La Terre qui flambe, F.W. Murnau (1922)

Le trésor des Rudenburg

Note : 3.5 sur 5.

La Terre qui flambe

Titre original : Der brennende Acker

Année : 1922

Réalisation : F.W. Murnau

Avec : Werner Krauss, Eugen Klöpfer, Vladimir Gajdarov, Stella Arbenina, Lya De Putti

Quatre premiers actes difficiles ; les deux qui clôturent le film sont magnifiques. Quelques soucis au début pour comprendre qui était qui et après quoi (ou qui) ils couraient tous dans leur coin. Le film est très dense, multipliant les ellipses temporelles, et n’étant pas bien physionomiste et ayant parfois des sautes d’attention, j’ai besoin que les introductions où on présente les personnages et les enjeux soient lentement exposées, avec une contextualisation qui infuse bien pour que je m’y retrouve. À ma grande honte, j’ai dû arrêter le visionnage pour comprendre sur Wikipédia de quoi il en retournait. Et pour couronner le tout, non seulement le film expose des thèmes qui m’ont rarement enthousiasmé (la cupidité et la malédiction), mais en plus, quand j’aborde un film, je suis comme un orphelin qui vient y trouver des figures de références, des visages humains à qui s’identifier : j’ai besoin d’adhérer aux valeurs morales des personnages, d’être ébloui par leur force mentale, par leur fantaisie, parfois même par leur science ou leur goût pour le vice. Mais la cupidité, en tout cas telle qu’elle est illustrée dans le film (de manière froide et distante, à l’image de ce qui se fait par ailleurs dans les films de nature plus expressionniste et qui aborde même la nature malfaisante de l’esprit humain — à la frontière, cette fois, avec le cinéma d’horreur), ça ne compte pas vraiment parmi les petits (ou les gros, quand ils sont démesurés) vices qui éveillent mon enthousiasme.

Le basculement pour moi a donc lieu bien tardivement : d’abord, quand la distribution s’est resserrée après la mort opportune de quelques-uns des personnages, ensuite, quand le frère Peter accepte de rendre l’argent à sa belle-sœur. Il se montre totalement désintéressé par l’appât du gain, et c’est donc à ce moment que je me dis : voilà, mon référent, mon doudou. Le film prend alors une teinte plus mélodramatique et cesse les ellipses temporelles qui cassent à chaque fois la tension dramatique (il n’y en a qu’une, mais une petite, comme toutes les autres, entre les deux derniers actes). Chacun des autres personnages gagne alors en humanité : l’une, parce qu’elle comprend qu’elle n’a jamais été aimée ; l’autre, parce qu’il comprend la vacuité tragique de son ambition et retourne sur le droit chemin (on le devine entamer une forme de rédemption pour se faire pardonner, et il s’écarte définitivement ainsi de la noirceur, voire de la malfaisance, de certains personnages de films expressionnistes — Murnau tourne la même année son Nosferatu).

Cette dernière partie du film met aussi un peu plus à l’honneur les extérieurs avec des plans, des prises de vue de Karl Freund d’une grande beauté jouant sur la profondeur et le contraste qu’offre la neige en extérieur, rappelant parfois Le Trésor d’Arne (avec la même notion de trésor, d’ailleurs), alors que jusque-là, encore une fois, le film traînait dans des intérieurs mal fichus. Il y a dans ces décors un petit quelque chose du cinéma expressionniste qui m’ennuie tant (à la moindre voûte un peu basse, à la première poutre de biais, je suffoque, je ventile, je rêve d’espace…), et a contrario, les extérieurs évoquent les sagas scandinaves beaucoup plus à mon goût (avec cette alliance de réalisme, d’aventure et de romance qui trace les contours déjà du futur classicisme).

Techniquement, 1922, on ne peut qu’être épatés. Pourtant, je serais peut-être un peu agacé, parfois, par le recours un peu trop systématique au montage alterné pour fabriquer une intensité artificielle. Dans ce cinquième acte qui ranime mon intérêt, par exemple, Murnau alterne la séquence du frère et de la belle-sœur venant lui vendre le champ maudit avec une autre où le mari se met d’accord avec des promoteurs pour y extraire la mélasse précieuse des entrailles de la Terre. Au bout d’une fois, on a compris le télescopage narratif des deux événements, et ça ne servait à rien de le reproduire : chaque retour à la séquence précédente produit finalement l’effet contraire recherché puisqu’un retour à un lieu précédent sans avancée dramatique, c’est toujours dans l’esprit du spectateur un retour en arrière, et l’effet, au lieu d’accentuer l’intensité, ne forme plus qu’une vague impression de surplace. Murnau (à moins que ce soit les scénaristes Willy Haas et Thea von Harbou) reproduit ce type de montage alterné inutile deux ou trois fois dans son récit, c’est peut-être la mode, mais ça n’apporte rien au film. Il aurait été bien plus logique de ne pas montrer cette première séquence entre le frère Peter et sa belle-sœur et laisser le spectateur découvrir la vente contrariant les plans de Johannes en même temps que lui. C’est le climax du film, la « catastrophe » avant le dénouement, il fallait faire en sorte de jouer sur deux révélations tragiques coup sur coup : la vente du terrain par la femme rendant l’accord avec les promoteurs impossible et la révélation pour elle que son mari ne l’a épousée que pour le profit.

Il faut noter aussi sans doute la force allégorique du film (le genre de symbole qui me laissent d’habitude assez indifférent, mais comme c’est assez flagrant ici, le spectateur-orphelin que je suis lève le doigt tout heureux de sa trouvaille) : une famille qui se déchire à cause d’un champ pétrolifère maudit. Certains avaient l’espoir qu’il les rendra riches ; le champ finira en fumée… C’est littéralement le titre du film. Le destin de l’humanité en somme, avec sa cupidité, et sa précieuse politique de la terre brûlée ou de l’exploitation que l’on croit sans fin des richesses que l’on extorque à la Terre sans rien penser lui devoir… La cupidité, tout dépend de la manière dont on la présente dans un film. En 1922, personne ne pouvait présager de caractère allégorique ou prémonitoire de cette fable… Pas sûr que pour l’humanité, ça se finisse aussi bien que dans le film. Certes, une femme se suicide par désespoir amoureux (c’est la version allemande du happy ende, les joies des variations émotionnelles du mélodrame), mais tout revient finalement dans l’ordre et l’harmonie quand le frère retrouvera sa chambre de grand garçon après une bonne leçon.

(Détail savoureux pioché lors de mon passage sur Wikipédia : le film aurait été longtemps considéré comme perdu avant qu’on retrouve le film entre les mains d’un prêtre qui le projetait à des fous pour les divertir. On n’est pas loin de la situation surréaliste que j’évoquais dans La jeunesse se fout du cinéma.)


La Terre qui flambe, F.W. Murnau 1922 Der brennende Acker | Deulig Film, Goron Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1922

Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Liens externes :


L’Épouse de la nuit, Yasujirô Ozu (1930)

Menaces dans la nuit

Note : 3.5 sur 5.

L’Épouse de la nuit

Titre original : Sono yo no tsuma

Année : 1930

Réalisation : Yasujirô Ozu 

Avec : Emiko Yagumo, Tokihiko Okada, Tôgô Yamamoto, Tatsuo Saitô

Mélodrame resserré sur trois ou quatre séquences (l’action, comme le titre du film peut l’indiquer, est concentrée sur une douzaine d’heures). Cela pourrait être totalement ridicule, ou tiré par les cheveux, et en dehors de quelques mouvements de caméra pas très utiles, c’est tout à fait touchant.

La fascination de Ozu pour le cinéma américain transpire à chaque plan, mais l’intérêt est ailleurs. Si sur une heure de film, l’action est réduite, cela signifie que le cinéaste préfère jouer sur la tension, et la confrontation quasi muette, qu’implique une telle situation : le mari fait un casse, se faufile dans la nuit jusque chez lui où l’attendent sa femme et sa petite fille malade pour qui il a besoin de l’argent, mais le taxi qui l’a récupéré était un policier. Ce dernier se présente chez eux afin d’interpeller le père, mais un moment d’inattention profite à la femme qui s’empare du pistolet de son mari et de celui du policier pour le mettre en joue. Image frappante qui inaugure les femmes badass qui seront populaires trois décennies plus tard.

L’action traîne, Ozu est déjà appelé à filmer le rien, à meubler tables, murs, portes et chaises, même la bouilloire y est. Elle n’y tient cependant pas encore tout à fait le premier rôle. En rodage, la bouilloire, la dure vie de figuration, de nature morte et silencieuse à laquelle on ne prête même pas encore attention…

Bref, je m’égare, et le policier en a profité pour, à l’aube, s’emparer des pistolets : la femme s’était endormie. On inverse les rôles : justice pourra être rendue. Ou pas. On attend le médecin, le policier s’attendrit et quelque chose d’inimaginable pour un policier : le voilà qui a des remords (c’est un mélo, pas la réalité).

Happy end. Et éclat de rire : Ozu n’a pas pu s’en empêcher, tous ses films probablement sont des comédies cachées, et ici, ça n’y manque pas, car au moment de saluer son papa qui file au commissariat en compagnie du policier comme d’autres font signe au leur en partance pour le travail, le policier répond au signe de la fille. Tout Ozu est là. L’humour tendre et un peu pince-sans-rire, l’espièglerie.

Le film est par ailleurs réussi, parce que si le scénario a tout jusque-là du thriller, le génie d’Ozu c’est de ne jamais jouer, sinon dans sa réalisation, sur la dureté du genre, avec une direction d’acteurs qui réclamerait des gueules dures ou suppliantes. Si le rôle du père, avec son petit air de bellâtre, pourrait à la limite être plus dans ce registre (mais Ozu semble bien le restreindre en le cantonnant à ce que réclame un mélodrame appuyant plus sur la fibre sentimentale que misérabiliste et criminelle), celui de la mère est clairement un choix pesé et assumé : pas question de montrer un personnage antipathique, indigne, véhément ou grimaçant. C’est Emiko Yagumo qui s’y colle. Beauté digne et force intérieure qu’on avait déjà pu voir dans Perle éternelle de Shimizu l’année précédente (qui est d’autant plus belle qu’elle ressemble à mon ex, mais cela est une autre histoire). Ainsi, paradoxalement, quand elle pointe les deux pistolets vers le policier pour le mettre en joue, on y croit parce qu’on sait qu’elle le fait par désespoir, et parce qu’on sait que ça n’a rien de naturel pour elle. Ces deux parents ne sont pas des criminels, mais Ozu insiste bien là-dessus, alors qu’il aurait été si tentant de jouer, même subrepticement, sur des vices cachés.

Et si ça marche tant que ça, c’est bien aussi parce que le policier n’est pas autre chose : un bon gars. La tension dans ce thriller n’est ainsi pas liée à la menace criminelle malgré la présence des armes pourrait dans un premier temps le laisser craindre, mais elle naît surtout des dilemmes moraux qu’on sent poindre derrière les carapaces que se forgent les personnages : sauver son enfant au prix de la mort d’un policier ou risquer des années de prison ; et pour le policier, risquer des blessés ou des années de prison à un homme qui selon toute vraisemblance a agi comme il l’a fait par désespoir. Les parents sont dignes et honnêtes (malgré le casse du père – il acceptera à la fin de partir avec le flic), et le policier aurait pu si facilement devenir un personnage insignifiant sans insister comme Ozu le fait sur ses remords et son absence de brutalité. Air de faux dur, son visage ne fait pourtant qu’inspirer la confiance et l’humanité.

Pas de place pour les mecs virils, les crapules ou les cabotins chez Ozu. Allez savoir pourquoi maintenant il était aussi fan des films américains de l’époque…

À ranger possiblement dans les antifilms. Un mélodrame, certes, mais un thriller aussi qui joue beaucoup plus sur la carte sensible que sur une exaltation ou même une simple illustration de la violence, du gain, de l’ambition, du vice, etc. Avec, je le rappelle, cette dernière note audacieuse d’humour qui ne dit pas son nom.

L’année suivante, Yasujirô Ozu tourne avec les deux mêmes acteurs principaux Le Chœur de Tokyo, une comédie légère, sociale et triste plus conforme à ce qu’on attend du style de Ozu. (On n’y remarquera par ailleurs, la présence de Hideko Takamine en petite fille malade, de Chouko Iida, habituée des rôles d’aubergistes et qu’on remarquera surtout quinze ans plus tard dans Récit d’un propriétaire du même Ozu ou encore de Takeshi Sakamoto, lui aussi surutilisé dans les seconds rôles au cours des décennies de l’âge d’or du cinéma japonais, jouant les vieux dès son premier âge, et dont le rôle le plus fameux interviendra en 1934 dans Histoire d’herbes flottantes. Le cinéma japonais de cette époque est une petite famille…)


L’Épouse de la nuit, Yasujirô Ozu 1930 Sono yo no tsuma | Shochiku


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films japonais

Les Indispensables du cinéma 1930

Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Limeko — Japanese films

Liens externes :


Le Mystérieux X, Benjamin Christensen (1914)

Le classicisme à travers les âges

Note : 4 sur 5.

Le Mystérieux X

Titre original : Det hemmelighedsfulde X

Année : 1914

Réalisation : Benjamin Christensen

Avec : Benjamin Christensen, Karen Caspersen, Otto Reinwald

La supériorité du cinéma scandinave dans les années 10 sur l’ensemble des autres productions du monde n’est plus à démontrer, cependant voir aujourd’hui Le Mystérieux X à côté des films qui lui sont contemporains ne fait qu’appuyer un peu plus cette évidence. À l’orée de la guerre de 14, et quatre ans après L’Abysse, tous les principes de ce qui deviendra plus tard le classicisme sont déjà bien présents.

Le classicisme, plus tard largement adopté par le cinéma hollywoodien, est une manière de réaliser des films en essayant d’adopter des procédés largement compris dans le public et qui visent à présenter le sujet avec le plus de transparence possible. On évite les expérimentations techniques ou narratives, et sur le curseur identification / distanciation, la préférence va clairement vers le plus d’identification possible : on présente un spectacle au public, on cherche à le distraire, certainement pas à l’éduquer, lui faire faire un pas de côté ou à l’impressionner (en 1914, je doute cependant que ces principes énoncés surtout après-guerre soient volontaires).

Et pourtant, pour faire du classicisme en 1914, il faut bien adopter des procédés qui pouvaient apparaître pour beaucoup à l’époque pour expérimentaux. On a dépassé le stade un peu partout dans le monde où on se contente de plans fixes, mais on ne prend pas toujours encore conscience des possibilités narratives des outils du cinéma, et on met parfois plus l’accent sur les décors et les péripéties pour gagner l’adhésion du public. Ce cinéma-là, c’est un cinéma qui amuse la galerie, qui est toujours en recherche de nouvelles formes, de nouvelles audaces, et n’a pas peur des excès (sans toutefois être encore expérimental : l’audace est à l’écran, pas dans la technique). C’est l’époque déjà des reconstitutions grandioses en costume (péplums ou collants), des thrillers jouant sur les légendes urbaines (Traffic in Souls), des premiers longs westerns (The Squaw Man, Le Serment de Rio), des serials à moustache façon Brigade du Tigre (Fantômas), des slapsticks ou des mélos familiaux ou sociaux. Je parle d’excès, on dirait sans doute plus à l’époque « exotisme ». Or, il y a une particularité, me semble-t-il, qui est bien plus constante dans le cinéma scandinave de cette époque, et qui serait certainement à l’origine de ce classicisme, c’est que ce cinéma est sans doute à mi-chemin entre le théâtre réaliste, bourgeois et déjà assez psychologique (Ibsen, Strindberg), et les récits folkloriques qui seront bientôt adaptés par d’autres réalisateurs scandinaves en précisant alors un peu plus cette notion de classicisme et de transparence.

Ainsi, le canevas du film, dans un premier temps, a tout du drame réaliste bourgeois (un théâtre qui s’applique à éviter les excès de la scène mélodramatique et populaire) : la femme d’un militaire est convoitée par un comte un peu insistant qui se trouve avoir des activités en parallèle disons… antipatriotiques. La femme peine à se défaire de ce comte un peu lourd et pense pouvoir s’en débarrasser en lui filant sa photo (ne faites jamais ça, Mesdames). Vous donnez ça à un comte, il vous prend le bras… (et la tête). Alouette. La guerre éclate, le mari est chargé de transférer un ordre scellé vers un commandant de la marine…, mais en bon petit-bourgeois qu’il est, il passe chez lui entre-temps saluer sa chère et tendre épouse. Manque de chance, l’amant, à qui elle croyait avoir dûment présenté la porte, revient aussitôt par le placard (où tout amant qui se respecte aspire à se trouver un jour). Madame n’apprécie guère (de 14) ces manières de goujat et ne s’en laisse pas comter. « Ciel, mon mari ! »

On frôle déjà un peu le mélodrame, je le reconnais, mais Christensen n’y sombrera pourtant jamais. Comme au théâtre, le comte, pas plus que ça gêné aux entournures, se cache derrière l’encoignure formée au premier plan par la cheminée. (C’est peut-être ce qu’il y a de moins cinématographique dans le film, mais cette situation rocambolesque à peine crédible, et plutôt habituelle au théâtre dans des tragédies ou des mélos, sera bizarrement compensée ici par le placement et le mouvement de la caméra.) La femme et le mari s’absentent au premier étage, et le comte, dont on sait déjà que c’est un espion, en profite pour décacheter l’ordre scellé avant de le remettre où l’avait laissé l’officier…

Le mari repart le cœur léger et la fleur au fusil ; sa femme se débarrasse une fois de plus de celui dont elle peine décidément à faire comprendre ne pas vouloir accepter comme amant. L’espion s’en va et rejoint le moulin où il a l’habitude d’envoyer ses messages par le biais de pigeons voyageurs. Le message est envoyé, mais peut-être déjà pas bien habile pour un amant dans le registre des portes qui claquent, il reste bloqué à la cave, la trappe de celle-ci restant coincée par la porte du moulin (là encore, je vais y revenir, on pourrait trouver ça ridicule, ou digne d’un mélo tiré par les cheveux, mais la mise en scène fait tout et parvient à faire ressentir au contraire une véritable tension de thriller).

Le pigeon est intercepté, l’ordre scellé semble accabler le mari, il est accusé pour trahison, bref, à partir de là, on entre peut-être un peu plus dans des péripéties dignes des mélodrames d’aventures de l’époque (comme Les Exploits d’Elaine). Pourtant, c’est toujours la mise en scène qui parviendra à ne jamais y tomber complètement (le cinéaste danois parviendra, à travers le montage et le choix des plans, à faire ressortir la tension des situations sans trop en demander à ses acteurs : il en reste encore des traces dans les réactions, car au théâtre, cette tension, ne pouvant naître de la mise en scène, est accentuée par le jeu des acteurs ; mais globalement, on reste toujours plus du côté du réalisme que du mélodrame). Finalement, le mari échappera à la mort grâce à une preuve qui accablera le comte…

Voilà pour le sujet. Maintenant, comment Christensen s’y prend-il pour adopter une forme de mise en scène transparente ? D’abord, au niveau du montage alterné, la maîtrise est totale : il passe allègrement d’un lieu à un autre sans forcer des alternances répétées auxquelles certains cinéastes à l’époque ont souvent recours pour rendre spectaculaire une situation. Christensen s’en sert réellement pour faire du « pendant ce temps » ou plus simplement encore pour annoncer l’entrée future d’un personnage venant en rejoindre d’autres. Son montage alterné est ainsi permanent (comme il le deviendra presque systématiquement sous sa forme classique) et, ce qui est plus remarquable, transparent.

Au niveau des échelles de plan, notamment au début du film, ce n’est pas encore bien maîtrisé, et en tout cas pour un visionneur du XXIᵉ siècle, on perd alors en transparence à cause de deux ou trois faux raccords (ou des sauts brutaux comme le passage direct d’un plan moyen à un insert). Mais tous les cinéastes de l’époque ne s’embarrassent pas toujours avec les échelles de plan. Une échelle de plan, on risque parfois les faux raccords, mais ça offre surtout beaucoup plus de possibilités narratives. Et notons ainsi comme seul exemple, le dernier plan du film qui est un raccord dans l’axe parfaitement exécuté : on n’y voit que du feu (transparence toujours).

Les mouvements de caméra ne sont pas en reste. Transparence toujours, il s’agit de mouvements imperceptibles, d’ajustements de la caméra sur son axe (léger travelling d’accompagnement, très commun à l’époque), ou même des petits travellings de face. Le mouvement de caméra le plus étonnant est celui qu’opère Christensen dans la séquence du moulin cité plus haut en passant de la trappe, que le comte tente en vain d’ouvrir, mouvement qui se poursuit lentement vers la porte (que l’on voit tressauter au rythme des coups qu’envoie le comte sous la trappe), puis sur ses gonds : on comprend alors que la porte ne peut pas être désolidarisée de ses gonds, car une sorte de loquet l’y empêche.

 

Seul procédé étonnant à classer plutôt du côté des effets de distanciation : le recours parfois à des plans de face. Le cinéaste n’ayant recours à cet effet étrange qu’avec le personnage féminin (et une fois sur lui-même – puisqu’il joue le mari officier – vers la fin quand il entend le garde tirer sur son fils), on pourrait difficilement penser qu’il s’agit là d’un réflexe issu du théâtre. Au contraire, cela semble être parfaitement volontaire, et un choix quasi-esthétique, voire une référence à ce plan d’Asta Nielsen dans L’Abysse qui m’avait tant impressionné (et pour être précis, l’actrice n’était pas de face mais de dos, et la singularité des plans vient surtout de la symétrie qui y est recherchée). La référence aurait même presque été poussée au point de prendre une actrice ressemblant à la star danoise. (Mais ici, le film n’étant sans doute pas assez tiré par les cheveux, c’est moi qui en rajoute peut-être un peu.)

Bref, les années 10 appartiennent aux pays scandinaves avec leurs cinéastes précurseurs du classicisme, Le Mystérieux X en est un bon exemple.


 

Le Mystérieux X, Det hemmelighedsfulde X, Benjamin Christensen 1914 | Dansk Biograf Compagni

L’Affiche, Jean Epstein (1924)

Note : 3 sur 5.

L’Affiche

Année : 1924

Réalisation : Jean Epstein

Avec : Nathalie Lissenko, Genica Missirio, Camille Bardou

Film antérieur au Double Amour de quelques mois, tourné pour l’Albatros et avec pour actrice principale Nathalie Lissenko (l’année de Kean également, ce film soporifique où elle apparaît en gros plan sur… l’affiche).

Comme pour Le Double Amour, Jean Epstein s’inscrit ici plutôt dans une veine classique. Le mélodrame surtout est de la partie : les coïncidences excessives, ce sont les effets spéciaux de l’époque, personne n’y croit, et plus c’est gros, plus on en a pour notre argent.

Marie s’éprend donc un soir d’un homme qui l’engrosse. Quelques années passent et Marie participe à un concours qui fait de son fils le gagnant d’une affiche publicitaire : elle gagne une poignée de milliers de francs, et elle ne le sait pas encore, mais le fils du riche industriel qui lui remet le prix est le père de son enfant. L’enfant décède quelques mois plus tard, et à la sortie du cimetière, Marie ne voit plus que les affiches avec son fils sur les murs, affiches qui, ironiquement et tristement, incitent à assurer les enfants… La voilà donc qui débarque chez l’industriel assureur pour lui supplier d’enlever ces affiches, ce que l’industriel bien sûr refuse (on reconnaît un puissant — terme qu’il reprendra lui-même plus tard — à son intransigeance envers les pauvres). Plus tard, Marie et son homme d’un soir (le père de l’ange parti au ciel) se retrouveront, et l’autre Marie, la sœur du cinéaste et scénariste du présent film (invisibilisée sur IMDb, mais pas sur… l’affiche du film), à au moins ici la justesse de ne pas tirer sur la corde mélodramatique : si le père reste un temps inflexible, le fils est sincèrement touché à la fois par la mort d’un fils dont il ignorait l’existence et par la douleur de sa mère. Éviterons-nous la fin tragique ou le film s’enfoncera-t-il un peu plus dans le mélodrame ?

Bref, une cuvée anecdotique, mais Jean Epstein, s’il se rend coupable parfois de quelques faux raccords, s’en tire pas mal dans le classicisme mélodramatique, et s’essaye déjà à quelques effets qu’il utilisera bien plus par la suite : des surimpressions bien sûr (dont une très courte mais habile sur le fils de l’industriel marchant au milieu des affiches) et quelques travellings d’accompagnement. On sent peut-être un peu trop parfois dans certaines scènes qu’elles sont tournées en studio en revanche (on remarque le même sol léché et noir à la fois dans le bureau de l’assureur et dans la chambre de sa fille mourante par exemple), et si l’interprétation du fils (Genica Missirio) n’est pas mal du tout, celle de la star russe me laisse de marbre.

Après, j’aime toujours poser des questions stupides auxquelles personne ne peut répondre : Nathalie, ayant vécu semble-t-il le reste de son existence à Paris jusqu’à la fin des années soixante, a-t-elle rencontré au cours de sa vie… Romain Gary ? Quitte à aimer les mélodrames avec enfants cachés et les coïncidences… (Ah, bah zut, ce n’est pas une question stupide, ça doit être des réminiscences de La Promesse de l’aube… L’air de famille est donc bien là.)


 

Liens externes :


L’Empreinte du passé, Cecil B. DeMille (1925)

La DeLorean à vapeur

Note : 3 sur 5.

L’Empreinte du passé

Titre original : The Road to Yesterday

Année : 1925

Réalisation : Cecil B. DeMille

Avec : Joseph Schildkraut, Jetta Goudal, William Boyd, Vera Reynolds

Une intrigue abracadabrantesque à la limite du surréalisme, des moyens à la DeMille, une brochette de personnages stéréotypés qui se retrouveront projetés dans le passé dans des positions et des fonctions plus ou moins différentes (de mémoire, on retrouve ça dans Retour vers le futur avec des parents ressemblant furieusement à leurs futurs enfants, en tout cas le même principe de sidération passant par un travail d’identification à un personnage unique conscient, lui, de projeter dans un monde qui n’est pas le sien et dans lequel ils trouvent malgré tout des choses familières), bref… rien de bien palpitant dans cette aventure temporelle et dévote.

Cecil B. DeMille reprend quelques-unes des recettes à la mode au milieu des années vingt : l’interconnexion entre différentes époques narratives (Intolérance, Page arrachée au livre de Satan, Les Trois Lumières) permettant des flash-back à foison (et même des flash-back dans le flash-back ; ce qu’on peut voir, me semble-t-il, dans Le Président ou dans Homunculus).

Malheureusement, le film mélange tellement de genres différents qu’on en perd notre latin : le film commence comme un mélodrame du mariage impossible et contrarié (voire maudit par le sort ou la magie noire…), là encore typique de l’époque ; Vera Reynolds, sosie de Clara Bow, apporte alors à ce drame un peu trop sérieux de la fantaisie et de l’impertinence. C’est à travers elle qu’on suivra la suite des aventures temporelles puisqu’après le déraillement du train qui devait les ramener vers la côte pacifique, tout ce petit groupe se retrouve projeté trois siècles plus tôt ; elle est la seule à avoir conscience de cet étrange saut métempsycose, tandis que les autres sont des personnages réels de leur propre passé, ou d’une vie antérieure, on ne sait trop, poursuivant des objectifs ou se rendant coupables d’actions expliquant leur condition future, ou présente… DeMille a dû trop bouffer de Christopher Nolan au petit-déjeuner.

Tout cela est évidemment parfaitement crédible, mais étrangement, cela nous paraît aujourd’hui presque familier dans ce recours à une sorte de concordance des temps entre passé et présent à force de voir cet artifice narratif reproduit deux mille fois depuis dans le cinéma notamment hollywoodien.

Le mélodrame a cela de particulier et de populaire pour l’époque, qu’il avait la capacité, certains diraient le mauvais goût, de faire intervenir dans son récit différents genres. La comédie s’insère dans le drame et vice-versa. Il n’y a donc aucun souci à voir le film tout à coup prendre des allures de film à la Douglas Fairbanks.

Mais n’est pas Douglas Fairbanks qui veut. Le baroque ne me fait pas peur, encore faut-il avoir de la suite dans les idées et être capable d’assumer certaines audaces que Cecil B. DeMille ne me semble pas être en mesure de pousser jusqu’à leurs limites. À moins que ce soit l’effet du film choral où aucun des personnages ne s’impose vraiment à nous et entre lesquels aucune alchimie ne parvient pour autant à se créer.

À tout ce fatras baroque, on peut sauver au moins la dernière séquence catastrophe (oui, il faut ajouter à la longue liste des genres celui du film catastrophe) des rescapés cherchant à se sauver des flammes, et pour certains, à se racheter de leur vie passée, après le déraillement du train. Une séquence spectaculaire qui rappellera la fin plus spectaculaire encore des Espions, de Fritz Lang tourné trois ans plus tard.


 

L’Empreinte du passé, Cecil B. DeMille 1925 The Road to Yesterday | DeMille Pictures Corporation


Liens externes :


Perle éternelle, Hiroshi Shimizu (1929)

Convenances et passions éteintes

Note : 3.5 sur 5.

Perle éternelle

Titre original : Fue no shiratama

Année : 1929

Réalisation : Hiroshi Shimizu

Avec : Emiko Yagumo, Minoru Takada, Michiko Oikawa

Comme Un héros de Tokyo, tourné six ans plus tard, Perle éternelle est un mélo de bonne facture, sentimental plutôt ici, et là encore assez similaire à ceux que Naruse tournera au début du parlant (Ma femme, sois comme une rose, Les Vicissitudes de la vie) quand Shimizu aura définitivement abandonné le genre pour la comédie. Il adapte ici un roman de Kan Kikuchi, créateur du prix littéraire Akutagawa et futur directeur de la Daiei, auteur justement des Vicissitudes de la vie, la même année de La Marche de Tokyo, ou plus tard de La Porte de l’enfer (produit par la Daiei).

Le film repose en grande partie sur l’expressivité, tout en retenue et en regards fuyants et dignes, de son actrice principale : Emiko Yagumo. L’homme qu’elle aime s’éprend de sa sœur et la demande en mariage, et ce nigaud se rend compte trop tard qu’il l’aime aussi et que la frangine ne vaut pas grand-chose. 

Dilemme passionnel on ne peut plus classique. Le dilemme, dans le mélodrame japonais, est un admirable moteur d’action (ou plus précisément d’inaction, voire d’action avortée, impossible, interdite ou retardée), car en phase avec le principe du « mu » qu’on pourrait relier à celui du « non-agir » taoïste, et loin des mélodrames tout en débordements et en péripéties, le mélodrame japonais ira probablement plus vers ce statu quo des passions non consommées, vers une tension de l’indécision et du non-dit, ou vers des reproches rarement exprimés (conforme là encore à l’esprit japonais de n’exposer ses sentiments qu’à de rares occasions, principe du tatemae). L’aveu d’une telle passion serait déjà une forme d’action, alors on s’échine surtout à observer les conséquences de ses erreurs passées plutôt qu’à agir pour tenter d’y trouver une solution au risque de braver ses obligations sociales.

On se regarde ainsi en chien de faïence, et on constate le tour tragique des événements en acceptant de ne rien pouvoir y changer et de ne rien laisser paraître. Pour mettre en évidence ces rapports impossibles (et qui constitue tout le sous-texte envahissant du film), le récit s’applique surtout à opposer ces deux amoureux platoniques à la sœur vers qui la préférence de l’homme avait été dans un premier temps : ses manières libérales très occidentales, présentées d’abord comme une qualité, finissent par poser problème, et c’est en tentant, ensemble, de la ramener dans le droit chemin (des convenances) qu’on mesure le poids des erreurs passées pour ces deux amoureux impossibles. Il y a déjà là tout des mélodrames fins et sans heurts de Mizoguchi ou de Naruse, voire un peu aussi d’In the Mood for Love.

Shimizu semble encore s’inspirer beaucoup du cinéma expressionniste allemand en multipliant les mouvements de caméra expressifs dans les séquences de studio et de ville. Le cinéma japonais à cette époque souffre encore de ces séquences tournées en intérieur, et on le voit ici lors des quelques scènes tournées loin des studios, c’est tout de suite plus naturel, plus réaliste, plus dépaysant, plus frais et plus simple…

Le cinéma japonais des années 30 deviendra beaucoup plus itinérant et abandonnera presque totalement les séquences tournées non seulement en studio, mais censées se dérouler dans des intérieurs peu réalistes, des bars à l’occidentale, bien trop citadins. De nombreux aspects encore présents au muet s’effaceront petit à petit : la place de l’automobile, des portes, de tout ce qui fait moderne ou nouveaux riches à l’écran, tout cela changera du tout au tout pendant l’âge d’or du shomingeki en s’appliquant à décrire minutieusement la vie de la classe moyenne japonaise, évitant ainsi les grands écarts mélodramatiques du muet et ses oppositions (ou ses dégringolades / ascensions) de classes.

Un spécimen rare et réussi de mélodrame sentimental avant l’émergence du parlant.


 

Perle éternelle, Hiroshi Shimizu 1929 Fue no shiratama | Shochiku


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films japonais

Liens externes :


Un héros de Tokyo, Hiroshi Shimizu (1935)

Un héros de Tokyo

Note : 3 sur 5.

Un héros de Tokyo

Titre original : Tôkyô no eiyû

Année : 1935

Réalisation : Hiroshi Shimizu

Avec : Mitsugu Fujii, Mitsuko Yoshikawa, Yûkichi Iwata, Michiko Kuwano, Kôji Mitsui, Tomio Aoki

Muet tardif et mélodrame prenant à un moment les allures d’un shomingeki (on retrouve pas mal des thèmes développés par Naruse : des mélodrames citadins sur la classe moyenne essentiellement féminine).

Comme tout bon mélodrame qui se respecte, le temps diégétique s’étale sur plusieurs années, on frise les deux décennies. Puisqu’on conte l’histoire d’une famille recomposée et vite monoparentale, on commence par des bambins semblant sortir tout droits de Gosses de Tokyo, puis intervient très vite l’acte déclencheur du drame familial : la disparition, ou la fuite plutôt, du père (thème récurrent du mari lâche et irresponsable), laissant derrière lui son fils, sa nouvelle femme et ses gosses. C’est à ce moment qu’on pourrait se retrouver le plus dans un shomingeki, la mère devant se creuser la tête pour trouver comment nourrir la famille.

Les années passent, la famille se déchire sous le poids du secret et de la honte. On retombe alors dans les facilités grossières du mélo, chaque gosse finissant par devenir un stéréotype de la réussite ou de l’échec, le tout bien sûr vu à travers les yeux de la mère pleine de remords et d’amour pour cette fratrie en décomposition.

L’un finit par retrouver le père, et disons que ça se passe plutôt comme ça doit se passer dans un mélo, car si tout commence par un même événement tragique ou mystérieux, le mélo réclame souvent un dénouement qui vient répondre directement et rarement avec subtilité avec l’action tragique initiale. Les masques tombent, la vérité aussi, façon deus ex machina, et on se quitte dans le deuil et les larmes.

Ce n’est pas bien finaud, mais voir Shimizu s’essayer au mélo, c’est assez curieux, et je dois avouer, du moins pour ce qu’il a à faire, assez efficace. Moins d’une heure trente de films pour raconter une histoire s’étalant sur deux décennies, jolie prouesse. Shimizu expédie rapidement l’affaire, mais sa caméra semble toujours placée au bon moment, les cartons sont en nombre raisonnable et font toujours avancer l’action dans le bon sens : en fait, plus que du cinéma, on aurait presque l’impression de lire une bande dessinée tant le découpage est rapide et précis.

Une bonne mise en jambes. Le premier grand film arrivera dès l’année suivante avec son adaptation sonore et guillerette d’une nouvelle de Yasunari Kawabata, Monsieur Merci.

Le film est également l’occasion de voir l’actrice éphémère Michiko Kuwano, habituée des premiers films de Shimizu et qui sera par la suite employée dans quelques films d’Ozu ou de Mizoguchi, peut-être une des premières actrices japonaises à la beauté moderne, et qui décédera à à peine plus de trente ans des suites d’une grossesse extra-utérine pendant le tournage de La Victoire des femmes.


 

Un héros de Tokyo, Hiroshi Shimizu 1935 Tôkyô no eiyû | Shochiku Kinema


Liens externes :


La Femme de nulle part, Louis Delluc (1922)

Le môme, le cocu, la femme fatale et la jeune femme indigne

Note : 2 sur 5.

La Femme de nulle part

Année : 1922

Réalisation : Louis Delluc

Avec : Ève Francis, Gine Avril, Roger Karl

Mélo sans grande envergure avec un scénario tenant sur une page et un temps diégétique approchant les 24 heures (ce qui n’est jamais bon signe pour un long métrage, à moins d’arriver à y multiplier les péripéties ou à y jouer sur la tension – ou les dialogues –, ce qui est loin d’être le cas ici).

Faute de matière dramatique, Delluc ne peut donc se reposer que sur deux choses : le montage et les acteurs. La règle à l’époque, c’est l’usage souvent outrancier des flashbacks et le recours quasi systématique au montage alterné. Compte tenu de l’argument du film (les souvenirs de bonheur amoureux d’une femme revenant dans son ancienne maison où l’actuelle occupante se retrouve de la même manière poussée à répondre à l’appel de son amant…), les flashbacks s’imposent, c’est même le cœur (un peu trop) du récit. Mais le recours permanent au montage alterné est plutôt le signe ici d’un vide dramatique évident. Quand on multiplie les va-et-vient et que rien ne se passe, c’est là non plus jamais bon signe. Et si rien ne se passe, c’est d’une part parce que les situations définies sont légères et sans nécessité de les montrer dans la longueur, mais c’est aussi parce que Delluc, tout écrivain qu’il est, se trouve bien embarrassé à remplir le cadre quand vient à dicter à ses acteurs quoi faire.

On peut bricoler avec le montage, avec les acteurs, difficilement. Ce manque de savoir-faire en matière de direction d’acteurs est criant dès la première séquence quand son histoire lui impose de devoir mettre en scène un petit garçon (si certains cinéastes pensent que des acteurs se dirigent tout seuls, c’est pousser le bouchon un peu loin quand on se dit qu’un môme sachant à peine parler peut automatiquement « entrer dans le cadre d’une situation définie par un scénario » sans y être préparé…) : on voit bien qu’il lui donne quelques indications, mais ces indications sont non seulement trop visibles de là où on est (on voit bien que le môme va là où on lui demande sans savoir pourquoi, attend les indications, et est totalement perdu dès qu’il a fait le peu qu’on lui demande), mais surtout elles n’ont aucun sens, aucun rapport avec la situation.

C’est valable pour le petit garçon, mais on retrouve ce même défaut de mise en place et de mise en situation pour tous les autres acteurs. C’est ce qui arrive quand on demande à des acteurs de meubler quand la situation est molle et s’éternise. Pire, les acteurs peuvent être tentés d’en faire des tonnes, et c’est ce qui arrive fatalement avec Eve Francis, qui n’a en réalité que très peu d’interactions avec les autres acteurs et dont le principal travail consiste à répondre à des évocations en flashbacks de son passé ou à voir son hôte de loin retrouver son amant… Pas étonnant d’ailleurs de voir que l’actrice travaillera par la suite avec Paul Claudel, on n’est pas du tout dans le registre réaliste ici (contrairement à ce que j’ai pu lire : les décors naturels ne font pas le réalisme), parce qu’en passant il n’y a rien de plus lyrique (et même de plus idiot et d’impossible à jouer) qu’un texte (souvent avec des situations mal définies d’ailleurs) de Paul Claudel. Ainsi, quand on doit meubler dix secondes une réaction en réponse à une autre action hors-champ qui compose avec elle la séquence en montage alterné, eh bien on surjoue. Et encore, si on surjoue, ça veut dire qu’on a compris la situation ; or, il arrive même que les acteurs ne comprennent même pas quelle situation jouer ou se perdent en route.

La sobriété d’Eve Francis dans La Femme de nulle part, Louis Delluc 1922

Et je ris quand même en lisant que Delluc serait l’initiateur de la sobriété du jeu au cinéma. En termes de directives données à ces acteurs, oui, je veux bien le croire, au point même de les perdre. Sobriété dans le jeu, eh bien non, la preuve. Et on ne pourrait même pas émettre l’idée que les excès de Eve Francis soit le fait d’un choix de Delluc, non, si tous les acteurs jouent sans style cohérent, c’est bien qu’il soit question ici d’un laisser-aller et d’une méconnaissance des règles de la direction d’acteurs ; ce qui se conçoit d’ailleurs pour un écrivain. La différence ici avec ses lointains successeurs « critiques devenus cinéastes », c’est que mise à part Rohmer par exemple qui connaîtra exactement les mêmes déboires en termes de direction d’acteurs faute de pouvoir leur offrir de réelles situations de jeu, des cinéastes comme Truffaut ou Chabrol ont toujours fait appel à des stars… derrière l’écran pour écrire des scénarios cohérents et compréhensibles pour qui les lisaient, ainsi que devant, capables, eux, de restituer grâce à leur talent des situations, comprendre les évolutions de leur personnage, etc., sans avoir à se référer à un metteur en scène. Et par la plus belle des ironies, si Delluc est crédité au scénario, il est rapporté qu’il serait inspiré de « chroniques » écrite par l’actrice — ça n’expliquerait alors pas combien l’actrice est perdue, mais que Delluc au contraire lui ait tant laissé de libertés.

Certains seraient alors peut-être tentés de penser que les outrances pantomimiques, c’était la règle à l’époque. Eh bien pas vraiment en fait. Si on retrouve ces excès souvent parodiés (déjà à l’époque) dans les films dits d’art avec des acteurs de la scène, et tout autant dans nombre de mélos mal joués, ça fait quelques années déjà que même sur la scène, le naturel a fait son arrivée et que le cinéma a compris que ces nouvelles méthodes de jeu étaient particulièrement faites pour le cinéma. L’un des apôtres du naturel au théâtre, André Antoine, vient de tourner L’Hirondelle et la Mésange, mais il est loin d’être le seul à adopter ces nouvelles techniques au cinéma. Et en Russie, si les méthodes de Stanislavski sont déjà bien développées, au cinéma, on commence aussi à comprendre qu’une superposition de plans sans émotions apparentes suffit à dire plus que les outrances « romantiques » héritées du théâtre du siècle précédent. C’est ce qu’on appellera longtemps après effet Koulechov, mais on voit les effets déjà de ce principe dans un film comme Homunculus d’Otto Rippert tourné en 1916 dans un montage là aussi (ou déjà) entre plans du passé et réactions de celui censé se rappeler ces événements. Je l’évoquais sur cette page dédiée au montage-séquence. Jouer la situation pour un acteur, dirigé par un réel metteur en scène, ça peut se limiter parfois à faire confiance à la superposition des plans placés l’un après l’autre. Ici, Eve Francis joue comme une actrice de théâtre (pire, comme une actrice de Claudel) qui se supplante à la fois au metteur en scène et au monteur (et pour cause) et qui doit par ses seules expressions suggérer l’existence d’un « hors-champ ». À partir du moment où le cinéma montre et fait dialoguer champ et hors-champ grâce au montage alterné (ou à un champ-contrechamp quand les acteurs sont dans un même lieu), ces excès expressifs deviennent inutiles. Et Delluc n’a aucune prise sur ses acteurs : qu’il soit face à une actrice de la scène bourgeoise comme Eve Francis ou face à un môme de quatre ans, le résultat est le même, il pense que le montage fera tout alors que ce qui se passe dans le cadre est tout aussi déterminant.

Un exemple saisissant de l’incompétence flagrante de Delluc en matière de mise en scène (ici la direction d’acteur et la mise en place — je reprends mes vieilles définitions, séparant travail de « mise en scène » et de « réalisation », réalisation qui concerne alors le travail lié au découpage technique, au placement et au mouvement de caméra, etc.) : quand la mère quitte la maison et court dans l’allée poursuivie par son gosse, au-delà du fait que la continuité de la scène est passablement heurtée par le montage, non seulement elle ne le sent pas venir derrière lui, mais elle joue la peur en regardant de part et d’autre derrière les buissons comme s’il y avait un loup capable de venir la croquer pour la punir de fuir son foyer… Ça n’a aucun sens. J’ai été acteur, des acteurs qui font n’importe quoi parce qu’ils ne savent pas quoi ou comment le faire, c’est fréquent… en répétition, c’est alors au metteur en scène de recadrer tout ça et lui montrer la voie pour retrouver la cohérence de la situation. Mais il y a fort à parier que si Delluc est crédité pour avoir été l’inventeur du terme « cinéaste », il ne l’est pas vraiment pour celui de « metteur en scène » (terme qui, au moins au théâtre, est censé avoir été inventé justement par André Antoine). C’est même un des maux du cinéma français « d’auteur » jusqu’à aujourd’hui : un cinéma fait par des écrivains, des littéraires ou des critiques, qui n’ont aucune notion de la scène, de la direction d’acteur, donc de la situation. Or, le cinéma, c’est avant tout un art de la situation, et ça qu’on le veuille ou non, c’est bien un héritage du théâtre. On pourra toujours multiplier les cartons poétiques (il y en a une jolie pelletée dans le film), jouer du montage (ce qui inspirera d’une certaine manière, je veux bien le croire, toute une génération d’« avant-garde »), faire le choix des décors naturels (avec tous les problèmes des raccords que ça implique), la base du cinéma, c’est un acteur dans une situation. Si on n’est pas capable de reproduire cette illusion, c’est mort, on n’y croit pas.

Et j’en reviens au montage. On est peut-être (encore) en 1922, mais c’est un festival de faux raccords. L’usage démesuré du montage alterné notamment pousse parfois Delluc à forcer des raccords en champ-contrechamp aberrants : un personnage regarde hors du cadre vers où d’autres personnages sont censés se tenir, mais évidemment bien trop loin pour être à porter de son regard ; le montage alterné rend parfois aussi compliqué le montage et le respect d’une continuité temporelle : quand l’amant part en voiture dans un premier plan, on y revient plusieurs minutes après avec un raccord par le regard du mari censé le voir partir au loin… alors que la logique voudrait que ça fasse bien longtemps qu’il soit parti…

Bref, on sent poindre l’impressionnisme, c’est vrai, grâce au travail sur le montage (même si à l’époque, tout le monde s’enthousiasme pour le montage alterné et les flashbacks), mais c’est tout de même le travail d’un joli amateur. Les apports de Delluc au cinéma (s’il y en a) sont sans doute ailleurs. Dans le domaine de la théorie et de la critique.


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1922

Liens externes :


Feu Mathias Pascal

 

Quelques images à partager pour ce film très international (production d’immigrés russes, adaptation d’un roman de Pirandello, tournage dans trois pays, décors du non moins international Alberto Cavalcanti).

Le beau Ivan avec sa première femme (très éprise par un jeune Michel Simon) :

Feu Mathias Pascal, Marcel L’Herbier (1926) | Films Albatros

 

Une idée des décors intérieurs (probablement dirigés par Alberto Cavalcanti donc, qui tourne la même année son premier, Rien que les heures, et qui sera quelques années plus tard un exilé prolifique outre-manche) qui, en plongée dans cette bibliothèque n’est pas sans rappeler une image bien connue du « plus grand film de l’histoire » :

Avec le contrechamp, on passe, grâce à la disproportion étrange et baroque du mobilier, du côté du Procès… :

Pas le dernier pour expérimenter, Marcel propose une jolie séquence, reprise depuis souvent avec humour, celle du « et si ça se passait comme ça » ou une manière de changer de mode ou de temps tout à coup dans la narration. Pas assez (bien) utilisée depuis à mon goût. Le ralenti fait son petit effet.


 

Feu Mathias Pascal, Marcel L’Herbier (1926)

Les Secrets d’une âme, Georg Wilhelm Pabst (1926)

Note : 2.5 sur 5.

Les Mystères / Secrets d’une âme

Titre original : Geheimnisse einer Seele

Année : 1926

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Werner Krauss, Ruth Weyher, Ilka Grüning

Amusant de voir, presque un siècle après, toutes les vertus qu’on pouvait alors prêter à la psychanalyse…

Moins amusant, et hasard des programmations, le film est projeté à la Cinémathèque française (rétrospective Pabst) le jour d’une manifestation contre ce que certains appellent désormais des féminicides. Or, le film commence précisément par le meurtre d’une femme, hors champ, qui semble avoir réveillé un instinct de tueur chez un mari bien comme il faut. Un bon petit-bourgeois donc, qui prendra lui-même conscience que point en lui, depuis le meurtre de cette voisine, une étrange attirance pour les couteaux, et une perverse pulsion à chercher à les fourrer dans le ventre de sa femme… Joli symbole phallique, on est bien chez docteur Freud…

Là où ça devient assez original, il faut le reconnaître (mais hautement improbable), c’est qu’après avoir exposé les troubles et pulsions meurtrières de ce bon monsieur, celui-ci a la bonne idée, assez rapidement comme on décide d’aller chez le coiffeur, de faire appel à la psychanalyse pour le soigner. Est-ce qu’on a déjà vu un meurtrier courir chez le psy lui avouer ses pulsions intimes ? Hum… Autre chose amusant à cet instant, c’est que la raison pour la laquelle ce bon petit-bourgeois part courir voir le psy, c’est qu’il a pris conscience des conséquences que ça entraînerait pour lui de tuer sa femme. Incommodant, c’est sûr, un meurtre, ce n’est jamais innocent, ça doit être en tout cas plus problématique que de perdre son salaire aux jeux. Un crime est si vite commis… Le type n’a pas une petite poussée moralisante lui disant que tuer c’est mal, non, ce qui lui fait prendre conscience de la situation, c’est, bon sang… qui repassera mes chemises et me préparera la soupe si je la tue ! C’est certain, il y a plein de maris violents qui ne se sont jamais posé la question comme ça… Tous les assassins d’ailleurs ont des pulsions de meurtre qu’ils répriment comme une mauvaise envie de pisser, et les nouvelles sciences du comportement nous expliquent que tout cela est lié à des causes bien déterminées enfouies profondément dans notre subconscient (sic).

Attention, on pourrait penser que le film, ou la société dépeinte d’alors, celle qui estime que ce serait vraiment trop bête de se passer d’une repasseuse de chemises, soit un chouïa sexiste, notons qu’à un moment, dans un flash-back censé expliquer les sources enfantines de ce mal meurtrier, la future femme de notre petit-bourgeois, alors âgée de six ou sept ans, a préféré donner une poupée à son cousin et non à son futur mari ! Une… poupée. Une poupée… à un garnement, à un mâle ! Et sans que cela ne pose problème ni à la société d’alors, ni… à notre docteur Freud de circonstance qui écoute tout ce récit depuis l’hypnose qu’il est en train de mener sur son patient. Bref, le féminisme n’est pas le sujet ici, mais plutôt le traitement psychanalytique qui va dès lors se mettre en place : de cet événement réveillé par l’hypnose, on en déduira que le mari souffre depuis cet épisode traumatisant d’une jalousie inconsciente vis-à-vis du cousin tant aimé par sa petite femme ; et peut-être même que ce traumatisme a eu un effet castrateur sur lui devenu adulte, puisque, voyez-vous, la psychanalyse (comme l’astrologie autrefois) a toujours réponse à tout. Alors, si notre bonhomme, assassin refoulé et conscient de l’être, n’arrive pas à avoir d’enfant avec sa femme, s’il a des envies de meurtres à son attention, et s’il est un peu jaloux inconsciemment de son cousin, tout cela n’est que la conséquence logique de ce traumatisme enfantin durant lequel sa future épouse offrait une progéniture symbolique à son cousin plutôt qu’à lui-même… La vie est tellement simple, merci à la psychanalyse d’éclairer le monde, et ainsi depuis un siècle de guérir les meurtriers ou autres patients de divers troubles désireux de faire chuter les statistiques de la criminalité… Oh, wait.

Heureusement, puisque la psychanalyse est là, tout est bien qui se finit bien. Le mari violent, ou psychopathe, ou… on ne sait pas trop parce que sa pathologie est hautement imaginaire (je doute que la jalousie pathologique se manifeste de cette façon…, réveillée par la connaissance un peu troublante d’un meurtre commis chez des voisins…), guéri, à la fois de ses pulsions de meurtre, mais aussi (ô gloire à la psychanalyse !) de son impuissance, puisque l’épilogue nous le montre tout ragaillardi par un « heureux événement ». Voilà un bambin qui ne manquera pas à son tour de refouler ses banales pulsions meurtrières après une non pas moins banale déception amoureuse, histoire que la psychanalyse puisse sauver le monde et les gros frustrés encore pendant des siècles…

(On remarquera encore avec amusement qu’un psychanalyste peut aussi avoir du bon sens et proposer des idées qu’un siècle après on n’arrive toujours pas à mettre en œuvre : la mesure d’éloignement du mari susceptible de…, ben, de tuer sa femme. Un mari violent, c’est lui qui dégage et retourne chez maman. Pas le contraire. Et ça, je ne sais pas si c’est une idée du docteur Freud, j’en doute même, mais s’il y avait une bonne idée à tirer de tous ces tours de charlatans, c’est bien celle-là.)



 

 

 

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1926

 

Liens externes :