son aîné souhaiterait plutôt utiliser l’argent pour monter son entreprise avec quelques « potes ». Quelques tensions familiales sur la ligne…

Assez peu convaincant. Mal vieilli surtout. En un sens, on pourrait se féliciter de voir au cinéma des Noirs américains de la classe populaire chercher à se sortir de leur petit appartement ; dans l’autre, le film est rempli des petits détails qui affirment tellement une identité, pour le coup, parfaitement américaine (et pas forcément enviable) qu’on peine à s’autoriser une plus grande sympathie pour cette famille en quête d’un monde meilleur.

Parmi ces thèmes omniprésents qui font le American way of life : la place prédominante du rôle de l’argent dans la réussite ou la conception de la réussite d’une personne et a fortiori dans la perception pour toute une famille de la classe sociale à laquelle elle appartient (d’un côté, on peut supposer qu’un tel film ait pu donner envie à des Noirs de s’insérer dans des quartiers blancs de la classe moyenne, supposer encore que cela ait pu arriver à cette époque dans cette région de l’Amérique, et cela jusqu’à aujourd’hui où plus personne ne s’étonnerait d’un tel mélange racial, mais justement, ça ne peut que renforcer toujours l’idée que la dernière barrière généralement admise en Amérique reste celle de la différence sociale) ; la place encore de la religion dans une famille qui se veut respectable (c’est habituel dans le cinéma américain, en particulier dans un cinéma où pour valoriser des « bons Noirs » on les présente comme de bons serviteurs de Dieu, sauf qu’ici, on a même droit à un sermon particulièrement violent et stupide de la mère à l’encontre de sa fille qui se dit vouloir être médecin et manquait de respect à l’égard de leur dieu chéri, ou encore quand il est question d’avortement) ; ou la place aussi de l’homme censé devenir le chef de famille.

C’est un cinéma tellement communautaire, avec des valeurs (américaines) ou des préoccupations si éloignées des miennes qu’il est difficile d’entrer en empathie avec ce type de personnages. Avec une culture qui serait tout autre, il y aurait la force de l’exotisme sans doute, mais puisqu’il s’agit d’une culture et des valeurs dont on soupe tous les jours du matin au soir, non merci. Pour 1961, ça avait sans doute de quoi éveiller l’intérêt ; aujourd’hui, ça paraît plutôt rétrograde. Paradoxalement, avec des films situés en Californie, à New York ou ailleurs, on a rarement ce problème, car la diversité raciale et sociale, soit on la constate dans l’environnement du film, soit elle est partie intégrante de la trame. Le rêve américain exposé ici, celui de disposer d’une belle maison dans un quartier tranquille de banlieue, on le voit rarement aussi frontalement exposé dans un film : soit c’est un but vague et lointain qui sert de moteur à une intrigue, soit c’est une situation de départ et le rêve est ailleurs. Un rêve inaccessible et lointain, c’est comme un mythe (un peu comme celui du cowboy qui fait des hold-up dans l’espoir un peu fou de s’acheter un ranch), on n’y prête pas attention. Si c’est déjà une réalité, c’est souvent pour montrer le revers du décor (les meilleurs films visent à exposer les valeurs du American way of life pour mieux les critiquer). Ici, en faire un sujet de film destiné à des populations noires et pauvres, ça valide la légitimité d’un tel rêve auprès des populations en quête d’idéal et de réussite. Ce n’est pas franchement ce qu’on peut espérer de mieux à des populations en difficulté.

Le film n’est pas non plus sans défauts. Étant d’habitude assez conciliant avec les pièces de théâtre adaptées pour l’écran, je serais ici plus dubitatif : il faut reconnaître que la pâte « Broadway » donne au film une allure un peu vieillotte et figée (même pour un film où les personnages ont précisément envie de prendre l’air). 1961, le cinéma hollywoodien se cherche et préfère augmenter la puissance des éclairages intérieurs dans des studios qui semblent toujours plus faux au lieu de casser les murs, de prendre de la hauteur, filmer en décors naturels, voyager, changer et diversifier les “plateaux”. On n’y est pas encore, on s’inspire de la scène, et ça commence à sentir le renfermer. Ce qui passait très bien quinze ou vingt ans auparavant commence à se faire dépasser par des évolutions et de nouvelles habitudes de tournage qui émergent un peu partout dans le monde. J’adore Sidney Poitier, mais il a besoin d’espace. Le voir danser presque et le voir remuer les bras avec son élégance habituelle dans un espace aussi riquiqui, ça fait sans doute son petit effet au théâtre, mais à l’écran, on aurait envie de lui dire qu’il en fait trop…


Un raisin au soleil, Daniel Petrie 1961 A Raisin in the Sun | Columbia Pictures


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Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961)

Cinéma de filles de joie & émancipation des femmes

Note : 4 sur 5.

Les femmes naissent deux fois

Titre original : Onna wa nido umareru (女は二度生まれる)

Année : 1961

Réalisation : Yûzô Kawashima

Adaptation : Toshirô Ide

Avec : Ayako Wakao, Sô Yamamura, Jun Fujimaki, Furankî Sakai, Kyû Sazanka

Les rudes conditions de vie des filles de joie, encore et encore. Le Japon a beau avoir interdit la prostitution, le pays n’a jamais manqué d’imagination pour créer de nouvelles normes sociales héritées des précédentes pour maintenir des usages censés avoir disparu. Le constat est toujours le même : solitude et misère pour des femmes toujours appelées à se soumettre aux désirs des hommes ; hypocrisie et fausses promesses pour les hommes qui profitent de leur dépendance pour en soutirer avantages et services divers.

La question qu’il faut se poser en Occident quand on voit ces mêmes histoires sur des filles de joie qui espèrent et croient parfois en une vie meilleure, c’est si on peut raisonnablement les qualifier de féministes. Ou plus précisément, si on peut être convaincus que la démarche de leurs auteurs vise à dénoncer et améliorer la condition des femmes japonaises du milieu du XXᵉ siècle.

En apparence, le regard posé sur ces femmes semble sincèrement ému de leur vie passée au service des hommes, virevoltant sans doute plus d’un espoir à un autre que d’un client à l’autre. Pourtant, à y regarder de plus près, en mettant en lumière l’histoire de ces femmes avec celles des femmes d’aujourd’hui, il est plus probable que les hommes qui écrivent, racontent ou filment ces histoires, car il s’agit presque toujours d’hommes (parfois même d’hommes amateurs de ce type de « services »), s’ils aiment à dévoiler ces histoires sordides, ils n’ont probablement aucune intention de voir la condition de ces femmes changer. Et cela pour une raison simple : toute cette culture liée aux filles de joie dans la littérature ou au cinéma n’a jamais donné lieu ne serait-ce qu’à un début de contestation (même par les principales intéressées) ou à de réelles prises de conscience de la question de la prostitution dans le pays.

Il n’y a pas eu au Japon l’équivalent des mouvements de suffragettes jusqu’aux années folles, accompagnés, voire initiés au cinéma, à Hollywood en particulier et le temps d’une courte période, par un mouvement de soft power en faisant écho, et suivis tout au long du siècle d’un large mouvement d’émancipation des femmes dans les sociétés occidentales et qui connaîtra son paroxysme dans les années 60 et 70. Choisir prioritairement des femmes comme personnages principaux n’assure pas pour autant à toute cette culture nipponne liée aux filles de joie d’en faire un cinéma de l’émancipation.

Les traditions sont vivaces au Japon, et les usages figés. Le Japon compte aujourd’hui parmi les pays les plus rétrogrades en matière d’égalité hommes-femmes au sein du monde dit civilisé. La question de la prostitution, comme celui de la place de la femme dans la société, ne souffre d’aucun débat. C’est entendu, la femme est toujours dans la culture nippone au service des hommes. La femme, ou mère, au foyer reste la norme sociale (celle donc à laquelle il faut se conformer, et celle aussi à laquelle les petites filles aspirent). Et si avant le mariage, les Japonaises jouissent d’une certaine liberté et indépendance (sexuelle notamment), nombre d’entre elles sont encore poussées par manque de moyens à gagner de l’argent à travers d’innombrables petits métiers « d’accueil » héritiers des hôtesses de bar ou des geishas à travers lesquels les services sexuels, sans que ce soit officiel, sont la norme. Cela concerne même les mineures sans que cela n’émeuve outre mesure la société, car si des lois interdisent toutes ces pratiques, la complaisance est en réalité totale. Une hôtesse, une masseuse, une maîtresse entretenue, etc., ce n’est pas de la prostitution, ce sont des hôtesses, des masseuses ou des maîtresses… Circulez, il n’y a rien à voir.

On le voit bien dans ce film qui décrit la situation dans les années 60, et on le voyait déjà dans certains films de Naruse ou de Mizoguchi (Quand une femme monte l’escalier suit le même modèle de récit et le même sujet, même si le personnage de Hideko Takamine évoluait plus précisément dans le monde des bars, et si elle cherchait à devenir propriétaire ; Ayako Wakao se trouvait dans la même situation dans La Rue de la honte, même si le caractère de son personnage dans le film de Mizoguchi était beaucoup moins résigné qu’on le voit ici) : on s’appelle « sœur », « mama », « papa » pour cacher la réalité des rapports entretenus. Personne n’est dupe, mais le besoin de conformité aux règles est le plus fort, et tout le monde accepte cet état de fait. Les femmes en souffrent, mais ne leur viendrait jamais à l’idée de contester cet ordre des choses, sinon pour elles-mêmes, et c’est peut-être ça le plus triste dans toutes ces histoires. Dans cette incapacité des Japonais, jusque parmi ses principales victimes, à oser aller contre l’ordre établi. Un homme accepte et profite bien souvent de ce qu’une femme soit d’abord une femme au foyer, la mère de ses enfants, une bonniche, puis qu’une autre, pour une nuit ou pour la vie soit sa maîtresse.

Ainsi, le personnage de Ayako Wakao se trouve un client régulier, un protecteur, et devient « officiellement » la maîtresse de l’homme qui l’entretient. Comme aux belles heures des grandes horizontales et des mariages arrangés où il fallait préserver les apparences d’une famille unie et où ces messieurs couraient les cocottes, en France ou ailleurs, les épouses en viennent même à inciter leur mari à prendre des maîtresses. En retour, le personnage de Ayako Wakao, comme toutes les autres de son rang, n’est pas censé prendre d’autre client. Avoir un protecteur, c’est lui être fidèle, et restée toute dévouée à ses petits plaisirs sensuels. Aujourd’hui, ce type de relations semble perdurer, avec des hommes mûrs par exemple qui proposent à des étudiantes de leur payer le loyer contre services rendus.

Au cinéma, il n’est par rare de voir les femmes venir s’entretenir avec les maîtresses de leur mari (c’était le sujet de Comme une épouse et comme une femme, sorti la même année et scénarisé par le même Toshirô Ide). En d’autres circonstances, on parlera de polygamie. Et à côté de cette position privilégiée des hommes toujours aux petits soins au milieu de toutes ces femmes, une femme, si elle a de la chance, n’aura jamais à se donner à un homme pour l’argent, une fois mariée deviendra mère et bonniche de tous les hommes de sa vie, et cessera naturellement d’avoir des rapports sexuels avec son mari, étant entendu que dans cette norme sociale, une femme se donne à son mari pour son plaisir à lui, et qu’une fois mère, ce rôle pourra être tenu par une autre femme ; si elle a moins de chance, on lui proposera rapidement de prendre un de ces métiers d’accueil qui vous poussent implicitement à la prostitution parce que les sollicitations sont partout, et parce qu’il y a peu d’alternatives pour une femme dans le monde du travail lui permettant de gagner son indépendance… D’une manière ou d’une autre, hier comme aujourd’hui, une femme japonaise est toujours dépendante, d’abord de sa famille, ensuite d’un homme en particulier (que ce soit un père, un mari ou un client — quand ce n’est pas un frère, comme dans Frère aîné, sœur cadette). Même dans un Japon moderne où les femmes travaillent au sein des mêmes grandes entreprises que les hommes, La Femme de là-bas illustrait bien l’idée que les usages étaient loin d’avoir changé. (C’était le paragraphe spécial racolage pour renvoyer vers d’autres pages.) Une situation qu’on imaginerait réservée aux pays pauvres…

Tant que personne ne s’offusque de cette marchandisation du « service » que doivent naturellement fournir les femmes envers les hommes avant même parler de services sexuels (qui serait presque pour commencer du domaine de la piété, peut-être pas filiale, mais sexuée, comme une loyauté sans faille que les femmes se devraient de suivre envers les hommes — à mettre en contraste avec ce qu’avec nos yeux d’Occidentaux on interprète souvent comme de la lâcheté de la part des hommes), aucune raison de penser que ces usages changent.

Des femmes, donc des victimes, qui s’en offusquent, j’en ai personnellement jamais vu. Jamais aucune revendication ou dénonciation ; les femmes semblent même trouver cet état de fait normal (comme dans les pays normalisés par la religion, on se rapproche d’une sorte de servitude volontaire). Alors voir dans ces films d’hommes qui s’extasient devant le malheur des filles de joie une forme de féminisme, oui, ce serait sans doute surinterpréter les petits signes favorables aux femmes qu’on pourrait y déceler. L’empathie, ce n’est pas une aspiration à l’égalité. Les hommes qui ont tout du long de l’âge d’or du cinéma japonais (et avant cela dans la littérature) mis en scène le malheur de ces femmes, ne cherchent pas à dénoncer l’inégalité dont elles sont victimes, la misère émotionnelle, sexuelle, psychologique ou sociale dont les hommes seuls sont responsables. Non, les hommes mettent en scène ces histoires parce qu’elles sont émouvantes, et parce qu’elles rendent ces femmes plus belles et plus désirables pour eux : elles se laissent faire, acceptent leur sort, baissent la tête avec dignité et résignation avant d’adopter le même visage rayonnant, ne manquent jamais à leur devoir de loyauté envers les hommes… Il ne faudrait pas s’y tromper, ces hommes aiment voir ces femmes souffrir, et aiment les voir rester à leur place, c’est-à-dire réduites à leur condition d’objets (sexuels, de réconfort, de compagnie) ou d’esclaves. Le personnage d’Ayako Wakao chante dans le film comme au bon temps des geishas, elle se demande déjà ce qu’elle pourrait faire pour accéder à une vie meilleure, mais la société japonaise des années 60 jusqu’à aujourd’hui regorgera d’idées nouvelles pour perpétuer encore et toujours ce qu’elle fait tout en prétendant faire autre chose afin de préserver les apparences.

On trouve dans Les femmes naissent deux fois sans doute moins de complaisance que dans de nombreux films sur la prostitution, mais on n’est déjà plus à la hauteur des shomingeki des dix ou quinze années qui précèdent, notamment à travers les adaptations ou les scénarios originaux de Sumie Tanaka auxquels Toshirô Ide (scénariste ici) avait souvent collaboré. Chez Mizoguchi, il faudra sans doute attendre le tout dernier plan de son tout dernier film pour voir explicitement une critique grinçante de la société qu’il s’est tout au long de sa carrière évertué à mettre en lumière. Yûzô Kawashima, lui, grâce à une approche plus réaliste (en dépit de la couleur qui a tendance à embellir les choses, ici, la musique aide à garder une forme de distance avec le sujet du film), montrait sans doute moins de complaisance que son collègue, comme il l’avait démontré avec Le Paradis de Suzaki (adapté, toujours avec Toshirô Ide, et comme La Rue de la honte, de la romancière Yoshiko Shibaki). Et les décennies suivantes seront loin de faire évoluer les choses. Des jeunes filles victimes des agressions des hommes, des femmes sexualisées à outrance (jusque dans les films d’action), des femmes au foyer, des mères… on cherche les exemples de femmes émancipées, indépendantes, dans le cinéma comme dans la société nipponne. Princesse Mononoke ?…

Même le cinéma coréen, alors que la Corée ne brille pas beaucoup plus pour son traitement des questions d’égalités, paraît offrir aux femmes de notre époque des rôles autrement plus modernes.

Sur le plan formel, joli travail de Yûzô Kawashima sur la direction d’acteurs, avec notamment des jeux de regard révélateurs de l’état d’esprit de son personnage principal : Ayako Wakao joue parfaitement son rôle de belle hypocrite chargée de mettre à l’aise les hommes, avec la petite tape qu’il faut pour créer une intimité de façade avec les hommes, le sourire poli qu’elle se doit d’offrir à son hôte à chaque geste en guise d’approbation ou d’encouragement, la remarque ou le silence de courtoisie visant à renforcer la complicité avec un client, et puis soudain, un regard qui se perd dans le vague, qui fixe un homme occupé lui à autre chose. Bref, tout le travail de sous-texte et d’aparté si nécessaire à un travail de mise en scène pour illustrer au mieux une situation.


 

Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961) | Daiei


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films japonais

Les perles du shomingeki

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L’Ennui et sa diversion, l’érotisme, Damiano Damiani (1963)

Le présent nu

Note : 3 sur 5.

L’Ennui et sa diversion, l’érotisme

Titre original : La noia

Année : 1963

Réalisation : Damiano Damiani

Avec : Bette Davis, Horst Buchholz, Catherine Spaak

Le sujet n’est pas inintéressant, mais il semble toujours manquer chez Damiano Damiani un petit quelque chose qu’il lui permettrait de mettre parfaitement en valeur les histoires qu’il adapte. En dehors de quelques musiques diégétiques par exemple, il semble ne pas vouloir, ou ne pas savoir, utiliser la musique pour rehausser la tension dans ses films. Si avec la caméra, il se débrouille, sa direction d’acteurs semble inexistante et son sens dramatique suspect. Dans un drame sexuel et psychologique, voire social, comme ici, sur la durée, Damiano Damiani peine à créer le juste ton et l’harmonie nécessaire à ce qu’une forme de suspense, de curiosité, de réflexion, puisse se faire. Dans la construction d’un récit, et dans la mise en scène, avec les acteurs, à travers les regards ou les silences, il faut arriver à faire peser sur le présent, le moment présent de l’action, dans la situation, le poids du passé (parfois inconnu, caché, mais suggéré) et celui de l’avenir (incertitude sur les relations, conflits futurs, résolution des conflits à travers des compromis ou achèvement d’un but). Quand sur le présent ne pèse jamais ni le passé ni l’avenir, si on attend de chaque séquence qu’elle trouve son propre rythme, sa propre logique, sa propre intensité, le film rame. Et on s’ennuie. C’est exactement ce qui arrive ici.

Si Catherine Spaak s’en sort pas trop mal, c’est à la fois parce que l’insouciance qui définit beaucoup son personnage n’est pas le trait de caractère le plus compliqué à rendre pour une actrice, parce qu’elle a beaucoup de talent, et parce que c’est essentiellement le type de personnage qu’elle incarnait à l’époque. Mais pour ce qui est de l’acteur masculin, sur les épaules de qui doivent reposer tous les conflits intérieurs, les incertitudes morales, les détours psychologiques, sans l’aide d’un grand directeur d’acteurs, ou sans disposer instinctivement des pulsions qui animent le personnage, impossible d’adopter dans chaque situation le ton requis. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’aucun acteur puisse jamais arriver à rendre un tel personnage sympathique… Pas convaincu non plus qu’avoir trois acteurs principaux de nationalités différentes aide beaucoup à trouver une cohérence de jeu et une volonté de travailler ensemble…

Dommage que Damiano Damiani ne se soit pas aventuré plus souvent vers des sujets personnels comme pour Les Femmes des autres : adapter les histoires des autres (ici, Alberto Moravia), a fortiori des romans, ça demande un certain savoir-faire, en particulier une certaine audace à s’approprier un sujet, à ne pas le respecter, et au contraire d’un Lattuada par exemple, je doute que Damiano Damiani avait ce sens de l’adaptation ou de la « qualité italienne »


 

L’Ennui et sa diversion, l’érotisme, Damiano Damiani 1963 | Compagnia Cinematografica Champion, Les Films Concordia

Les Femmes des autres, Damiano Damiani (1963)

François, Paul et Virginie

Note : 4.5 sur 5.

Les Femmes des autres

Titre original : La rimpatriata

Année : 1963

Réalisation : Damiano Damiani 

Avec : Walter Chiari, Francisco Rabal, Letícia Román, Dominique Boschero, Gastone Moschin

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Admirable comédie (de caractères) italienne d’un style grinçant comme seuls les Italiens pouvaient le faire à l’époque. C’est aussi une comédie de retrouvailles entre potes, autre genre en soi (vu récemment l’excellent Return of the Secaucus Seven de John Sayles dans cette veine, mais on peut citer aussi Diner, Peter’s Friends, Les Copains d’abord, Les Petits Mouchoirs, Vincent, François, Paul et les autres, etc.).

La bande recomposée d’un soir est menée par une sorte de Casanova au grand cœur, prototype du garçon charmant aussi bien apprécié par les femmes que par les hommes ; les premières, pour son mélange étrange et irrésistible de séducteur invétéré et de sincérité, les seconds, pour sa capacité à leur rabattre de futures victimes consentantes (ou non).

Le séducteur se révèle être bien plus respectueux des femmes qu’il côtoie et manipule à l’insu de leur plein gré que sa bande d’amis, prototypes, eux, des petits-bourgeois soucieux de sauver les apparences, leur statut social, sans jamais être les derniers à duper des victimes ou à se foutre des conséquences de leurs « conquêtes ».

Rien n’est pour autant blanc ou noir dans ces relations. La bande est plus ou moins présentée à travers les yeux d’un des amis (le film en fait d’abord l’introduction pour aller ensuite de retrouvailles en retrouvailles) qui, de retour dans sa ville natale, vient s’enquérir de son vieux charmeur de pote. Ce sera finalement le seul à lui montrer un peu de considération, à ne pas le voir seulement comme un rabatteur de minettes qui n’a pas su prendre le tournant de la vie rangée d’adulte responsable (donc hypocrite, corrompu et toujours volage malgré l’image livrée à la société), mais aussi le seul à conclure, parmi les séducteurs de la bande, avec un autre personnage, féminin, clé sans doute de la réussite du film.

Cette femme est plus jeune qu’eux, déjà sans illusions, et semble trouver parmi cette bande d’amis reconstituée une forme de liberté éphémère, pas seulement sexuelle, pouvant lui faire oublier le temps d’une soirée son statut de femme vouée à être trompée, victime et objets du désir des hommes.

 

Elle a tout compris déjà de l’injustice des codes et des rapports humains entre les hommes et les femmes dans cette société bourgeoise : en tant que femme, elle peut seulement rêver de la même liberté, des mêmes détours sans jamais avoir à subir les conséquences de ses écarts volages, car à moins de partir loin une fois sa réputation faite, si elle profite aujourd’hui des mêmes plaisirs que lui offre sa jeunesse, plaisirs accordés aux hommes seulement, il sera difficile pour elle de préserver les apparences d’une jeune fille comme il faut. Les hommes volages ne prennent le risque que de gagner un statut de séducteur qui rendra jaloux les autres hommes — et leur femme, un peu moins séduisante ; jouer le même jeu qu’eux lui brûlera, elle, assurément les ailes.

Un homme, avec le temps, finit au pire par se prendre quelques beignes dans la figure par des maris, des frères, ou comme ici des ouvriers pourtant pas bien méchants ; une femme qui se laisse trop ostensiblement ouvrir aux plaisirs des autres pour contenter les siens finira, elle, par recevoir des coups bas après lesquels on ne se relève pas, et oubliée plus vite encore par ceux qui hier disaient l’aimer. Il y a des amours sincères qui peuvent prendre tout de l’apparence des aventures passagères, et il y a des promesses d’amour faites par des hommes donnant toutes les garanties des hommes de bonnes familles qui cachent toujours ou presque leurs basses pulsions de mâles coureurs et frustrés. À côté de cela, il y a des hommes sincères aussi, qui ont toujours l’air d’en vouloir à vos fesses, et il y a des hommes, qui avec leur air d’hommes rangés ne s’intéressent réellement qu’à ces fesses. Les apparences sont trompeuses comme souvent.

Tout est gris, comme l’un de ces potes le dira au sortir du premier restaurant pour qualifier sa soirée.

Il faut parfois de bons contrepoints pour faire un grand film, ce personnage féminin (plus un autre, croisé à la fin du film, et représentant en quelque sorte le négatif du premier vingt ans après), dans un film de potes, en est un excellent ici. L’ambivalence (l’hypocrisie surtout) baignant le reste des relations entre les hommes, au milieu de cette bonne humeur de façade, en constitue un autre. Derrière les sourires, les jeux de séduction et les baisers partagés à la nuit tombée, beaucoup de tragédies personnelles. Et la description d’une société malade.


 

Les Femmes des autres, Damiano Damiani 1963 La rimpatriata | 22 Dicembre, Galatea Film, Societa Editoriale Cinematografica Italiana


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La Jeune Fille à l’écho, Arunas Zebriunas (1964)

Note : 3.5 sur 5.

La Jeune Fille à l’écho

Titre original : Paskutine atostogu diena

Année : 1964

Réalisation : Arunas Žebriunas

Jolie fable sur le désenchantement de l’enfance. Une nymphe crevette d’une douzaine d’années, Vika, mène ses derniers jours de vacances sur une île vraisemblablement située en mer Baltique. Attendant que son père vienne la chercher, elle accompagne son grand-père sur la plage avant de le laisser partir à sa journée de pêche. Restée seule, elle erre sur l’île, se baigne, et rencontre bientôt un groupe de garçons qui jouent à celui qui sera le chef et dont elle remarque déjà les manœuvres du plus grand pour se faire élire à la tête de ses camarades… Un peu plus loin, elle rencontre un autre enfant de son âge, Romas, qui attire son attention et lui semble, au contraire des autres, digne de confiance. Elle décide alors de lui faire part de son secret, celui-là même annoncé dans le titre international et français : elle connaît sur l’île, un lieu où la roche des falaises et des pics répondent à ses appels en écho. Malheureusement, comme souvent quand il est question de secret, il sera dévoilé et le lien fragile entre les deux apprentis amis, ou amants, rompu.

Le scénario oppose habilement l’innocence rêveuse, solitaire, et presque sacrée de Vika avec la vulgarité et la friponnerie de la bande de garçons semblant sortir tout droit du Seigneur des mouches. Une opposition certes un peu éculée, mais les fables enfantines ne sont pas connues pour faire dans l’originalité. C’est aussi et surtout une bonne manière d’illustrer le dur apprentissage de l’amour (et de la confiance qu’il induit) quand le beau Romas, choisi par Vika pour lui révéler le secret de l’île, est tenaillé entre le frais désir de plaire à sa belle et celui de gagner les faveurs de la bande qui fait la loi sur la plage afin d’en devenir membre à son tour. Un choix presque cornélien qui se présente à Romas, forcé de choisir entre le bonheur promis (avec Vika) et le devoir de tout homme (idiot) de se fondre dans la société des hommes (donc de s’en laisser corrompre).

La Jeune Fille à l’écho, Arunas Zebriunas 1964 | Lithuanian Film Studio ED Distribution

D’une certaine manière, Romas sera puni de sa trahison, car l’écho (l’amour, la fidélité, la liberté ?) se refusera à lui quand il y reviendra seul. Le souvenir comme seul écho à une ancienne promesse de bonheur. Un acte de foi presque aussi. C’est encore une allégorie du monde à une échelle réduite (une île, un groupe d’enfants), et donc du passage à la vie d’adulte, marqué par un acte symbolique trahissant son lien avec le monde naïf, peut-être moins des enfants, que celui des honnêtes gens. Devenir adulte, s’intégrer aux divers imbéciles et escrocs qui constituent la société (patriarcale, diraient certains), c’est comme trahir toute idée de morale individuelle, de probité, de respect à la nature, qui constituait jusque-là les idéaux du monde de l’enfance ou de la famille. Romas, en trahissant le secret de la montagne, choisit non pas de s’intégrer au groupe familial (considéré ici comme vertueux) représenté par Vika, mais à celui, corrompu, des enfants déjà devenus grands puisqu’ils jouent (et trichent) à qui sera le chef.

Fable charmante, même si dans l’exécution, elle perd de sa pertinence. Avec un tel argument, on remarque que c’est Romas qui est au centre de l’attention, puisque c’est lui qui est amené à faire un choix, à rompre un secret et à en payer le prix ; or, le film tourne plutôt autour du personnage féminin et semble parfois autant perdu que son personnage principal à ne plus savoir avec quel personnage danser. Je serai le dernier à me plaindre de préférer l’espièglerie d’une gamine de cet âge aux interrogations presque déjà adultes d’un garçon du même âge… en temps ordinaire, mais force est de constater que le sujet, du moins tel que je l’ai compris, c’est la trahison de Romas, pas Vika trahie. Le récit tente ensuite de faire cohabiter les deux sujets comme pour illustrer les deux faces d’une même pièce, mais il y a bien quelque chose qui cloche et qui n’avance pas à voir Vika de longues minutes errer sur la plage sans qu’il ne se passe réellement quelque chose faisant avancer l’action (ou la fable), et même si paradoxalement, ces scènes constituent les plus belles du film.

Par ailleurs, une des difficultés dans un récit avec des oppositions aussi stéréotypées (mais nécessaires, sinon ce n’est plus une fable), c’est qu’il faut s’arranger à ce que les opposants restent séduisants (séduisant ne voulant pas dire sympathique : l’ogre du Petit Poucet n’est pas sympathique, mais sa monstruosité fait de lui un personnage séduisant, un personnage qui attire le regard et fascine). Pour qu’on puisse croire à ce que Romas ait envie de rejoindre le groupe d’enfants, il faut qu’on puisse avec lui être séduit par l’idée de les rejoindre : or, si pour nous ça ne fait pas un pli, et si on ne trouve aucun intérêt à rejoindre un groupe si vulgaire, on comprend mal le dilemme qui se joue dans sa tête. Plus de nuances dans la description des membres du groupe auraient été ainsi appréciables ; difficile de s’identifier à une bande de sales garnements. La société (représentée par le groupe) ne peut pas être aussi brutale et corrompue (même si on peut imaginer qu’il s’agit là d’une allégorie de la société soviétique).

Pour le reste, on peut s’amuser à chercher à décrypter le sens d’une telle fable. Toutes les interprétations, mêmes politiques, sont possibles (c’est invérifiable, mais on aurait pu imaginer que Vika et Romas parlent lituanien tandis que les autres enfants parlent russe). L’opposition entre la réalité maritale (symbolique) à la réalité communautaire est un sujet toujours plaisant à suivre. La femme dans ces circonstances est le point central de toutes les vertus, la lumière vers laquelle les hommes devraient aller et dont ils se détournent trop vite quand ils s’unissent (notamment pour saccager la planète : ce que les enfants font en jouant au football avec une boîte de conserve, en jetant des crabes à la mer et s’en servant comme symboles de leur pouvoir, en écoutant de la musique rock alors que Vika joue du cor, etc.).

On peut tout aussi bien s’amuser à intervertir les rôles de chacun et imaginer quelles nuances cela aurait apportées au récit : une inversion des genres, par exemple, où des filles se seraient mêlées aux garçons de la plage : cela aurait permis d’idéaliser un peu moins l’image de la femme, en arrêtant d’en faire une ingénue, de mettre Vika au centre de ce système, et exposer un modèle de représentation moins androcentrée en interrogeant son désir à elle (son ingénuité, sa quasi-indifférence à se voir nue, du moins d’abord, par les yeux de son jeune prétendant) vis-à-vis d’un homme et non le contraire. Les conventions s’en seraient trouvées quelque peu bousculées. (Notons toutefois que le film devait déjà trop bousculer certaines conventions puisqu’il aurait été interdit par les autorités soviétiques.)

Cela porte à se demander si un film peut reposer tout entier sur sa seule force d’évocation, sur l’allégorie (soumise aux interprétations du spectateur) qu’il met en œuvre. C’est l’intérêt de la fable. Reproduire le monde tel que nous le connaissons à des rapports de force plus primitifs, déconnectés de notre environnement familier, pour se rendre compte qu’absolument dans toutes les situations imaginables, les mêmes impératifs, les mêmes modèles, les mêmes principes, nous gouvernent, et appréhender ainsi peut-être autrement le monde dans lequel nous vivons. On comprend bien qu’une dictature puisse se méfier des interprétations possibles suggérées dans de simples films destinés en apparence à un public d’enfants. Encore que l’allégorie, son pouvoir, sa force d’évocation, ne peut nous parler que tant que demeure encore en nous cette capacité à interpréter, à décrypter ce qui se cache entre les lignes ; et cela, on peut le faire probablement quand on est moins assujetti à un pouvoir et plus à son imagination…

Et parfois, ce ne sont plus que les spectateurs étrangers, parfois même des années après la réalisation d’un film, et pour qui ces fables peuvent potentiellement procurer un puissant pouvoir de dépaysement, pour qui une interprétation grossière portera à peu de conséquences dans sa vie de tous les jours, qui surinterpréteront les signes et les messages d’un film. On peut ne pas être assujetti à un pouvoir, on l’est parfois trop à son imagination : ne voyait-on pas un sous-texte politique dans les films de Carlos Saura alors que lui-même assurera des années après qu’ils n’en disposaient d’aucun ? Suis-je sûr, moi-même, de disposer de la bonne interprétation (politique) quand Abbas Kiarostami réalise Où est la maison de mon ami ?… C’est probablement à la fois la force et la faiblesse des fables — et encore faut-il y déceler une morale, peu importe laquelle.

Dans aucun autre genre, la finalité du récit est autant laissée à l’interprétation de celui qui la voit ou la lit que dans une fable. Ainsi, si La Jeune Fille à l’écho souffre de certaines maladresses, et s’il se répète parfois à force de se chercher (ce qui arrive inévitablement quand on se concentre sur le mauvais personnage), s’il est beau, agréable à suivre, et s’il préfigure peut-être aussi déjà la simplicité de La Belle (les deux films durent un peu plus d’une heure), on peut parier que nombre de spectateurs y trouveront matière à nourrir favorablement leur imagination.

De mon côté, je me contente et m’amuse encore de petites réjouissances étonnantes proposées par le film lors des séquences d’errance de Vika : dans une cabine téléphonique perdue on ne sait comment sur une plage, Vika vient y noyer sa solitude et y compose des numéros au hasard ce qui ne manque pas de lui redonner le sourire. Si son amoureux a trahi le secret de l’écho, elle trouve là un moyen d’en confier d’autres qui ne pourront être trahis. Une belle idée amusante.

Autre bon moment : les retrouvailles avec son père qui lui redonnent lui aussi le sourire… Avant que lui-même bien sûr, tout homme qu’il est, brise ses propres promesses faites à sa nymphe crevette de fille. Elle grandit et apprend que les promesses des hommes ne résonnent plus en eux une fois faites : leurs paroles n’ont ni la force d’un cor ni le retour puissant de l’écho de la montagne. Les promesses sont des paroles creuses, du bavardage, du vent… On y retrouve là la même morale cynique mais juste des films japonais et italiens de la même époque et profitant de mêmes environnements tournés vers la mer, vite montagneux et propices aux mythes (ou aux fables) comme ceux de la Grèce antique. Les environnements ainsi stéréotypés, pris entre les éléments, sont une bonne manière de réduire les relations et les expériences humaines à ce qu’elles sont en réalité face à la permanence des choses inanimées. Une forme de huis clos pris non pas entre quatre murs, mais au milieu des quatre éléments.

Sur le plan technique, notons l’emploi d’une musique parfois expérimentale, évoquant celles utilisées par Teshigahara à la même époque, mêlée à une partition bien plus symphonique. Beaucoup d’effets de zoom, une innovation d’époque, qui peuvent paraître datés et lasser à l’usure. Une postsynchronisation qui, comme à l’habitude dans les films soviétiques, peut surprendre (ça sonne comme un écho étrange, artificiel). De jolis mouvements de caméra. Et on y retrouve la même lumière et le noir et blanc des films d’été de Bergman ; plus précisément, vu l’environnement proposé, à la lumière de films comme Monika ou Jeux d’été tournés une décennie plus tôt.


Le film sort pour la première fois en France le 2 septembre 2020.

 


 

 

 

 

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Paris nous appartient, Jacques Rivette (1961)

Note : 4 sur 5.

Paris nous appartient

Année : 1961

Réalisation : Jacques Rivette

Avec : Betty Schneider, Giani Esposito, Françoise Prévost, Daniel Crohem

Étrange film, assez loin des autres films de la nouvelle vague, même si on reconnaît déjà peut-être le goût pour Rivette pour les enquêtes décalées menées par des femmes (cf. Céline et Julie vont en bateau). De la nouvelle vague, on y retrouve surtout le besoin impératif de passer par des décors naturels, en extérieur comme en intérieur, avec ce charme des chambres de bonne qui se perdra bien trop par la suite. Plus que les chambres de bonne, certains extérieurs de Paris valent le détour : quelques escaliers extérieurs, un petit théâtre en demi-cercle sur une terrasse face à un immeuble désaffecté (jamais entendu parler de ce lieu magique), les rues étroites et pavées d’un Paris prolo qui ne semblent plus exister, le quartier de l’Odéon, le théâtre du Châtelet vu des toits du théâtre de la Ville ou vice-versa (ou ailleurs), le pont des Arts…

Paris nous appartient, Jacques Rivette (1961) | Ajym Films, Les Films du Carrosse

Ce qui diffère beaucoup plus ici surtout, c’est l’intrigue : une suite curieuse de fils tortillant autour d’un bigoudi et ondulant jusqu’à ne plus savoir de quel fil on se chauffe. J’avais parfois l’impression tour à tour d’être perdu entre un Grand Sommeil parisien et En quatrième vitesse. L’un pour le vertige qui finit par vous assommer à force de rien plus comprendre aux nœuds du problème ; l’autre pour l’enlisement marqué dans la paranoïa. Ça parle de complot mondial, d’exilés mystérieusement suicidés. On enquête tout du long sur un personnage que tous les autres ont connu sauf le principal : une gamine de vingt ans qui ne croit pas tant que ça aux rencontres fortuites et aux coïncidences en goguette et qui s’applique à vouloir retrouver un enregistrement à la guitare d’un suicidé qui pourrait être précieux pour son nouvel ami, un metteur en scène obscur et amateur de midinette facile à séduire (pléonasme)… Un vrai cinéma de roman de gare.

À partir de là, je n’ai plus compris grand-chose, la gamine passe d’un personnage à l’autre telle Ulysse secoué d’une île à l’autre et livré au hasard ou aux caprices des dieux. Son frère semble la dissuader de poursuivre ses recherches, une femme fatale souffle avec elle le chaud et le froid, un économiste la prend de haut mais semble se méfier de ce qu’elle pourrait être amenée à trouver… Un vrai délire parano, un jeu de l’oie calquée sur un labyrinthe mental d’Escher.

La fin est assez rocambolesque, pleine de mystère, avec une paranoïa à son paroxysme, et une bande de paria réunie dans une maison cachée dans les bois qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère des serials de Feuillade.

Les acteurs sont tous aussi formidables les uns que les autres. Les amis cinéastes de Rivette s’enchaînent d’ailleurs : on reconnaît Chabrol faisant tourner ses glaçons de façon hypnotique dans son verre, Demy qui parle à son jambon, et l’incontournable vedette, Godard, toujours aussi lunaire, obsédé et drôle dans les rares apparitions qu’il a pu faire à l’époque (ou plus tard dans ses propres films). Le seul reproche qu’on puisse faire à cette distribution finalement, c’est que le rôle principal soit justement tenu par une gamine sans charme ni intelligence ou humour. On peut être ingénue et apporter une réelle plus-value à son personnage.

La vie est un théâtre, mais certains de ces personnages auraient presque toujours tendance à penser que le fond du problème est en coulisses. Peut-être ne sont-ils que des marionnettes à s’agiter dans une boîte de Pandore ou des ombres projetées sur une pièce à double face oubliées dans une vieille remise (en abîme). Qui sait.

Jeannot le fou


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Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica (1962)

Les Séquestrés d’Altona

Note : 3 sur 5.

Les Séquestrés d’Altona

Titre original :  I sequestrati di Altona

Année : 1962

Réalisation : Vittorio De Sica

Avec : Sophia Loren, Maximilian Schell, Fredric March, Robert Wagner

D’un côté, il me semble qu’on peut se féliciter de voir une des rares tentatives réussies de ce qu’on peut définir comme une tragédie. D’un autre côté, il faut avouer que l’univers de Jean-Paul Sartre est très particulier : une sorte de mélange étrange entre l’histoire et la fiction avec des implications dramatiques rarement vues ailleurs (à la fois philosophiques, politiques peut-être, et historiques), et Vittorio De Sica rend le propos (déjà bien lourd) extrêmement suffocant. De là d’ailleurs l’impression de voir une sorte de tragédie moderne au cinéma, mais aussi celle de voir un objet hybride inabouti.

Au rayon des adaptations impossibles de Sartre, j’avais trouvé celle des Mains sales (1951) légèrement plus convaincante.

À noter quelques jolis mouvements de caméra : cadrage d’une tête sur un côté qui prend de la distance de biais et qui, de ce fait, recadre la tête en son centre, puis un gros plan cadré avec un mouvement centrifuge en cercle autour du visage…

Une fois n’est pas coutume, je trouve les acteurs masculins, en dehors de Fredric March, assez agaçant. (Sophia Loren, elle, est parfaite.)

Étonnante, cette diversité proposée tout au long de leur carrière par le duo De Sica / Zavattini.


 
Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica 1962 | S.G.C., Titanus 

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Shakespeare Wallah et The Householder, James Ivory

Duet

Note : 4 sur 5.

Shakespeare-Wallah

Année : 1965

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Felicity Kendal, Geoffrey Kendal

TOP FILMS

Note : 4 sur 5.

The Householder

Année : 1963

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Leela Naidu, Durga Khote

— TOP FILMS 

Ces deux premiers films de James Ivory me laissent sans voix. Je ne m’attendais pas à ça. De Ivory, je ne connaissais que le cinéma très à la mode dans les années 80 et les années 90 (peut-être un peu oublié aujourd’hui). Pourtant, il a commencé par deux films étranges tournés au Bengale avec une équipe qui lui restera longtemps fidèle (et qui sera donc responsable en partie des films plus connus de son âge d’or).

The Householder est clairement un film tourné à la Satyajit Ray, mais c’est fait avec quasiment le même génie. C’est terriblement conservateur, la morale du film pouvant être « tout finit toujours par s’arranger dans un mariage arrangé », mais voilà, c’est beau, et ça, aucune idéologie ne peut y résister.

Shakespeare Wallah s’ancre peut-être plus dans ce qui deviendra la marque des films futurs de James Ivory : une jeune actrice anglaise officiant avec ses parents acteurs depuis toujours en Inde qui s’éprend d’un Don Juan local (joué par le même acteur que dans le film précédent).

Comme pour le film précité, c’est dans les détails de la mise en scène que Ivory se montre particulièrement doué. Ce n’est pas seulement dans la construction des plans, mais dans la gestion des temps forts. On devine un excellent directeur d’acteurs. Avec pour paradoxe, un phénomène que j’ai rarement rencontré, mais qui peut arriver avec des acteurs faits essentiellement pour la scène : chez certains acteurs, si tout le jeu facial, émotionnel ou de corps est savamment étudié et signifiant (chaque geste semble être pensé pour caractériser son personnage), la diction n’est pas toujours très juste. L’ironie par exemple, c’est que l’actrice jouant une célébrité de Boolywood, jouant par conséquent des scènes ridicules dans ses propres films, joue admirablement bien les séquences “naturelles”. Et cela, alors même que son rôle est à la fois ingrat et difficile à jouer (rôle de femme jalouse, vulgaire et possessive). Celle qui lui fait face, la jeune Felicity Kendal, me paraît beaucoup moins juste dans ses intonations, mais est toujours parfaite dans ses expressions… Le sujet semble d’ailleurs inspiré par ses acteurs, vu que les trois acteurs “européens” de la troupe sont parents dans la vie. Les histoires les plus curieuses prennent parfois leur origine dans la réalité…

Merveilleux.


Shakespeare-Wallah, James Ivory (1965) | Merchant Ivory Productions Cohen Media Group

 

The Householder, James Ivory (1963) | Merchant Ivory Productions


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Ça s’est passé à Rome / La giornata balorda, Mauro Bolognini (1960)

Note : 4 sur 5.

Ça s’est passé à Rome

Titre original : La giornata balorda

Année : 1960

Réalisation : Mauro Bolognini

Avec : Jean Sorel, Lea Massari, Jeanne Valérie, Rik Battaglia

Excusez du peu : histoire de Moravia, scénario de Pasolini et mise en scène de Bolognini…

Le film est resté longtemps aux oubliettes, et pour cause, la société, à travers la journée d’un jeune père de famille, pauvre, tout juste sorti de l’adolescence, errant d’un notable à l’autre de la ville en recherche d’un emploi, présente un tableau assez peu flatteur de la jeunesse pauvre de la fin des années 50, et des rapports humains dans leur ensemble. D’emploi, notre jeune père errant n’en trouvera pas, du moins d’honnête, et au contraire, il aura le temps et le loisir, si on peut dire, et cela en à peine quelques heures, d’avoir des aventures sexuelles avec trois femmes différentes… La première, sur un toit, amie d’enfance après qui il court un long moment, et dont le harcèlement lourdingue serait de nos jours considéré comme un viol (même si elle ne semble pas bien lui en vouloir après — mais on rappelle que trois hommes sont aux commandes du projet, la vision proposée se mêle donc parfois à certains fantasmes, en l’occurrence ici, celui qu’une femme forcée à faire la mort y trouvera quand même son compte et, autrement, que le fait de dire “non” participe à un jeu de séduction auquel, finalement, elle prendrait toute sa part…). La seconde est une prostituée ramassée sur la route à la sortie de Rome et qui semble tout droit sortir d’un défilé de mode (celle-ci est pourtant sympathique avec lui, mais le goujat partira sans payer — ça, c’est un homme !). Et la troisième, une femme de la haute ou de la grande… escroquerie. C’est avec cette dernière que se passe l’essentiel de l’après-midi, sur la plage, sur la route ou sur le chemin du retour vers Rome (après une escapade coupable, ou maladroite, c’est selon, dans les buissons).

À voir ce magnifique parcours, telle une sorte de voyage initiation de l’absurde ou de la pérégrination sociale en quête de tram capable de ne pas vous laisser sur le bord de la route…, il faut croire qu’aucune issue n’est possible. Le constat est implacable : une seule méthode pour réussir et s’élever dans l’échelle sociale, le vice. Soit en se prostituant aux plus riches que soi, soit en magouillant (le plus certainement en travaillant au service d’un grand magouilleur institutionnel). La société ne se résume qu’en des hommes, des femmes, des bites, des vagins, des exploités, des exploitants, des escrocs, des victimes, des notables et des indigents, des parents et de la marmaille à nourrir… Implacable. C’est noir de chez noir. Et une curieuse resucée du néoréalisme à l’heure des nouvelles vagues européennes.

L’entrée en matière de Bolognini sonne d’ailleurs très surréalisme, mais sa technique n’en est pas moins admirable : travelling en contre-plongée sur une cour d’immeuble où le linge ondule dans le vent et sur leurs fils, mouvement en avant, une pirouette en passant sous une passerelle, puis mouvement arrière… Le tout avec le bruit des habitants le plus souvent indistincts et quelques accords de musique annonçant la tonalité noire du film… Comme une descente progressive dans les enfers (ou les égouts, dirait Hugo) de Rome.

Ça s’est passé à Rome, Mauro Bolognini 1960 La giornata balorda | Euro International Films, Produzioni Intercontinentali, Transcontinental Films

Avec ses faux airs de Christophe Rippert, Jean Sorel, s’il avait croisé le chemin de réalisateurs plus généreux, aurait peut-être eu une carrière à la Alain Delon. Ça se joue à rien parfois. (La même année, il apparaît là encore dans une coproduction franco-italienne, Les Adolescentes. Et cinq ans plus tard à nouveau avec Mauro Bolognini dans Les Poupées. Deux pépites, pourtant.)


 

 


 

 

 

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