Il y a film de propagande et il y a film de propagande. C’est assez amusant de voir comment des cinéastes arrivent à détourner certains impératifs des films de commande pour en faire des films à valeur universelle. Inévitablement, certains détours narratifs poussent le bouchon de la dévotion patriotique un peu loin, mais si on arrive à mettre de côté ces aspects du film, on peut prendre plaisir à suivre ces histoires d’ouvrières dévouées. Propagande ou pas, le spectateur appréciera toujours de voir des personnages volontaires cherchant à dépasser leurs limites. C’est peut-être quand certaines de ces limites sont justement dépassées qu’on lève les sourcils, mais Kurosawa semble avoir très bien compris combien ce caractère décidé pouvait être cinématographique. À côté de cela, le discours antiaméricain est quasi absent, pas plus qu’on y trouve de personnages va-t’en guerre ou haineux.
Tout cela ne serait pas possible sans des acteurs remarquables : Kurosawa leur donne l’espace et le temps nécessaire pour exprimer toutes les nuances et les subtilités de leur jeu, et il sait, lui, jouer d’ellipses et de concision pour faire avancer le récit quand il faut. J’aurais toujours du mal à ne pas apprécier un film laissant autant de place à de si remarquables acteurs…
Le Plus Dignement, Akira Kurosawa 1944 Ichiban utsukushiku | Toho
Avec : Hedy Lamarr, Paul Henreid, Sydney Greenstreet, Peter Lorre, Victor Francen, Joseph Calleia
Adapté d’un roman d’espionnage, le scénario tient la route. Et avec lui, toute la production, Negulesco compris. Manque peut-être l’audace, le style, la folie ou la fantaisie qui auraient permis au film de se démarquer des autres. Des dialogues plus percutants et une fin plus réussie aussi (le climax à suspense est bon, mais on y ajoute une séquence de fuite où, comme dans tout bon film du code qui se respecte, on abat traditionnellement le méchant ; ce qui se révèle être parfaitement inutile ou mal mené, car on se rapproche alors plus du film noir lugubre et criminels : une tonalité que le film ne connaissait pas alors — on était plutôt sur des tonalités « diplomatiques » propres au thriller d’espionnage).
En la matière et dans un tel contexte, le choix des acteurs joue beaucoup et assure parfois l’essentiel de l’intérêt d’un film. Hedy Lamarr est parfaite en petite Française sortie de Dachau au bras d’un nazi, mais ce serait en oublier presque qu’elle ne tient qu’un rôle d’appoint dans le film : à se demander si Hitchcock n’avait pas compris que pour faire un bon film d’espionnage, il fallait lorgner du côté de la comédie du remariage, et ainsi s’assurer qu’homme et femme aient un rôle plus ou moins égal (ce qu’il n’a par ailleurs pas toujours respecté). Hedy Lamarr se contente ici d’être une sorte de femme fatale un peu molle, un prix que le héros convoite… Une prison après l’autre pour la jolie juive en fuite.
Par ailleurs, si à côté d’elle les seconds rôles sont fabuleux (Peter Lorre, Joseph Calleia, Sydney Greenstreet et tous les autres), l’acteur principal, Paul Henreid, est plutôt quelconque : bon acteur, de la présence, de la tenue, mais cette audace, ce style, cette folie, ou cette fantaisie que j’évoquais plus haut, c’est à l’acteur principal de l’apporter, surtout quand les dialogues sont aussi fades. James Mason par exemple aurait apporté beaucoup à ce personnage bien trop lisse pour qu’on s’attache à lui.
On remarquera surtout (c’est ma tendance actuelle) les superbes tenues portées par Hedy Lamarr. À chaque apparition, un nouveau chapeau, une nouvelle robe pour le joli oiseau en cage : pas de grande excentricité, mais toujours beaucoup de créativité dans les formes et des textures drôlement classes…
Les Conspirateurs, Jean Negulesco 1944 The Conspirators | Warner Bros.
Avec : Linda Darnell, George Sanders, Anna Lee, Edward Everett Horton, Laurie Lane, Hugo Haas
Je n’avais jamais entendu parler de cet unique roman de Tchekhov. On frise le mélodrame et touche à tous les genres. Le propre, aussi, du mélodrame… Le sujet pourtant est souvent payant : une femme à la beauté tragique. Linda Darnell pourrait être Ayako Wakao, il y a toujours du potentiel à criminaliser ce que tout le monde convoite… Seulement, le film est d’abord construit comme une romance. Une fois que c’est enfin fini, ça repart… Et le tournant criminel à la fin est de trop, alors qu’il aurait dû être au cœur du récit. Reste après ça, dix minutes pour fermer les portes du flashback, forcer une rencontre avec un personnage qu’on avait totalement perdu de vue (et par conséquent avec qui on n’avait pas pu sympathiser), puis achever le travail sur une scène de culpabilité qu’on pourrait presque penser avoir été écrite pour la propagande soviétique (la bassesse de l’ancien juge tsariste pour tenter une dernière fois d’échapper à « l’aveu »). Astuce aux conséquences involontaires et malheureuses de Sirk, le dramaturge russe étant mort en 1904 et ayant placé son histoire au milieu du XIXᵉ siècle…
Et malgré tous ces défauts, les principaux problèmes sont ailleurs. D’abord, George Sanders est souvent parfait en rôle d’appui aux côtés de grandes stars, mais en tant que premier rôle, on voit vite ses limites. Pas forcément non plus aidé par Sirk, il rate complètement la scène cruciale du film où il est censé tomber amoureux du personnage de Linda Darnell. Elle le laisse de marbre, si bien qu’on peine à comprendre l’intérêt qu’il lui porte par la suite. Ce qui aurait plus tendance à faire de son personnage un goujat, délaissant sa fiancée dès qu’elle a le dos tourné pour fricoter avec la belle va-nu-pieds. On ne peut croire en son comportement, le justifier même, jusqu’à un certain point, que si on le sent pris d’une passion dévorante et incontrôlable pour elle. Or, Sanders, comme à son habitude, est imperturbable. Le flegme ne se marie pas avec tout…
Le reste de la distribution comporte pas mal d’acteurs de comédie, on se demande bien pourquoi. Edward Everett Horton est lui aussi un acteur d’appoint très utile dans les bons films, mais là encore, il tient un rôle trop grand pour lui, et le voir multiplier les expressions et les gestuelles qu’on a pris l’habitude de voir dans de véritables comédies, ça lasse vite.
Dernier point qui me pose problème : la mise en scène de Douglas Sirk. J’ai dû écrire ça une fois, la magie du cinéma, c’est d’abord celle des raccords, et des ellipses qui vont avec, quand les personnages passent d’un lieu à un autre, parfois franchissent une porte, se retirent et dans le plan suivant, en moins de deux, pénètrent dans une pièce d’une ville voisine. La magie du cinéma est faite de téléportations, de transferts et de transparences. Sirk maîtrise évidemment tout ça au niveau des décors et des raccords qu’il faut entre décors ou pièces d’un même espace. Mais il y a une autre magie qui vient très vite se superposer à la première : l’arrière-plan. Savoir jouer des ciseaux pour donner du rythme à son film, savoir placer ses acteurs au milieu d’un décor ou d’autres acteurs, choisir le bon cadre et les mettre en mouvement, jouer des raccords et des échelles de plan, etc., tout ça, c’est formidable. Manque toutefois ce petit plus qui pousse l’illusion un peu plus loin : l’impression de ne pas être au théâtre dans un décor figé et des figurants limités ou dans un studio de cinéma où on aurait reconstitué des bosquets, des jardins ou des coins de rue pour avoir à éviter de faire des plans de coupe en extérieur dans des régions exotiques qu’il faudrait en plus transformer pour les faire apparaître comme au début du siècle… Et tout cela, on n’y échappe pas dans L’Aveu.
C’est d’ailleurs, d’après ce que je me souviens, un défaut récurrent chez Douglas Sirk jusque dans ses chefs-d’œuvre. Quand tout le reste va, et que la production met les moyens, ou que le sujet s’y prête sans doute, ça en devient même une qualité. Le côté sclérosé, renfermé, statique, ne fait que renforcer la tragédie qui se joue dans Le Mirage de la vie par exemple. Mais avec une histoire qui est censée se passer à Kharkiv d’après ce que j’ai compris (on parle de « Kharkov », le nom russe de la ville, et il est question ici de l’Empire russe), puis aux alentours, dans la campagne, il faut faire des efforts de contextualisation.
Sirk propose bien deux ou trois plans de coupe en extérieur, mais le mélange avec les décors de bosquet reproduits en studio, le manque d’inventivité, de moyens, pour reconstituer l’âme d’un territoire, il aurait envisagé de tout tourner en studio peut-être que ç’aurait mieux fait l’affaire. Des figurants, un arrière-plan riche, on peut s’en contenter. Mais des bosquets où pas une brise de vent ne souffle, où le ciel même ne semble pas exister, je veux bien que ce soit un peu l’époque qui veut ça, mais on a connu reconstitution plus enthousiasmante. D’où l’intérêt d’avoir une bonne équipe dédiée à l’art design… Il faut se souvenir de ce que fera Richard Brooks sur Les Frères Karamazov : quelques scènes de William Shatner dans des rues boueuses, de la fausse neige, des moufles, et on s’y croit ! On sait que c’est du carton-pâte, mais on est quelque part, on essaie de situer l’environnement où on se trouve, on sent l’atmosphère, et on tâche de garder une cohérente esthétique. De l’Ukraine sous l’Empire russe de Tchekhov, on y voit quoi ? Rien. Qu’il décrive une histoire se déroulant en Allemagne, aux États-Unis ou en Ukraine, Douglas Sirk filme de la même façon et n’en a qu’après ses acteurs. Alors, quand l’acteur principal du film est mauvais…
On ne peut pas non plus se passer de quelques plans de coupe dans lesquels on voit les personnages aller vers un autre lieu ou y entrer. Parce que ça encore, c’est nécessaire à notre imagination, et à la contextualisation de son histoire. On imagine mieux le hors-champ. Et l’arrière-plan, en particulier avec le jeu des fenêtres ouvrant vers l’extérieur, les transports d’un espace à un autre pour créer cet espace hors-champ, c’est primordial dans le cinéma (j’expliquais ça plus en détail dans mon commentaire sur Adelaide de Vlacil).
Bien sûr, on n’attend pas de Sirk qu’il fasse dans le naturalisme. Mais ici, ce qui pêche surtout, c’est la cohérence et le manque d’inventivité. Parce qu’on a du mal à croire en cette histoire. Quand l’acteur principal m’ennuie, j’ai tendance à porter mon regard sur les décors, l’arrière-plan, est-ce que le cinéaste arrive à insuffler une vie hors-champ ?… Elle est là, aussi, l’illusion du cinéma. Le plaisir qu’on y trouve. Certains trouvent follement amusant de filmer des portes ou des fenêtres parce que ce serait une manière de dire quelque chose d’intelligent. On appelle ça “surcadrage”. Formidable motif de cinéma les portes et les fenêtres !… Non, moi, ce qui me passionne dans les portes et les fenêtres…, c’est qu’elles parlent, contextualisent ! Elles ouvrent sur un autre monde, en ouvrant d’abord celles, de portes, de notre imagination ! Et qu’est-ce qu’on vient faire au cinéma sinon voir des mondes s’ouvrir, s’entrouvrir, devant nos yeux ?…
Alors, à l’image de ce que j’avais ressenti pour La Neuvième Symphonie, mon intérêt ne se… porte ici que sur un détail vestimentaire de l’actrice principale… Il ne reste plus que ça. Une chemise ukrainienne, malheureusement en noir et blanc, portée par Linda Darnell. L’occasion pour moi de sortir de la pièce en proposant un hors-champ de décontextualisation, en évoquant ce magnifique clip de Mirami avec une chanson folklorique adaptée aux goûts du jour à l’occasion de la guerre déclenchée par le nouvel empire russe.
L’Aveu, Douglas Sirk 1944 Summer Storm | Angelus Pictures, Nero Films
Adaptation assez inégale de Balzac avec Michel Simon dans le rôle titre.
Un gros coup de mou se fait ressentir à l’heure où, habituellement, on croit voir apparaître le générique de fin : après le suicide de la belle, tout le monde se fait attraper, et on croit que c’est fini. Le meilleur vient pourtant dans ces dernières minutes où on sent l’incroyable cynisme de Balzac (ou d’un autre) dénonçant les petits accords entre gens de la haute (qu’on parle de l’aristocratie ou de la bourgeoisie).
Il y a un moment fabuleux, par exemple, où un juge d’instruction annonce fièrement à sa femme que le procureur général lui a promis un avancement en échange d’un non-lieu ; à quoi réplique aussitôt sa femme en lui disant qu’elle venait justement d’avoir une autre proposition de la part du garde des sceaux en échange d’une accusation certaine. Perdue, la femme demande alors à son mari ce qu’il fera. Le juge d’instruction répond alors : « Mon devoir, mon devoir ! Je n’ai guère plus le choix. » C’est beau, on pourrait presque reconnaître dans cette anecdote quelque chose de contemporain.
Premier film et première adaptation d’un roman de l’entre-deux-guerres pour Alberto Lattuada, loin de la ville et de sa pesanteur fasciste. La critique de la petite société de campagne avec ses aristocrates et ses bigotes n’en est pas moins corrosive. Si la fin reste conciliante, voire moralisatrice, puisqu’on évite ce qui, en d’autres régions, aurait amené à une vendetta pour laver le déshonneur subi par la promise, tout ce qui précède est parfaitement tenu : déjà chez Lattuada une subtilité pour traiter le mélodrame sans trop en faire et un sens du spectacle bien établi (la fuite de Celestina pour retrouver son Giacomo, la scène du viol filmée dans une lenteur presque kubrickienne).
Copie vidéo présentée sans sous-titres à la Cinémathèque. Ce n’est pas si problématique, au contraire. Ça permet de voir à quel point Lattuada est bon à nous faire comprendre une situation au-delà des mots. Et ce n’est possible que dans une logique de jeu avec ce qu’on appelait encore des emplois. À chaque archétype (ou actant), un emploi : on comprend vite, grâce à cette logique, qui sont les aidants, les opposants, les bénéficiaires, les victimes, etc. Une attitude, un geste, une silhouette, une intonation, et on cerne en un instant un personnage, visuellement, sans aide des dialogues (donc de traduction). Théâtral diraient certains. C’est surtout efficace à dévoiler quelque chose des personnages. La difficulté, c’est bien de rendre ça simple comme bonjour, sans masquer pour autant les zones grises d’un personnage, et c’est ça que les techniques dites modernes de jeu, inspirées de l’Actors Studio et faussement inspirées, elles, de Stanislavski, avec leur méchante habitude de laisser croire aux acteurs qu’ils peuvent tout jouer, ont sapé après-guerre. Essayons de comprendre l’emploi d’un acteur, sa fonction dans le récit, le type de situations mis en jeu, et cela au premier coup d’œil, désormais, sans l’appui du texte, eh bien bonne chance. La théâtralité, c’est rendre signifiant ce qui doit l’être ; sans théâtralité dans le jeu, ça se résume à un jeu insignifiant. On gagne sans doute en incommunicabilité et parfois en naturalisme, mais souvent, c’est surtout le message, la fable, qui se brouille.
Retournement de mineur. D’un classicisme absolu, sorte de « téléphone noire » : tout est futile, jusqu’à ce que ça devienne tragique (et il faut l’avouer, un peu mélodramatique, forcé).
L’essentiel est ailleurs : l’élégance toujours de Lattuada, et surtout ici une qualité de direction d’acteurs assez fabuleuse. Alors qu’on plonge allègrement dans le mélo, Lattuada tient ses acteurs, les forçant à jouer dans la retenue quand il serait si facile d’en faire trop et de jouer à la lettre ce que les péripéties mélodramatiques pourraient nous dicter de faire. C’est là que Mariella Lotti est exceptionnelle. On est littéralement (si tant est que ce soit possible) dans ses pensées ; rien ne transparaît pourtant sur son visage, sinon une certaine gravité, une dignité peut-être. Et quelle beauté, quelle autorité !…
Regarder un gros plan de Mariella Lotti, c’est comme épouser en un instant toute la face du monde, son histoire, comme si ce visage résumait à lui seul tout ce que le monde a pu produire et produira encore. L’étonnante impression que rien n’existe autour, pas même la mémoire des mille visages qu’elle arrive ainsi à éclipser en une seconde… Vaut bien l’énigmatique sourire de Mona Lisa, cette Mariella Lotti…
Difficile de faire plus sec en matière de récit. On est dans la chronique pure avec, s’il y a des enjeux personnels pour chacun des protagonistes de cette histoire, aucune trame directrice classique qui ne viendra se superposer aux multiples intrigues connexes bâtissant le fond du film. Même le néoréalisme italien fonctionnera avec des intrigues cadenassées autour d’une action unique. C’est me semble-t-il bien plus tard qu’on verra dans les années 60 la naissance (ou le retour) d’un cinéma axé sur un confetti d’enjeux voire de diverses peintures de caractères. Une variation sociale du film choral en quelque sorte.
Le film pourrait ainsi donner l’impression à certains qu’il ne débute jamais. Ce sont des techniques de présentation utilisées couramment dans des intrigues classiques, mais dès la fin du premier acte, on se concentre alors sur une action principale : cette fragmentation de l’action permettait de constituer un univers sociétal avant de resserrer sur les seuls enjeux du personnage principal (Naruse utilise souvent cette technique d’ailleurs, je m’en suis suffisamment plaint). On a en effet une succession de séquences descriptives attachées à montrer la vie dans un quartier populaire (et même pauvre) de je ne sais quel quartier de je ne sais quelle cité japonaise, passant d’une famille à l’autre, d’une maison à l’autre, un peu à la manière d’un Kaneto Shindo plus tard dans Dobu. L’accent est mis plus particulièrement sur les enfants (à l’image cette fois – désolé pour les références toujours postérieures – d’un Urayama dans Une jeune fille à la dérive). Le récit se focalise ainsi sur les déboires d’une gamine, seule élève (fille) au milieu d’une classe de garçons, bientôt rejointe par une gamine coréenne (ethnie particulièrement méprisée au Japon).
En dehors d’une logeuse avare et un peu fripouille, tous sont montrés sous leurs bons côtés : tout à la fois dignes malgré leur pauvreté, volontaires, travailleurs…
Une jolie perle. En à peine une heure, on s’imbibe sans fléchir de cette atmosphère prolétarienne nippone, bienveillante et désintéressée. Dans tous les pays du monde, il arrive qu’on idéalise ainsi les petites gens. Plus d’un demi-siècle après, impossible de s’en offusquer. La valeur d’image d’Épinal, même si on s’en doute trahit la vérité, aura toujours le mérite de porter un regard longtemps après sur ce qui n’existe plus. Ce n’est rien de moins que la valeur première du cinéma des Lumière qu’on retrouve ici. Une image, même fabriquée, aura toujours valeur de document historique. Quand les caractères des lettres qui servent à notre expression sont tous interchangeables : qu’on lise les reliques traduites d’un poète comme Homère ou qu’on tweete son menu du jour sur le Net, les signes sont les mêmes pour « rendre compte ». L’ère de l’image a bel et bien tout changé dans le rapport au temps, à l’espace et aux témoignages que chacun peut faire du monde dans lequel il évolue.
Pour ces images, témoignant éventuellement de l’intérêt que le lecteur pourrait porter à ces « documents », je renvoie une nouvelle fois à ce blog.
Avec : Kazuo Hasegawa, Shirley Yamaguchi, Tomiko Hattori
Ça tient à rien un film. Comme en cuisine, savoir faire monter les œufs en neige, disposer de la bonne liste d’ingrédients, de la bonne recette, d’avoir les bons temps de cuisson, ce n’est rien face au petit grain de sable qui peut tout foutre en l’air en une seconde. Le grain de sable ici, ce sont ces détours mélodramatiques incessants et assez peu crédibles qu’on nous impose à la fin. Vingt minutes avant la fin du film, nos deux tourtereaux se marient, on pourrait finir ici, mais non, tout le monde regarde sa montre, certains quittent même la salle, s’étirent, et ça recommence pour un tour. On en a pour la Nuit.
Je m’en vais dévoiler toutes ces horreurs parce que c’est risible (une manière aussi d’exorciser un film que j’avais jusque-là apprécié).
On en est donc au soir du mariage. Un officier vient prévenir notre amoureux (marin d’eau douce) qu’il a quarante minutes pour se préparer et partir au front (rires dans la salle). Une fois parti, c’était prévisible, son steamer est attaqué par ces inhospitaliers Chinois (conduit, on ne sait trop pourquoi ni comment, par le méchant bonhomme qui s’opposait à son mariage et clairement meneur d’une sorte de triade d’insurgés). Il meurt en héros, l’arme à la main (et quelle arme : une énorme mitraillette qui fera des décennies plus tard les joies des héros du Vietnam). C’est du moins ce qu’on pense à ce moment-là. Ce qu’on espère même. Parce que dans un film de guerre, on aime les héros morts (un peu moins les revenants, ce qui constituait une des lourdes ficelles propagandistes dans Les Cinq Éclaireurs parmi lesquels aucun ne périra, comme une sorte de Dix Petits Nègres à l’envers : on croit que tout le monde est mort, et ils reviennent tous l’un après l’autre pour reconstituer tout un bataillon de miraculés).
La femme chinoise de notre amoureux batailleur (merveilleuse Shirley Yamaguchi) apprend qu’elle ne consommera jamais son mariage avec son homme (de la meilleure des façons puisqu’elle vient l’accueillir sur le quai, regarde tous ses potes retrouver leur famille, et là un type, après une demi-bobine, daigne enfin lui dire que son bonhomme il est mouru…). Une petite Chinoise n’est rien sans son glorieux mari nippon (c’est qu’il avait une grosse mitraillette le bougre), alors pour se consoler de ne pouvoir ambitionner à la noble vie japonaise, elle retourne sur le lieu de son idylle champêtre (si jamais votre mari nippon est tué à la guerre, ce n’est pas un truc à faire ça). Là, déprimée comme une Chinoise abandonnée par son maître-mari, elle décide de se suicider dans la rivière (la censure laisse faire, vu qu’elle, elle n’a pas la force de caractère des femmes japonaises, elle est faible, ce n’est qu’une Chinoise qui n’a seulement qu’effleuré la dignité et la force du caractère japonais). Mais ô surprise, avant qu’elle rejoigne pour de bon son canotier de mari, ah bah non, le voilà justement qui arrive, le bras en écharpe… à bord d’un véhicule de l’armée.
Juste à temps. Un peu plus, et on aurait presque trouvé ça formidable.
C’était vingt minutes de trop. Peut-être faut-il y voir là les commandes spécifiques de la censure (du pouvoir, du bureau d’information, peu importe) pour qu’y soient plus franchement incorporés quelques messages bien lourds de propagande. Quelque chose comme : un Japonais, même le jour de son mariage, rejoint avec ardeur le front où on l’envoie ; les femmes japonaises qui accompagnent sa vie sont alors fières de le voir ainsi honorer sa patrie, et s’il y meurt ce serait un plus grand honneur encore… Ah, et pis, en fait…, les soldats japonais meurent peu au front. Si, si, c’est vrai. Ce n’est pas avec l’acupuncture qu’on gagne des guerres…
Avant ce désastre dansant, c’était pourtant follement original. Ça ne ressemblait à rien, avec des décors intérieurs et de magnifiques extérieurs qu’on voit rarement dans les films japonais (plus tard, Naruse tournera probablement sur place quelques scènes de la même manière en Chine pour Nuages flottants), on pourrait être presque par le charme champêtre des images dans Le Printemps d’une petite ville (tourné presque dix ans plus tard), les séquences chantées sont merveilleuses, et avant que le film tourne à la catastrophe, on avait même eu droit à un tournant « noir » tout à fait étrange. Il faudrait songer à créer un bureau de censure centennal chargé de couper les séquences navrantes ruinant tout un film…
Un cinéma hybride, nourri de multiples influences et styles, voué à l’oubli, à la stérilité, incapable lui-même d’influencer quoi que ce soit. Un monde à part, comme une boule à neige.
Nuits de Chine, nuits câline, nuits d’amour… sur la rivière entendez-vous ces chants doux et charmants… (la-la-la-la… même que Jacques Brel il chante Nuits de Chine quand il se demande Comment tuer l’amant de sa femme… et que Bebel et Gabin les chantent aussi dans Un singe en hiver… toute une histoire ces Nuits de Chine.)
Beau boulot. Dans un film de propagande, il faut du génie pour à la fois respecter le cahier des charges imposé par les donneurs d’ordre (ils sont désignés ici dans le titre), mais surtout détourner astucieusement la finalité première d’un tel exercice pour y placer au compte-gouttes des touches plus personnelles, des notes subtiles qui émoustilleront à peine la censure (à peine parce que Tadao Sato ou Donald Richie je ne sais plus, écrivait que la fin avait eu du mal à être digérée : une mère y est montrée angoissée à l’idée de voir si son fils revenait de la guerre avec les compagnons de son régiment, alors que tout au long du film, on explique avec force combien les parents doivent se montrer fiers de l’embrigadement de leurs gosses et occulter toutes considérations personnelles susceptibles de ne pas faire honneur à l’empereur). Kinoshita, aidé par des acteurs là aussi de génie, n’en est donc pas dépourvu (de génie).
C’est vrai, dans cette séquence finale de la mère à la recherche fébrile de son petit, il démontre déjà ce qu’il saura par la suite faire le mieux dans le registre du lyrisme lacrymal, mais il parvient aussi, et c’est peut-être plus surprenant de sa part, à apporter pas mal de notes d’humour. L’humour, c’est même presque ce qui dirige un certain nombre de séquences opposant le personnage joué par le pas encore fétiche ozuen Chishū Ryū et celui tenu par Eijirô Tôno, tous deux interprétant deux pères voyant leur fils enrôlé dans l’armée au même moment mais assignés à des missions différentes. Le dilemme humoristique, l’enjeu franchement satirique, étant alors d’accepter de voir son fils partir là où c’est le plus honorable pour un soldat…, si tant est qu’on puisse être en mesure de se mettre d’accord sur ce qui le serait… De là quelques séquences loufoques, pas loin de ridiculiser en filigrane les prétentions suicidaires et aveugles que la propagande espérerait voir se « démocratiser » dans l’attitude du bon Japonais. On pourrait être déjà chez Ozu avec des chamailleries d’adultes préférant se mépriser dans l’indifférence plus que dans l’opposition directe (sorte d’opposition entre deux chats boudeurs). Sauf que chez Ozu, ces petits jeux amusants sont sans conséquences ; ici l’humour est sur le fil du rasoir.
Avant la séquence finale qui a fait la réputation du film, Kinuyo Tanaka (qui joue donc la mère) offre comme toujours un mélange étrange d’humour (ses humeurs de femme contrariée, indignée, et elle aussi silencieuse), de force et de gaieté flottante, proche de la tristesse (on comprend pourquoi son couple fonctionne si bien avec Chishū Ryū). On la voit notamment remarquable dans une séquence, là encore vers la fin, où la petite famille se retrouve pour la dernière fois autour d’un repas avant le départ du fils : tous les dialogues sentent bon le moralisme va-t-en-guerre, mais à cet instant les images semblent se séparer du discours, et ce qui y est dit n’a plus d’importance : seule compte la situation tendue jouée en sous-texte, le visage de chacun, leur tristesse de se savoir là pour la dernière fois, et le plaisir malgré tout de pouvoir savourer un dernier instant en commun. Car pour illustrer cette paix familiale appelée à disparaître, les enfants se mettent à masser leurs parents. Ce sont alors les images qui parlent, les visages faussement joyeux, plus que les paroles niaises. Déjà, pas de grandes effusions stupides, mais une larme discrètement séchée par une Kinuyo Tanaka tête baissée, sourire de circonstance aux lèvres.
La première partie du film vaut également le coup d’œil : le principe initial du film était semble-t-il d’illustrer le parcours de l’armée nippone au cours de l’histoire. On dispose ainsi par saut de puce d’un montage historique pas dénué d’intérêt. Les séquences mettent en situation les personnages d’une même famille au fil des diverses époques lors des glorieuses avancées du Japon vers la bêtise impérialiste. Tout cela avec le savoir-faire de Kinoshita en matière de placement de caméra. Même si plus on arrive vers la Seconde Guerre mondiale, plus le discours devient aujourd’hui risible tant il paraît forcé, c’est toujours assez subtil, mettant en avant plus volontiers le sort des personnages que l’idéologie censée être véhiculée.
Amourette sur fond de guerre sans grand intérêt rappelant par certains côtés Deux Camarades (mélange de scènes au front et à la ville).
D’excellents acteurs, mais un modèle de ce qu’il ne faut pas faire dans la reconstitution : il y a au cinéma un élément essentiel pour faire illusion, reconstituer un univers et qui revient toujours quand il est question de contextualisation, c’est tout con, mais ce sont les portes, plus précisément le pas des portes. Parce que cet encadrement délimite un passage, un raccord souvent entre deux espaces. Il nous aide ainsi à nous faire une idée de l’espace dans lequel sont censés évoluer les personnages. Pour passer d’une scène à une autre, ou plus vraisemblablement d’un espace ou d’un décor à l’autre tout en restant précisément dans la même séquence, ces petites portes sont indispensables pour le raccord et la fluidité du récit, la vraisemblance.
Ici, on n’en voit jamais. Une fois seulement, un personnage franchit son seuil, et le raccord ne se fait pas sur le mouvement, donc tout est fichu…
Pour le reste, il manque des figurants pour donner corps à ces décors, ces espaces, dans lesquels on évolue comme sur un plateau de théâtre. Le pire venant des scènes censées être en extérieur mais tournées en intérieur et trucage (pour les scènes d’avion, ça ne pardonne pas). Ce n’est même plus une question de moyens, mais de savoir-faire. La première chose à faire quand on reconstitue un lieu, c’est de faire vivre le hors-champ. En montrant par exemple des scènes dans la rue ou dans les cages d’escalier (il y en a mais les acteurs entrent dans le cadre comme en sortant des coulisses dans un théâtre, on ne profite pas du lieu charnière qui permet à notre imagination de « raccorder » deux espaces supposément contigus).
Attends-moi, Boris Ivanov, Aleksandr Stolper 1943 Zhdi menya / Жди меня | Mosfilm, Tsentralnuyu Obedinyonnuyu Kinostudiyu